janvier 2003
Michel Agierauteur
résumé
L’humanitaire se constitue aujourd’hui dans une relation permanente et tendue avec les stratégies guerrières, destructrices et excluantes des forces et des États qui dominent la planète. D’un côté, une politique de la « main dure », adepte des guerres saintes et justes, des sanctions exemplaires, des opérations coups de poing et des frappes chirurgicales, bref tout l’arsenal technique d’une police agissant au coup par coup à l’échelle mondiale et sur le mode de la relation ami / ennemi, selon les principes de la fidélité partisane et de la vendetta. De l’autre côté, tenant lieu de politique sociale à la même échelle, un humanisme spectaculaire qui se concrétise en un ensemble d’organisations privées dont le rôle est de maintenir en vie les rescapés, les traiter en victimes sans nom, tenues à distance, pour seulement laver l’âme des puissants. Mais les populations déplacées et réfugiées répondent à la situation en développant diverses sortes d’actions, généralement illégales, et redoublent ainsi la tension inhérente aux terrains de l’humanitaire.
Mots clefs
à propos
Cet article a été mis en ligne en janvier 2003 sur le site de la revue Multitudes , n°11, hivers 2003.
Une main qui frappe, l’autre qui soigne. En octobre 2001, les États-Unis ont donné le spectacle sur tous les écrans de la planète d’une vision trop manichéenne et pourtant exacte de ce qu’est aujourd’hui leur conception de l’association désormais indéfectible entre la guerre et l’humanitaire. L’événement global que fut l’intervention américaine en Afghanistan, présentée comme une riposte aux attentats du 11 septembre 2001, a montré la parfaite simultanéité entre une offensive guerrière qui se prétendait alors la plus rapide, ciblée et efficace possible, mais qui s’avéra à l’usage plus longue et bien moins « propre » que ce qui avait été annoncé... et une intervention humanitaire qui devait venir en aide aux populations civiles directement ou indirectement atteintes par l’offensive : largage aérien de vivres et de médicaments sur les zones bombardées, mais aussi ouverture au Pakistan de plus de 75 nouveaux sites du HCR [1] le long de la frontière, mobilisation en urgence d’un millier d’agents du HCR, construction de plusieurs dizaines de camps où devaient se rendre les réfugiés afghans, livraison de 80.000 tentes, de milliers de couvertures, etc. Mais le Pakistan, déjà terre d’accueil de plus de deux millions d’Afghans exilés, avait fermé ses frontières, laissant entendre qu’il ne pourrait plus accueillir de réfugiés - attitude qu’adoptent de plus en plus de pays aujourd’hui, tout comme, à cette époque-là, l’Iran, l’autre voisin de l’Afghanistan. Ces intérêts contraires finirent par rendre la situation plus dramatique encore, faisant balancer les civils d’un côté et de l’autre de la frontière, entre les camps et la clandestinité. Faute d’avoir pu remplir les nombreux camps ouverts au Pakistan avec des réfugiés qui n’avaient pas eu le droit de passer légalement la frontière, le HCR fit admettre par le pays hôte l’installation dans certains de ces camps de 130.000 « invisibles » - réfugiés entrés clandestinement et non enregistrés par les autorités pakistanaises. Ces Afghans-là passèrent ainsi collectivement du statut de clandestins à celui de réfugiés. Cependant, la prise en charge de la population civile afghane fut loin très d’être à la hauteur de son annonce médiatisée.
Cet événement a montré, en résumé, les trois composantes de la constitution actuelle de l’humanitaire en tant qu’élément indispensable à l’édification sociale et morale du modèle de l’« Empire », ce monde unifié comme une seule « société de contrôle » à l’échelle planétaire (Hardt et Negri 2000). La première de ces composantes est l’ensemble des situations de guerres, de violences, de troubles et de terreurs qui conduisent les populations civiles vers la mort ou la fuite : guerres plus ou moins rapides, « efficaces » ou au contraire larvées, interminables, sales ou de « faible intensité », elles ne paraissent jamais unifiées, chacune relevant d’un traitement isolé, casuistique, de l’ordre de la police excluant la politique. En outre, ces guerres dépolitisées, et souvent sans ancrage social, prennent fréquemment la population civile comme otage, comme cible volontaire, ou l’atteignent comme effet collatéral inévitable compte tenu de la confusion croissante entre les lieux de vie, notamment urbains, et les lieux de guerre [2]. Cinquante millions de personnes au moins sont aujourd’hui dans le monde victimes de déplacements forcés pour cause de guerres et violences, qu’il s’agisse de réfugiés ayant franchi une frontière ou de déplacés internes ayant fui à l’intérieur de leur propre pays.
