De la zone grise plantationnaire aux élites mulâtres à la Martinique
Éditions du Croquant, Collection TERRA
ISBN : 9782365120272
| Commander en ligne |à lire sur Terra
TEXTE INTÉGRAL EN ACCÈS LIBRE
TEXTE INTÉGRAL EN ACCÈS LIBREPrésentation de l'éditeur
Rapporter ce constat, mille fois avéré par la littérature comme par les chercheurs, d’un mal-être fondamental des Antillais colonisés ne signifie pas ressusciter une fois de plus les recherches affirmant les multiples dépendances à l’égard de la métropole (colons/-colonisés) ou les effets persistants du racisme dans toutes ses dimensions (Blancs/Noirs). Cet ouvrage entend exhumer une réalité taboue au travers d’une fonction sociale intermédiaire : le rôle des Noirs eux-mêmes dans le maintien de l’ordre esclavagiste et colonial ; ainsi que les circuits sociaux de la reproduction de cette « zone grise » jusqu’à aujourd’hui. D’où le fil directeur de cet ouvrage fondé sur la notion de tripartition : partir des structures socio-raciales de l’Ancien Monde (békés/mulâtres/nègres), et plus particulièrement des rapports de force physiques entre colons, serviteurs et colonisés, pour suivre les transformations progressives de cet ordre relationnel jusqu’à aujourd’hui. Grâce à l’étude fine des représentations des acteurs et notamment des musées, il est possible de lire très distinctement ces jeux d’obédience à l’ordre néo-colonial français : derrière le bruit d’un discours identitaire écran, on repère le travail persistant des mulâtres destiné à dissoudre les traces de leurs actions passées, à brouiller les jeux d’alliances entre élites issues du système colonial, et à légitimer leur pouvoir actuel ainsi que leur prétention à parler au nom du peuple noir.
Mots clefs
Auteur :
Patrick Bruneteaux est chercheur CNRS au Centre de recherches politiques de la Sorbonne. Il a récemment publié Devenir un dieu. Le nazisme comme religion politique. Eléments pour une théorie du dédoublement, Publibook, collection « Université », Paris, 2004, La rue : des rêves à la réalité, Éditions le Temps des Cerises, Paris, 2004.
Contact email : Patrick.Bruneteaux@univ-paris1.fr
Table des matières
Avant-propos
Chapitre 1
Situer le colonialisme oublié : tripartition, zone grise et ambivalence
Chapitre 2
L’ordre colonial esclavagiste : les dispositifs de la zone grise de la plantation à l’espace global martiniquais
La zone grise sur l’habitation
Les rôles ordinaires hiérarchisés
Les rôles répressifs de rétablissement de l’ordre
Figures de la zone grise hors de la plantation
La hiérarchie sociale d’alignement sur les cadres coloniaux
La participation aux rôles de rétablissement de l’ordre
Chapitre 3
La construction politique des mulâtres de l’Ancien Régime à la Seconde Guerre mondiale : de la zone grise dure à la zone grise molle
Chapitre 4
La départementalisation césairienne et la dénégation de la tripartition : les prolongements masqués de l’attachement à la République
Une histoire politique baignée dans un républicanisme globalement assumé
Aimé Césaire et les forces « autonomistes » : une captation du pouvoir politique au service de stratégies de conservation du pouvoir néocolonial
Le mouvement de 2009 vu à la loupe de la tripartition : un exemple de la coupure entre peuple/nègres et acteurs politiques/mulâtres
Chapitre 5
Les « mulâtres » et le contrôle de la mémoire ou la dénégation de la tripartition dans la muséographie locale : musées ternaires et musée nègre
L’exposition temporaire de 2006 sur l’ancienne plantation du « père Labat »
Le musée permanent du paysan-ouvrier Gilbert Larose
Musée profilé dans la logique ternaire : euphémisation des violences et binarisation
Un musée nègre à la Martinique : la violence esclavagiste alignée sur le travail historiographique
Chapitre 6
Au-delà de la comparaison de deux cadrages opposés : présentation du modèle ternaire dans la muséographie martiniquaise
Le travail exemplaire d’une chercheuse sur la muséographie locale
Pour une prolongation du regard critique : cadrages autour de la technicisation et de la vie sociale normale des esclaves dans le musée
de la Canne et le musée Dubuc
Chapitre 7
Le tropisme des élites mulâtres caribéennes : la défense de la tripartition au-delà des formats politiques
Les logiques de la tripartition impériale au-delà des formats politiques caribéens
La violence rhizomique dans les relations sociales : forme corporelle du malaise du colonisé
Chapitre 8
Ordre socio-économique, mise en ordre politique : l’immobilisme des élus et le maintien de la situation néocoloniale
Le maintien des grands cadres d’une structure économique néocoloniale
Conclusion
Méthodologie
Bibliographie
Annexes
Musée de l’habitation Dubuc
Aimé Césaire, Frantz Fanon, René Ménil, Edouard Glissant ou Raphaël Confiant [1] ont certainement été des écrivains engagés, selon des voies différentes, pour soutenir l’idée d’un peuple extrêmement affecté par la situation coloniale jusque dans les dernières années du XXe siècle [2]. Et les études anglophones portant sur les pays de la Caraïbe rattachés anciennement à l’empire britannique confirment cette logique structurelle de malaise identitaire, voire même de traumatisme [3]. Sans prétendre être exhaustif ou arrimer toutes les causalités à un facteur explicatif unique lumineux, cet ouvrage a pour ambition d’interroger certains aspects de la vie locale martiniquaise actuelle en les rapportant à une perspective socio-historique : repenser trois siècles d’histoire selon une trame resserrée qui restituerait une part de sens à cette « hystérie des Martiniquais » (Césaire), cette « malemort », « morbidité », « dépérissement », « délire verbal » (Glissant), ce « spectacle de la médiocrité dévirilisant » (Confiant) ou « folie » [4]. Dans une introduction à un ouvrage collectif au titre suggestif, Jean Benoist, un des fondateurs de la science sociale de la Martinique, affirmait : « Les écrits des poètes, des essayistes ou des romanciers antillais sont bien souvent parcourus d’une anxiété latente, d’un harcèlement de questions inassouvies et de réponses toujours remises en cause. Ambiguïté, quête de soi-même, révolte, recherche d’une identité, reviennent sur un point douloureux, le scrutant, tentant de l’apaiser mais ne calmant une douleur sourde qu’au prix d’une douleur plus aiguë » [5]. Ce mal-être, ces malaises, nous les avons distinctement appréhendés dans les musées locaux, point de départ de notre interrogation sur un « passé mal dépassé » [6].
Rapporter ce constat mille fois avéré par la littérature comme par les anthropologues d’un mal être persistant des Antillais colonisés ne signifie pas ressusciter une fois de plus les recherches affirmant l’action aliénante de la métropole . D.A. Murray parle même de « profonde aliénation » jusque dans la période accompagnant la venue de la départementalisation, dans la lignée de J. Benoist, F. Affergan, F. Gresle, A. Armet, J. Smeralda, sans oublier F. Fanon ou E. Glissant. Cependant, le terme « aliénation » est trop normatif, culturaliste et réifiant, trop connoté aussi politiquement. A l’opposé, les études dites postmodernes sur les Amériques noires ont le grand inconvénient de parler de « culture », comme si les seuls termes du débat se réduisaient au primordialisme de l’Africanité, à la créolisation ou à la totale assimilation (avec ses variantes portant sur la déstructuration, l’aliénation, la morbidité) au cadre de la société esclavagiste puis post-esclavagiste. Nous verrons, dans cet ouvrage, que nous avons systématiquement exploité les recherches qui abordent au contraire les groupes : soit qu’ils s’incarnent au travers de positions professionnelles, de castes institutionnelles, de groupes socio-raciaux ; soit qu’ils s’expriment dans des dispositifs, des œuvres, des discours qui trahissent ces relations. Réduire « la culture noire » à la langue, la religion, la musique ou l’oralité, les surdimensionner par rapport à leur ancrage réel, c’est confiner l’analyse du pouvoir à la seule question des conflits entre les « races » liés aux rapports coloniaux binaires entre les colons européens et les colonisés noirs, retranchés de la sorte dans leurs référentiels « culturels ». Ce culturo-racialisme fait oublier les rapports socio-raciaux qui clivent les relations entre les Noirs eux-mêmes. Il enchante la vision « culturelle » d’une entité homogène « noire », hors les fabrications multiples de segments dans les champs du pouvoir : l’économique, le politique et le symbolique. C’est la grande faille des Cultural studies centrées sur le postcolonial (S. Hall ou P. Gillroy), accentuant d’autant plus « la culture » que celle-ci est renvoyée avant tout à l’agencéité, à la résistance, au contournement et aux inventions des « Noirs ». Ce culturo-racialisme populiste et nationaliste s’appuie donc essentiellement sur l’analyse des groupes populaires, omettant d’objectiver la place des élites noires - sauf à les spécifier uniquement du côté des intellectuels et de la littérature - dans une société où leur résistance n’est certainement pas la donnée première de leur mode de fonctionnement. De fait, penser les « Noirs », tous les groupes de « Noirs », c’est avant tout penser la manière dont l’ordre colonial les a divisés pour régner. Cet ordre connait bien sûr de multiples déclinaisons et ratés à la Martinique comme dans les autres îles de l’arc caribéen, mais la sociohistoire d’un cadre général est possible.
C’est la structure des groupes sociaux pris dans des enjeux et des effets de pouvoir qu’il faut étudier. Au lieu de penser le milieu local en externalisant d’emblée la causalité (les pratiques coloniales du Blanc colon migrant, de l’Etat français et de la traite internationale), offrant un panorama social somme toute proche du modèle binaire abstrait colons/colonisés, l’entreprise engagée dans ce livre vise à disséquer les relations entre les groupes sociaux locaux dans un cadre colonial global. Il est clair que la tâche est ardue, traversée par des enjeux idéologiques forts puisque, de toutes parts, le chercheur est cerclé par les constructivismes sociaux. Tant la question du « colonial » dans le discours émique que les enjeux autour de l’identité unifiée du « peuple noir » placent le chercheur dans une position inconfortable. C’est la raison pour laquelle la convocation des historiens comme des sociologues de différentes îles de la Caraïbe, les voyages entre les archives, les témoignages, l’iconographie, les entretiens et l’observation, la lecture de la presse écrite comme l’écoute des chaînes de télévision locale, l’apport essentiel des historiens, visent une démultiplication des ancrages empiriques et des données secondaires. Nous mobiliserons aussi les données de plusieurs enquêtes antérieures réalisées sur la pauvreté et l’insertion ces cinq dernières années.
