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Recensions

Recueil Alexandries

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août 2018

Saliou Ngom

TIC, colonialité, patriarcat : Société mondialisée, occidentalisée, excessive, accélérée… : quels impacts sur la pensée féministe ? Pistes africaines. - Compte-rendu de l’ouvrage de Joelle Palmeri

résumé

Cet ouvrage interroge la politisation/dépolitisation des organisations de femmes et féministes en contexte de mondialisation. Il explore des pistes africaines et en particulier l’Afrique du Sud et le Sénégal. Dépassant les notions de néolibéralisme et de « fracture numérique de genre », l’auteure s’intéresse, à travers les usages des TIC par lesdites organisations, aux facteurs de l’inhibition ou de la genèse de l’action politique et plus particulièrement aux mécanismes de son institutionnalisation. Elle fait ainsi apparaître que les impacts de TIC et les inégalités de genre se conjuguent, aggravent et accélèrent les hiérarchies sociales et paradoxalement peuvent créer des espaces où des savoirs non dominés de genre émergent. Elle dissocie domination et pouvoir. Cet ouvrage introduit alors de nouvelles pistes pour une épistémologie féministe : les sociétés contemporaines, fortement empreintes de connexion numérique, mixent colonialité du pouvoir et patriarcat et ce double système de domination peut faire création épistémique.

à propos

Joelle Palmieri, TIC, colonialité, patriarcat : société mondialisée, occidentalisée, excessive, accélérée… quels impacts sur la pensée féministe ? Pistes africaines, Mankon, Langaa Research & Publishing CIG, 2016, 293 p. : https://www.langaa-rpcig.net/tic-co...

citation

Saliou Ngom, "TIC, colonialité, patriarcat : Société mondialisée, occidentalisée, excessive, accélérée… : quels impacts sur la pensée féministe ? Pistes africaines. - Compte-rendu de l’ouvrage de Joelle Palmeri", Recueil Alexandries, Collections Recensions, août 2018, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1419.html

L’étude de J. Palmeri est particulièrement intéressante en ce qu’elle explore un champ nouveau, celui des TIC en relation avec l’engagement des femmes. La dimension comparative (Afrique du sud, Sénégal) renforce l’intérêt scientifique de l’étude.

Son questionnement central tourne autour de l’influence des TIC sur les rapports de domination et l’engagement des femmes en Afrique. Il s’agit donc d’analyser les bouleversements des rapports de genre, à travers la mondialisation et l’usage des TIC par les « mouvements de femmes ou féministes ». C’est donc la question de l’efficacité de l’ « action politique numérique » des mouvements féministes (virtuel-réel) qui est interrogée par l’auteur. Autrement dit en quoi ces nouveaux outils dont font usages les organisations féministes contribuent à la déconstruction des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes en Afrique.

Sur la base de ces hypothèses, Palmeri interroge l’action de différentes organisations féministes dans une perspective comparée entre l’Afrique du Sud et le Sénégal, notamment dans leur utilisation des TIC. Le choix d’une perspective comparative entre deux pays dont les trajectoires historiques, culturelles et religieux semblent différentes est particulièrement intéressant. Il permet de montrer le caractère déterminant de l’histoire sociale et politique locale sur la réceptivité des influences féministes.

Elle montre « qu’en Afrique, et plus largement dans le monde, les impacts des TIC et les inégalités de genre se conjuguent, aggravent les rapports de domina¬tion et paradoxalement peuvent créer des espaces où des savoirs non dominés de genre émergent » (p. 18). Confrontant ces hypothèses aux réalités du terrain, au final, elle arrive à la conclusion que dans les deux pays, la « colonialité du pouvoir » et le patriarcat qu’elle analyse comme un « double système de domination » (p.18) se trouvent confortés par la société numérique mondialisée.

