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Musique, danse et « traditions » en Guadeloupe

Nationalisme et revalorisation raciale

Ary Gordien
Ary Gordien est actuellement post-doctorant au Cercle d’Etudes sur le Racisme et l’Antisémitisme, au sein duquel il travaille sur les mouvements antiracistes du département de la Seine-Saint-Denis. Sa thèse de doctorat porte sur le nationalisme la race et l’ethnicité en Guadeloupe. Au sein du projet Repairs de l’Agence Nationale de la Recherche, une (...)

citation

Ary Gordien, "Musique, danse et « traditions » en Guadeloupe Nationalisme et revalorisation raciale", REVUE Asylon(s), N°15, février 2018

ISBN : 979-10-95908-19-7 9791095908197, Politique du corps (post) colonial, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1414.html

résumé

Dans le cadre de mon travail ethnographique portant sur les manières dont les Guadeloupéens s’identifient collectivement, j’ai été amené à m’intéresser au gwo-ka, art dit traditionnel rassemblant des percussions, des chants et des danses. Le gwo-ka est souvent présenté et perçu comme l’incarnation de la guadeloupéanité. Cet article analyse ce que dit le rapport à cette « tradition » de la manière dont les Guadeloupéens s’identifient. Pour ce faire, je me fonde sur les résultats de l’enquête de terrain menée au sein d’un milieu d’artistes guadeloupéens dans l’archipel et en Île-de-France. En dehors des rencontres avec des danseurs chorégraphes ayant été formés aux danses académiques, j’ai ainsi côtoyé des praticiens des musiques et danses dites traditionnelles.

Abstract : Music, dance and « tradition » in Guadeloupe : nationalism and racial revaluation This paper focuses on the identity and politics associated with the renewed interest in Guadeloupe in a traditional art called “gwo ka”, composed of dance, percussions and songs. Based on an ethnographic field work, including interviews with dancers, artists in Guadeloupe and in mainland France, this paper analyses the way Guadeloupean identify themselves to this art form.

Musique, danse et « traditions » en Guadeloupe : nationalisme et revalorisation raciale

Dans le cadre de mon travail ethnographique portant sur les manières dont les Guadeloupéens s’identifient collectivement, j’ai été amené à m’intéresser au gwo-ka, art dit traditionnel rassemblant des percussions, des chants et des danses (Lafontaine, 1997). Le gwo-ka est souvent présenté et perçu comme l’incarnation de la guadeloupéanité. Cet article analyse ce que dit le rapport à cette « tradition » de la manière dont les Guadeloupéens s’identifient. Pour ce faire, je me fonde sur les résultats de l’enquête de terrain menée au sein d’un milieu d’artistes guadeloupéens dans l’archipel et en Île-de-France. En dehors des rencontres avec des danseurs chorégraphes ayant été formés aux danses académiques, j’ai ainsi côtoyé des praticiens des musiques et danses dites traditionnelles.

En croisant l’analyse des interactions observées avec celle des discours tenus par les personnes ainsi rencontrées, je me suis aperçu que l’affirmation d’une particularité distinguant de manière plus ou moins radicale « les Guadeloupéens » des « Français » allait de pair avec un désir de voir la France, ou un occident réifié, reconnaître l’égalité en valeur de cette particularité. C’est cette dynamique qui est à l’œuvre à travers la valorisation politisée de « la tradition » qui caractérise certaines démarches artistiques. Par ailleurs, l’affirmation d’une identité culturelle héritée d’un nationalisme essentiellement culturaliste est plus ou moins explicitement articulée à une politique de revalorisation raciale (d’un phénotype, d’une couleur de peau et d’un corps stigmatisé). Je partirai d’une définition historicisée du gwo-ka pour expliquer, dans un deuxième temps, comment cet art a été politisé comme marqueur culturel national. Dans une troisième et dernière partie, j’analyserai les considérations raciales plus ou moins explicitement soulevées par cet usage politique.

