Patrick Bruneteaux
Université Paris1/CESSP/CNRS
Les Outre-mer au prisme des imperial studies
Réflexions théoriques autour de l’ouvrage collectif
“Imperial Debris. On Ruins and Ruination”
Stoler, A. L. (dir.), 2013, Imperial debris : On ruins and ruination. Duke University Press.
Daté, irrémédiablement lié au marxisme léniniste et aux dénonciations d’économistes, de sociologues ou de géographes radicaux contre le pillage du tiers-monde (par exemple les œuvres de Pierre Jalée, Samir Amin ou Mike Davis), le terme « impérialisme » a regagné un droit de cité grâce aux travaux de chercheurs soucieux de montrer comment penser le post-colonialisme suppose de qualifier les voies complexes de cheminement des processus de domination d’Etats sur d’autres Etats ou territoires faussement qualifiés de souverains, ce qui est l’objet d’un autre ouvrage, Duress ; logiques qui, science oblige, sont plus diffuses et ambivalentes, entremêlées et résiduelles que la simple emprise militaire directe sur les élites en place ou le maintien des dépendances financières ou économiques, si prégnantes malgré tout encore aujourd’hui dans la plupart des Etats du Centre et du Sud bien rapidement jugés indépendants. C’est en s’appuyant sur un ouvrage collectif pionnier dirigé par Ann L. Stoler que l’on voudrait importer des concepts et des analyses valables, semble t-il, pour les « outre-mer » français.
Rompre avec la périodisation officielle : pour une objectivation du cadrage de l’illusion bien fondée
A l’opposé de l’analyse socio-historique des jeux à l’œuvre dans ces transactions entre l’ancien et le nouveau, le postulat d’une coupure inaugurée en 1946 avec la « départementalisation des Outre-mer » sonne comme un déni de ces fluidités et de ces recombinaisons. Outre que la cassure politique en tant que telle pose problème (1848 ou 1946), puisqu’il faudrait prouver le surgissement d’une réalité nouvelle affectant globalement la société concernée (Rochman 2000 ; Thoumson 2003 [1]), l’officialité de la disposition, avec son alliée, le juridisme, aligne les scientifiques sur une vérité normative là où l’objectivation commande une distance au sens commun. Alors que l’on sait que l’abolition officielle de l’esclavage n’a pas empêché l’esclavage de continuer, mais selon d’autres formes -le système de Jim Crow aux USA jusqu’aux années 1960 (Kennedy 2008) ; le travail forcé aux Antilles (Lara 1998) et à la Réunion (Vergès 1999) jusqu’à la première guerre mondiale, tout au moins dans ses traits les plus saillants ; l’esclavage militaire, économique et sexuel dans l’espace sahélien français (au moins) jusqu’à la seconde guerre mondiale (Taithe 2007)- les chercheurs n’en continuent pas moins de se référer à des dates, 1848 ou 1946, qui seraient des dates majeures de rupture politique, faisant preuve d’une naïveté déconcertante porteuse d’une arrogance équivalente à celle avec laquelle on veut bien enseigner aux enfants que l’on a découvert l’Amérique sur le dos des Indiens, des Caraïbes et des Arawaks, pour ne mentionner que ces quelques peuples exterminés manu militari par les dits découvreurs. Ainsi, derrière les constructions sociales de façades des experts en cadrages, à commencer par les effets de datation, et plus largement l’écran des construits sociaux officiels, « statuts », « normes juridiques », ou « cadres politiques », dont la forme la plus ubuesque se lit dans « L’État associé » de Porto Rico amie des USA, se profile distinctement, pour les « Outre-mer », une logique de continuation structurale [2] -répétons le : hors de toute indépendance- qui soulève alors une question inverse : Comment penser justement l’illusion du changement au cœur d’un processus de pérennisation des cadres morphologiques, économiques, sociaux et raciaux dans ces espaces insulaires « ultra-périphériques » comme le disent les technocrates de Bruxelles ? Plus exactement, comment rendre compte de l’adhésion aux représentations schizophréniques des acteurs d’un ordre symbolique qui d’un côté le déclarent radicalement modifié (« abolition », « démocratisation », « départementalisation ») tandis que de l’autre ils baignent au sein de structures sociales matérielles et symboliques se reproduisant de génération en génération jusqu’à aujourd’hui (Bernardot, Bruneteaux, Zander 2013) ? Autrement dit, quels types d’effets symboliques sont capables de produire les acteurs usagers de ces normes politico-juridiques auprès de groupes qui ont variablement intérêt à adhérer à ce type de construit social faisant croire à une « transformation radicale » (puisqu’on passe formellement de la colonie à la départementalisation) ? Comment fonctionne concrètement cette illusion bien fondée, performative et soutenue par l’incontournable dispositif de « l’égalité des droits » avec la « mère patrie » ? Qui a intérêt à susciter cette illusion d’une rupture et selon quels procédés transitologiques (système électoral sans véritable système partisan, couplage flou entre décentralisation et autonomie, affirmation de la créolisation sur l’unique versant culturalo-identitaire, cris indépendantistes mais gestion républicaine, liberté formelle avec un monopole médiatique français, etc) ? Qu’est-ce qui, avec ce « statut » change vraiment dans un ordre politique contrôlé directement par la métropole tandis que les structures sociales et économiques maintiennent la monoculture d’exportation et l’économie de transfert [3] ? Quels sont les points d’ancrage des effets de l’ancien monde esclavagiste et colonial dans une telle configuration « démocratique » où demeure cependant la stratification sociale ancienne ? Qu’est-ce qui, de l’ancien monde, est maintenu, recomposé, résiduel ou revivifié ? On le devine, un des enjeux principaux du nouveau monde se niche dans la lutte autour de la construction de la mémoire légitime. On va le voir, c’est un des axes fort des travaux des chercheurs réunis autour d’Imperial Debris. Réfléchir à la formule « Vivre dans la Départementalisation », c’est se pencher sur les processus de contrôle de l’identité, de la mémoire, du passé, des souffrances faites corps, toutes choses qui sont très précisément étudiées dans cet ouvrage collectif ; lesquelles ont fondé aussi mon propre travail de recherche sur la muséographie martiniquaise, entre déni et dénégation selon l’expression de D. et E. Fassin. Cette chape de plomb affecte aussi le champ scientifique, traversé lui aussi par des enjeux idéologiques forts autour du rôle de la France dans ses anciennes…et toujours actuelles possessions coloniales.
Deux auteurs consacrés sur la question, J.F. Bayart et R. Bertrand, parlent ainsi d’un « legs colonial » signifiant au bout du compte une forte autonomie des nouvelles élites africaines indépendantes, sans prendre pour objet les « outre-mer » français. Au nom d’une historicité qui commence avant l’impérialisme et se poursuit ensuite, mixte de transactions permanentes clientélistes et d’inventions de traditions, le processus impérial apparaît paradoxalement sans véritable historicité. Le premier auteur développe même l’idée d’une rente de la dépendance « librement consentie » par les élites africaines (1989 : 249) sans jamais faire entrer en ligne de compte les jeux de porosité entre l’avant et l’après ; notamment le travail des services secrets -dont les assassinats commandités- celui des diplomaties avec leurs « accords de coopération », le jeu des pressions financières à distance (Coronil 2007) ou des gratifications octroyées par les émissaires des gouvernements, voire ceux des multinationales elles-mêmes, plus que jamais « concessionnaires » des sols des pays du Sud et contrôleuses stratégiques des technologies. Dans cette science sociale du postcolonial, les territoires insulaires antillais, réunionnais, calédoniens ou polynésiens sont étrangement absents. Même un ouvrage directement centré sur le post-colonial français n’aborde pas les raisons du maintien des « french caribbean islands ». L’auteure se contente de dire : « Elles n’ont pas atteint un statut d’indépendance » (Majumdar 2007 : 151), alors que tout le livre détaille les propos anticolonialistes de la littérature antillaise ! Rien n’est dit du hiatus entre colonialisme/impérialisme maintenu (Antilles) et colonialisme/impérialisme défait (Algérie). Ainsi, le silence mémoriel qui fonde l’illusio autour de la « mère-patrie républicaine » trouve des prolongements dans la gêne avec laquelle le champ académique pense l’action impériale de la France au sens large, c’est-à-dire aussi au travers de la construction socio-historique d’une adhésion/renonciation des élites locales « noires », surtout dans les Antilles françaises (Bruneteaux 2013) et à la Réunion (Vergès op. cit.) où la structure socio-raciale issue du peuplement est comparable, tandis que la situation de la Nouvelle-Calédonie est différente du fait de l’existence des Kanaks. On le verra, cette question du maintien de l’Empire, directement ou subrepticement, ainsi que celle de la « traîtrise » (terme d’Aimé Césaire) des élites locales, vont se retrouver au cœur de plusieurs analyses présentées dans cet ouvrage.
