décembre 2004
Helmut Dietrichrésumé
Cet article retrace les modalités de création en Afrique du Nord des prisons de réfugiés et d’immigrants, appelés centres off-shore, éléments de l’européanisation du contrôle des migrations. S’appuyant sur les récents développements en Europe notamment en ce qui concerne les relations de l’Allemagne et de l’Italie avec la Libye, l’auteur met l’accent sur le lien entre les accords de contrôle militaire, économique et d’immigration entre l’Union européenne et les pays tiers et montre l’effet dévastateur que ces accords ont sur les immigrés et les réfugiés pris au piège de la militarisation des frontières extérieures de l’Union européenne.
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Texte de H. Dietrich publié par la revue allemande Konkret (n°12, décembre 2004) puis en anglais par Statewatch et traduit de l’anglais en français pour TERRA par Nadia CHERIF.
“Comment pouvez-vous oublier les camps de concentration construits par les colonisateurs italiens en Libye et dans lesquels ont été déportés vos grands parents – les Obeidats ? Pourquoi n’avez-vous pas confiance, pourquoi ne refusez-vous pas ? » C’est ce qu’a récemment demandé l’intellectuel libyen Abi Elkafi à l’ambassadeur de la Libye à Rome, qui a été à l’initiative d’un accord entre la Libye et les pays occidentaux. « La raison pour laquelle je m’adresse à vous est la création de ces nouveaux et atroces camps de concentration établis en Libye dans l’intérêt du gouvernement de M. Berlusconi » poursuit Elkafi dans sa lettre ouverte.
En juin 1930, le maréchal Petro Badoglio alors gouverneur italien de la Libye, avait ordonné l’internement d’une grande partie des 700 000, à l’époque, habitants de la libye. En deux ans, plus de 100 000 personnes étaient morts de faim ou de maladie dans ces camps de concentration du désert. A la même époque, Badoglio avait fortifié avec du fil de barbelé les 300 kilomètres de long de la frontière libiano-egyptienne. C’est de cette manière que les colons italiens avaient détruit la résistance libyenne. Pendant des années, ils avaient tenté de le faire mais ne connurent aucun succès –ni en jetant des bombes sur les villages et les oasis ni en utilisant du gaz empoisonné. L’actuel gouvernement italien rit à chaque demande en compensation, écrit Abi Elkafi.
Camps militaires pour réfugiés, la réalité des centres off-shore
Il y a 4 ans, la presse occidentale reçoit les premiers rapport fiables sur l’existence de camps d’internement en Libye. En septembre et octobre 2000, des pogroms contre les travailleurs immigrants se perpétuent en Libye et 130 à 500 africains sub-sahariens sont tués dans la capital, Tripoli, et ses environs. Pour fuir la persécution, des milliers de constructeurs et employés du secteur des services du Niger, du Mali, du Nigeria et du Ghana s’enfuient vers le sud. Nombreux sont ceux qui furent stoppés sur les routes du Sahara et transportés dans des camps militaires libyens. Le Monde Diplomatique parle de plusieurs camps où immigrants et réfugiés sont détenus depuis 1996 –environ 6 000 ghanéens et 8 000 personnes du Niger sont supposés être détenus dans seulement l’un de ces camps. Le président ghanéen Jerry Rawlings s’est rendu dans ces camps pour ramener des centaines de ses compatriotes. Le Conseil consultatif somalien a lancé un appel à Kadhafi le 22 février 2004 pour obtenir la « libération inconditionnelle des réfugiés somaliens emprisonnés en Libye et qui ont entamé une grève de la faim et pour ne pas qu’ils soient ensuite renvoyer à la guerre civile somalienne ». Au début du mois d’octobre 2004, la chaîne de télévision publique italienne RAI a montré des images des camps libyen de réfugiés. Ces images montraient des centaines de personnes hautement gardées dans une cour avec des baraquements qui ne prévoyaient apparemment pas de mobilier pour dormir. Des rapports de certains somaliens récemment déportés en Libye confirment l’existence de ces camps.