Gwo-ka, un art total : définition

Les arts gwo-ka sont très vraisemblablement issus des musiques, chants et danses réinventées par les descendants des captifs africains réduits en esclavage. Toutefois, contrairement aux chants et percussions accompagnant les cultes candomblé des communautés afro-brésilienne, vaudou haïtien ou santería afro-cubaine, aucune continuité structurelle incontestable avec des manifestations artistiques ou religieuses issues de régions précises d’Afrique de l’ouest ou centrale n’a, à ma connaissance, encore été rigoureusement démontrée. Les récits de différents colons remontant pour certains au XVIIe siècle font néanmoins mention de danses et de musiques d’esclaves dont les descriptions révèlent des similitudes structurelles avec le gwo-ka (Labat, 1931 et Du Tertre, 1654 et Rochefort, 1665, cité dans Shepherd et Horn [dir.], 2014 : 349). Par ailleurs, certains des mots que l’on trouve dans ces descriptions sont aujourd’hui connus de certains praticiens du gwo-ka car ils étaient parfois encore utilisés dans les années 1970.

À cette période, ce qui devait par la suite s’appeler « gwo-ka  » était pratiqué dans le cadre de rassemblements festifs d’ouvriers agricoles nommés bamboula ou gwo-tanbou, ce dernier terme désignant à la fois l’instrument, le style musical et l’événement. Ironiquement, au-delà des désaccords et polémiques quant à son origine [1], l’appellation « gwo-ka  » qui a été retenue jusqu’à aujourd’hui s’avère être la plus récente et s’est imposée avec les premiers enregistrements et la commercialisation de disque à la fin des années 1950 (Gabali, date de publication inconnue, Mavounzy, 2002 : 23 et Laumuno, 2011).

La danse gwo-ka ne peut pas véritablement être dissociée de la musique qui l’accompagne. Le terme même de « gwo-ka » se réfère à des percussions, à des chants et à des danses qui proviennent des milieux ouvriers agricoles (parfois dits « paysans ») noirs de différentes régions de la Guadeloupe. Lorsqu’il ne s’agit pas de prestation scénique ou de rue, le gwo-ka se pratique dans une ronde (wonn ou la-wonn), dans laquelle un chanteur entame une variété de couplets que le chœur formé par l’assemblée qui l’entoure (répondè) ponctue d’un refrain. Le chant est accompagné des sept rythmes joués par deux joueurs de tambours nommés boula, en référence à leur instrument au son relativement grave, tandis qu’un troisième joueur soliste, dit makè (parfois francisé en « marqueur »), improvise au gré de son inspiration ou en suivant scrupuleusement les mouvements d’un danseur qui improvise également, seul. Les schémas d’improvisation du joueur soliste sont sur bien des points analogues à ceux du danseur.

Lorsque le makè improvise sur son tambour sans suivre un danseur, ses battements de tambour sont structurés en séquences séparées les unes des autres par une phrase rythmique récurrente appelée « reprise » (ou « rèpriz » en créole). Lorsque le danseur décline selon son inspiration une série de mouvements caractéristiques des danses gwo-ka (piétinements en gardant un genou fléchi, mime de la perte d’équilibre, équilibre sur les talons et autres sauts), il structure de la même manière sa prestation de moments de pause ou d’un enchaînement de mouvements qui porte aussi le nom de « reprise ». Il s’agit en fait bien du même procédé, l’un rendu rythmiquement et l’autre exprimé à travers les mouvements du corps du danseur. Ces deux niveaux coïncident à travers le dialogue danseur/makè car, par le biais de la percussion, ce dernier exprime rythmiquement non pas uniquement les mouvements mais aussi les pauses du danseur. Pour qu’une telle communion, ou à défaut, un simple dialogue soit rendu possible dans ce cas, il est nécessaire qu’un apprentissage commun ait été reçu.

A partir des années 1960 et surtout 1970, c’est dans le cadre d’organisations nationalistes et ouvrières chrétiennes ou encore de mouvements de scoutisme guadeloupéen que ces arts sont enseignés (Gastaud, 2004). Il existe aujourd’hui des « écoles » reconnues, à savoir des associations délivrant des cours aux enfants et adolescents. De l’avis des praticiens du gwo-ka qui gèrent ces organisations, ou qui y ont été formés, une bonne formation se doit d’être complète, c’est-à-dire d’initier à tous les arts qui constituent ce style, du tambour, au chant et à la danse en passant par le bouladjel [2]. Il ressort de mes entretiens avec les joueurs de gwo-ka, rencontrés en Guadeloupe et en région parisienne, que les techniques d’apprentissage des différentes écoles fondées dans les années 1980-1990 se conforment à ce principe. La maîtrise de la percussion semble certes y occuper une place plus importante et l’apprentissage des rythmes être l’objet d’une réflexion technique et pédagogique plus poussées, néanmoins, la danse demeure « un passage obligé ». Bien qu’étant considérée comme un art propre requérant des talents particuliers, elle est entièrement subordonnée à la percussion dans le sens où les mouvements ne prennent sens que dans le dialogue avec le makè décrit plus haut.