Un détour par les processus impériaux pour penser les « outre-mer »
La distance épistémique est donc nécessaire et elle se nourrit de la créativité de chercheur(e)s qui trouvent les outils nécessaires afin de ne pas tomber dans le piège tendu par les groupes dominants, à commencer par l’organisation complice d’un déni ou d’une dénégation du passé entre les élites noires néo-impérialisées et la « métropole » (Taithe, op. cit., chapitre 7 ; Bruneteaux op. cit.). Parmi ces chercheur(e)s, il est désormais acquis qu’A.L. Stoler et les chercheurs regroupés autour d’elle (par exemple dans Imperial formations ou dans Imperial debris) figurent en bonne place parmi les pionniers d’une perception fouillée des effets multidimensionnels de la présence impériale, quand bien même les Etats étudiés sont formellement indépendants, parfois depuis un siècle (Amérique du Sud). Alors que les scientifiques omettent le plus souvent de penser l’Outre-mer en arrimant uniquement le « post-colonialisme » à l’étude de ces Etats « indépendants » (ce qui est caricatural parfois, surtout de la part de Français connaissant les « outre-mer », (Smouts 2007) ; mais le même aveuglement sur ces territoires est attesté aussi chez F. Cooper (2013)), on imagine alors combien les analystes des imperial debris peuvent devenir utiles dès lors qu’il s’agit d’étudier ces prolongements hybrides des empires qui demeurent des ramifications toujours formellement rattachées à leur « métropole », tandis que les indépendances sont travaillées localement par des structures et des habitus habités par des effets de reconduction ou d’innovations analogiques. Penser les « outre-mer, c’est donc s’armer d’un cadrage théorique renouvelé sur les processus impériaux.
Le concept clé : la ruination
Imperial Debris distille dix contributions exemplaires, portant sur 8 pays (Brésil, Argentine, USA, Israël, Palestine, Inde, République Démocratique du Congo, Afrique du Sud), et insistant sur la nécessité de repenser les catégories officielles en circulation (déplacements forcés sous le nom de « sécurité », intervention violente sous le nom « d’état d’urgence »), les objets de recherche (les actions extérieures des USA jusqu’alors peu pensées par le champ académique américain sous le concept de processus impériaux, où celles d’Israël (Azoulay [4]), les dégradations environnementales, les populations subalternes), les angles théoriques (logiques des effets en capillarité, d’où le concept « ruination ») ; tout cela ouvrant sur des regards fouillés qui réhabilitent en quelque sorte un droit d’inventaire de l’héritage impérial dans le présent des groupes concernés, de l’infiniment petit d’une histoire singulière, à l’infiniment grand d’une formation sociale en devenir, en passant par les segments institutionnels (par exemple la politique nucléaire américaine). Bien loin de simplement faire émerger un problème de mémoire, les contributeurs dissèquent les pratiques bien réelles par lesquelles les individus sont atteints au sein de politiques publiques mémorielles, d’effets d’espaces toxiques, de corps exposés ou marqués par le légal (travail forcé, propagande d’Etat, parquage en lieu et place d’un habitat) et l’illégal (viols, déplacements, intrusions dans l’espace domestique).
Les violences extrêmes du passé continuent d’agir sous la forme de « pourritures actives », de « ruines destructrices » (« The rot remains, from ruins to ruination » ; « The toxic corrosions and violent accruals of colonial aftermaths ») qui affectent des parties ou l’ensemble d’un site donné. Il est question des souillures du sol et des corps (tests nucléaires, agent orange, implantation d’usines polluantes à côté des ghettos cf. Chari), de villes étroitement liées à la captation impériale des ressources et à la domestication civilisatrice des allogènes comme les ont produites les élites économiques de Détroit aux USA, ville fabriquée notamment par H. Ford et dupliquée à Fordlandia au Brésil (Grandin), de ségrégation socio-raciale maintenue après l’indépendance, avec ses inégalités criantes sur l’ensemble des dimensions de l’activité humaine (Chari), d’humiliations militaires lors d’incursions chez les colonisés sous dépendance (Azoulay), de traumatismes des subalterns, notamment les minorités allogènes toujours pourchassées comme barbares et sauvages en Argentine (Gordillo) ou au Brésil (Collins), ou les femmes régulièrement violées depuis des dizaines d’années, presque génération après génération, comme une répétition tragique des initiateurs (Hunt), en passant par les minorités réifiées en authentiques éléments du passé national (Collins). A l’opposé des ruines esthétiques ouvrant sur une vision idéalisée du colonial, confinant le passé des autres à la valeur ajoutée d’un regard occidental sur sa propre recherche d’authenticité [5] au mépris des indigènes réels (Rao), le concept to ruin est une invitation à penser tous les processus d’affectations multiples dans lesquels des acteurs impérialistes sont impliqués (multinationales, acteurs militaires, gouvernements, Natives en zone grise). Que ce soit au travers d’une vie quotidienne territorialisée perturbée par de fortes nuisances environnementales, sociales, économiques, psychiques (partie 2 du livre), que ce soit au travers d’un emballement des déstructurations des lieux et des personnes (Partie 1) ou que ce soit au travers d’effets de réactivation, de recomposition, de réinvestissement ou de revivifications impériales des lieux et des répertoires d’action (partie 2 et 3 : forêts de sapins des Israéliens sur les anciennes oliveraies des Palestiniens, repossession des anciennes baraques minières par les pauvres en Inde (comme c’est le cas des cases des Habitations du Nord de la Martinique par les anciens « Koulis »), ancienne habitation coloniale transformée en musée, séquelles humaines des essais nucléaires ou des guerres coloniales), les auteurs déroulent les effets multiformes de neutralisation et de « revalorisation », comme les effets de perturbation ou de pourrissement : les uns et les autres sont des effets déformant, marquant, dévastant, démoralisant les populations impérialisées, y compris au cœur des métropoles (Masco). Il y a une sorte d’objectivation de l’extrême au sens d’une sidération de l’action sociale dans le présent, une « destruction de l’agencéité » pour parler comme A. Stoler.