Le gouvernement libyen a-t-il, à l’origine, construit ces camps pour fournir de la main d’œuvre aux constructeurs ayant des projets dans le sud du pays (« fleurir le désert ») ? Ou correspondent-ils à une tentative pour lutter contre les réfugiés en transit ? Quelque soit le cas, le gouvernement libyen a déjà annoncé quelque temps auparavant que les immigrants sans papiers seront emprisonnés dans le sud de la Libye et seront déportés. En décembre 2004, le ministre de l’intérieur libyen Mabruk a annoncé, sans autres explications, que Tripoli a déporté 40 000 immigrants au cours des seules dernières semaines.
Ces emprisonnements et ces déportations sont les antécédents de ce qu’on appelle les centres off-shore de l’Union européenne, particulièrement popularisés par le ministre de l’intérieur allemand Otto Schily. La Libye est le premier pays non européen permettant que ses camps s’intègrent dans la politique de déportation de l’Union européenne. Les réfugiés africains sont déportés collectivement depuis l’Italie depuis le 2 octobre 2004 par les nouveaux ponts aériens vers Tripoli. Au début du mois d’octobre 2004, Buttiglione, proposé comme commissaire européen puis rejeté, a affirmé durant son discours devant le Parlement européen à Strasbourg, que l’Union européenne n’entend pas créer des « camps de concentration » en Afrique du Nord mais désire juste faire usage des camps existants « dans lesquels les réfugiés vivent dans les circonstances les plus difficiles ». Durant une réunion informelle à Scheveningen du 30 septembre au 01 octobre 2004, les ministres de l’intérieur et de la justice de l’Union européenne se sont mis d’accord sur le principe que l’Union européenne œuvre pour la création de « camps de réception pour les demandeurs d’asile » en Algérie, en Tunisie, au Maroc, en Mauritanie et en Libye, non pas sous la direction de l’Union européenne mais sous celle des dits pays.
Fait moins remarqué par le public, les Etats membres de l’Union européenne qui forment les frontières extérieures de l’Union sont en train de mettre en place les nouvelles conditions d’un nouveau régime de déportation. Alors que jusqu’à très récemment, les immigrants et réfugiés stoppés par la police aux frontières étaient emmenés à l’intérieur de l’Union, les îles Canaries, le sud de l’Italie et l’est des îles grecques offrent à présent une énorme capacité de réception. Cette « réception initiale » ne mène plus aux villes européennes et aux maigres protections juridiques de l’Union européenne. Les camps à la périphérie de l’Union sont situés en général prés des aéroports, sur d’anciens domaines militaires, gardés par des troupes paramilitaires, et difficilement accessibles, même pour les membres du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. Tout contact avec le monde extérieur est rendue très difficile, voire même impossible. Les îles Canaries ont actuellement des camps qui présentent un total de 1 950 places.
Ces camps aux îles Canaries, au le sud de l’Italie et à l’est de la Grèce reflètent également une transformation sociale impulsée par les Etats de l’Union européenne : dans les années 1990, les boat-people étaient accueillis par les populations méditerranéennes. Bien que l’Etat déclarait l’état d’urgence face à l’arrivée de bateau de réfugiés et les plaçaient dans des stades, cela restait un évènement public mobilisant de nombreux habitants qui roulaient alors vers ces stades pour donner vêtements, couvertures et nourriture. Avec les nouveaux camps-prison, l’administration sépare systématiquement les boat-people de la société dans laquelle ils arrivent et crée de ce fait les conditions formelles pour des déportations massives à l’extérieure de l’Union, loin de tout contrôle légal ou sociétal. Des zones de non droit, extra territoriales, sont ainsi créées à la lisière de l’Europe.
Depuis le début des années 1990, la stratégie des pays occidentaux en ce qui concerne l’immigration et les réfugiés tend vers une exportation du traitement des procédures d’asile dans des places hors d’Europe. Le projet est celui d’une approche globale du contrôle de l’immigration tendant à assurer qu’aucun réfugié ou immigrant indésiré d’Afrique, d’Asie ou d’Amérique du Sud n’atteignent l’Europe. Et l’élément central de ce concept est à trouver dans les camps qui encerclent l’Europe.