Le second élément constituant l’humanitaire aujourd’hui est le contenu de l’intervention elle-même en tant qu’elle accompagne au plus près les guerres et les violences et en représente le traitement légitime. Dans sa prise en charge des victimes, elle instaure autant le contrôle que les soins : le principe du « care, cure and control » s’applique idéalement dans les camps de réfugiés, qui sont des dispositifs policiers, alimentaires et sanitaires efficaces pour le traitement des masses vulnérables. Si les victimes y sont maintenues en vie a minima, c’est-à-dire selon des normes nutritionnelles de simple survie, elles sont aussi maintenues sous contrôle. Les camps représentent à ce titre une des multiples ramifications de la « société de contrôle », placées aux seuils de la vie sociale et de la vie tout court. Ces seuils ont une forme : les centres de transit, les camps de détention (Woomera), les camps de regroupement de déplacés (au Soudan, en Angola), les centres d’accueil d’urgence (Sangatte...), les zones d’attente de personnes en instance dans les aéroports (les Zapi 2 et 3 de Roissy-Charles de Gaulle...), certaines zones portuaires, certains bateaux (le Tampa...), de minuscules îles (Nauru...) : toutes ces formes, aussi diverses soient-elles, composent avec les camps de réfugiés un ensemble d’espaces aujourd’hui en extension pour le maintien de « clandestins » et d’indésirables en attente, en survie, et sans droits.
Enfin, la troisième composante du dispositif humanitaire mondial est sa mise à distance : les sites humanitaires se trouvent aux marges, à l’écart de nos lieux de vie ordinaires. Le regard qui est porté vers eux s’enracine dans un rapport égocentré du type centre-périphérie : il ne s’intéresse aux détails de la vie interne de la périphérie que dans la mesure où ces détails mettent en cause le centre lui-même. Ainsi, le « scandale », révélé en février 2002 par le HCR et l’organisation Save the Children Found, sur l’exploitation sexuelle de réfugiés mineurs en Afrique de l’ouest par, notamment, des agents de diverses organisations humanitaires, a tout simplement cessé d’exister dès qu’on a pu établir le non-lieu sur l’attitude des Blancs. Notre morale étant sauve, le fonctionnement, les perversions et les corruptions des sites humanitaires peuvent relever d’un régime d’exception dans lequel l’arbitraire et les acteurs de l’arbitraire agissent librement dans leur propre ordre des choses.
Une certaine pérennité caractérise les sites humanitaires, malgré l’aspect provisoire et le traitement en « urgence » de chaque situation observée. On peut d’ailleurs penser que cet aspect provisoire et inachevé de la gestion de la vie dans l’urgence, tout comme le traitement systématique par l’humanitaire des dégâts humains des politiques guerrières ou excluantes, et la mise sous contrôle des populations indésirables, ont un caractère expérimental pour l’ensemble de la société. Les techniques de soin et de contrôle appliquées dans ces espaces d’exception peuvent être transférées et servir à gérer toutes sortes de « restes » du système économique et social mondial [3].