Le « colonial » dans le discours émique à la Martinique : les luttes contre l’occupant français et pour l’affirmation du nationalisme martiniquais.
Notre but n’est pas de rechercher ce qui reste d’Africanité dans le Martiniquais ou même de créolité, mais de trouver des indices, micro comme macro, d’une forme ancienne locale de « vie sociale totalitaire » qui continue de travailler le « groupe des Noirs » dans le sens d’effets de division durables.
L’ouvrage offre un va et vient permanent entre les échelles d’analyse. Selon les enseignements de M. Burawoy ou d’A. Stoler, le travail sociologique localisé ne prend sens que dans le croisement entre le micro corporel et le structural, le monographique régional et le transnational, le local et les forces plus générales qui le traversent . Si le cadrage théorique autour du « colonial » ne peut être séparé de l’analyse située, à la Martinique, des forces coloniales internationales qui ont façonné localement le visage des relations entre les colons et les colonisés, il faut cependant s’appesantir sur la cheville ouvrière du fonctionnement social colonial, à savoir les routines territorialisées de domination s’adossant à ce méta-cadre structural. C’est en recentrant l’analyse sur les rapports de force et les pratiques efficaces de domination, et en fuyant le culturalisme du postmodernisme, hors du tissu concret des rapports sociaux, que l’on peut alors identifier les effets à long terme du mode de production de l’ordre colonial. L’esclavage, ce n’est pas d’abord une culture, mais un mode de fonctionnement organisant un système de violences d’un type particulier qui impose de neutraliser en permanence celui qui peut le contester. Penser le colonial chez les « Noirs », c’est inviter le lecteur à suivre la piste des choses sociales « en chair et en os » : non pas seulement l’intimité sexuelle et l’ordre domestique qui furent des « sites critiques » (pour reprendre l’expression d’A. Stoler) dans la plupart des régimes coloniaux du monde où les risques de subversion commençaient avec les couples mixtes, notamment entre les « indigènes » et les « Blancs pauvres » , mais l’intimité de l’ordre productif plantationnaire. Le colonial, c’est d’abord un système organisé, localisé, très concret, de la surveillance, de l’intimidation, de la manipulation, de la menace, de la pression, de l’éviction et de la reddition, avec ses acteurs, ses dispositifs de savoir-pouvoir, ses formes de gouvernementalité locales, ses formes d’attachement, ses interactions et ses corps noués, interdépendants et souffrants.
Bien sûr, un tel système n’aurait jamais pu fonctionner sans un appareillage de gratifications. Justement, en important le concept de zone grise, il est possible de montrer que ce type de sociation paranoïaque nécessite de juguler la menace de l’esclave en inventant une contrainte présente au plus près de son corps. Contrainte portée par une fraction des esclaves qui seront rétribués. Le colonialisme plantationnaire suppose, dans son exercice même, une forme institutionnalisée de paiement de « traîtres » au sein d’un ordre économico-politique de services rendus pour le profit colonial des possédants. Nous sommes loin du tambour, de la religion ou de l’oralité. En replaçant l’économie politique au cœur de la pensée du colonial, en la faisant travailler en quelque sorte au travers des liens sociaux qui la matérialisent, il est alors possible de sortir des hypostases de « l’hybridité », des « ethnoscape » ou de la « transnationalité » pour revenir sur le sol bien ferme des relations de domination et des positions de pouvoir que les historiens restituent si remarquablement. Hélas, cette visibilité du pouvoir que la disposition de l’archive publique et surtout privée leur permet de traquer jusqu’au plus petit détail des routines de la plantation, on la perd progressivement au fur et à mesure du temps. Pour la période actuelle, les archives familiales n’existent pas et avec elles, la structure et le volume du capital des familles noires dominantes. Les secrets reviennent et il faut alors l’ancrage insistant de la sociologie sur plusieurs années, à la manière des Pinçon-Charlot en France, pour percer quelques blindages sociaux des dominants. A la Martinique, on passe ainsi d’une extrême visibilité des Libre de couleur ou des Mulâtres à une totale invisibilité sociodémographique au XXe siècle. On verra que celle-ci s’appuie aussi sur une construction de l’amnésie des pouvoirs coloniaux et du brouillage de cette disposition à fonctionner dans un ordre néocolonial.
Quand l’analyse du colonialisme se fait locale, alors la recherche s’ancre dans l’espace de la plantation. Sans ironie, nous citons une des plus subtiles analystes de la Caraïbe proche du courant post-moderniste : « Les plantations forment bien la matrice des cultures noires des Amériques. Quelle que soit l’interprétation que les chercheurs seront amenés à formuler quant à ces formes culturelles, il ne fait aucun doute que c’est au cœur de cet univers clos ‘plantationnaire’ que s’élaborent les cadres sociaux qui structurent durablement l’expérience de la diaspora noire » . Dans cet univers social spécifique, lieu de l’extorsion de la force de travail de l’esclave, le binarisme cède la place à la tripartition, autrement dit au maillon intermédiaire entre les colons et les colonisés dans les formes pratiques d’encadrement et de sujétion. Le colonialisme de plantation met aux prises des individus placés au sein de relations définies par l’obligation de produire, régime soutenu par des violences et des contraintes permanentes de soumission au « travail ». Assez curieusement, la science sociale française a peu étudié les relations concrètes d’intermédiarisation de la domination entre l’ultra minorité de planteurs esclavagistes et l’immense masse des reclus sur « l’Habitation » (manière locale de parler de la plantation du fait de la fusion entre l’unité de production et l’unité domestique). Et si les historiens les ont bien identifiées jusqu’à 1848, subrepticement, elles disparaissent du paysage social dès lors que « la République » prend la relève. Plus les dernières décennies s’approchent, dans les objets de recherche, et plus le non-dit envahit la scène sociologique ou celle de l’histoire du temps présent. La myriade d’articles et de livres sur l’oblitération de l’esclavage sous la république impériale française cache elle-même les analyses en termes de groupes socio-raciaux en situation coloniale puis « post-coloniale ». Sur l’unité économique et domestique, et plus largement, dans l’espace local martiniquais insulaire, ces groupes de l’entre-deux ont rayonné de l’époque officiellement coloniale jusqu’à aujourd’hui. L’enjeu du livre est donc là : montrer que le pouvoir colonial suppose une articulation ternaire entre les groupes en présence, de l’huile dans les rouages en quelque sorte, combinatoire qui continue à s’exercer sous nos yeux.
Par ailleurs, cette Martinique impérialisée, où la petite caste des Békés a survécu, remplit de ce fait, comme l’enseigne A. Glaeser , le rôle d’un site d’observation particulièrement significatif pour penser les relations socio-raciales liées à l’ordre colonial dans l’espace caribéen . En effet, mieux qu’un autre site de l’archipel, il s’agit d’un espace d’observation particulièrement dense où ces relations ont cours ; et elles ont cours de manière presque fétichisée, semblant fonctionner dans une identique distribution des groupes socio-raciaux, dans une identique définition économique de l’Exclusif où, comme le résume C. Chivallon, « on ne consomme pas ce qu’on produit et on ne produit pas ce qu’on consomme », et enfin, dans une identique structure politique colonie assimilée/métropole. Propriétés exemplaires du lieu qui offrent ainsi un effet grossisseur à la manière du Berlin divisé étudié par A. Glaeser pour rendre compte des relations globales entre Allemands de l’Ouest et ceux de l’Est après la chute du mur. Bien plus que les îles hispanophones - où les structures urbaines et les composantes de la population sont plus proches de l’Europe - ou des îles anglophones, presque toutes « indépendantes » en dépit d’un lien actif de sujétion impériale anglo-saxon, les Antilles françaises - simples « départements français d’Amérique » ou, pire, « régions ultra-marines » - demeurent figées dans un format qui en font presque un ideal-type wébérien du néocolonialisme. Or, paradoxalement, comme le constate C. Chivallon, ces espaces « républicains » sont considérés comme normaux par les élites françaises : « N’est-il pas effectivement troublant que des peuples, dont la trajectoire rappelle à bien des égards celle d’autres populations dispersées à la suite d’événements traumatiques, se trouvent tenus à distance, en France, des problématiques formulées sur ces populations (en termes de diaspora) ? Cette rareté française de l’usage de ‘diaspora’ pour le monde noir peut faire penser à une application redevable de préconstruits ou de valeurs implicites. Il y a là matière à redouter un usage restrictif pour ne pas dire discriminatoire, nous répercutant une manière plus générale et certainement inconsciente d’envisager le monde noir des Amériques. Car l’histoire de celui-ci est plutôt brouillée par bon nombre de représentations pas très éloignées de l’exotisme paradisiaque ou encore tributaire d’un imaginaire colonial non révolu qui associe volontiers ces régions de conquête radicale à une douceur de vivre créole et en élimine la charge éminemment douloureuse (…) Résultat d’héritages culturels lourds qui laissent nos catégories et les représentations qui les accompagnent à l’état d’impensé » . Dans l’ensemble, les chercheurs français ne sont pas en reste, lesquels prolongent cet ethos de la normalisation .