Jusqu’à présent, ce plan n’avait pas pu être appliqué. Les autorités allemandes ont tenté en vain de mettre en œuvre cette pratique au début des années 1990, après la guerre contre l’Irak, lorsqu’une zone de non vol avait été instaurée au dessus du Kurdistan irakien : ils avaient voulu la faire déclarer comme « havre de paix » pour les réfugiés irakiens, ceux-ci pouvant alors y être déportés en masse. Cela n’a jamais vu le jour avant les combats de l’OTAN au Kosovo. En quelques semaines, la zone de guerre fut entourée de camps de réfugiés dont des centaines de milliers stoppés au cours de leurs déplacements vers l’Europe.
Au début de la récente guerre en Irak, Tony Blair a suggéré la création de camps de réfugiés sous la direction de l’Union européenne mais en dehors des frontières de l’union. Sa « Nouvelle vision pour les réfugiés » (« new vision for refugees »), publiée en mars 2003, prévoit le renvoi des demandeurs d’asile à l’extérieure des frontières européennes. Sa vision fut l’un des éléments de « l’univers des camps », créé par des hauts-fonctionnaires européens européennes et prévoyant des centres de traitement transitaires (Transit Processing Centres, TPC) aux portes de l’Union européenne, en collaboration avec le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés et la tristement célèbre Organisation internationale pour les migrations (OIM). De là, ces organismes seront en mesure de ramener la plupart des réfugiés vers les « zones de sécurité » à proximité des régions d’origine et n’en sélectionner qu’un très petit nombre pour entrer dans l’Union européenne. Quand ce plan a été connu du grand public, il fut enterré avec un concert de protestations.
En dépit de ces critiques publiques, Otto Schily et Giuseppe Pisanu, les ministres de l’intérieur allemand et italien, ont continué à développer cette idée au cours de l’été 2004. La Commission européenne et le Comité stratégique sur l’immigration, les frontières et l’asile (SCIFA) ont testé des mesures préliminaires à l’implantation « d’un bureau d’asile européen d’interception » en Afrique du Nord (Schily dans FAZ, 23.7.2004). En pratique, la proposition implique que les boat people venant par la mer méditerranée seront ramenés dans des camps situés dans les pays arabes – par le biais de procédures collectives et sans contrôle individuel des nationalités, des itinéraires ou des raisons du voyage. Cette pratique, appelée refoulement, est explicitement prohibée par la Convention de Genève sur le statut de réfugié de 1951. Les constitutions des Etats membres de l’Union européenne ainsi que la Convention européenne des droits de l’Homme prohibent également le refoulement. De plus, cette pratique n’implique pas seulement la violation des droits des demandeurs d’asile. Dans les camps d’internement ou au cours de leur déportation sans assistance vers des zones désertiques, les immigrants - peu importe s’ils fuient la pauvreté et la faim ou autres raisons « économiques » - subissent le même sort lorsqu’ils tentent de fuir. Ils risquent l’emprisonnement, les abus et la mort.
Les essais et développements des technologies militaires pour la lutte contre l’immigration
De récents évènements internationaux ont modifié le contexte politique, militaire et économique de manière telle que ces camps du désert sont maintenant entrés dans les prospections de Schily et de Pisanu. La première barrière contre les réfugiés et migrants indésirés est créée par la politique européenne des frontières extérieures. Depuis l’élargissement européen et la « lutte contre la terreur », ces politiques de la frontière extérieure suivent de nouvelles orientations. En 2001, les ministres de l’intérieur italien et allemand ont fait part de leur rêve d’une police européenne des frontières et de papiers officiels européens. L’idée était de placer les frontières incertaines de certains Etats membres sous le contrôle d’un pouvoir centralisé. Au départ, l’attention était portée sur les frontières Est des nouveaux Etats membres, mais ces derniers n’étaient pas très enthousiastes à l’idée que l’Allemagne principalement et d’autres policiers européens soient chargés de la sécurité de leurs frontières. Ils craignirent q’une fermeture totale de leur frontières crée des tensions avec leurs voisins à l’Est. De plus, les gardes frontières allemands, dont les pratiques policières à la frontière Est de l’Allemagne et les massacres nazis commis par les troupes allemandes dans la région de la rivière Bug sont loin d’avoir disparues des mémoires, suscitent l’antipathie auprès des populations des nouveaux pays membres dans les régions de l’Oder et de la Neisse.