L’explicitation et la probable rigidification des règles et codes qui sous-tendent la pratique du gwo-ka, tout comme l’institutionnalisation de sa transmission, sont le résultat d’une politisation de ces chants, danses et percussions qui en sont venus à incarner la tradition guadeloupéenne par excellence. C’est sur ce processus que nous allons maintenant nous arrêter.

Gwo-ka et nationalisme : inventer la tradition

À travers les usages sociaux et politiques qui en sont faits, le gwo-ka apparaît souvent comme l’incarnation même de la spécificité guadeloupéenne. Aujourd’hui, le son et parfois l’image de l’instrument tambour ka évoquent plus que le corps du/de la danseur/se en mouvement la tradition guadeloupéenne. Une représentation du tambour ka figure au cœur du drapeau du syndicat indépendantiste, majoritaire en Guadeloupe, Union Générale des Travailleurs de Guadeloupe, tandis qu’un tanbouyé à califourchon sur son instrument apparaît sur une des affiches publicitaires de la filiale guadeloupéenne du groupe de télécommunication Orange®. L’effet que suscite la résonance des basses du tambour et l’action spectaculaire de frapper l’instrument contribue sans doute à expliquer pourquoi le tambour ka retient particulièrement l’attention. Cependant en dehors de ces considérations purement matérielles, l’idée que le gwo-ka incarne la tradition guadeloupéenne et la popularisation de sa pratique s’explique avant tout par l’influence politique, puis graduellement, avant tout culturelle du mouvement indépendantiste marxiste-léniniste maoïste des années 1960-1980 (Blerald, 1988).

La revalorisation du gwo-ka s’est en effet initialement inscrite dans un projet anticolonialiste inspiré du mouvement de décolonisation d’Afrique et d’Asie et dont les ressorts idéologiques sont nationalistes au sens classique du terme (Gellner, 1983 :1). Il n’est à ce titre pas surprenant que la dimension culturelle de ce nationalisme ait été exacerbée (Chatterjee, 2010 [1991] : 26-27). Il s’agissait en effet alors de faire valoir une spécificité culturelle pour faire émerger une entité politique séparée de la France. Fin mai 1967, l’État français oppose une répression sanglante à l’implantation du Groupement Organisation Nationale de la Guadeloupe (GONG, première organisation indépendantiste guadeloupéenne fondée à Paris en 1963) dans l’archipel et à la grève des ouvriers du bâtiment qui sévit dans la ville de Pointe-à-Pitre (Sainton et Gama, 1983). C’est donc dans la clandestinité que certains leaders anticolonialistes marxistes-léninistes maoïstes, réfugiés dans le milieu ouvrier agricole du nord de la Basse-Terre, fondent les principales organisations indépendantistes et réifient les pratiques de ces travailleurs qu’ils côtoient alors dans la région et dont la créolophonie exclusive et les pratiques culinaires et musicales seront analysées comme marqueurs d’une authenticité que l’assimilation culturelle française était en voie de détruire.

Avant que n’émerge un intérêt artistique puis politique pour le gwo-ka, ce style de musique était considéré comme un attribut du peuple et des paysans pauvres. Les gwo-tanbou ou bamboula où l’on jouait du gwo-ka étaient perçus comme des lieux de soulerie et de débauche. De plus, une série de croyances et de pratiques magico-religieuses afro-créoles [3], qui ne se référent a priori à aucun mythe précis, leur étaient associées, ce qui contribue d’autant plus à expliquer l’interdiction cléricale locale qui frappa le gwo-ka en 1963 (Mavounzy, ibid. :23). Il s’agissait de revaloriser ce qui avait été dénigré, d’inverser le stigmate et le discours eurocentriques et assimilationnistes et de combattre le complexe d’infériorité (dit d’aliénation en langage fanonien) du « colonisé », se traduisant par un autodénigrement et allant de pair avec la valorisation des manières de faire et de penser de l’ancien colon.