Entre violences toxiques et agencéité
Pour autant, les auteurs ne tombent pas, loin s’en faut, dans le piège du misérabilisme. Les groupes touchés par les effets délétères des produits (agents chimiques), des hommes (viols, intrusions dans les domiciles, marquages durables du travail colonial forcé sur les futures générations), des choses (baraques coloniales), des espaces (parcs aseptisés, ville fantôme, terres infectées par des poisons chimiques, air délétère), effets intériorisés le plus souvent (Hunt ; Daniel ; Chari), ne sont pas tous, identiquement et mécaniquement, devenus des êtres sans consistance. L’extrême produit aussi de la subjectivation. Ici se déploie une extraordinaire inventivité scientifique des contributeurs. Seule l’analyse phénoménologique peut retrouver ces traces toujours à l’œuvre de la violence impériale. D’une part, dans le décryptage inédit de l’archive centrée sur la réexistence du subaltern, dans la veine d’un R. Guha. L’auteure exhume les souffrances des femmes colonisées sous la forme de sons, d’odeurs et de silences : une appréhension « acoustique de la lecture de l’archive » (Collins) ; d’autre part, dans une introspection d’une scientifique (Daniel), dont le père a été astreint au travail plantationnaire, travail sur soi lui ayant permis, en combinant l’archive et l’histoire orale, de revisiter les apports de la première école de Chicago avec le code de cet Imperial study ; en troisième lieu, au travers d’une démarche ethnographique pointilliste au milieu d’informateurs bien choisis dont les attitudes sont remarquablement rapportées ; enfin, dans une intentionnalité théorique audacieuse si bien présentée dans l’introduction. L’ouvrage glisse ainsi du macro-structural à l’hexis corporel, des politiques institutionnelles aux répliques interactionnelles en posant efficacement les registres de la preuve empirique. Dans l’ensemble, les contributeurs proposent des regards inédits, d’une grande rigueur, avec des effets de pertinence qui en font un livre de référence tant sur le plan théorique qu’épistémologique ou encore empirique : en réancrant les post-colonial studies dans une scientificité exemplaire, en marge des essais sans validation empirique qui foisonnent.
Tout l’exposé de J. Collins, par exemple vise à traquer, grâce à l’enquête ethnographique, les positionnements des individus « impérialisés » par des politiques culturelles initiées par un appareil étatique fortement défini par des élites de zone grise, au cœur d’une vie sociale de grande pauvreté dans un quartier relégué de Bahia. Les afrobahianais de cette partie du Brésil sont ainsi traversés par des stratégies néo-impérialistes de l’intérieur au sens où les élites politiques au pouvoir prolongent une attitude « collaboratrice » qui découle en ligne directe de la manière de voir les « indigènes » de la part des anciennes élites coloniales portugaises. Les habitants de Misericordia sont ainsi l’objet, par projet UNESCO interposé, d’une politique visant à corriger leurs comportements, à les instituer comme d’authentiques descendants des esclaves, mais culturellement patrimonialisés et essentialisés comme valeur positive de la nation brésilienne sous réserve qu’ils endossent une réhabilitation architecturale de leur quartier et qu’ils acceptent un profilage comportemental commençant avec le récit de vie et s’achevant avec une soumission au projet culturel global impulsé par l’Etat : contrer leur déviance tout en en masquant les déterminants socio-historiques : l’esclavage, le racisme et la ségrégation territoriale et économique ; et les visibiliser comme des acteurs actifs (les réticents étant expulsés avec des indemnités) du projet culturel créé par d’autres : « la vie quotidienne » actuelle construite comme « culture » ou « mémoire collective » du « passé colonial et de l’héritage africain » ayant des propriétés naturalisées puisqu’issues d’un passé inchangé et unifié. Dans cette entreprise, la réduction de la population au statut d’objet soumis à une sélection territoriale suite à une « évaluation ethnographique » n’est une valorisation « patrimoniale » que pour les élus, les mauvais éléments culturels étant chassés du quartier. Les autres sont transformés, reconfigurés, glissant d’une « tradition des opprimés » (pauvres déviants, drogués criminalisés, ségrégation policière) au statut de « possession de la nation » et même, selon la définition de l’UNESCO et sa World Heritage List, de patrimoine de l’humanité. Ce que ces « traits culturels » ne disent pas, c’est l’épaisseur d’une historicité déniée, celle d’anciens esclaves rebelles du Sertao désormais compilés dans les quartiers déshérités de Bahia, et qui s’opposent comme ils peuvent à la « sanitarisation » dont ils sont l’objet, reliques propres construites comme ruines esthétiques autant par les agents du contrôle social que par les agents mémorialistes. En produisant l’exception culturelle mythique au travers de la différence entre civilisation et barbarie (on regrette toutefois de ne pas avoir plus de détails sur le menu précis de cette « authenticité nationale » recherchée par les ethnographes organiques de l’Etat), les manageurs renouent avec le projet impérial de la gradualisation des méritants, échelle socio-raciale qui montre surtout que la spécificité des Bahianais légitimes n’est autre que la norme impériale elle-même, confondue désormais avec le néolibéralisme et les prolongements du bio-politique de l’encadrement des couches populaires. L’auteur pointe néanmoins les résistances « longitudinales » des subalterns, longeant le processus de mise en patrimonialisation des résidents que ces derniers retraduisent dans le vernaculaire « tombado » (réifié). En se moquant de l’acte d’archivage des paroles des « authentiques », les résidents viennent se caractériser dans l’autodérision, dans le sens d’accepter formellement (pour l’argent donné et pour éviter l’expulsion) de jouer le jeu de la « reconstruction du pauvre » réifié dans les mains du maître. De manière plus éloquente encore, au travers ici des répliques directes et en interaction de Topa, la femme informatrice de la chercheuse qui s’en prend à la gouvernementalité des infirmières alignées sur le travail de redressement des populations, l’auteure montre que les dominés peuvent aussi tenir en échec verbalement, en confrontation, le processus d’invalidation des manières de vivre des pauvres de Misericordia.
C’est ainsi que G. Gordillo révèle aussi la réactivation du pouvoir impérial argentin dans la région de Gran Chaco, longtemps demeurée un espace insurrectionnel des Indiens et qui fut pour cette raison qualifiée de « sauvage » et de « désert » (« absence de civilisation ») par les élites coloniales et l’Etat argentin naissant ; lesquels, en dépit des assauts militaires, ne purent le contrôler avant l’extrême fin du 19eme siècle. La région du Chaco, domestiquée, est devenue « un site historique du patrimoine de la nation ». Les ruines ne sont plus la trace de l’écrasement de gens mais des vestiges d’une ancienneté célébrée du pays abstraite des relations sociales (« self enclosed relics ») ; les lieux demeurant la région la plus désertée et la plus pauvre du pays. Si les individus vivent quant à eux, à la suite des massacres et des désolations militaires, dans l’expérience de « l’aliénation », ils luttent aussi pour maintenir la mémoire des exterminations, des « ancêtres ». Chercher les os, les ruines, les traces, pour eux, c’est retisser un mince fil de vie avec les anciennes communautés d’appartenance. C’est encore E.V. Daniel qui retrace la dimension culturelle de la résistance mémorielle des Tamouls coolies du Sri Lanka qui souffrirent sur les plantations mortifères de thé, de caoutchouc et de café. Elle-même fille d’un père ouvrier agricole, ayant vécue sur une plantation de thé, elle retranscrit en sens pratique le matériau de l’histoire orale et des archives sous la forme d’un poème inédit, « marqueur de la mémoire » comme dirait le romancier antillais P. Chamoiseau. Le scientifique et l’émotionnel s’entrelacent dans le défi phénoménologique de faire resurgir une lutte épique contre les violences mortifères de l’exploitation néocoloniale des multinationales.