Les hommes politiques des Etats au front sud de l’Europe – nommés ainsi par les documents officiels communautaires - ont moins de scrupules. Les mesures anti-terroristes contre les populations arabo-musulmanes a conduit à la formation de frontières extérieures rigides. Le noyau opérationnel d’une police de frontière Européenne se base plutôt sur la région méditerranéenne. La mer méditerranée est le nouveau défi pour les fanatiques du contrôle. L’objectif est une extension « virtuelle » des frontières de l’Europe jusqu’aux côtes de l’Afrique du Nord. Même la cale des bateaux en bois fait l’objet de préventions. De plus, les forces de police des frontières, les forces militaires et les services secrets européens et américains aspirent au contrôle de la zone Sahara-Sahel et mettent ainsi en place un second cercle de contrôle autour de l’Europe. Derrière l’interception des réfugiés, il y aussi la production de gaz et de pétrole du désert a protéger. Ainsi, l’accord de surveillance des frontières entre l’Italie et la Libye permet un contrôle international de 2 000 kilomètres de côtes et de 4 000 kilomètres le long de la frontière au désert de la Libye.
Cela peut difficilement être effectué par bateaux ou des patrouille de jeep. Les technologies de contrôle essayées et testées durant les récentes guerres sont donc déployées. La détection de réfugiés par air avec l’optronique ou le radar est actuellement testée sur la zone méditerranéenne.
Les gardiens civils espagnols ont redécouvert la tour de contrôle. D’en haut, avec l’identification visuelle et électromagnétique, ils peuvent scanner en continu et de manière automatisée le détroit de Gibraltar et la côte marocaine. D’autres parties de la côte, du fait des courbes du terrain, ne peuvent pas être contrôlées à l’aide de ces seules tours. Mais, les îles Canaries et le sud des côtes espagnoles sont également équipées de tours de contrôle. Des tests sont en cours pour relier toutes les informations disponibles en temps réel simplifiant ainsi le suivi des navires de la zone contrôlée. Cette technologie, connue sous le nom de SIVE (« Sistema Integrado de Vigilancia Exterior ») est maintenant exportée aux îles grecques.
Pendant ce temps, l’Italie est en train de mettre en activité des drones* destinés à être utilisés sur les frontières du désert libyen. En octobre 2004, le général des forces aérienne italienne Leonardo Tricarico a annoncé que l’Italie avait acheté quatre drones prédateurs pour 48 millions de dollars auprès de la compagnie californienne d’armement General Atomic Aeronautical Systems de San Diego. Les Etats Unis utilisent ces prédateurs dans la chasse à Al-Qaida. Cet objet volant peut également lancer des roquettes. Tricarico a expliqué que les forces aériennes italiennes prévoyaient d’utiliser ces drones aussi bien pour la lutte contre le terrorisme que pour lutter contre l’immigration irrégulière. A la fin du mois d’octobre 2004, les forces aériennes italiennes tentaient de détecter, par air, les bateaux de réfugiés.
Le test de ces nouvelles technologies au front sud de l’Europe est coordonné par ce qu’on appelle les centres ad-hoc de l’Union européenne qui deviendront les agences européennes des frontières. Deux centres maritimes de surveillance sont basés en Espagne et en Grèce et un centre aérien de surveillance se situe en Italie. Un quatrième est responsable des analyses de risques. Ce dernier, s’inspirant des systèmes d’assurance des risques financiers, calcule avec l’aide d’Europol où l’immigration clandestine va causer le plus grand préjudice. A cet endroit, la surveillance est alors renforcée.
Ces centres ad hoc sont combinés avec les comités Schengen, qui auraient du être depuis longtemps intégrés dans les institutions européennes régis par le traité d’Amsterdam. Ces cercles ont introduit de nouveaux centres de pouvoir qui tendent à la création en cinq ans d’une protection des frontières européennes. Il en va ainsi de la SCIFA +, unifiant le dispositif Schengen avec l’ensemble des polices des frontières ainsi que de l’UCA, unité de coordination des professionnels, créée en 2003. Cette dernière se considère comme un centre de crise recourant aux dispositifs locaux sur les frontières extérieures et passant par les structures centralisées de commandement pour développer des mesures préventives et assurer un contrôle rigoureux des gardes nationaux des frontières.