En fait, une double fétichisation opère. La Martinique n’est pas seulement un cas paradigmatique à étudier en ce qu’elle est l’accentuation la plus pure des aménagements colonialistes dans le temps au regard de ce que l’observateur peut puiser dans l’arc caribéen. Au-delà des survivances de l’ancien système dans le monde de la « départementalisation », cette invitation à une sociohistoire des groupes sociaux porteurs du colonialisme, avec pour visée la compréhension du fonctionnement actuel d’une Martinique néocoloniale, force d’autant plus l’analyse que, comme l’éclaire Michel Giraud reprenant Georges Balandier, l’étude des sociétés affectées par le colonialisme se pense comme « totalité ». Alors qu’il n’existe pas de « sociologie française » mais un compartimentage par disciplines et secteurs d’activité, les espaces coloniaux caribéens quant à eux, surtout lorsqu’ils sont encagés sur de tout petits territoires insulaires, demeurent des entités globales qui semblent fétichiser l’étude du temps présent. Les effets diasporiques de l’esclavage, les hiérarchies socio-raciales ou les discriminations de couleur sont renvoyés à un passé agissant pensé comme ordre macro-social pérennisé : « Les phénomènes raciaux ne peuvent être analysés isolément comme s’ils contenaient en eux-mêmes le principe de leur explication. Il faut au contraire les inscrire dans la structure des classes sociales où leurs significations essentielles résident. En fait, le dépassement dialectique que nous proposons est à rechercher dans la totalité que Georges Balandier dénomme ‘situation coloniale’ lorsqu’il affirme que ‘tout étude concrète des sociétés affectées par la colonisation, s’efforçant à une saisie complète, ne peut s’accomplir que par référence à ce complexe qualifié de situation coloniale’ » .
La dynamique spécifique à moyenne portée qui définit l’objet de cette investigation entend restituer toute sa force au principe de la « situation coloniale » locale : les effets relationnels de la zone grise combinant, comme l’a vu G Balandier , l’analyse des classes sociales et celle des classes coloniales dans la configuration martiniquaise. Les multiples citations placées en exergue de cet ouvrage invitent le lecteur à déchiffrer le tableau sibyllin de ces dénonciations sociodémographiques qui semblent défier la périodisation. Et pour cause : les effets ternaires (habitus), ou aussi tripartition (cadre structural) forment un décalque étonnant des relations pluriséculaires entre les groupes sociaux à la Martinique. C’est la continuité de ces groupes socio-raciaux pris davantage dans une série de liens sociaux fonctionnels que de rapports conflictuels qui dessine l’objet de cet ouvrage. Certes, les textes en exergue l’illustrent, les délateurs existent : les esclaves écoeurés de constater la traîtrise de leurs anciens « frères de misère » ; les intellectuels prenant fait et cause pour les dominés ou s’arrimant au principe du dévoilement, intellectuels dont une large fraction, sans doute majoritaire au sein des dirigeants contestataires, est la descendance des groupes « mulâtres », comme les historiens regroupés autour de G. Sainton le font remarquer. Mais ces effets de résistance symbolique, et pratiques (participation à des insurrections, constitution du parti communiste), sont dans l’ensemble balayés par les effets de pouvoirs systématiques qui définissent l’ordre néocolonial au travers de l’engagement particulier de ce groupe intermédiaire.
Comment, en effet, cette matrice morphologique a-t-elle survécu hors du cadre structurel hégémonique de la plantation coloniale ? Sous quelles formes les résidus de détestation classée et racialisée entre ces trois « groupes » continuent-ils de se manifester ? Comment aussi, d’autres formes de représentations ont-elles tenté de les dissoudre, de les dénier, de les neutraliser ? Comment les différents champs sociaux ventilent-ils les effets de tripartition ? Dans quelle mesure l’acharnement avec lequel les élites politiques locales issues pour l’essentiel de la bourgeoisie noire polarisent le débat sur la thématique identitaire des « Martiniquais » implicitement ou explicitement contre le Métropolitain, érase-t-il avec succès la réalité du modèle ternaire ou trahit-t-il finalement ce qu’il a pour objectif de dissimuler ? Comment est-il possible de construire des indicateurs objectifs de la pérennisation des anciennes attitudes des commandeurs, propriétaires d’esclaves noirs et professions libérales au service des colons, dans de nouvelles logiques de postes, notamment politiques ou économiques ? Dans quelle mesure différents secteurs sociaux contribuent-ils aussi à révéler/voiler les mécanismes de domination coloniale qui perdurent dans un cadre macro-social travaillé par d’autres influences ?
La logique de la démonstration est la suivante : on se propose de fournir d’abord quelques repères théoriques de la tripartition. On avancera par la suite, sur la base de nombreux travaux historiques, quelques éclairages sur les propriétés de ce lien colonial répressif. On poursuivra l’analyse en montrant comment, après l’abolition formelle de l’esclavage les groupes pris dans cette logique ternaire ont démultiplié leur implication, notamment au travers d’un travail de constitution d’un groupe politique séparé des Nègres. On suivra ce compartimentage statutaire et idéologique dans la manière dont les dirigeants politiques ont façonné les représentations collectives. Une analyse empirique permettra de donner à voir comment les enjeux du passé sont désormais lissés, en comparant deux styles muséaux, « mulâtre » et « nègre ». On proposera un panorama de la structure socio-raciale de la société néocoloniale martiniquaise au travers de l’analyse objective de ces groupes. On tentera, in fine, de donner à voir plus largement comment ce cadre de domination ternaire fonctionne dans la Caraïbe post-esclavagiste.
Revenir sur la hiérarchie Békés/Mulâtres/Nègres n’a d’intérêt que pour montrer un processus historique continu dont les lignes de force dérivent de l’incorporation et de la reproduction, dans la plupart des champs sociaux (division sociale du travail, distribution des pouvoirs, institutions sociales dont les musées étudiés ici), d’un ordre politico-économique fondé sur des divisions socio-raciales au fondement du malaise identitaire : « Situation coloniale (qui) apparaît comme possédant un caractère d’inauthenticité (et qui) cherche constamment à se justifier par des pseudo-raisons » ; « putréfactions monstrueuses de révoltes inopérantes…terres consanguines » , le monde colonial est traversé par une souffrance palpable qui se lit, d’emblée, au travers de désignations de l’autre qui ne sont que des injures. Pire, chaque groupe est lui-même en tension entre ce qu’il est et ce qu’il aspire à être. Ces tensions ou ambivalences entre le même et l’autre, entre l’alignement au désir du colon et la détermination à le supprimer, entre la négritude et le blanchiment, impriment sa marque à ce type de structure sociale dans lequel le bourreau a étroitement défini et imposé les termes de ses relations avec ses choses humaines.
Les effets spécifiques de ce réel qui se dérobe sans cesse ne peuvent se penser hors de la compréhension endogène des mécanismes relationnels qui ont uni les colons et les colonisés dans le fonctionnement et la perpétuation du système d’exploitation. Si toute sociologie est une science du lien social, cette approche sociologique implique de penser des liens sociaux particuliers noués dans une structure sociale anti-sociale, autrement dit, ce liant au cœur de la distance : le système plantationnaire introduit des ruptures dans le rapport entre les humains - déportation et déshumanisations, travail forcé et sanctions physiques, viols et tortures, méfiances et haines, émeutes et marronnage, fidélisations domestiques et ségrégations, délations et intrigues - tout en aménageant des proximités : une partie des dominés a joué le jeu des dominants.
L’étude de ces liens sociaux à double détente, dans la dépendance maintenue des uns et dans l’autonomisation accrue des autres, définit en propre le territoire que retient le modèle ternaire : celui des liens et des rituels, des métiers et des institutions, des procédures et des conventions juridiques, des sanctions et gratifications façonnant structuralement des modes d’allégeance à un monde non seulement dominant, mais aussi et surtout faisant de l’assujettissement continu mais différencié le substrat même de son fonctionnement et de sa perpétuation. Cette sorte de saturation de la violence dans les liens sociaux d’exploitation n’avait quelque chance de durer sans organiser simultanément d’autres formes « d’attachement » au système sédimentées dans plusieurs types d’acteurs et de groupes : les proches et fidèles du maître, lesquels sont issus largement du groupe des « victimes » prélevées pour fournir le levier nécessaire à cette violence généralisée en acte . Saisir ce qui fait la force de cet ordre, son moteur interne en quelque sorte, suppose de sortir des polarisations ou des oppositions binaires (Blancs/Noirs ; colonisateurs/colonisés ; Martiniquais/Métros) en promouvant une analyse fouillée des prises de possession relationnelles d’une partie des esclaves ou même des affranchis retournés en dominants intermédiaires et associés aux rouages de l’exploitation coloniale.
Le silence scientifique autour de ce que Césaire appelle les « traîtres », depuis les commandeurs sur la plantation jusqu’à la « mulâtraille » dénoncée par Frantz Fanon ou Raphaël Confiant, doit être interrogé, au même titre que la trop grande rapidité de sens commun avec laquelle on accole les étiquettes sociales en les figeant dans des insultes : « Békés », « Mulâtres », « Nègres ».
Cette zone intermédiaire, fondamentale a été identifiée au travers d’un de ses groupes support (les « Mulâtres » mais aussi en Caraïbe « sambo, musteephino, creole, brown skin, clear skin, light skin, red-nigger, dougla and browning » ), notamment dans l’ébauche intellectuelle que fut l’unique numéro de la revue Légitime Défense , puis au travers de l’essai classique de F. Fanon Peau noire masques blancs, relayé trois ans après par la rigoureuse synthèse de Michel Leiris . Aux USA, bien avant ce qui deviendra l’Ecole de Chicago, des chercheurs afro-américains avaient déjà disséqué les spécificités des familles descendant de l’univers plantationnaire, à commencer par F.E. Frazier, connu pour sa contribution rare La bourgeoisie noire, modèle qui a été par la suite affiné et confirmé, en Caraïbe, dans le Sud des USA et en Afrique . Dans les Cultural studies des west indies, ce groupe est nettement identifié, ainsi que ses positions politiques d’allégeance aux puissances impériales , notamment grâce aux travaux de Gad Heuman . En France, la science sociale - car l’histoire sociale a déjà largement identifié et décrit cette caste jusqu’en 1848 - a produit des travaux résiduels sur cette question . Une synthèse utile des recherches sur les dérivations américaines ou caribéennes de ces groupes mulâtres a été récemment rédigée par P. Ndiaye . En dépit des positions de pouvoir occupées, le constat dressé par ces auteurs est celui d’une forte perturbation identitaire des élites noires censées représenter et conduire le peuple « noir ». Car cette « ambivalence de l’élite » , prise entre l’adhésion au système (blanchitude, imitation des manières de faire des maîtres, légitimation du système colonial, dépendance politique) et son rejet (indépendance politique, marronnage, défense de l’identité créole populaire, haine du Métropolitain, plus forte semble-t’il aujourd’hui que celle du Béké), semble d’autant plus présente que les territoires étudiés demeurent sous l’emprise souveraine des anciens colons et du pouvoir administratif. Entre participation au jeu de l’Autre et aspiration à revendiquer des cadres sociaux propres, entre identification à l’autre et à soi, entre haine de soi et valorisation de soi, les schémas de tension sont multiples, tant dans les configurations coloniales (anglaise, hollandaise, espagnole, française, américaine…) que dans les périodes successives qui s’échelonnent jusqu’à aujourd’hui. Ce qui émerge, dans la comparaison entre le local et les modèles coloniaux des différents Etats européens, c’est avant tout cet appel d’air symbolique vers le Blanc et la renonciation à ses attaches identitaires indigènes .