Il faut toutefois noter que l’essentiel de l’argumentation de l’ouvrage provient davantage du regard fouillé des contributeurs aspirant avant tout à restituer les traces post-impériales/post-coloniales de ces résidus actifs qui empoisonnent la vie sociale des nouvelles générations d’enfants d’esclaves, d’enfants de colonisés, d’enfants d’hommes ou femmes connaissant toujours la ségrégation socio-raciale ou vivant (survivant serait plus approprié) sur une terre/un territoire fortement corrodés par des nuisances de toutes sortes. A cet égard, rien n’a changé sous le ciel des ghettos de Durban, au sein d’un environnement totalement inhumain (Chari), comme sous d’autres cieux fortement marqués par l’esclavage (Loomba 1998). Le marquage impérial est durable et l’écume de l’indépendance n’agit que très faiblement sur une zone socio-racialement maintenue. Que ce soit la répétition du viol (« reproductive ruination ») sur un espace historiquement marqué par des scènes identiques de cruautés (Collins)-, que ce soit la présence durable des violences incorporées du travail forcé (plantation, voie ferrée, défrichage de la jungle) dans la mémoire, les intrusions militaires répétées soutenues par un « public » pris dans la délectation de la cruauté (Azoulay), que ce soit les marquages durables de l’environnement ou ceux associés aux qualifications séculaires des sauvages dans l’Etat néo-impérial argentin ou brésilien, ou que ce soit encore le déplacement forcé de populations subalternes par les élites zones grises (« natives elites as intermediaries ») en quête d’imitation du colon blanc et de ses projets « positifs » -« progrès », « modernisation » pour qualifier la construction d’un barrage- tandis que les populations traumatisées subissent ces « coûts du développement » et ce « projet colonial archéologique » (Rao) dont la dimension impériale réside très clairement dans le non souci, par les élites zone grise, de la mort sociale de populations appartenant formellement à la nation indienne, le mort n’en continue pas moins, incessamment, de saisir le vif.
De la zone grise
Le grand apport de ce livre, même s’il ne le dit pas toujours explicitement, s’ancre dans l’objectivation du rôle impérialiste des élites de l’Etat national (Argentine, Brésil , République Démocratique du Congo et Inde ici) et des corps intermédiaires (Les travailleurs sociaux, archéologues, mémorialistes et ethnographes organiques au Brésil, Argentine et en Inde). La revivification de l’impérial suppose souvent, à côté de la logique des effets (espaces, transmission générationnelle), une intermédiarisation du processus par des groupes supports, parfois entrepreneurs de causes (politiques publiques), parfois relais pratiques. Dans les pays cités, la comparaison est édifiante ; en l’occurrence la logique fanonienne de l’imitation et de l’inféodation continuée au socio-racial et à l’inhumanisation -même sans la présence directe de l’ancien colon- sur des projets économiques et mémoriels/touristiques, a pour conséquence de martyriser les dominés, souvent des groupes colonisés/transportés ou des allogènes extérieurs aux élites nouvelles issues du colon (Argentine ou Brésil), parfois des habitants affectés par l’envahisseur reparti (Inde) tandis que l’élite nationale le remplace. En Inde, le nouveau barrage et le site mémoriel de Srisailam sont pensés comme une catastrophe absolue par les villageois. Et c’est bien au travers de l’insensibilisation et de l’invisibilisation de cette destruction et de cette souffrance que l’extrême du colonial/impérial trouve ses prolongements dans les habitus de la zone grise bureaucratisée. Dans tous les cas, la muséographie est convoquée autant pour magnifier un cadre national (donc les élites) que pour faire fructifier l’économie (donc les élites) dans une logique d’ouverture aux attentes externes (le tourisme) et de déni du passé local (à la fois du passé des subalterns et du passé colonial) et de maltraitance prolongée des anciens colonisés.
La logique de l’impérial affecte d’ailleurs la métropole comme les espaces conquis. Detroit to the Amazon, de G. Grandin, c’est d’abord un retour incroyable sur l’entreprise Ford dont le dirigeant tenta de domestiquer et de transformer les habitants des plantations de caoutchouc, au cœur de l’Amazonie. Mais la démarche est sidérante en ce sens que c’est aussi la ville des « maîtres » qui est délaissée, en décombres, effet du jeu conjugué du capitalisme et de l’impérialisme, des multinationales indépendantes et des violences du profit faisant fleurir les escadrons de la mort (contre les syndicalistes) et les délocalisations sauvages, avec la complicité des autorités politiques corrompues.
Conclusion : quelques pistes autour de l’importation du modèle stolérien pour penser les « outre-mer »
On pourra critiquer ici ou là le brouillage des genres entre l’analyse post-coloniale des sédiments toxiques d’un passé qui ne passe pas (Inde, Argentine, République Démocratique du Congo, Brésil), les logiques à l’œuvre dans les métropoles (USA) et l’actualité brûlante d’un impérialisme israélien toujours à l’œuvre. On pourra aussi regretter que les auteurs ne distinguent pas plus les effets différenciés du colonialisme (et/ou impérialisme), du capitalisme (néolibéral) et des pratiques de domination des élites. Par exemple, dans le cas du déplacement des villageois indiens, on pourrait postuler que les pouvoirs en place recherchent avant tout les retombées personnelles du barrage, en termes de profits et de légitimation. Il n’en demeure pas moins que les interrogations autour de la comparabilité entre ces sites aux écarts logiques forts ne dénaturent aucunement l’ambition de la comparaison dans son ensemble entre des pays affectés par le prisme des processus impériaux. L’ouvrage frappe par l’audace heureuse de ses ouvertures théoriques, empiriques et méthodologiques que chaque monographie propose, exerçant globalement une contrainte stimulante sur le lecteur. Car c’est à lui que revient le travail de liaison entre les points de vue des contributeurs. Dans cet esprit de comparaison, il s’agit bien, à n’en pas douter, d’une revivification des post-colonial studies combinant une pensée des « tangibilités de l’impérial » (Stoler), des effets de la mortification et des démarches scottiennes de résilience au travers d’une multiplicité de sites.