Revenons maintenant à l’événement évoqué plus haut. Si l’on admet que le gouvernement des USA représente le commandement politique idéal d’un « Empire » dont la domination économique, sociale et culturelle sur le monde serait totale pour autant que ses ennemis soient écartés, alors cette main qui lâche sur l’Afghanistan des vivres et des médicaments des Organisations Non Gouvernementales pendant que l’autre largue des bombes américaines, nous montre le spectacle d’une main gauche de l’Empire : les infirmières de bonne volonté qui donnent les premiers secours dans les maisons détruites, les logisticiens qui, dans l’urgence, ouvrent des pistes, creusent des puits et bâtissent des cliniques de brousse, les enseignants qui alphabétisent les enfants de réfugiés dans des écoles de paille, sont les homologues mondiaux et actuels, disons « postmodernes », des travailleurs sociaux placés à la gauche d’un État dont la main droite est formée par les gestionnaires et les principes de gestion de l’économie de marché (libre entreprise, compétitivité, flexibilité, retour sur investissement, etc.), et entraîne l’élargissement et l’approfondissement de la misère sociale et morale que la main gauche a de plus en plus de mal à combattre (Bourdieu 1993). Par compassion ou en compensation, les travailleurs sociaux de l’Empire cherchent, eux, à réparer, corriger, réduire les dégâts des guerres et des violences multiformes, à intervenir en dernière instance, c’est-à-dire juste pour sauver des vies, remettre des corps en état, et aider à la resocialisation des victimes. Portés par un esprit militant que sanctionne leur faible rémunération de volontaires, engagés dans des « carrières » personnelles marquées par le pacifisme, l’humanisme, le gauchisme ou la religion, ils luttent contre toutes les incarnations de la main droite, la « mano dura », tout en se voyant bien obligés de composer avec. La tension est le lien qui unit étroitement la politique excluante et guerrière de l’ordre mondial unifié et sa main gauche humanitaire.
Avec la constitution des terrains de l’humanitaire comme des espaces d’exception, hors-lieux, l’histoire politique récente a vu naître une catégorie mondiale de sans-place et sans-droits, plus large que la somme des réfugiés proprement dit [4]. Au quotidien, les travailleurs de l’humanitaire traitent la vie nue, dépouillée de toutes socialité. Ils ne connaissent en principe que les victimes. Mais des prises de parole et des prises d’initiative, ouvertes ou cachées, des réponses au cantonnement, se constituent dans le contexte de l’humanitaire. L’action naît le plus souvent dans la clandestinité. Quelques exemples.
Bogotá. En décembre 1999, près de 200 desplazados colombiens (déplacés par la guerre à l’intérieur du pays) occupent le siège du CICR (Comité international de la Croix Rouge) en s’appuyant sur la protection diplomatique du lieu pour mieux faire entendre leur voix hors du pays et ne pas être chassés. Ils seront bientôt plus d’un millier, pour demander l’accès à la certificación [5] et pour réclamer une aide financière pour des « projets productifs » sur place, les trois quarts de ces occupants du CICR demandant à ne pas retourner chez eux et à pouvoir s’installer à Bogota. La police réplique en encerclant et bouclant l’accès à la rue de l’immeuble. Alors que le mouvement obtient partiellement satisfaction au bout de plusieurs mois de lutte, certains desplazados décident de rester et de squatter l’immeuble, abandonné par les employés du CICR : fin 2002, vingt-six familles vivent encore dans les locaux, l’administration colombienne n’ayant pas les moyens légaux de les déloger puisqu’il s’agit d’un terrain « neutre » protégé. Depuis 1997, année où fut votée une loi d’origine parlementaire reconnaissant le statut de desplazado en tant que problème humanitaire, de nombreuses invasions et occupations d’institutions diverses ont lieu en Colombie : ministères, mairies, mais plus encore églises, ambassades et sièges d’organisations internationales.
Luanda. Début novembre 2002, une cinquantaine de « représentants de réfugiés » de différents pays (Rwanda, Soudan, Congo-Brazzaville et RDC) manifestent jusqu’au Parlement angolais pour demander des conditions de vie décentes. Ces réfugiés occupent les bureaux du HCR, dans le centre de la même ville, depuis août 2002, pour protester contre leur mauvais traitement. Repoussés du Parlement par la police, ils manifestent dans les rues de Luanda, et adressent une lettre à l’AFP accusant le HCR de ne pas leur fournir le minimum : eau potable et abris. Ils demandent aussi à ne pas être rapatriés dans leur pays et réclament l’application de la convention de Genève pour obtenir une réinstallation dans un pays tiers africain.