Il est difficile de dire dans quelle mesure ces démarches européennes coordonnées ont été mise en échec ou si elles ont déjà eu des conséquences fatales. D’un côté, il a été annoncé qu’une manœuvre européenne planifiée avec plusieurs unités navales nationales dans le détroit de Gibraltar et autour des îles Canaries a été interrompue à cause de difficultés linguistiques. D’un autre coté, l’aspect « high tech » est considéré comme une potion magique motivant les polices aux frontières et les marins qui perçoivent ainsi de manière plus valorisante leur propre travail. Les recherches intensifiées à l’aide des équipements techniques dans les détroits ont déjà obligés les boat-people à emprunter des eaux plus dangereuses pour atteindre l’Europe. On peut aussi indiquer que les agences européennes déclarent l’arrivée des boat-people sur l’île italienne de Lampedusa comme un « état d’urgence » justifiant l’adoption de mesures extraordinaires.
Il est important de rappeler que, selon des estimations officielles, 400 000 à 500 000 personnes traversent secrètement les frontières sud de l’Europe chaque année. Ceux qui peuvent se le permettre voyagent par avion avec un faux passeport. Ceux qui ont des relations ou des amis prennent l’un des nombreux ferrys du trafic vacancier. Seuls les pauvres arrivent sur des bateaux en bois. Selon des calculs fiables, plus de 10 000 personnes sont mortes noyées dans la mer méditerranée depuis 1992, date à laquelle le visa est devenu obligatoire pour les voisins du sud de l’Union européenne. Les gouvernements européens ne déclarent pas d’état d’urgence face à ce grand nombre de morts mais déclarent l’état d’urgence à l’arrivée de 30 000 personnes par an. A la fin de l’été 2004, environ 1800 personnes ont atteint l’île de Lampedusa. C’est évidemment un grand chiffre pour une si petite île mais il est au contraire très réduit lorsqu’on le rapport à l’ensemble des données relatives à la zone méditerranéenne. L’Etat italien et l’Union européenne utilisent ces 1800 personnes pour alarmer les autres pays. Le but est de dissuader.
Les intérêts pétroliers et le contrôle de l’immigration, l’agenda en matière de politique économique
Le second aspect qui inscrivit les camps du désert lybiens dans les projets de Pisanu et de Schily est de nature économique. Depuis le milieu des années 1990, Kadhafi a lentement ouvert l’économie libyenne, et donc l’industrie du gaz et du pétrole, aux investisseurs étrangers. A part la Russie, la Libye est le plus grand pays non européen exportateur de pétrole vers l’Allemagne, alors que l’Allemagne est le plus important exportateur de biens vers la Libye, après l’Italie. En 2002, le ministre allemand des échanges et du commerce annonça une « exportation offensive » vers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord – ceci impliquant un investissement accru dans les industries du pétrole et du gaz de ces régions. Les gains pouvant être potentiellement rapportés de Libye sont prioritaires. Au milieu des années 1970, avant le recul de la coopération économique, la majorité des investissements allemands pour l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient étaient réalisés en Libye. Maintenant l’association allemande des Chambre de Commerce et d’Industrie ne prédit pas seulement des investissements dans le secteur de l’énergie en Libye mais également dans le secteur des infrastructures, de la télécommunication et de la santé. Un autre marché très important est celui de la distribution alimentaire, dont la plus grande partie est importée.
24 mars 2004 : le premier ministre britannique Tony Blair rend visite a Kadhafi. La compagnie pétrolière néerlando-britannique Shell reçoit un contrat de 165 millions d’Euros pour la production de pétrole et de gaz en Libye, constituant ainsi la base d’un « partenariat stratégique de long terme ». On a parlé ici d’une affaire « pétrole contre armes » car, à la même période, la compagnie d’armes BAE a entamé les pourparlers pour un grand contrat avec la Libye. Les forces armées libyennes veulent de nouveaux équipements. La liste des armes demandées inclut des lunettes à infrarouge et des radars aériens.