Il ne s’agit donc pas seulement des rapports de genre mais d’une analyse « intersectionnelle » qui rend compte de l’imbrication des différentes formes de dominations (classe et de race et genre) qui se confortent. (p.16) Les termes de « sociétés numériques colonialitaires », « sociétés d’informations » et de « race » comme celui de « colonialité du pouvoir », qui désigne les Etats postcoloniaux par héritage, sont au centre de sa thèse et marquent l’inscription de son approche dans une perspective postcoloniale. Elle analyse donc les métamorphoses et transformations les rapports de pouvoir d’une société ségrégationniste (Afrique du Sud), coloniale (Sénégal) à une société néolibérale et « hypermoderne » qui ne fait que renforcer les logiques patriarcales et de « domination masculine ». Dans la première partie, l’auteur expose les effets du développement des TIC sur les différentes formes d’inégalités sociales. Elle montre d’abord le paradoxe que constituent les rapports et les inégalités de genre en Afrique du Sud où l’on observe une forte représentation des femmes (42,3% au parlement), un fort taux de scolarisation (78%) , d’alphabétisation (85% de femmes contre 86% chez les hommes) mais où l’on trouve le plus haut niveau de viol au monde. Cette spécifié de l’Afrique du sud trouverait son origine dans l’héritage d’un système ségrégationniste qui a favorisé l’institutionnalisation de la violence. Cette dernière se trouve aussi confortée par les inégalités économiques (de classes) et raciales (blancs, noirs) qui caractérisent la société sud-africaine et que renforce l’économie néolibérale. Ce même paradoxe peut être retrouvé au Sénégal où les phénomènes de violences conjugales et des viols se heurtent, malgré leur recrudescence à une « omerta sociopolitique » (p.41) qui contribue à son invisibilisation. Ces formes de violences dont sont victimes les femmes les plus précaires aussi bien au Sénégal qu’en Afrique du sud, sont le symptôme d’un déséquilibre socioéconomique (inégalités noirs/blancs et hommes/ femmes) et démocratique qu’engendrent l’accélération des échanges économiques, culturelles et politiques et la société numérique néolibérale. En d’autres termes la mondialisation accélérée et les TIC confortent les violences de genre et la domination masculine aussi bien dans l’espace privé que dans l’espace public. Face à ce danger, dans la deuxième partie, l’auteur montre, aussi bien au Sénégal qu’en Afrique du sud, l’attitude paradoxale des organisations féministes. La priorité pour ces organisations dans leur utilisation des TIC sert plus à la logique des bailleurs (la visibilité, le décor organisationnel pour l’accès aux financements, de l’information plutôt que de l’éditorial, marketing commercial etc.) qu’à la diffusion d’informations susceptibles de participer à la transformation sociale. Ce que démontre cette partie, ce sont les effets numériques de l’ONGisation et de l’institutionnalisation de la cause des femmes en Afrique. Mais ce paradoxe relèverait de la fracture numérique entre les pays occidentaux, qui contrôlent l’industrie et la politique du numérique, et les pays en développement qui les subissent. Ces inégalités désignent ce qu’elle appelle la colonialité du pouvoir, « un système constitutif de la modernité, différent en cela du colonialisme, qu’elle a précédé, accompagné, dépassé » (p. 173) et qui se caractérise par des rapports de domination entre les pays du Nord et ceux du Sud. Sur le terrain des TIC, cette colonialité du pouvoir se manifeste par ce qu’elle appelle la « colonialité numérique » qui renforce les rapports de domination de classes (noirs et blancs, Afrique et Occident), mais surtout de genre (hommes et femmes). Cette fracture restreint les possibilités et les marges de manœuvre des femmes notamment à travers les TIC qui sont un instrument de « propagande auprès des dominés par les dominants » (p.187).