Ces actions ne sont, du point de vue des acteurs - qui sont des personnes « normales » placées dans des situations anormales - rien moins que l’exercice d’un droit à la vie dans l’illégalité. Ce « droit » apparemment incongru trouve sa source dans l’abandon institutionnel des individus déplacés dans leur propre pays et, plus encore, dans d’autres pays. Qu’est-ce qui crée cet abandon ? Que fait-il perdre ?
La situation créée par les guerres et les exodes actuels entraîne une mise en question de deux piliers essentiels de l’État-Nation. Le premier est celui qui associe la naissance et la nationalité : par exemple, à quel État de droit - et de droits - appartient un enfant qui naît dans un camp de réfugiés ? Le second fait la relation entre la citoyenneté et l’humanité, sachant qu’au-delà d’un universalisme abstrait des droits humains, leur application dépend toujours d’une localisation : par exemple, à quels droits humains universels a-t-on effectivement accès si l’on a perdu l’usage de sa citoyenneté nationale ? [6].
Le paradoxe de la « seconde génération » de réfugiés montre l’actualité de la question du lieu d’exercice de la citoyenneté. Comment se localise la génération de ceux qui sont nés dans les camps de réfugiés, ou qui y sont arrivés enfants, comme dans le cas des réfugiés angolais, somaliens, burundais ou palestiniens ? Parler de « seconde génération » de réfugiés est un contre-sens du point de vue sociologique, puisqu’il s’agit d’une émergence de générations localisées dans l’exil de leurs ascendants. Mais le terme correspond au statut (ou au non-statut) des enfants de réfugiés qui, bien que socialisés dans un nouvel emplacement, restent attachés au (non) statut de leurs parents réfugiés. Un fils de réfugié angolais en Zambie n’est ni zambien, ni migrant angolais, il n’a pas de carte de travail ni de séjour, et ne peut pas être naturalisé : il n’est rien d’autre qu’un fils de réfugié angolais.
Dans un cadre juridique non réglé, laissant la définition du statut de cinquante millions au moins d’indésirables à l’appréciation du cas par cas, c’est-à-dire aux aléas de leur lieu d’enregistrement, la référence à la localité d’origine résume et condense toutes les rhétoriques identitaires fondées sur l’origine, et les rejets qui en découlent. Elle est en harmonie avec les classifications fondées, par exemple, sur l’apparence ou le nom comme autant de métonymies d’une « race » à peine voilée renvoyant à une origine identitaire fixe et définitive. Racisme sans race, c’est dans ce cadre contemporain que le retour des réfugiés « chez eux » apparaît comme l’unique solution pour leur réinsertion « normale » dans l’ordre normal des choses : le HCR donne fermement la « priorité au retour », et les politiques sécuritaires européennes voient dans le renvoi des populations réfugiées « chez elles » la justification bien-pensante de leur propre fermeture nationale.
Selon Arjun Appadurai (1996), les réfugiés seraient au contraire les emblèmes, voire les principaux acteurs, d’un ordre postnational émergent. Pourtant, une grande partie des réfugiés, particulièrement en Afrique et en Asie, font à l’occasion de l’exil - toujours associé, faut-il le rappeler, à un ensemble de pertes matérielles, familiales, économiques - leur première expérience de l’importance des États nationaux, lorsqu’ils doivent fuir de l’un pour se confronter à l’absence de droits chez l’autre, voire au refoulement aux frontières, plus fréquent ces dernières années qu’auparavant.