En juin 2004, la Libye ouvre la voie à la participation des investisseurs étrangers dans les compagnies publiques. La gouvernement décide la privatisation de 160 entreprises publiques, dont 54 ne pouvant pas seulement vendre des parts mais pouvant être détenus majoritairement par des investisseurs étrangers. Le plan est de privatiser 360 firmes jusqu’en 2008. A la fin du mois de juillet, l’OMC fait pression pour l’avènement de la Libye. En août 2004, le gouvernement allemand re introduit ce qu’on appelle le Hermes-Bürgschaften pour la Libye, qui permet aux entreprises exportatrices de s’assurer contre les risques économiques et politiques (de nombreuses compagnies ne pouvant utiliser cette garantie que pour les exportation vers certains pays).
Le 5 septembre 2004, l’Etat libyen invite les firmes intéressées, nombreuses et de tous les pays, à une présentation des nouveaux champs de pétrole et de gaz. Le premier ministre néo-libéral libyen Shukri Ghanim annonce que les licences d’exploitation seront mises en vente publique dans les prochains mois. Selon de récentes estimations, la Libye est le 8e pays du monde ayant les plus grandes réserves de pétrole. Le pays produit actuellement 1,6 millions de barils de pétrole brut par an. Le but est d’augmenter la production jusqu’à 2 millions avant 2010, grâce à l’aide de nombreux investisseurs étrangers –en 1970, 3.5 million étaient produits par an. Le bas coût de la production et la grande qualité du pétrole libyen font du marché libyen un marché très attractif.
7 octobre 2004 : le président italien Sylvio Berlusconi se rend en Libye pour la 4e fois de l’année. Cette fois, c’est pour ouvrir la pipeline « Greenstream » du « projet de gaz ouest libyen », construite et gérée par le « géant de l’énergie » italien ENI, le numéro un des compagnies étrangères actives en Libye. 6,6 billion de dollars sont investis dans cette pipeline longue de 520 kilomètres, distribuant du gaz de Mellitah en Libye, jusqu’en Sicile. Jusqu’à maintenant, c’est le plus grand projet méditerranéen de ce genre et il rend obsolète une second pipeline pour le gaz algérien. Le jour de l’inauguration a été choisi de manière à coïncider avec le « jour de la revanche » libyenne qui célèbre la victoire sur le colonialisme depuis les années 1970. Par considération envers Berlusconi, Kadhafi a renommé ce jour « jour de l’amitié » et considère l’ennemi méprisé d’hier comme un invité d’aujourd’hui bienvenu.
11 octobre 2004 : les ministres des affaires étrangères des Etats membres de l’Union européenne se rencontrent à Luxembourg et suppriment les barrières politiques à la coopération économique avec la Libye. Le Conseil européen révoque les sanctions de l’ONU depuis 1992 et 1993. L’embargo sur les armes est également révoqué par le programme communautaire sur l’exportation des armes vers les pays tiers. La condition préalable à ces changements est que la Libye accepte de verser des indemnités aux victimes de l’attentat à la bombe de la discothèque de Berlin en 1986, tout comme d’assumer la responsabilité de l’attaque d’un avion de la Pan-Am qui a explosé au dessus de Lockerbie. De plus, la Libye est en train d’introduire une économie de marché néo-libérale, tel que c’est prévu dans l’accord Euromed entre l’Union européenne et ses pays voisins de la Méditerranée.
14/15 octobre 2004 : le chancelier Schröder, accompagné d’industriels allemands, rend visite à Kadhafi. Schröder signe un accord d’investissement bilatéral et est présent lorsque les concessions de pétrole et de gaz sont données à l’allemand Wintershall, auxiliaire du groupe BASF, représenté dans le pays depuis 1958, un des plus importants producteurs étrangers avec un investissement de 1.2 billons de dollars. Durant la visite du chancelier, le groupe allemand RWE a également négocié un accord dans le secteur de la production de gaz et de pétrole et le groupe allemand Siemens a reçu un contrat d’une valeur de 180 million. L’Allemagne est aussi concernée par du « matériel technique comme des lunettes à infrarouge ou des caméras thermiques pour la protection des frontières ». Le but économique de l’Allemagne est de dominer le marché des investissements étrangers en Libye. Quand Kadhafi mentionne au chancelier allemand que les mines de Rommel causent encore des accidents et qu’il est temps de déminer, l’Allemagne ignore le sujet sans aucun commentaire.