En revalorisant le gwo-ka, les militants indépendantistes n’ont pas uniquement revitalisé des pratiques existantes mais ont surtout popularisé le léwoz, un rassemblement festif et un style de gwo-ka propres à la région du nord de la Basse-Terre [4]. En dépit de la part d’arbitraire ou de hasard historique qui a entrainé ce choix, c’est sans doute la variété des chants qui y étaient joués et des rythmes correspondant qui explique que ce soient ces rassemblements dit léwoz (en référence à l’un de ces rythmes) qui aient été l’objet d’une codification qui s’est popularisée. En effet, sept rythmes (auxquels sont censés être associés sept types de chant et de manières de danser) constituent ce qui incarnent chez les praticiens actuels du gwo-ka sa forme la plus « pure », « authentique » et « traditionnelle » (Laumuno, ibid. : 20). Dès les années 1970, le musicien et musicologue autodidacte Gérard Lockel s’est attaché à retranscrire les spécificités non pas uniquement rythmiques mais aussi mélodiques du gwo-ka. Lockel a également composé des morceaux joués avec des instruments modernes sur la base de cette gamme mélodique, fondant ainsi le gwo-ka modènn (Lockel, date de publication inconnue et 2011). Les autres démarches de fusion du gwo-ka à d’autres styles sont dits « évolutifs » ou « modernes » (en français) pour les distinguer de celle de Lockel, considéré comme puriste en ce qui concerne les codes du gwo-ka, malgré ses expérimentations.

Ainsi, le mode de vie ouvrier agricole des années 1960 en est venu à symboliser l’authenticité guadeloupéenne. Toutefois, par ce biais est implicitement et plus ou moins inconsciemment posée la question de la race [5]. En effet, les prolétaires réhabilités sont des travailleurs qu’on ne cherche pas uniquement à libérer du joug du capitalisme mais aussi de celui du colonialisme. Ils incarnent en outre et parallèlement l’âme du peuple. Dans la société postcoloniale dans laquelle émerge l’indépendantisme, les inégalités sociales sont néanmoins subtilement imbriquées à la stratification socio-raciale héritée de la période coloniale esclavagiste et post-esclavagiste. C’est donc « le Noir » que l’on cherche à revaloriser non pas uniquement en tant qu’il est porteur d’une culture nègre au sens bastidien (Bastide, 1967 : 49) [6], amalgamée à la « culture guadeloupéenne » dans le langage nationaliste, mais aussi parce que des représentations particulières sont attachées au phénotype dit négroïde. Les dimensions à la fois sociale, nationale, culturelle et raciale s’entremêlent. En atteste l’expression stéréotypée selon laquelle le gwo-ka était jusqu’aux années 1980 (et continuerait à être dans une certaine mesure jusqu’à aujourd’hui) considéré comme « biten a vyé neg », c’est-à-dire des pratiques d’ouvriers agricoles noirs pauvres et frustres. Parce qu’elle concerne le corps, le rapport à la danse gwo-ka articule de manière plus éloquente encore ce rapport équivoque entre revalorisation culturelle et revalorisation raciale.

Tradition, danse et corps noir

Depuis la fin des années 1980 et le début des années 1990, un intérêt de plus en plus marqué est spécifiquement manifesté pour les danses gwo-ka. À l’instar de ce qui s’était produit plus tôt dans le domaine musical, des danseurs réfléchissent à l’élaboration de démarches artistiques visant à codifier les principes implicites de ces danses. Ce processus était déjà à l’œuvre dans les écoles de gwo-ka bien qu’il ne s’accompagnait pas d’une réflexion technique et académique sur la danse. Les groupes folkloriques représentaient un autre espace de codification où les danses gwo-ka étaient néanmoins fusionnées avec des postures et mouvements issus de différentes cultures du spectacle et adaptées au cadre de la prestation scénique.