Sangatte, le Tampa, Nauru. « Pas dans le Pas-de-Calais », a dit un haut-fonctionnaire de ce département, en octobre 2002. Après l’interdiction de toute nouvelle entrée au centre d’accueil de la Croix Rouge de Sangatte, l’afflux des réfugiés dans la région et dans la ville de Calais ne s’est pas interrompu. La stratégie sécuritaire, considérant tout réfugié comme un cas de police, enlève à ce dernier tout espoir de citoyenneté et le cantonne dans un stigmate identitaire que chaque acte policier de rejet renforce. Savait-il, ce fonctionnaire du Pas-de-Calais voulant fermer son département, qu’il paraphrasait la formule « Not In My Back Yard » (« Pas dans mon jardin ») d’où a été tiré le sigle NIMBY pour désigner les quartiers privatisés et fermés des classes moyennes blanches de Los Angeles (Davis 1997) ? Il paraphrasait aussi les propos tenus par un représentant du gouvernement australien en septembre 2001 au milieu de l’affaire du Tampa. Fin août 2001, le cargo norvégien Tampa repêche un peu plus de 400 réfugiés afghans dans l’Océan Indien, près de l’île australienne Christmas. Voulant empêcher leur entrée sur ses eaux territoriales, le gouvernement australien se heurte à une grève de la faim des réfugiés. Il place alors le navire sous la surveillance de commandos d’élite, et mobilise ses Forces Spéciales Aériennes pour empêcher le navire d’accoster sur son territoire national. Il se positionne ainsi, sur le plan légal, à l’encontre du principe de « non-refoulement » inscrit dans la convention de Genève de 1951 (un immigrant illégal ne peut pas être refoulé dans son pays d’origine avant que sa demande d’asile n’ait été examinée), ce qui l’oblige à revoir un peu sa position, après quoi les réfugiés suspendent leur grève de la faim. Ils sont transférés vers des territoires proches, en Nouvelle Zélande et sur la minuscule île de Nauru, dans le Pacifique, qui est un État indépendant de 11.000 habitants et étroitement lié à l’Australie. Au cours des démêlés du gouvernement australien avec la justice et l’ONU, un haut fonctionnaire du ministère de la Justice déclara publiquement : les réfugiés clandestins du Tampa « sont libres d’aller où ils veulent sur la terre en dehors de l’Australie » [7].
Woomera. D’autres Afghans et des Irakiens, réfugiés en Australie en attente de réponse à leur demande d’asile, sont maintenus pendant des mois dans six camps de détention, dont celui de Woomera, construit en 1999 dans la grande zone désertique du pays. Grèves de la faim, émeutes, manifestations de rue, destruction de barrières de barbelés, affrontements avec la police, fuites, mais aussi suicides, auto-mutilations, sont les forme de résistance qu’opposent les réfugiés sans statut au « modèle australien » qui militarise le rapport aux réfugiés et assimile sans fard le camp humanitaire au camp militaire [8].
Les solutions de survie clandestines d’une partie des réfugiés et des déplacés internes [9] ne sont donc clandestines qu’en ce que l’illégalité leur est attribuée comme condition de départ, et selon l’arbitraire du régime d’exception qui gouverne les espaces d’urgence et d’intervention humanitaire. Cet abandon institutionnel rend autant cyniques qu’inefficaces les appels à la légalité et à la morale (contre l’usage de faux papiers, la corruption des policiers et fonctionnaires nationaux, etc.). Plus encore, la stigmatisation puissante que ces appels à la morale entretiennent justifie le transfert de ces problèmes vers un humanitaire durable, potentiellement militaro-humanitaire, c’est-à-dire hors du monde de la libre parole et de la libre initiative politique : hors de toute citoyenneté.
D’autres actions se déroulent au sein des espaces humanitaires déjà existants et relativement stabilisés, comme les camps de réfugiés. Ceux qui ont déjà une forme de reconnaissance dans la prise en charge humanitaire prennent les ONG et organisations internationales comme leurs « partenaires sociaux » naturels. Malgré les interdits ou les limitations que les autorités des camps mettent à l’existence d’une vie active, associative ou politique, certains réfugiés organisent des boycotts de la ration alimentaire du Programme Alimentaire Mondiale (PAM) ou des grèves des réfugiés travaillant comme « volontaires communautaires » pour les ONG.
