Voici un livre qui explore une reconstruction possible de l’épistémologie en vigueur, à la recherche des savoirs alternatifs. Comme beaucoup d’entre nous, Ann Laura Stoler s’intéresse à l’accès aux savoirs construits autrement, en dehors des valeurs de domination affirmées par le capitalisme néo-impérialiste ambiant. Il s’agit d’un livre qui constitue politiquement et philosophiquement son objet à partir d’un matériau anthropologique et historique. L’objet construit et étudié, c’est la continuité et la ténacité des diverses formes de brutalité (duress) entre l’histoire coloniale et l’histoire contemporaine du nouvel impérialisme, ainsi que le décalage temporel et historique bien connu des colonies, qui s’invite dans l’impérialisme actuel. Ce cadre bien rempli est traité dans une perspective foucaldienne et postcoloniale critique,avec pour thèmes répression, extermination, torture, viols politiques au service de la brutalité ou de la guerre, violences sexuelles politiquement ciblées, déplacements des populations, production de ruines et de refugié-e-s, racisme et racialisation des vulnérables, histoires interrompues, effacées, oubliées et interdites, guerres, droit international coextensif à et issu de l’histoire coloniale, la raison au service de la domination et de l’hégémonie, la responsabilité des Lumières dans cette affaire, les régimes raciaux de la vérité, l’exposition /ou la double exposition/ des corps dans le cadre colonial et impérial, la politique sexuelle de la gouvernance, les frontières intimes de l’empire, la production de ruines, la dévastation des corps et des paysages…. Ici, la temporalité est entendue comme non linéaire, et l’histoire comme non finie. C’est ainsi que l’histoire coloniale se dévoile jusque dans le sort que l’Europe destine aujourd’hui aux refugié-e-s et aux migrant-e-s, en continuité de ses velléités coloniales passées sous silence. L’histoire passée est en effet réinscrite dans le présent.
Les éléments de l’histoire coloniale et différentielle sont récurrents (recursions), recyclés, déplacés, mais recomposés et recombinés de manière à chaque fois nouvelle dans le nouvel impérialisme. Les dispositifs au service de la gouvernance impériale de notre temps, en continuité avec la gouvernance coloniale qui reste opérative en son sein, sont, entre autres, l’exception qui devient la règle, l’excision, l’exceptionnalisme national et étatique, ce qui décrit bien les camps dont l’auteure souligne la continuité ininterrompue avec les colonies et les formations impériales d’aujourd’hui. Il faut y voir également l’aphasie coloniale aussi bien à propos de la temporalité qu’à propos de la langue et des vocabulaires politiques. Le nouvel impérialisme révèle les différents niveaux de souveraineté (souverainetés graduées) solidaires entre eux, les fondations racialisées aussi bien de l’Etat national que des formations transnationales du nouvel impérialisme, tout ce qui rend plus difficile la mobilisation et la résistance, et les divise.
Les souverainetés graduées sont un constat commun et standard concernant le capitalisme globalisé de notre époque où, sur le plan international, la souveraineté de tous les Etats n’a pas la même valeur, et où de toute manière la souveraineté du capital l’emporte désormais sur celle des Etats. Il ne faut pas oublier, ce mécanisme pervers nonobstant, l’interdépendance de tous ces divers niveaux ainsi que l’interdépendance des Etats quand ils ne sont pas en totale autarcie : elle soutient toujours mieux les dominants, comme l’universalité imposée d’en haut s’allie volontiers au pouvoir. Les figures de l’exception sont alors aussi celles de la subordination.
La critique Ann Stoler n’épargne personne, ni les Etats coloniaux (la France, la Grande Bretagne, les Pays Bas, Israël…), ni les centres multiples de l’empire (les mêmes, et les Etats-Unis - les grandes puissances…), ni les (des) intellectuels dans leur œuvre. Elle distille un concept de l’empire critique de l’histoire coloniale et de l’après-guerre. Par delà le même concept dans le livre emblématique de Negri et Hardt, Stoler épluche l’histoire politique des colonies (surtout l’Indonésie, la Palestine, l’Algérie, mais d’autres aussi) et les principes racistes à leur base qui sont passés sous silence mais maintenus dans les nouvelles formations de notre temps appelées impériales par l’auteurs. Sont étudiées de manière critique en particulier la recherche et l’histoire politique en France, aux Etats Unis, aux Pays Bas etc. et sont interpelés les philosophes, historiens, sociologues, écrivains français et autres individuellement et dans le détail de leur travail. Stoler intéressera les lecteurs français car elle passe en revue non seulement la politique et ses refoulements républicains, l’attirance plus ou moins secrète mais assez répandue pour le FN, mais encore la recherche de nombreux auteurs sur la société et l’histoire françaises, et ébranle quelques certitudes quant à leurs positions. Elle montre avec compétence et de manière convaincante en particulier les très têtus refoulements auto complaisants français de la question coloniale et raciale au nom de l’universalisme républicain, les mécanismes et l’histoire de ce déni. Elle n’est pas en reste à propos des Etats Unis, d’Israël, ni d’un certain nombre de phénomènes politiques ou culturels de par le monde.
La réflexion qu’Ann Stoler construit depuis des années à coup de livres traduits dans plusieurs langues, dont au moins deux (en plus d’articles de revues) en français, poursuit une trajectoire constante de rigueur intellectuelle et politique [1]. Repenser le colonialisme a signifié pour elle reconstruire son objet pour le rendre plurifocal et pour en évacuer la perspective dominante. Car dans son travail sur les « savoirs intimes » on aborde non seulement les questions de race, de genre et de sexualité, mais les rapports intimes entre les dominants et les dominés dans leur réciprocité. Cela donne des résultats inattendus et montre déjà des autonomies relatives et interdépendantes qui vont mener l’auteure plus tard à penser les souverainetés différentielles et inégalitaires, injustes mais complémentaires. La métropole et la colonie restent dans une étreinte incestueuse opérante lentement sur le très long terme jusque dans l’ère de la décolonisation et l’aire de la post-colonie. Par le passé l’auteur avait beaucoup travaillé sur l’Asie du sud-est (les Indes néerlandaises, plus particulièrement l’Indonésie). Depuis, son terrain s’est beaucoup élargi et contient désormais, entre autre, la culture politique et coloniale française, toujours sous l’égide de Foucault, d’où son attention particulière à l’archive. N’oubliant jamais comment opère la bio-politique dont on peut dire que l’origine est dans les colonies, elle s’intéresse en particulier aux régimes du genre et, dans ce cadre, à la condition des femmes, racialisées et réduites au sexe à la fois, dans une coopération infernale des deux dimensions opérée par le pouvoir aussi bien intime que public et politique.