Une génération de danseurs, qui a fait l’apprentissage de pratiques musicales et dansées codifiées dans ces deux espaces (tout en étant formés aux danses classiques moderne et/ou jazz) a choisi de prendre pour objet d’étude le gwo-ka. C’est ainsi qu’une réflexion et une codification plus poussée furent élaborées sur la danse. La danseuse et chorégraphe Léna Blou, dont j’ai suivi quelques cours et un stage lors de mon enquête de terrain en 2012, a tâché de comprendre le langage kinésique de la danse gwo-ka tout en y incorporant des apports techniques de jazz et de danse moderne. De cette réflexion autour de ce nouveau style dit modern ka, est né un autre projet visant véritablement à créer une technique à partir des danses gwo-ka et qui a débouché sur ce que Léna Blou a nommé la techni’ka (Blou, 2005).

Initialement formé aux arts-martiaux asiatiques, qu’il continue à explorer, le danseur/chorégraphe guadeloupéen Max Diakok semble avoir davantage choisi de chercher à maîtriser les codes du gwo-ka dit traditionnel. Ses créations personnelles mêlent néanmoins volontiers le gwo-ka à des styles de danses plus contemporains tels que le hip-hop. C’est du moins de la fusion de ces trois styles qu’est née sa pièce chorégraphique Depwofondis dans laquelle il s’est produit avec deux autres danseurs ces dernières années. C’est une fusion et un éclectisme similaire quoique plus marqué que revendiquent Catherine Denecy et Chantal Loïal. Née en Guadeloupe mais ayant grandi en région parisienne, Chantal Loïal intègre les danses du Sénégal, de Guinée et d’autres régions d’Afrique au Bèlè martiniquais et au gwo-ka. Dans les années 1980, elle a connu l’émergence du zouk et du soukouss et dansé au sein de différents groupes.

Le solo chorégraphié intitulé « Un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout » qu’a proposé la danseuse guadeloupéenne Catherine Denecy au Théâtre le Tarmac, situé dans le 20ème arrondissement de Paris en juillet 2013, passe d’un univers dansé et musical à un autre. De son archipel natal aux États-Unis en passant par les diasporas de différents États africains qu’elle a côtoyées, l’ensemble du parcours de la danseuse (à l’exception de la danse classique à laquelle elle a été formée en Guadeloupe puis à l’Alvin Ailey School) est symbolisé par le sac à dos avec lequel elle arrive sur scène. Du soukouss congolais aux danses urbaines krump des ghettos de Los Angeles (style popularisé par le documentaire Rize du photographe David La Chapelle), c’est la créolisation qu’elle définit comme caractéristique de son art qui est exprimée.

Les compagnies Boukoussou de Max Diakok, Difé Kako de Chantal Loïal et Trilogie de Léna Blou (ainsi que le Centre de Danse d’Étude chorégraphique que cette dernière a aussi fondé) sont des lieux de création artistique s’inscrivant dans ces démarches semblables mais distinctes. Au sein de ce dernier espace, dans lequel j’ai passé plus de temps et où j’ai pu réaliser une observation participante, les cours et ateliers se déroulent dans des salles de danse, conformes aux règlementations concernant le revêtement du sol et comportant miroirs et barres utilisées en danse classique. Outre le fait que cette dernière discipline ainsi que les styles académiques moderne et modern jazz soient également enseignés, avec la techni’ka, Léna Blou vise également à codifier les danses gwo-ka et à créer par ce biais une nouvelle technique académique, une « danse savante » reconnue par les institutions (conservatoire et compagnie).

Si la démarche de chacun de ces danseurs chorégraphes met d’une certaine manière en avant une spécificité culturelle guadeloupéenne et le fait d’être « noir », celle de Léna Blou semble s’inscrire davantage dans la lignée du mouvement indépendantiste. En effet, son projet s’accompagne d’une conscience et d’une volonté clairement affichée de revaloriser non seulement la danse gwo-ka, mais aussi par son biais, la culture qu’elle est venue à incarner. L’enjeu artistique de la chorégraphe n’est pas uniquement individuel. Il est même ressorti de nos échanges que, plus que l’inspiration et que l’expression subjective individuelle, il s’agissait surtout pour elle de garantir une revalorisation collective à travers la mise en avant de la culture. L’objectif est de faire reconnaître l’équivalence en valeur du gwo-ka avec d’autres danses et de révéler son intérêt et son apport esthétique et technique universel aux institutions prestigieuses, internationales de la danse. Cela va de pair avec une condamnation d’une minorisation des danses non européennes et de la stigmatisation du « corps noir » dans l’univers de la danse classique. En cela, une dimension raciale se greffe à la revendication identitaire exprimée en terme culturel.