Dans la lignée de ces travaux qui, après l’indépendance (exception faite du cas palestinien) des Etats concernés, déroulent les preuves d’une présence toujours à l’œuvre des productions impériales, comment ne pas importer un appareillage qui, a fortiori, fonctionnera sur des territoires toujours formellement rattachés à « la mère patrie » (avec les effets d’infantilisation restitués par F. Vergès) ? L’introduction d’A. Stoler le pointe lourdement. Penser l’impérial, c’est déjà oser une focale théorique mettant l’accent sur l’impérial au sens des logiques extrêmes de prélèvement de vie sur des populations soumises et exploitées, instrumentalisées et disqualifiées parce qu’une partie des structures se maintient (élites en zone grise, ruines, logiques économiques d’exploitation soutenues par les multinationales, effets environnementaux des guerres, racialisme implanté dans les corps, les lieux ségrégués et le mépris). C’est déjà, sur ce premier positionnement, que bien des chercheurs des « Outre-mer », doivent s’interroger : comment objectiver le rôle des élites locales alignées sur le modèle de la métropole ? Imperial Debris, dans la lignée de Glissant, Ménil, Confiant, Masson ou Fanon, pointent le rôle clé de la zone grise, autrement dit les mécanismes de longue durée d’attachement symbolique et matériel des responsables locaux.
Cet ouvrage ouvre des brèches sur bien d’autres domaines, notamment sur les effets environnementaux (ruines, toxicités, ségrégations, requalification muséographique, déplacements) des logiques impériales qui, par définition, sont d’abord des intrusions géographiques. N’est-il pas heuristique d’importer toutes les analyses relatives aux dégradations environnementales en les comparant aux dégâts commis par les Békés sur leurs propres terres, lesquels, par des dérogations relevant du pénal (du fait de la mortalité enregistrée depuis), ont massivement recouru au chlordécone, un pesticide interdit aux USA, en Europe et…en France depuis de nombreuses années ?
Alors, comment repenser les « outre-mer » français à l’aune de ces travaux incisifs sur les effets de longue durée de fragilisation/mortification des dominés colonisés après l’indépendance d’une part et, d’autre part, les logiques d’adhésion à l’ordre impérial de natives de toutes sortes, depuis les combattants forcés (pratique imposée aux « Libre de couleur » aux Antilles, aux soldats vaincus en Afrique « française ») jusqu’aux femmes raptées, en passant par les élites matrimonialement soudées à l’ancien colon ? L’une des fenêtres d’opportunité théorique réside dans la forte comparabilité des élites. Le poids séculaire de la relation de service a non seulement marqué durablement les élites africaines mais aussi les « mulâtres » antillais, selon aussi un processus psychosocial d’infantilisation mis en lumière par F. Vergès. Les unes et les autres sont corrompues, au sens des contributeurs, c’est-à-dire dans une souffrance, une ambivalence et une profitation (mouvement de 2009 aux Antilles) qui sont l’héritage lourd des mécanismes ancien d’appropriation, de dépendance et de distance aux couches inférieures. S’il y a bien un point commun entre les dictatures militaires algérienne, égyptienne, argentine et brésilienne (sans même parler de la quasi-totalité des Etats africains), il est à chercher dans la formation d’une caste militaire qui reproduit la toute puissance coloniale au travers d’un monopole des ressources de l’Etat (et de ses dérivés), d’une violence sans borne sur les opposants et d’une logique prédatrice qui se prolonge dans de multiples ramifications, à commencer par l’emprise sur le secteur capitaliste privé, directement (généraux propriétaire d’usines ou de secteurs économiques) ou indirectement (rente accordée en échange de zones totales de libre échange), ce que les travaux de Fernando Coronil ont remarquablement mis en lumière pour l’ensemble des pays de l’Amérique du Sud. Ainsi, que les unes soient « nationales » dans un « Etat indépendant » et les autres inféodées au « pouvoir républicain français » n’annihile pas la possibilité de les comparer. Les liens d’allégeance maintenus avec l’ancien colon, depuis les formes de gratification personnelle jusqu’aux appuis au maintien du régime, en passant par les effets de la zone grise (avec ses rails d’alignement : le progrès, le développement, la modernisation, la muséographie nationaliste ou touristique) qui autorisent les anciens colons à devenir des « investisseurs étrangers » (par exemple les groupes pétroliers français en Algérie ou Areva au Niger) ou à collaborer à des « partenariats culturels » (les apports précieux du livre en matière de déconstruction du regard colonial dans le complexe « tourisme/muséographie/authenticité/exotisme »), ne semblent pas si éloignés que cela de la réalité quotidienne des espaces insulaires impérialisés dans lesquels le tourisme est d’abord celui des métropolitains (les charters de retraités aux Trois-Ilets à la Martinique, terre repoussoir pour de nombreux Martiniquais). Les « Outre-mer » sont bien aussi un débouché pour des emplois (notamment des cadres et professions libérales [6]), du loisir, de l’exotisme à bon compte, dans un cadre néo-impérial qui fait de la France, grâce à ses possessions insulaires, la seconde puissance maritime après les USA. Dans la même logique, l’appareillage conceptuel sophistiqué de la ruination peut tout à fait être transposé dans les situations néocoloniales actuelles françaises. L’impact durable de l’esclavage, notamment dans le rapport au travail, et le travail pour les Blancs (Bruneteaux & Kabile 2012), les effets à long terme des viols des Békés ou de la zone grise (rapportés en particulier par Guy Cabort Masson) sur les rapports de genre (avec une matrifocalité souvent instrumentalisée au travers d’une prostitution domestique envers les « conjoints »), la honte jetée sur l’esclavage paradoxalement peu abordé au pays de la négritude, honte à coupler au travail de dénégation lisible dans la muséographie locale et l’espace public, ne constituent que quelques indices de ces traces lourdes de la colonisation dans l’Empire français. Les contributeurs d’Imperial Debris ouvrent une porte féconde pour la pensée des « outre-mer ».
Bibliographie
« Quel colonialisme dans la France d’Outre-mer ? », dossier en ligne, numéro 11, coordonné par Marc Bernardot, Patrick Bruneteaux et Ulrike Zander, TERRA, réseau scientifique de recherche et de publication, juin 2013, http://reseau-terra.eu/rubrique286.html
Jean-François Bayart, L’Etat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.
Patrick Bruneteaux, Le colonialisme oublié. De la zone grise plantationnaire aux élites mulâtres à la Martinique, Bellecombe-en-Bauges, Le Croquant, 2013. (réédité en ligne en 2015, TERRA-HN éditions, http://reseau-terra.eu/article1290.html)
Patrick Bruneteaux & Joelle Kabile, L’innovation dans l’insertion à la Martinique, Rapport pour le ministère de l’Outre-mer, Centre de Recherches sur les Pouvoirs Locaux dans la Caraïbe, Martinique, 300 pages, 2012. Consultable sur le site du CRPLC.
Fernando Coronil, « After Empire : Reflexions on Imperialism from the Americas », in A. L. Stoler, C. McGranahan & P. C. Perdue, Imperial Formations, Oxford/School for Advanced Research Press, 2007, pp. 241-271.
Frédérick Cooper, Out of Empire. Redefining Africa’s Place in the World, Vienne, Vienna University Press, 2013.
Stetson Kennedy, Introduction à l’Amérique raciste, [1955], La tour d’Aigues, (trad.) Editions de l’Aube, 2008.
Oruno Lara, De l’oubli à l’histoire. Espace et identité caraïbes, Paris, Maisonneuve & Larose, 1998.
Ania Loomba, Colonialism/postcolonialism, New York, Routledge, 1998.
Margaret A. Majumdar, Postcolony. The French Dimension, New York & Oxford, Berghahn Books, 2007.
Marie-Christine Rochman, L’esclave fugitive dans la littérature antillaise, Paris, Karthala, 2000.
Marie-Claude Smouts (dir.), La situation postcoloniale, Paris, Presses de Science-Po, 2007.
Ann Laura Stoler (ed.), Imperial Debris. On Ruins and Ruination, Durham and London, Duke University Press, 2013.
Cf. l’extrait en pdf. accessible ici : [http://instruct.uwo.ca/geog/9322/St...]
Bertrand Taithe, The Killer Trail. A Colonial Scandal in the Heart of Africa, Oxford New York, Oxford University Press, 2009.
Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », Cahiers de l’Association Internationale des études françaises, n°55, 2003, pp. 103-121.
Françoise Vergès, Monsters and Revolutionnaries. Colonial Family Romance and Metissage, Durham and London, Duke University Press, 1999.