En fait, il s’agira moins d’étudier en soi le corps intermédiaire des « Mulâtres » que d’étudier les relations de service à l’ordre colonial, qu’assumeront notamment ceux qui sont désignés comme aidant le planteur dans sa « tâche » mais aussi tous ceux qui, par obligation, adhésion ou marchandages clientélistes, contribuent à maintenir le statu-quo hors de la plantation. Identifier ces relations de dépendances et d’interdépendances mais aussi les effets culturels d’incorporation de ces formes d’acquiescement et de reconnaissance invite à repenser autrement la triade Békés/Mulâtres/Nègres, en tous les cas en complémentarité du racialisme et du colorisme.
On parlera plutôt d’effets ternaires - dans les habitus des différents groupes sociaux - et de traces de la tripartition au sein des groupes, institutions, et dispositifs. Ces effets, identifiables, n’en sont pas moins puisés au sein de modèles logiques de comportements et de cadrages sociaux. Car en pratique, les cas concrets, les habitus individuels des acteurs comme la structure de la société martiniquaise, ne se laissent pas appréhender de façon aussi tranchée. Si l’on se contente d’affirmer l’existence d’un effet ternaire que l’on circonscrit le plus souvent au sein de la caste dominante des « Mulâtres », la réalité sociale néocoloniale traverse en fait tous les groupes comme les agents singuliers. La dimension assimilationniste du parti communiste martiniquais en fournit une illustration parmi d’autres. Par ailleurs, les dispositions ne sont pas forcément homogènes. L’ambivalence nous semble mieux définir les schèmes mentaux de cette configuration sociale. « L’africanité » ou « l’assimilation », la créolisation comme la déstructuration, si l’on veut bien utiliser pour la dernière fois ces termes, aident au moins à saisir la complexité des socialisations et des identités dans ce dégradé de maîtres et d’esclaves qui a socio-historiquement défini la société coloniale. Si « culture » il y a, elle semble s’ancrer dans un modèle d’intelligibilité accordant toute sa place aux tensions, contradictions, réversibilités situationnelles, multipositionnalités, ou segmentations en fonction des champs sociaux. Les « marrons » ont constitué des communautés autonomes en Guyane comme ils ont pu être un instrument au service de la chasse aux fugitifs en Jamaïque. Certains mulâtres ont été inféodés aux Békés là où d’autres ont servi la cause de la lutte contre l’oppression à l’image de Delgrès en Guadeloupe.
L’effet ternaire étudié dans cet ouvrage, travaillé comme idéal-type, fonctionne en pratique dans une spirale d’attachements (assimilation politique, mimétisme racial) et de détachements (autonomisation politique, insurrections). Mais, au-delà de l’ambivalence, ce qui prédomine, dans cet espace logique « ternaire » d’adhésion/refus, c’est la stratégie tendantielle, lisible et objectivable, de conservation de l’ordre économico-politique colonial par des conglomérats d’habitus perpétuant le système. Ces « Noirs » seront qualifiés de « mulâtres » quand l’effet ternaire « conservateur » sera repéré au travers de discours, de pratiques, de dispositifs, de transactions entre acteurs institutionnels, notamment la classe politique au pouvoir et les élites économiques. Est « mulâtre » ce qui pérennise cet ordre socio-racial de dépendance aux Békés et à la métropole de la part de « Noirs », alignement que nous retrouverons plus spécifiquement au travers des positionnements actifs de certains esclaves, de certaines couches sociales, de certains groupes institutionnels. Et, on le verra, les processus qui ont conduit à l’indépendance (que l’on pense à l’absurdité, d’un point de vue constitutionnaliste, des expressions « Etats associés » ou « Etat partenaire ») des îles britanniques ou hispaniques n’a guère changé la donne, si ce n’est la révolution cubaine. Quelque soient les îles, les leviers du passé continuent d’exercer de puissants effets dans la période actuelle même si, on l’a dit, la Martinique offre l’image d’un concentré d’effets rarement atteint ailleurs.
Dans ce jeu mouvant d’adhésion et de repli, on soutiendra l’existence d’un schème ternaire inclusif s’opposant au schème dualiste séparatiste : la classique opposition Blancs/Noirs. Dimension symbolique des classements sociaux issus du système esclavagiste plantationnaire, ce schème s’est transmis dans un cadre économico-politique favorable à sa reproduction jusqu’aujourd’hui. Ensemble de dispositions spécifiques conduisant certaines fractions de groupes ou certains groupes, en fonction des périodes, des situations et des trajectoires, à se situer davantage dans les enjeux de conservation des structures post ou néocoloniales que dans la rébellion contre la métropole. Si la définition même du groupe des Mulâtres engage ces élites dans l’interdépendance néocoloniale, on ne saurait réifier ce groupe. Loin de vouloir réduire ces acteurs à un groupe homogène fonctionnant comme un seul homme, le propos se veut à la fois idéal-typique et socio-historique. Dès lors, on a conscience que toute la bourgeoisie locale n’est pas réductible à cet engagement dans le jeu. Surtout, c’est la présence d’une classe moyenne méritocratique qui vient perturber ce jeu convenu depuis les années 1960. Une fraction considérable des dirigeants politiques issus des classes moyennes, elles-mêmes issues des classes populaires noires en deux ou trois générations d’ascendants, est entrée en lutte contre l’ordre français. L’indépendantisme ou simplement le refus du statu quo se retrouvent aussi bien en politique que dans des espaces multiples de résistance, notamment dans le monde des associations écologiques ou culturelles comme le mouvement social de 2009 l’a montré. D’ailleurs, la forte partition entre la mobilisation de la société civile et la quasi-servilité des élites locales au principe du retour à l’ordre, a attesté de l’existence de ce clivage fort entre les strates d’élites locales.
L’enjeu principal de ce livre procède avant tout d’une logique d’éclairage que d’aucuns trouveront caricaturale par son ambition. Il s’agit d’abord d’identifier une réalité globale définissant en propre le colonialisme caribéen, l’abyssale béance entre les apparences et le « texte caché », la résistance « nègre » n’en finissant pas de révéler a contrario la vigueur de son emprise. Un colonialisme dont les effets sociaux sont puissants et rendent son analyse incontournable pour qui veut appréhender le néocolonialisme dans le monde caribéen. « Néo » simplement pour dire que l’ordre formel démocratique ajoute une complexité qui n’annihile pas le fond structural.
Si une des dimensions les plus lisibles de ce schème ternaire inclusif a été, du côté du « Noir », l’adulation de la culture du Blanc, au point de se renier, de détester sa peau , on oublie surtout que, dans l’ordre économique, cette « culture » de participation a aussi signifié un rôle actif dans le maintien de l’ordre du travail agricole forcé. C’est ainsi que la logique de « zone grise » - on reviendra longuement sur cette expression empruntée à Primo Lévi - traverse toute la logique de l’exposé. Elle prend pied dans la plantation et affecte d’abord les esclaves eux-mêmes, comme on le verra lors de certaines révoltes où esclaves et mêmes marrons, notamment à la Jamaïque, peuvent se retrouver auprès des colons. Après la disparition du cadre officiel de l’esclavage, les biographies américaines d’anciens esclaves témoignent de nombreux jugements favorables à l’égard de l’ancien maître . Le schème ternaire n’est donc pas réductible à l’examen d’un groupe. Il procède de l’effet de système, un système qui existe dans les dispositions des acteurs (schème ternaire) comme dans les relations entre les groupes dont la division sociale fonctionnelle obéit au principe de la tripartition dans toute la Caraïbe et même plus globalement encore dans les Amériques Noires. Il se niche dans les conduites de différenciation autour de la couleur. Il s’incarne dans les jeux d’allégeance et d’arrangement. Il plie les plus dominés courbés dans les tactiques ambivalentes du marronnage. Il traverse tout l’espace social même s’il s’ancre plus fortement dans les conduites de telle ou telle profession ou institution. Il est de l’ordre de l’effet social généralisé même si le propos se concentre autour d’un ensemble de groupes intermédiaires, dont le plus repérable a été socialement catégorisé selon une intention de dénonciation : les « Mulâtres ».
Toute la complexité de l’analyse repose sur le repérage de ces « effets » de tripartition au cœur de la « situation coloniale ». Selon quels indicateurs majeurs est-il possible d’isoler ce processus de mise en relation structurale des groupes, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui ? L’hypothèse retenue dans cette recherche, celle qui semble la plus déterminante jusqu’à aujourd’hui, réside dans l’obligation de compenser la faiblesse numérique des planteurs esclavagistes par un système de « chaines relationnelles ». En produisant un type de lien social spécifique, les colons planteurs comme les autres groupes colonisateurs (Eglise, fonctionnaires de l’Etat français) ont diminué le risque de la révolte permanente.