Tous les danseurs/chorégraphes guadeloupéens auxquels je me suis référé jusque-là seraient identifiés comme Neg en contexte guadeloupéen [7]. La totalité d’entre eux a assisté au moins à une leçon de danse classique lorsque cette discipline n’a pas occupé une place centrale dans leur formation. La dimension discriminatoire envers les personnes noires des critères morphologiques utilisés par les institutions de danse classique pour sélectionner les danseurs était un thème récurrent. S’il est connu que ces critères excluent nombre d’aspirants danseurs quels que soient leur couleur ou la manière dont ils sont racialisés, mes interlocuteurs affirment qu’ils laissent encore moins de chance aux personnes noires du fait de particularités corporelles réelles ou fantasmées qui les caractérisent.

À leur avis, au-delà d’un simple « racisme primaire », la rareté des danseurs noirs s’explique par le fait que leur trop grande visibilité rompt l’illusion d’uniformité du corps de ballet [8]. D’autres évoquent des considération racialistes ou d’anthropologie physique qu’ils contredisent ou reprennent à leur compte. Les pieds plats des « Noirs » les empêcheraient ainsi de prendre la forme de belles demi-pointes ou encore, pour les femmes, de monter sur les pointes. Toujours selon cette vision stéréotypée, leurs fessiers, naturellement rebondis et possiblement proéminents compromettent la verticalité absolue exigée du corps du danseur classique. En outre, pour ce qui concerne, encore une fois, plus spécifiquement les femmes, leur définition musculaire soi-disant plus accentuée et leurs cheveux crépus ou bouclés, qui ne peuvent être attachés en un discret chignon (à moins que la texture en soit modifiée, à chaud ou chimiquement), les éloigneraient davantage encore de la silhouette idéale de la danseuse classique.

La polémique récente déclenchée par les propos de Benjamin Millepied concernant la faible proportion de personnes de couleur à l’Opéra de Paris, à l’arrivée de ce dernier à la présidence de la prestigieuse institution (voir les articles de presse respectifs de Bellamy et de Bavelier à ce sujet), vient corroborer les impressions de ces danseurs, révéler un malaise existant et un processus, sans doute complexe, d’exclusion et d’auto-exclusion en lien avec la race et la classe sociale. Toutefois, si les institutions étatsuniennes avec lesquelles Millepied comparait les opéras français semblent effectivement présenter une plus grande diversité raciale, nombre de danseurs africains-américains soulèvent des problèmes analogues à ceux évoqués par les danseurs noirs guadeloupéens que j’ai interviewés. La récente nomination comme étoile de Misty Copeland, considérée comme la première africaine-américaine nommée étoile à l’American Ballet Theater de New York le 30 juin 2015, en est la plus récente illustration.

Bien avant cette nomination, la danseuse avait abondamment communiqué sur son parcours atypique et sa non conformité avec les standards de la danse classique. Une publicité pour la marque d’habillement sportif américaine Under Armour mettait en scène la danseuse réalisant des exercices de danse classique sur pointe. Sur fond de quelques accords entêtant de piano, Copeland lit la lettre que lui a adressé la Ballet Academy pour lui expliquer les raisons pour lesquelles elle n’avait pas été retenue à une audition. Le texte énumère les défauts morphologiques de la danseuse et conclut : « you have the wrong body for ballet  » (« vous n’avez pas le bon type de corps pour la danse classique ») ce après quoi des plans plus larges, où l’on voit Copeland réaliser des pas et sauts de danse spectaculaires sur une musique beaucoup plus rythmée s’enchaînent.

La racialisation des rapports sociaux des États-Unis, héritée non seulement de l’esclavage mais aussi des lois discriminatoires et ségrégatives qui lui firent suite, avait poussé des danseurs catégorisés comme noirs à fonder leurs propres institutions, la plus connue d’entre elles étant la compagnie Alvin Ailey American Dance Theater créé en 1958. Lors d’un voyage à New-York réalisé en mai 2014, j’ai pu visiter les locaux du moins connu Dance Theater of Harlem, autre école de danse africaine-américaine fondée en 1969 selon les mêmes principes. Plus de quarante ans plus tard, c’est également de couleur de peau, de musculature des personnes noires et de leur texture de cheveux dont il est encore question (Desta, 2015) [9].