Le contrôle militaire et le contrôle de l’immigration, l’agenda en matière de politique étrangère
La troisième raison pour laquelle Schily et Pisanu sont intéressés par le désert libyen est sa nature militaire, intimement lié à la fortification des frontières, à la politique de camp et à la production du pétrole et du gaz : l’économie allemande associe ouvertement ses objectifs économiques en Afrique du nord et au Moyen-Orient avec finalités militaires, parce que les marchés en question sont vus comme « présentant des risques spéciaux de sécurité ». C’est pourquoi le 11 février 2005, l’association fédérale pour l’industrie allemande et l’association fédérale des banques allemandes a lié sa « Conférence sur le financement de la reconstruction de l’Afrique du nord et du Moyen-Orient » à la « Conférence de Munich sur la sécurité » qui a lieu annuellement pour permettre aux pays occidentaux de coordonner leur politique et tactiques militaires. En février 2005, la politique étrangère communautaire a rejoint la politique communautaire sur les réfugiés ainsi que la politique militaire et économique en méditerranée et au Moyen-Orient.
Comme le Pakistan et la Turquie, la Libye peut bientôt devenir un partenaire privilégié de l’Ouest en tant que bastion de la lutte contre l’Islamisme extrémiste et les Etats défaillants d’Afrique. Par son rôle de leader dans l’intégration africaine et au sein de l’Union africaine (qui remplace l’OUA en 2001), Kadhafi a une influence importante sur de nombreux Etats dépendants. Ceci devint clair lors de son intervention dans la libération des otages suisses, allemands et autrichiens détenus dans le Sahara. Les négociateurs et l’argent libyen ont également joué un rôle central dans les négociations concernant certains touristes occidentaux, parmi lesquels figuraient des ressortissants allemands, détenus par des extrémistes aux Philippines durant l’été 2000. Maintenant, les officiers britanniques sont consultants de l’armée libyenne. Une coopération militaire avec la Grèce est également conclue.
Résultant d’un accord avec l’Italie en 2003, la Libye est actuellement en train d’acheter des bateaux, des jeeps, des équipements radars, et des hélicoptères pour la surveillance des frontières. Des entraîneurs italiens et des consultants sont déjà sur place. Selon la presse, Rome a fournit des tentes et autres matériels pour trois camps en Libye au cours des premiers jours d’août. « Les camps sont en train d’être établis » a annoncé Pisanu au cours d’une interview pour le journal La Republica, « et cela n’a jamais été remis en question ». En attendant, la marine italienne garde une large partie de la côte libyenne. Sous les pressions de Rome, l’Egypte contrôle la mer rouge pour surveiller les bateaux de réfugiés. Grâce à des fonds versés par l’Italie, la Tunisie opère 13 déportations dont 11 sont gardées secrètes, à l’abri de l’attention publique. Il semble que la plupart des réfugiés et migrants déportés d’Italie ont été transportés dans le désert tunisiano-algériens et abandonnés là-bas.
Le gouvernement allemand est également en train d’armer les pays d’Afrique du Nord. Selon le ministère de la défense allemande, la Tunisie recevra six bateaux hors-bord Albatros de la marine allemande. Déjà deux ans auparavant, 5 hors-bords ont été délivrés à l’Egypte. En 2002, l’Algérie a reçu un système de surveillance d’une valeur de 10,5 million d’Euros, la Tunisie a reçu des équipements de communication et des radars pour une valeur d’un million d’Euros et le Maroc reçu des camions militaires valant 4,5 million d’Euros.
Les pays industriels occidentaux ont conçu le danger issu des pays et à travers les pays méditerranéens selon deux scénarios : le premier se focalise sur l’extrémisme islamisme et l’autre sur l’immigration incontrôlée. Il est frappant de voir à quel point ces deux phénomènes sociaux complètement différent sont associés dans une même perception de la menace. Les accords des pays de l’Union européenne proclament qu’Al-Qaida et les boat-people utilisent les mêmes réseaux nord-africains. Entre-temps, des unités de recherche sont formées dans le but de se battre contre ces deux ennemis, ensemble.
* drones : petits avion radiocommandés, sans pilote, pesant quelques dizaines de kilos, et assurant des missions de surveillance et de reconnaissance,
Helmut DIETRICH
Mars 2005
Forschungsgesellschaft Flucht und Migration e.V.
Gneisenaustr. 2a
D-10961 Berlin