A cet égard, l’entrée par la relation de service répressif semble extrêmement fructueuse. Elle est d’autant plus importante que l’ordre colonial repose sur la violence de l’esclavage, autrement sur dit sur une contrainte qui ne repose que très imparfaitement sur l’adhésion. Or, dans les post-colonial studies, fortement polarisées sur les résistances des colonisés (les paysans en Inde), la déconstruction des productions culturelles, ou sur les constructions de barrières socio-raciales chez les Blancs en colonie comme chez les black upper classes des colonies ou des métropoles , l’analyse de la fabrication de cette violence inclusive ne semble guère retenir l’attention. Pour prendre un court exemple, Paul Gilroy réussit le tour de force de parler des effets culturels du monde ancien de l’esclavage sur le temps présent sans jamais parler des acteurs de la force physique. Une fois seulement, en passant, il évoque les « chasseurs d’esclaves » qui retrouvent une famille enfuie, dont la mère préfèrera exterminer ses propres enfants plutôt que de les savoir subir à nouveau ce qu’elle a déjà vécu . Comment penser une « culture » sans tenir compte des divisions socio-raciales de la force, l’un des composants majeurs d’un monde social « qui tient par la force » ? Comment est-il possible d’ignorer la division du travail répressif traversant les couches de la population « noire » elle-même, rendant largement caduque la notion même de culture tant les haines et les divisions subsistent dans toutes les îles de la Caraïbe ?
Partir donc des relations de complicité objective entre « les groupes dominants » (capitalistes Békés/élites Mulâtres/cadres Métropolitains) dans la gestion de la masse des esclaves, signifie retrouver les voies de ce régime d’alliances sociales dans les différentes périodes historiques. Cette périodisation socio-historique ne constitue pas le moindre des paradoxes pour celui qui, essentialisant les schémas officiels, isole magiquement une période esclavagiste suivie brutalement par une seconde période coloniale en 1848 qui, à son tour, et miraculeusement, bascule dans la phase républicaine démocratique très précisément en 1946 à la faveur de ce que l’on appelle « la départementalisation » dans l’espace domien. Cette représentation idéologique - parce qu’elle est naïvement et superficiellement institutionnaliste - suppose que les sociétés pourraient changer brusquement dans leur mode de fonctionnement à partir d’une date. Un des contre exemples historiques les plus éclairants est le traumatisme des Blancs créoles après 1848, lequel se reproduira de génération en génération jusqu’au début du XXe siècle . Cet effet d’inertie des dispositions - ici la nostalgie du passé - va de pair avec des tentatives, largement couronnées de succès, visant à poursuivre le travail forcé sur les plantations (coerced labor force). Ce phénomène est attesté dans toute la Caraïbe, notamment à Cuba, sous le terme de patronato .
Confondre ainsi un mythe avec un effet juridique interroge fortement le chercheur, à moins de croire que, justement, cette rapidité à forclore le traumatisme renseigne sur les stratégies de ceux qui ont recours à de telles balises de non conscience. Or, toute la science sociale, celle de la socialisation, des habitus, des mémoires, enseigne les effets d’inertie liés aux inculcations individuelles et aux reproductions structurelles. Bien loin de cette vision institutionnaliste de sens commun qui, exerçant certes des effets sociaux en matière de redistribution des postes et des pouvoirs, montre rapidement ses limites, l’objet sociologique doit être construit, notamment pour montrer que, derrière les formes juridico-politiques, les structures sociales demeurent souvent inchangées.
Cette manière de définir l’objet originel - par la structure des rapports de force et de ce fait les liens concrets de délégation dans l’usage du capital répressif - appelle un nouvel éclairage sur le monde antillais français tant la question de la dépendance chez les victimes a été réduite à une unique logique cognitivo-culturelle assimilationniste. Celle-ci, très visible chez Frantz Fanon quand il pense l’aliénation de l’Antillais dans les années 1950 et 1960, est abolie par lui dans le passage à l’acte révolutionnaire qui ne retient que le rapport de force purificateur et rédempteur . Il lui arrive incidemment de toucher du doigt la question croisée de la force physique, du capital guerrier et des relations interactionnelles d’assujettissement, sur laquelle on fondera l’exposé. C’est alors que, dans Peau noire masque blanc, il repense l’indicateur du capital guerrier : « Les rapports colon-colonisés sont des rapports de masse. Au nombre, le colon oppose sa force. Le colon est un exhibitionniste. Son souci de sécurité l’amène à rappeler à haute voix au colonisé que : ‘Le maître ici c’est moi’. Le colon entretient chez le colonisé une colère qu’il stoppe à la sortie ». F. Fanon identifie distinctement le déséquilibre des forces numériques entre le colon et le colonisé. Et il suggère fortement qu’il est important d’étudier les micro-relations de dépendances régulières, un peu comme un dresseur de fauves qui se méfie incessamment du coup furtif mais fatal. Ce rôle « exhibitionniste », si bien mis en valeur par le bourreau lui-même dans les recettes divulguées par une de ses descendants - Marie-Reine de Jaham - est ainsi nettement identifié par F. Fanon mais non travaillé par lui. Il est étonnant que le fin spécialiste du combat en faveur de la libération n’ait pas inversement arrimé sa lutte guerrière sur une pensée du combat des colons contre la libération. Car produire ce lien social de sujétion est un combat permanent dans une guerre civile latente ponctuée de nombreux soulèvements et insurrections.
Ce travail vise en quelque sorte à apporter un maillon supplémentaire à son intuition du rôle exhibitionniste du maître. La question de la présence des Mulâtres se dissout dans la question plus large des rapports de force numériques initiaux entre les bourreaux et les esclaves. Comment « le » colon peut-il contrarier un rapport de force numérique à son désavantage et « opposer sa force » ? Que devient « la force coloniale » dans ce pur rapport de force permanent sur trois siècles ? Que deviennent les groupes supports des bourreaux ou « aides » une fois le colonialisme esclavagiste transformé en colonialisme sans esclave ? Et la question fatidique est : que sont devenus ces groupes intermédiaires dans les dernières décennies de la « départementalisation » ? Pour répondre à toutes ces questions, l’approche socio-historique des groupes sociaux s’avère essentielle. Elle seule permet de dérouler la trame qui offrira son sens aux enjeux qui se déploient autour de la fabrication muséographique contemporaine de ce passé colonial. Historiquement, la seule préoccupation des colons est d’avoir suffisamment de forces sur l’ensemble des plantations disséminées, pour « stopper la colère à la sortie », comme nous dit F. Fanon, avant qu’elle n’éclate.
Alors que des dizaines voire des centaines d’ouvrages sur l’esclavage sont consacrés à l’oppression ou à la révolte, bien peu se concentrent sur ce rapport de force en général, sur la physique du capital guerrier, sur les mécanismes globaux et situationnels de maintien de l’ordre. Or, penser le rapport de force, le capital physique, la logique des corps combattants, c’est simultanément penser les logiques relationnelles qui découlent de l’état numérique du rapport de force. « Car le déséquilibre démographique pousse les maîtres, sous l’emprise d’un complexe d’encerclement, à établir leur autorité par la crainte » . Bien peu dissertent sur l’état émotionnel permanent du maître, pris entre la peur, la méfiance et l’écrasement préventif. Bien peu se penchent sur les rationalités foucaldiennes d’agencement de pouvoir et « les tentatives pragmatiques pour conjurer une potentielle révolution noire » . Bien peu décortiquent les techniques relationnelles d’attachement dans le double sens de l’adhésion et de l’enchaînement coercitif. Les insurrections, révoltes, révolutions, jouent le rôle d’événement analyseur faisant émerger la contrainte structurale de l’ordre minoritaire dans sa figure inversée : celle du passage à l’acte de la force contenue à la force libérée. Cette pensée sur la mécanique des forces conduit à réfléchir à la manière dont les planteurs vont tenter de compenser le déficit du capital guerrier. La logique du rétablissement de l’ordre est l’arbre qui cache la forêt du maintien de l’ordre ordinaire. Si elle aveugle sur l’existence du modèle ternaire, elle a au moins le mérite de faire surgir des propos qui donnent à voir l’impensé de l’ordre ordinaire : la crainte d’un débordement consécutif au déséquilibre inhérent au rapport de force numérique appelle un solutionnement pragmatique : une politique de production positive de capital physique au service du Béké. Plus généralement encore, une politique de distribution de la puissance physique qui court au travers des corps, du contrôle social plantationnaire au contrôle social dans l’habitation, du maintien de l’ordre au rétablissement de l’ordre, de la surveillance à la sanction, de la punition à la torture, de la rétribution à la disqualification, de la pression au lâcher-prise temporaire. Dans l’espace colonial, où l’adhésion ne procède presque jamais, pour l’esclave, de l’illusio et du cela va de soi dans l’habitus, le monde vécu introduit une subjectivation, une volonté de déprise, une dénonciation sourde contre les oppresseurs, un appel à la liberté lancinant, un hurlement contre le spectacle du viol ou de la mise à mort. Du fait de cette scission originelle, le pouvoir ne peut être bourdieusien mais foucaldien. Il court dans les dispositifs, dans les chaînes relationnelles, dans le tissu des postes rétribués et des contrôles formels. Il n’est que rarement « une incorporation dans des dispositions durables et transposables ». Les planteurs vont fabriquer, de manière assez homogène, un corps de serviteurs intermédiaires, une zone grise. Celle-ci a d’abord pour vocation de tenir à l’œil les esclaves dans un maillage de surveillances et de délateurs, de prévenir les soulèvements, de participer aux répressions. Car autrement, les Békés sont dérisoirement infériorisés.