Il est indispensable de comparer plus avant cette communauté d’expérience pour mieux analyser les spécificités du cas des danseurs africains-américains, d’une part, et celui de leurs homologues « noirs » guadeloupéens et plus largement français de l’autre. Dans ces différents contextes, la racialisation, la construction de la catégorie raciale de « Noir » et de ses différents équivalents à travers les histoires coloniales et postcoloniales interconnectées est prégnante. Toutefois, si elle s’avère l’être d’une manière singulière dans le débat politique et les questionnements identitaires en Guadeloupe, le sentiment d’appartenance guadeloupéen va au-delà de la race puisqu’il concerne des personnes et groupes non « noirs » qui font partie intégrante de cette société plurielle. Par ailleurs, la culture et le statut politique de l’archipel renvoient encore jusqu’à aujourd’hui au lien séculaire avec la France continentale. La difficulté, à la fois pour les Guadeloupéens et pour tout chercheur s’intéressant à ces questions, est de cerner avec le plus de justesse possible l’impact et l’importance des phénomènes raciaux afin de saisir leur articulation avec d’autres processus à l’œuvre. Ceux-ci, tels que la stratification sociale inégalitaire au sein de la majorité « noire » guadeloupéenne (de ce fait souvent indépendante de la question raciale) et l’évolution des relations de dépendance à la France hexagonale, s’avèrent tout aussi importants.

Conclusion

L’histoire de la transmission du gwo-ka est surtout celle de la redécouverte de pratique culturelle définie comme incarnation du génie du peuple guadeloupéen. Il nous faut considérer à la suite d’Eric Weil que, comme tout traditionalisme, ce rapport au gwo-ka exprime la volonté de fidélité à un passé en réaction au changement (Weil, 1991). En l’occurrence, le gwo-ka incarne l’idéalisation de valeurs communautaires paysannes face à l’assimilation culturelle française, la tertiarisation de l’économie et l’urbanisation qui s’imposèrent graduellement à la suite de la départementalisation de 1946. Plus généralement c’est de la défense d’une spécificité culturelle dont il s’agit, alors même qu’un rapprochement s’est opéré avec le mode de vie de la France hexagonale. C’est sans doute l’absence d’une reconnaissance claire de la diversité culturelle et de la question raciale dans le cadre de la communauté nationale française au sein de laquelle la Guadeloupe est censée être incluse qui semble expliquer ce malaise et cette crispation identitaire autour de la question raciale. Le rapport au gwo-ka, et plus généralement à l’art, exprime ces tensions et conflits intériorisés. Reste à savoir ce qu’il en adviendra si des évolutions majeures devaient se faire sentir dans la manière dont la place de la Guadeloupe dans la République française devait être redéfinie.

Bibliographie

Films

Demaizière T. et Teurlai A., 2015, Relève, Canal Plus.

Lachapelle D., 2005, Rize, HSI Productions.

Articles de presse

Bavelier, « Millepied et les « danseurs de couleur », la polémique inutile », le 28 août 2013, consulté sur le site http://www.lefigaro.fr

Bellamy, « Les fausses naïvetés de Benjamin Millepied », le 3 novembre 2013, consulté sur le site http://www.huffingtonpost.fr/

Desta, « The Brown Ballerina Exists. Why we need to lift her up », le 27 mai 2015, consulté sur le site ->[https://mashable.com/2015/05/27/bal...]

Articles et ouvrages scientifiques

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Shepherd J. et Horn D. (Ed.), 2014, Bloomsbury Encyclopedia of Popular Music of the World, Volume 9. Genres : Caribbean and Latin America, Londres, Bloomsbury Publishing.

NOTES

[1] À la suite d’André et de Simone Schwartz-Bart, il a été évoqué une possible origine centrafricaine suggérée par la similitude avec le terme ngoka et les pratiques musicales qu’il désigne ; tandis que le fondateur de la maison de disque Emeraude Marc Mavounzy et avant lui la présidente de groupe folklorique Jaqueline Cachemire-Tôle expliquent que les barriques à salaison, dites « gros quarts », étaient utilisées pour fabriquer les tambours, d’où leur nom « gwo ka ». L’appellation de « gwo tanbou » qui a précédé celle de « gwo-ka » et qui est issue du français « gros tambour » semble plutôt aller dans le sens de la deuxième hypothèse.