Ainsi, des protestations ont vu le jour dans les camps de réfugiés de Dadaab, au Nord-Est du Kenya. En juin 2000, un boycott eut lieu contre la mauvaise qualité de certains produits de la ration alimentaire, au cours duquel un groupe de réfugiés en informa la BBC World [10] pour que son action soit connue dans toute l’Afrique de l’Est ! De même, quelques mois plus tôt, une grève de plusieurs jours fut organisée par des réfugiés employés comme travailleurs volontaires pour obtenir de certaines ONG la revalorisation de leur rémunération mensuelle - rémunération officieuse dans la mesure où, dans le droit kenyan, les réfugiés n’ont pas le droit de travailler, ni de recevoir un salaire.
La précarité des conditions de vie et d’habitat, l’interdiction officielle de travailler, de se déplacer dans le pays hors de la zone des camps comme, souvent, l’absence de titre officiel de réfugié dans la réglementation de l’État d’accueil, ont pour conséquence que la vie des réfugiés eux-mêmes - et même s’ils ne sont pas a priori clandestins - ne peut que se construire dans l’alternative entre l’accoutumance passive à l’assistance humanitaire et l’initiative clandestine : travail informel, corruption des policiers surveillant les déplacements, etc.
La réplique symétrique à l’intervention militaire à finalité humanitaire - qui est le point ultime de la soumission totale, par l’Empire, de sa « main gauche » - est le boycott de la ration alimentaire ou son détournement par les réfugiés. La ration du Programme Alimentaire Mondial de l’ONU s’élève à un maximum de 2.000 kilocalories par jour, ce qui en fait une quantité de simple survie. Mais, outre que cette quantité est rarement atteinte, notamment dans les camps africains ces dernières années, sa composition produit elle-même ses propres dégénérescences, voire des « catastrophes nutritionnelles inattendues » (Queinnec et Rigal 1995 : 116). Certaines avitaminoses - entre autres, le scorbut, la pellagre ou le béribéri - proviennent d’un manque de vitamines contenues dans les fruits, légumes et produits laitiers absents de la ration, et sont d’autant plus graves que la présence dans les camps de réfugiés ou déplacés est plus longue. Deux types d’actions de survie existent contre la composition inadéquate ou, tout simplement, la mauvaise qualité des rations. L’une, collective, consiste à boycotter la distribution. L’autre solution, la plus répandue, est en apparence individuelle mais elle a des effets importants du point de vue de la resocialisation des réfugiés : elle consiste à revendre une partie de la ration reçue, pour pouvoir acheter sur les petits marchés des camps, les aliments vitaminés manquants (légumes, fruits, poisson, viande). Avec les marchés, les camps s’animent, de l’argent circule, des échanges ont lieu, un peu de « ville » est créé [11]...
Toute prise de parole, prise d’initiative, toute expression politique qui émerge, le fait au nom du droit à la vie, une vie placée et maintenue dans des espaces de survie hors de la politique. En ce sens, c’est bien une politique de la vie nue qui s’invente et s’exprime à ce moment-là, comme la réplique exactement symétrique du biopouvoir qui organise ces espaces en excluant la politique. Le seul modèle politique qui peut advenir sur les terrains de l’humanitaire, ce n’est donc pas celui du camp qui se substitue à la cité [12] ; c’est celui du camp qui se déploie et se défait dans la cité dès lors que l’action, visible ou invisible, de ceux qui y résident, leurs réponses ou résistances au cantonnement, leurs débrouilles et resquilles, expriment leur droit à la vie. L’identification se fait dans l’action qui resocialise les réfugiés ; cette proposition n’est pas superposable à celle qui associe la catégorie socio-démographique de « réfugié » à une identité, et celle-ci à une « origine » : la place, d’où vient le dé-placé et où il doit retourner. Les déplacés et réfugiés cessent de l’être non pas lorsqu’ils retournent « chez eux », mais lorsqu’ils luttent en tant que tels pour leur corps, leur santé, leur socialisation : ils cessent alors d’être les victimes que la qualification humanitaire implique pour devenir des sujets. Au mieux, les sites humanitaires ne peuvent donc être que des espaces en tension.