C’est le cas pendant la Révolution française. La guerre civile gronde à Saint-Domingue et l’Assemblée constituante calcule alors rationnellement le rapport de force, autrement dissimulé dans la trame des actes gestionnaires de domination : « A Saint Domingue, il y a 450 000 esclaves, 30 000 Blancs et les esclaves ne peuvent pas être considérés comme désarmés ; car des hommes qui travaillent à la culture des terre, qui ont sans cesse des instruments dans leurs mains ont déjà des armes ; il est donc physiquement impossible que le petit nombre de Blancs pût contenir une population aussi considérable d’esclaves, si le moyen moral ne venait à l’appui de la faiblesse des moyens physiques. Ce moyen moral est dans l’opinion, qui met une distance immense entre l’homme noir et l’homme de couleur [le mulâtre], entre l’homme de couleur et l’homme blanc ; dans l’opinion, qui sépare absolument la race des ingénus [les Békés), des descendants d’esclaves, à quelque distance qu’ils soient. C’est dans cette opinion qu’est le maintien du régime des colonies et la base de leur tranquillité. Du moment que le Nègre qui n’est pas éclairé, ne peut être conduit que par des préjugés palpables, du moment que celui qui est dans l’intermédiaire pourra croire qu’il est l’égal du Blanc ; dès lors il devient impossible de calculer l’effet de ce changement d’opinion (…) D’ailleurs rien n’est plus politique, rien ne sert davantage à la subordination qui maintient les colonies, que de lier les affranchis aux ingénus par les bienfaits qu’ils reçoivent de ceux-ci. Ainsi messieurs, si vous voulez que les colonies soient tranquilles, donnez leur ce droit (le droit de vote censitaire), car ce n’est qu’à ce prix que leurs terreurs vont disparaître. Vous ne pouvez pas toucher à ce droit politique concernant l’homme de couleur parce qu’il est l’intermédiaire nécessaire pour le maintien de la subordination coloniale » . Ce texte fondamental, retrouvé dans les archives départementales de la Martinique, peut être lu comme la loi d’airain des zones concentrationnaires et répond au questionnement de La Boétie, crucial pour penser le monde agricole plantationnaire. Certes, l’existence d’une société coloniale, hors de la plantation mais intimement interconnectée avec elle, offre une configuration bien différente d’un camp de concentration « rural » en marge de la société totalitaire. Mais la comparabilité repose sur l’existence de ce tiers secteur. Tripartition dont le noyau central est composé de la zone grise dure : les groupes directement investis dans la surveillance et la répression de la masse des opprimés. Si la situation à la Martinique est davantage contrôlée par les colons, lesquels ont suffisamment de pouvoir pour se jeter dans les bras des Anglais, en revanche, en Guadeloupe, la révolte des détachements armés contrôlés par des officiers mulâtres paye. Une grande partie de la classe des Békés sera décapitée. Cependant, les Libre de couleur s’aligneront vite sur le modèle césairien de la revendication de droits politiques. Dans cette course à la reconnaissance de leur caste, ils seront vigilants et bloqueront tout processus de soulèvement des esclaves, sur l’île comme à la Dominique .
C’est le cas encore en 1848. Lors des soulèvements et émeutes qui jalonnèrent le processus conduisant à l’abolition de l’esclavage, les planteurs blancs se remettent à trembler, craignant leur extermination. A la fois stratégie politique et réelle crainte, cette représentation domine les prises de position des Békés : « Les émeutes et les incendies des journées de Mai qui provoquent la proclamation de la liberté et de l’amnistie du 23 mai 1848 sont des événements connus. En revanche, on a passé sous silence l’affolement et la frayeur des Blancs de Martinique : ‘Les Blancs avaient perdu la tête. Tous voulaient s’embarquer. La panique était générale’. Des émigrants partirent se réfugier à Puerto Rico et en Louisiane (…) Les planteurs ont été écartés du pouvoir local pour la première fois dans l’histoire, à l’arrivée des administrateurs Perrinon et Gatine. Les colons temporisent, cherchent à s’organiser et à élaborer un plan de lutte. Dans un premier temps, ils exploitent une stratégie de peur, se bornant à agiter le spectre de l’anarchie, de la famine, de l’extermination des Blancs et de l’analogie Guadeloupe-Haïti. Ils veulent faire partager au nouveau pouvoir en place la crainte d’un massacre général » .
C’est toujours le cas en 1870, lors de l’insurrection du Sud de la Martinique. Alors qu’un prolétaire noir est injustement condamné au bagne pour ne pas avoir salué correctement deux Blancs à cheval sur leur passage, la masse populaire solidaire se soulève. « Le gouverneur écrit alors : ‘Rien ne peut donner l’idée de la terreur de la race blanche en général. Ce qui a rendu la situation très grave, c’est que tous les Blancs et hommes de couleur riches avaient fui leurs propriétés et abandonné leurs travailleurs’ (…) Chez les hommes de couleur, les couches aisées ont pris peur devant les menaces à la propriété. Par réflexe de classe, elles ont fait cause commune avec la bourgeoisie blanche » .
La béance entre le capital guerrier de la minorité des « seigneurs » et le capital physique potentiellement guerrier de la grande masse des esclaves est le problème majeur d’un ordre colonial reposant sur une violence extrême et une faible logique d’adhésion sociale des dominés.
Ce point n’est pas forcément soulevé par les historiens comme un aspect majeur des contraintes organisationnelles qui pèsent sur les colons. Ce que relève toutefois très clairement cette historienne américaine parlant d’une « inconfortable minorité dirigeant une dangereuse majorité ». Ce n’est donc pas un problème situationnel comme lorsque l’empoisonnement, le meurtre, la bagarre dégénèrent en perturbations sur telle ou telle plantation. Ce ne sont pas des ruptures de cadres où les soulèvements d’esclaves viennent rompre provisoirement un ordre qui tient. C’est un rapport de force permanent qui découle de la très faible part d’adhésion des dominés et de la forte poussée de subjectivation de ces derniers au travers des résistances quotidiennes incessantes pour survivre et assurer son maintien en état dans l’ordre plantationnaire lui-même . Un collectif d’historiens de l’esclavage rappelle, en synthétisant la pensée d’un gouverneur oppressé, que « dans les archives des colonies (Mémoires et rapports des administrateurs), l’esclavage apparaît comme un état violent et contre nature. ‘Ceux qui y sont assujettis sont continuellement occupés du désir de s’en délivrer et sont toujours prêts à se révolter’ » .
Les Békés, aux premières loges, savent de quoi ils parlent, quand ils parlent…C’est le cas de Marie-Reine de Jaham, fille d’une des grandes familles de Béké, dans son roman « documentaire » La Grande Béké. La question numérique revient à plusieurs reprises, alors qu’on se situe au début du XXe siècle. « Que peut une minorité blanche face à une écrasante majorité de couleur ? » ; « A l’époque où ils ont tué Toinet, beaucoup de békés avaient fui la Martinique. C’était la chose à ne pas faire. Moi j’étais là. A la Plantation. Non je n’ai jamais tournée le dos moi ! Un jour à la Rhumerie, ils sont venus me chercher. Qu’est-ce que je pouvais faire contre 3000 nègs armés ? Ce jour là, oui j’ai fait dans ma culotte. (Elle invente une blague et les grévistes rient) J’en ai profité pour aller téléphoner à la gendarmerie. Les CRS sont arrivés immédiatement. A cette époque là, je m’endormais avec un fusil et un révolver chargés cachés sous mes draps » ; « Apprend qu’ici un béké ne frappe jamais un Noir. Tu as enfreint un tabou qui remonte à l’abolition de l’esclavage. Ici il y a des nègs et des békés. Trois cent mille nègs et trois mille békés. Voilà. A la base de tout ce qui se produit aux îles, tu trouves cette réalité. Elle explique tout, si tu réfléchis un peu » . Le passage de l’esclavage au colonialisme démocratique signifie la conversion d’une logique de domination à une autre, autrement dit la substitution des dominations économique et symbolique (l’art de la négociation, de la corruption, de la gestion du personnel) aux dominations économique et répressive. Mais, pendant la période esclavagiste, la répression systématique ne suffit pas. Elle est doublée par un tissu de liens de dépendances dont la cheville ouvrière est la zone grise.
En effet, cette béance numérique, source de craintes permanentes, ne peut être comblée que par une organisation intermédiaire, aux formats multiples selon les sociétés . A la Martinique, comme dans les autres îles de la Caraïbe, ce qui est très clair dans le cas de Saint-Domingue ou à la Jamaïque, les colons ont « mis du jeu » dans cet ordre concentrationnaire. En étant obligés de s’affilier des « aides », ils ont peu à peu laissé se constituer, par un effet d’agrégation, une classe intermédiaire qui s’est consolidée sur l’étendue de siècles d’affranchissement et d’alliances au point de susciter, d’ailleurs, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, une réglementation plus restrictive des droits des Libre de couleur.
Ainsi, bien qu’elles n’épuisent pas la question des forces répressives, les milices qui quadrillaient le pays Martinique, les troupes de chasseurs de marrons, les aides-bourreaux constituent autant de groupes soutenant le régime répressif plantationnaire. L’exposé soutenu ici entend valider l’idée d’une formation sociale travaillée de l’intérieur pour produire un ordre efficace, sûr et durable : non pas uniquement le racisme, l’aliénation du colonisé ou le colorisme, non pas uniquement des forces armées statutaires venant de métropole, mais la construction d’un lien social spécifique attachant et retournant une partie des colonisés : la production d’une « zone grise ». Partir des groupes sociaux et de leur force, c’est sortir du symbolique pour partir du matériel, de l’infrastructure de l’infrastructure : le capital guerrier : « Despite the centrality of representation, however, the significance of postcolonial analysis, indeed that which distinguishes it from postmodern views of discursive change, is its insistence on the importance of the material realities of post-colonial life » . Structures matérielles qui comprennent bien sûr l’organisation économique, mais aussi les outils répressifs qui interagissent avec des positions professionnelles diverses, dans et hors du cadre plantationnaire. Dans cette division sociale du travail, se singularise l’ensemble des métiers lié aux forces coercitives.
Tandis que les relations entre les Békés et la bourgeoisie affranchie se sont déviées vers l’étude exclusive du mimétisme social (et secondairement économique), tandis que les relations entre cette dernière et les Métropolitains se sont trop souvent épuisées aux logiques du mimétisme culturel et politique, tandis que la plupart des recherches sur les Mulâtres demeurent insuffisantes en ce sens qu’elles pointent de manière culturaliste le lien entre « la couleur de la peau » et les privilèges sociaux , la construction historique de la chaîne des dépendances et interdépendances entre ces trois fractions dominantes de l’ordre colonial, notamment dans l’affirmation de la puissance physique, n’a cessé d’être remisée dans l’oubli ou la dénégation, sauf en l’éloignant dans un lointain passé ou en la rapportant à l’évidence de la force armée métropolitaine. Alors que tant d’études historiques mettent en lumière cette tripartition rapportée aux trois groupes classiques , bien peu de recherches en science sociale, pour la période actuelle, poursuivent cette approche en termes de rapports de force et de gestion de la force, fondements structuraux du mimétisme et de la haine raciale. D’ailleurs, même pour les études consacrées à la période précédent l’abolition, rares sont les focales mises sur le groupe intermédiaire. Etudiant les « Libre de couleur », un historien martiniquais précise : « Il n’existe aucune étude centrée véritablement sur le thème qui nous occupe, on est donc étonné par conséquent du peu d’intérêt porté à un groupe qui démographiquement supplantait celui des Blancs entre 1815 et 1848…Aucune étude fouillée n’a réellement cerné le groupe des Libre de couleur dans son ensemble » . Ce qu’on peut dire, c’est que cet auteur a tout à fait raison pour la recherche francophone, tandis que de nombreux travaux anglophones seront utilisés ici pour confirmer et élargir cette hypothèse à l’ensemble de la Caraïbe.