[2] Onomatopées rythmiques réalisées en chœur pour accompagner certains chants de veillées mortuaires.

[3] En situation d’interviews, des praticiens du gwo-ka âgés d’une vingtaine d’années se référaient à des créatures surnaturelles telles que La-Diables, une belle femme qui porte une longue robe cachant la patte de cheval et celle d’âne qui lui servent de jambe et qui apparaît, passé minuit, dans les léwoz. D’autres insinuent qu’une force émanerait du tambour : force de la tradition qui entraine des transes inexpliquées, mais aussi pouvoir surnaturel utilisé par celui qui en joue. Mes interlocuteurs assimilent ces pratiques aux formes de sorcellerie (gadèdzafè, quimboiseur) en vigueur aux Antilles (Bougerol, 1997) et qui étaient également condamnées (tout comme l’hindouisme syncrétique des descendants de travailleurs engagés indiens) par le clergé (Benoist, 1998, p.195).

[4] L’île volcanique constituant l’« aile » ouest du papillon que semble former, avec la grande terre à l’est, les deux principales îles de l’archipel guadeloupéen.

[5] L’anthropologue britannique Peter Wade explique que la notion de race a changé de sens (Wade, 1997, pp.9-10). Elle se référait à partir du XIX ème siècle à des différences biologiques, psychologiques et culturelles héréditaires que l’on croyait réelles. L’humanité était divisée en catégories caractérisées par un type physique et généralement considérées comme inégales entre elles. Depuis le XX ème siècle les biologistes et généticiens ont conclu que la notion de race ne pouvait s’appliquer à l’espèce humaines. Les chercheurs en sciences sociales continuent néanmoins à analyser l’impact social, culturel et politique bien réel de la croyance en l’existence de la race (discriminations, racisme et mouvement de revalorisation sur la base de la race). C’est dans ce dernier sens que j’utilise la notion car j’analyse comment cette catégorie construite dans le contexte colonial et esclavagiste antillais continue à faire sens pour les acteurs à travers les interactions du quotidien et certaines revendications politiques.

[6] Bastide qualifie de « nègres » les collectivités de descendants de captifs africains dans les Amériques dont les cultures, en l’absence de continuité culturelle avec leurs contrées d’origine, sont issues d’un bricolage. Elles se distinguent, selon lui, des communautés « africaines », caractérisées par l’implantation de traits culturels africains tels que le vaudou haïtien, la santeria cubaine et le candomblé brésilien.

[7] De manière ambivalente, cette catégorie émique se réfère aux personnes « noires » en opposition aux « Blancs », conformément à la distinction qui existe en France hexagonale. Néanmoins, « Neg » peut aussi s’opposer à d’autres catégories raciales antillaises qui se réfèrent à des phénotypes attestant un métissage plus ou moins récent, avec des « Blancs » ou des Zendyen (descendants de travailleurs engagés indiens) dans l’histoire familiale d’une personne donnée.

[8] Dans le documentaire consacré à Benjamin Millepied diffusé en décembre 2015 sur Canal Plus, l’ancien directeur de la danse à l’Opéra de Paris critiquait sévèrement cet argument qu’il définissait comme du racisme (Demaizière et Teurlai, 2015). J’évoque plus bas la polémique qu’avaient déjà causée certains propos qu’il avait tenus à ce même sujet lors de sa nomination.

[9] Le centre étant virtuellement vide lors de ma visite, j’ai pu malgré tout bénéficier d’une rapide mais passionnante visite des locaux par un des danseurs. À l’entrée du centre, quelques vitrines en retracent l’histoire. Il y est notamment raconté l’histoire des collants et chaussons de danse marron utilisés dans l’établissement. Ces accessoires qui n’existaient alors qu’en couleur dite « chair » ont été symboliquement recouverts de cirage marron pour signifier la présence du corps noir dans le domaine de la danse classique. Disponibles sur le site internet http://mashable.com, l’article de Yohana Testa cité dans le corps du texte et les vidéos d’Heather Martino qui l’accompagnent présentent l’avantage de donner la parole à plusieurs danseurs actuels tout comme à des membres historiques.