Références bibliographiques :
Michel Agier (2002), « La ville nue. Des marges de l’urbain aux terrains de l’humanitaire », Annales de la Recherche urbaine, n°93.
Michel Agier (2002b), Aux bords du monde, les réfugiés, Paris, Flammarion.
Giorgio Agamben (1997), Homo sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil.
Arjun Appadurai (1996), Modernity at Large, Cultural dimensions of Globalization, Minneapolis, University of Minnesota Press.
Pierre Bourdieu (1993), « La démission de l’État » in P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, p. 219-228.
Daphné Bouteillet-Paquet (2002), « Quelle protection subsidiaire dans l’Union européenne ? », Hommes et Migrations, n° 1238, p. 75-87.
Mike Davis (1997), City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, Paris, La Découverte (éd. originale 1990).
Jean-Louis Dufour (2001), « L’armée face à la ville », Annales de la recherche urbaine, n° 91, p. 35-42.
Michael Hardt et Antonio Negri (2000), Empire, Paris, Exils.
Erwann Queinnec et Jean Rigal, « Aide alimentaire et carences vitaminiques dans les camps de réfugiés », in F. Jean (dir.), Populations en danger 1995, MSF, La Découverte, p. 114-120.
Jacques Rancière (2000), « Biopolitique ou politique ? », Multitudes, n° 1, p. 88-93.
Philippe Rivière (2002), « L’asile aux antipodes », in Le Monde diplomatique, Manières de voir, n° 62.
Notes :
[1] Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés.
[2] Les armées régulières sont ainsi amenées à revoir aujourd’hui les modalités de la guerre, en apprenant en particulier à faire la guerre dans les villes, ce qui est un phénomène en croissance rapide : pour les soldats, « le terrain urbain est le plus compliqué », note Jean-Louis Dufour (2001 : 37), les formes matérielles et spatiales de la ville étant beaucoup moins prévisibles que celles des forêts, plaines ou espaces maritimes, dont on notera aussi qu’il s’agit d’espaces à peu près vides d’humains, à la différence des villes.
[3] Pour une analyse de l’extension des terrains de l’humanitaire à tous les sans-droits et sans-place, voir Agier (2002).
[4] Le nombre des réfugiés « statutaires » (c’est-à-dire définis par la Convention de Genève de 1951) diminue régulièrement au profit des déplacés internes (qui fuient leur localité mais restent dans leur pays faute d’être accueillis en dehors) et de diverses définitions de réfugiés ne donnant droit qu’à des protections temporaires : asile territorial, humanitaire, et autres statuts « subsidiaires » . En 1999 dans l’Union européenne, un quart seulement des réfugiés étaient « statutaires » (voir Bouteillet-Paquet 2002, et l’ensemble du dossier « Les frontières du droit d’asile » du n° 1238 de la revue Hommes et Migrations, juillet-août 2002).
[5] Certificat de déplacé qui donne droit aux aides minimales de nourriture, santé et logement pendant six mois
[6] Sur la question des droits humains et du concept de réfugié, voir Agamben (1997 : 137-46).
[7] Cité dans Le Monde, 04/09/2001.
[8] Voir Rivière (2002).
[9] Le sort des déplacés internes (25 à 30 millions dans le monde) pose des problèmes juridiques et politiques aux grandes organisations internationales, puisqu’ils échappent à la définition conventionnelle du réfugié figurant dans la convention de Genève de 1951. Mais le regard porté sur les déplacés internes diffère peu du regard suspect porté sur des « faux réfugiés », « réfugiés clandestins », etc.
[10] Radio internationale de la chaîne britannique qui diffuse dans la région deux journaux par jour en langue somalie.
[11] Des descriptions détaillées sur la transformation des camps en nouveaux contextes sociaux se trouvent dans Agier (2002b).
[12] La formule selon laquelle « le camp est le paradigme même de l’espace politique au moment où la politique devient biopolitique » (Agamben 1997 :184) suppose un fonctionnement structural des espaces sociaux, et ne pose pas la question des sujets et de la subjectivation politique. Voir Rancière (2000) et Agier (2002b :123).