La socio-histoire des constructions sociales de la « force », sous cet angle, constituent un rouage essentiel du fonctionnement colonial, régime d’oppression et de contraintes par corps. Penser le monde colonial à partir de ses agencements spécifiques du maintien de l’ordre ? Penser le monde colonial à partir d’agents répressifs qui ont disparu depuis 1848 et plus encore depuis la Départementalisation ? Autrement dit penser le néo-colonial à partir de ce qui n’existerait plus ? Pour le dire crûment, si les dominants esclavagistes bourreaux sont toujours là, ces 3000 Blancs reconvertis en capitalistes plantationnaires, dirigeants de grandes entreprises de négoce ou du tourisme, mais toujours statutairement aiguisés par un travail systématique de séparation socio-raciale, qui et où pourraient bien être les aide-bourreaux, ces fameux « Mulâtres » et plus largement les « traîtres » ? Et pourquoi leur attribuer un rôle si fondamental ? Et comment ce rôle pourrait-il perdurer quand les structures sociales anciennes qui leur servaient de support ont disparu ? Mais ont-elles disparu ? Là réside l’épine dorsale du travail autour de la dénégation muséographique, laquelle sera longuement étudiée : ne plus montrer aujourd’hui cette zone grise, ces divisions internes entre Noirs, ces « traîtres » dont parle furtivement Aimé Césaire et dont l’invention théorique remonte à Primo Lévi. La zone grise est simplement le travail permanent de retournement d’une partie des dominés au service du maintien de l’ordre dans un espace de domination extrême.
C’est en partant de ce paradoxe que l’enjeu du propos se dessine. Postuler un ordre néocolonial revient à retrouver de l’ancien dans le nouveau, autrement dit à faire ressurgir des lignes de continuité derrière les apparences de transformations sociales ou politiques « radicales » (abolition de l’esclavage en 1848, abolition de l’ordre colonial en 1946), derrière aussi les transformations réelles de l’ordre social (démocratisation et scolarisation, montée des élites protestataires noires concurrençant la vieille bourgeoisie mulâtre , espaces économiques non réductibles à l’ordre colonial, influences culturelles mondiales, etc) . Si la description post-coloniale de la Martinique revêt quelque signification, c’est bien à travers cette hypothèse de continuité, laquelle, paradoxalement, pourrait bien s’ancrer en partie dans le travail de dénégation voire de déni qui entoure la réalité de ce phénomène comme on le verra distinctement dans l’analyse textuelle et iconographique de la quasi-totalité des musées martiniquais. Dénégation qui emprunte aussi la voie classique de l’idéologie politique, notamment dans le travail classique des représentants qui cadrent les conflits politiques autour d’enjeux qui contribuent largement à masquer la tripartition. Les élites martiniquaises éliment totalement la question des groupes sociaux, dans un grossissement démesuré du « peuple » ou de la « nation » martiniquaise. Autrement dit, l’existence du schème ternaire se calque sur la carte morphologique des groupes mais aussi se projette, comme le ferait un criminel, dans l’effacement total des traces mémorielles associées aux pratiques des contributeurs au maintien de l’ordre esclavagiste/colonial.
D’où le fil directeur de la démonstration : partir des cadres structuraux de proximités relationnelles dans l’ancien monde pour aboutir au travail contemporain de cadrage symbolique de son voilement dans les musées locaux.
Autrement dit, la prolongation des effets du colonialisme agricole se sédimente sans doute autant dans les structures institutionnelles visibles (positions de pouvoir dans les postes électifs locaux, professions libérales) que dans ce que j’appelle le schème ternaire, cristallisation symbolique durable, dans les habitus, de l’incorporation individuelle des structures coloniales. Et une des plus belles empreintes de ce schème s’imprime dans les musées locaux, figure exemplaire de l’érosion du sens. Car il faut cacher à tout prix ces mécanismes anciens d’interdépendance entre Blancs et Noirs qui se prolongent aujourd’hui. Pour certaines familles anciennes issues des élites « de couleur », les déterminations associées à une longue pratique, transmise de génération en génération, de participation à la domination du peuple colonisé s’ancrent sans doute plus fortement que pour celles, plus récentes, qui n’ont connu leur ascension sociale que dans la phase récente, comme par exemple la famille Césaire. Et pour ces acteurs-là, il en va de la conservation du statut de leur famille d’oblitérer la réalité des fondements de leur pouvoir actuel. Etudier la mémoire, notamment la scène muséographique, devient un élément clé dans la possibilité d’avancer la preuve que le malaise existe bien, que la mauvaise conscience est toujours là. Le Politique dira que les élites trompent le peuple. Le Scientifique s’armera de la socio-histoire pour rendre raison de cette « alliance fonctionnelle ».
La participation à la répression des esclaves constitue le point d’orgue de l’organisation de la complicité sociale mise au point par les planteurs esclavagistes. Mais l’ensemble du « tiers-secteur » déborde largement cette activité de remise en ordre physique des corps. La structure plantationnaire s’est organisée globalement sur le principe d’une zone grise, ce mécanisme d’attachement d’une partie des esclaves à leur propre domination parce que celle-ci s’allégeait - là est la gratification majeure - dans le mouvement même de renforcement de celle des autres, les « nègres de jardin » (ou « nègres de houe » ou travailleurs forcés dans les champs). Toute forme de trahison suppose un achat social. La participation à la répression se payait au prix de l’affranchissement, de privilèges ou d’avantages divers. L’économie politique de la domination n’est pas une image. Elle est une incorporation de la physique sociale : contrebalancer le rapport de force physique dans une chaine hiérarchique qui tient au plus près les esclaves. Plus largement encore, hors de la plantation, dans le cadre sociétal d’ensemble, le même processus est à l’œuvre et mobilise différentes fractions sociales. Le symbole ultime de la participation au jeu n’est-il pas, chez les Mulâtres, la possession d’esclaves ? C’est dire que, même hors du premier cercle, hors de l’espace de l’habitation, les effets du modèle se diffusent dans tous les champs sociaux dans un jeu d’interdépendances avec les colons et les forces bureaucratiques métropolitaines. Si l’ordre colonial exogène métropolitain (armée, école, église) est bien étudié, on a encore beaucoup de difficultés à isoler le phénomène de la tripartition dans les relations concrètes entre les élites locales qui occupent les postes de commande des différents champs, institutions et lieux de pouvoir. C’est dire que cette réalité est d’envergure et elle interroge autant la sociographie du monde colonial que « les groupes dominants » qui se sont reproduits jusqu’à aujourd’hui, essentiellement dans les institutions administratives et politiques. Le maintien de la structure plantationnaire, dont la figure actuelle est celle de la culture d’exportation subventionnée, a en effet resserré les possibilités économiques de développement. C’est essentiellement hors de l’économique que les « Mulâtres » et groupes apparentés se sont reproduits ou diversifiés.
Ce travail n’entend pas s’appuyer sur l’idée de l’existence, aussi complexe soit-elle à définir sociologiquement, de groupes dominants à la Martinique (Békés ou groupe des Blancs créoles, bourgeoisie noire ou Mulâtres, capitalistes métropolitains, représentants de l’Etat « métropolitain »), ce qui relève malgré tout du truisme, mais bien de poser l’hypothèse d’une structuration particulière de l’ordre et des liens coloniaux qui se sont prolongés, sous diverses formes, jusqu’à nos jours au travers de mises en relations directes (impositions de rôles, collusions ou appuis manifestes dans des situations, des interactions, des événements, des crises) ou structurales (homologies d’habitus, accumulation segmentée du même type de capital, division du travail, définition d’un nationalisme inclusif, construction d’une mémoire « conforme ») entre les fractions dominantes et les fractions du tiers secteur qui avec le temps sont devenues aussi dominantes. Il ne s’agit donc pas principalement d’isoler un groupe précis, de fait identifié et réifié dans des traits culturels, même si les « Mulâtres », en tant que concept logique de la tripartition repensant l’injure émique, définissent le noyau dur du phénomène à observer.
L’enjeu de ce livre consiste à repérer un ensemble de déterminations qui travaille la société coloniale puis la société néocoloniale dans le sens de sa conservation. Cet ensemble réunit des « effets de (néo)colonialisme » aussi variés que des groupes sociaux, des institutions, des habitus, des capitaux, des mentalités plus ou moins codifiées (contes, interventions radiophoniques, mémoires biographiques , commémorations). Et bien sûr des musées…
Il existe ainsi un écart ou une tension entre le modèle ternaire colonial et ses dérivés néocoloniaux, plus diffus ; entre le modèle ternaire abstrait et ses dérivés empiriques à la fois résiduels, masqués et submergés aussi par d’autres logiques sociales . D’une certaine façon, tout le monde connait intuitivement le modèle ternaire, mais personne n’a été, non au bout, mais au commencement de sa logique : les liens du sang , non pas au sens des métissages, creuset de la créolisation, mais au sens de collaborations sociales à un ordre, reposant sur la violence, la cruauté et les sanctions physiques à l’encontre des déviants. Monde hiérarchisé nourri d’oppositions intestines, de méfiances généralisées et de liens sociaux cachés, et dès lors revêtu de projections (au sens de la balistique) symboliques fortement négatives et en cascades d’un groupe sur l’autre ; projections si bien rendues par les résultats de l’enquête sociométrique de M. Giraud à la fin des années 1970. Ces médisances socio-raciales, dès la prime enfance, cachent finalement les adhérences en souffrance, comme les structures en castes socio-raciales font oublier le mécanisme d’ensemble qui assure ordre et stabilité, production et reproduction d’un monde toujours tendu et prêt à se rompre.