La troisième partie analyse les politiques des TICS qui s’intéressent à la dimension économique de la fracture numérique et aux effets qu’elles produisent à la fois sur les mouvements de femmes et les rapports de genre. Elle montre dans un premier temps les influences différenciées entre les hommes et les femmes dans le secteur des TIC (Absence des femmes dans les industries et secteurs d’influence des TICS comme le mouvement du libre, et forte présence dans les réseaux pornographiques, de prostitution, dans les centres d’appels en Afrique, en télétravail etc.) dont les politiques ont permis de créer pour les femmes des emplois moins valorisants. Ces politiques, qui s’intéressent particulièrement aux aspects économiques, et les projets des organisations féministes qu’elles financent, notamment sur la thématique « genre et TIC », contribuent par leur verticalité, à la dépolitisation du genre et de la cause des femmes et à une approche universaliste des rapports de genre qui consacrent une identité de femmes « qui seraient acculées à la gestion immédiate de l’urgence, à l’organisation de la survie, à la seule gestion de la vie quotidienne ». Toutes ces dynamiques internationales, qui croisent « les bases qui fondent le patriarcat » (p.263), combinées à la fracture numérique de genre en Afrique contribuent à affaiblir la communication des organisations de femmes (émetteurs) dont les principales cibles (récepteurs) sont les bailleurs internationaux. Mais leur communication, caractérisée par l’informalité, s’émancipe des codes et canaux officiels et instaure une forme de transgression sociale aussi bien au Sénégal qu’en Afrique du Sud. L’informalité devient ainsi une alternative qui remet en cause les logiques établis de domination, bouscule les logiques de domination avec un usage alternatif des TIC qui met les expériences et récits oraux de femmes et la diffusion de savoirs de jeunes sur le genre au centre de leur priorité. Cette transgression se matérialise par des savoirs non savants et des méthodes alternatives de communication (Digital Story Telling). La particularité de cette approche réside dans le fait qu’elle remet les narratrices au cœur du « processus d’élaboration de pensée » (p. 273). C’est cette approche et ces logiques d’appropriation des TIC par les organisations féministes et qui replace « les subalternes » au centre du discours, que l’auteur interroge dans la troisième partie. Elle est porteuse à la fois d’une rupture épistémique et méthodologique chez les organisations féministes.

Critiques

Le choix de délimitation séquentielle et linéaire de la problématique, bien qu’il permet de mettre en lumière les évolutions des modes d’engagements et des rapports de genre, constitue un biais dans son analyse. En effet cette délimitation sous-tend une approche séquentielle qui tente de montrer que « l’expansion du capitalisme dans les périphéries » (p. 23) ne ferait que renforcer les logiques de domination qui se sont construites dans la société coloniale (pour le cas du Sénégal) et ségrégationniste (pour l’Afrique du Sud).

Aussi analyser la « montée du nationalisme et du traditionalisme » (p.60) comme exclusivement facteur d’exclusion et de renforcement du patriarcat relève d’un vieux schisme qui oppose les traditions et les religions locales africaines au progressisme des droits de l’Homme et des femmes. L’exemple de la wolofisation au Sénégal en est illustratif. En effet bien qu’elle constitue un « nationalisme par le bas », elle remet aussi en cause l’hégémonie élitiste et masculine aussi bien dans l’espace public que dans l’espace privé. Cela est d’autant plus réel que de plus en plus d’organisations féminines ou féministes sénégalaises s’inspirent du mode d’organisations des sociétés africaines préislamiques et précoloniales dans leurs revendications. Ces sociétés étaient décrites comme matrilinéaires ou matriarcales. Cette même remarque peut être faite sur l’islam en ce qu’elle l’oppose au progrès et qui est donc analysé comme facteur d’exclusion : « La domination masculine sénégalaise instituée trouve principalement sa légitimité moderne dans l’islam ». Sur la base de ces deux remarques, l’on peut très vite voir la dichotomie que l’auteur élabore entre facteurs d’exclusion (islam, traditions locales) et des facteurs d’inclusion qui viendraient de l’extérieur (féminisme occidental, conventions internationales ou empowerment des femmes).