L’enjeu de cet ouvrage est de défendre les concepts de zone grise (ou effets ternaires) et de tripartition (cadre structural) propre à l’ordre colonial puis néocolonial contre la vision dualiste (maîtres/esclaves, Blancs/Noirs) qui domine, dans l’ensemble, comme master frame, un sens commun politique que les commémorations cautionnent à longueur de rituels. Tandis que le modèle binaire est bien fait pour apaiser les vives douleurs du passé, en réhaussant paradoxalement l’acteur social placé en position exclusive de victime (« le Noir opprimé »), le modèle ternaire suscite la colère de ceux qui, pourtant prisonniers d’un ordre d’une extrême violence, ne peuvent supporter de lire des analyses scientifiques les « responsabilisant », les rabaissant au statut de « collabo ». L’enjeu de ce travail se situe, bien sûr, au-delà de ces prises de position inévitables du sens commun, notamment de la part de ceux qui, à n’en pas douter, y verront une attaque en règle contre leurs pouvoirs sociaux. Il ambitionne de montrer que la structure même de certains ordres totalitaires implique de faire participer de force - et ensuite de créer les conditions sociales d’une collaboration voulue et routinisée - les victimes elles-mêmes ; lesquelles sortent de leur condition de victime absolue pour devenir les agents d’un système qui va les rétribuer et les façonner de telle sorte qu’il soit possible de leur extraire une utilité sociale d’oppression spécifique. Une partie de ces affranchis est devenue, bien des années après, une élite légitime, soit à ses propres yeux, soit aux yeux des autres. Mais le mouvement de 2009 a encore montré la coupure forte qui sépare la société civile, où se concentrent les masses nègres ou les petites classes moyennes (avec leurs associations et leurs syndicats) et les acteurs politiques, où s’activent les réseaux mulâtres ayant largement investi le champ politique .
Face aux brûlures de l’histoire, il n’est pas bon de prendre pour objet aussi bien les niches totalitaires des démocraties (l’ordre colonial républicain, son racisme , ses discriminations, son exploitation économique hors du droit commun métropolitain , ses déportations de vagabonds dans les bagnes , ses pénitenciers militaires ) que les luttes entre Juifs dans les Ghettos ou celles entre « dominés noirs » dans les espaces coloniaux. Et effectivement, les « collaborateurs sociaux » se sont retrouvés autant dans les positions différenciées d’esclavage (commandeur, rôles de serviteurs dans l’Habitation) que dans celles des affranchis, murés dans une sorte de caste intermédiaire aspirée par le groupe de référence et sommée de défendre les Blancs menacés jusque dans la manière d’assumer l’abolition de 1848, « dans une assimilation complète des colonies à la métropole » de la part des « membres de l’élite des gens de couleur » . Auparavant, en devant assurer des rôles de répression contre les « Nègres », où même en occupant des professions de simple service, ces différentes catégories d’acteurs ont créé « une concurrence des victimes » qui perturbe le travail de mémoire et la capacité à sortir collectivement les descendants de l’esclavage d’un ancien monde qui, de ce fait, perdure dans le non-dit, dans le spectre qui court du déni jusqu’aux formes multiples de la dénégation , dans la souffrance et le malaise identitaire profond.
Un exemple éclairera le lecteur. Dans un ouvrage du Conseil Régional indépendantiste consacré à l’esclavage, la zone grise est inexistante. Non pas au sens où aucun des contributeurs n’en parlerait mais au sens où les pratiques de zone grise ne sont pas évoquées comme un levier ordinaire dans le fonctionnement de la plantation ou, plus largement, du système colonial local. L’article de G. Desportes, alors qu’il traite de la répression, réussit le tour de force d’opposer les « maîtres » et les « esclaves » sans jamais évoquer les agents répressifs noirs . Pour le reste, la tripartition apparaît mais hors du champ de bataille de la plantation, uniquement comme groupe des « hommes libre de couleur » qui défendent l’esclavage, mais sans avoir les « mains sales ». Le fossé entre la possibilité d’évoquer les groupes socio-raciaux d’une part et, d’autre part, l’examen minutieux des pratiques de zone grise à l’encontre des esclaves, indique comment fonctionne la dénégation. Dans l’euphémisation de l’évocation des différents groupes tiers et dans le passage sous silence des exactions les plus « barbares » des Noirs contre d’autres Noirs.
Outre que le chercheur, dans sa fonction de fossoyeur qui exhume les vérités cachées, s’expose à des « contre-mesures » de dénégation (au sens du torpillage dans la Marine de guerre), la recherche impose plus sérieusement de rompre avec deux courants moralisateurs. Le premier est développé par l’idéologie républicaine qui refuse de voir ce passé esclavagiste en l’enfermant dans « l’Ancien régime » ou en croyant en être quitte en se purifiant derrière « l’abolition » formelle de l’esclavage en 1848 ; âge mythique qui permet de faire l’économie des luttes sociales des esclaves avant 1848 et du maintien de l’ordre colonial et des discriminations contre les Noirs jusqu’à la fin de la Seconde guerre mondiale, voire même après. Le second courant est porté par les « descendants d’esclaves » eux-mêmes qui trouvent de bonnes raisons d’ « homogénéiser » la souffrance globale du peuple noir, sans développer les différences de classe internes qui prennent leur source dans un rapport différencié à l’ordre esclavagiste et colonial. La caricature de la dénégation, on le verra, s’incarne particulièrement bien dans l’interprétation que les élites locales font de « l’affaire Bissette ».
Mettant historiquement en scène, dans « la situation coloniale », une caste dominante, un groupe intermédiaire et une masse de dominés, le modèle ternaire n’est pas réductible à l’analyse de classes sociales dans les formations capitalistes (bourgeois, petit-bourgeois et prolétaires). Comme le disent F. Cooper et A.L. Stoler, il s’agit de s’intéresser à ce que « les colonies et les métropoles partagent dans la dialectique de l’’inclusion et de l’exclusion et de voir de quelle manière le domaine colonial est distinct de celui de la métropole » . D’une part parce qu’il renseigne davantage sur le fonctionnement de systèmes totalitaires que sur celui de systèmes démocratiques libéraux dans lesquels l’économie capitaliste moderne s’est enracinée. En effet, la zone grise constitue avant tout un groupe pare-feu dans un ordre de violences où les dirigeants ont presque toujours une peur lancinante de se faire écharper ou empoisonner. D’où l’action préventive contre toute rébellion comme la bien vu F. Fanon dans un régime de relations sociales spécifiques frappé du code « texte public/texte caché », lequel a été théorisé par J. Scott dans un panorama comparatif des mondes de violences extrêmes (camps, paysannerie inféodée à une dictature, plantations coloniales). D’autre part parce qu’il s’inscrit toujours dans un espace-temps différent : l’ordre plantationnaire colonial originel compose un monde en soi, replié sur un territoire donné. Un propos audacieux pourrait lire dans l’espace insulaire martiniquais un vaste camp de concentration colonial, à l’image des esclaves des « camps de concentration du système esclavagiste » selon la proposition de l’historien O. Lara . Le Discours sur la colonisation d’Aimé Césaire, sa fameuse préface à l’un des livres de V. Schœlcher, vont dans le même sens. Le système colonial global français déborde effectivement le seul cadre insulaire ultra marin dont il sera question ici. Il comprend aussi l’espace de la métropole à l’intérieur duquel les segments sociaux ne se réduisent pas à ce tryptique socio-racial, loin s’en faut. Il y a ainsi coexistence d’une structure sociale métropolitaine (de la bourgeoisie aux classes populaires sans oublier la paysannerie) avec la structure socio-raciale propre au monde colonial esclavagiste, puis au monde colonial depuis 1848, enfin au monde « néo-colonial » depuis la « départementalisation » de 1946. Compartimentage sociospatial qui existe autant dans les structures totalitaires qu’à l’intérieur de cet espace continuellement développé de la rétention et de l’insécurisation stratégique des migrants que Marc Bernardot résume dans la formule des « guerres de capture » dans les Etats à la « souveraineté fragmentée ». Cette partition n’est possible que dans un ordre du réel où le territoire est nettement différencié. Ici les camps de concentration, nettement séparés de l’ordre urbain où s’inscrivent les champs sociaux de l’Etat capitaliste totalitaire ou démocratique ; là un espace insulaire retiré, éloigné de milliers de kilomètres de la métropole, contrôlé à distance par le gouverneur et ses outils répressifs. On décèle encore aujourd’hui cette stratégie du pouvoir à l’égard des publics migrants confinés massivement dans un border line territorial . L’étanchéité territoriale entre l’Etat global et l’Etat lié à son « espace ternaire » ainsi que les régimes de violences propres à ces mondes spécifiques, favorisent un emprunt du concept de zone grise.
160 ans après la fin de l’esclavage, les trois « groupes sociaux » (avec les réserves formulées précédemment) cohabitent toujours sur la même petite île de 1000 kilomètres carrés. Désormais, les 3000 Békés font face à 95 % de « Noirs ». Aujourd’hui, le monde antillais peut toujours être justiciable d’une analyse ternaire, derrière l’apparence d’un « peuple martiniquais ». Autrement dit, ce qui aurait semblé aller de soi dans les années 1930 dans les propos du sociologue « socio-racial » et peut-être même encore dans les années fanoniennes, en pleine ère de départementalisation, suppose désormais un travail de déconstruction des cadres idéels officiels, souvent convergents. Saisir des indicateurs de ces représentations ainsi que des réalités qu’elles désignent et façonnent de manière plus détournée depuis que les « Noirs » tiennent le pouvoir local n’est sans doute pas facile. Cette esquisse socio-historique se voudrait un ouvrage programmatique, à la manière du premier tome de l’Histoire de la sexualité de M. Foucault. Entre marqueurs empiriques et problématisations initiales appelant un programme de recherches empiriques diversifiées - notamment une prosopographie des grandes familles mulâtres - cet ouvrage plante d’autant plus un cadre que les thématiques de la zone grise, de l’ambivalence, de l’habitus ternaire, nous convient à développer un nouveau champ de recherches : la manière dont les dominants utilisent les dominés pour maintenir leur ordre propre. M. Foucault avait déjà identifié cette proximité des droits communs avec le pouvoir bourgeois quand il pensait le monde des disciplines et du carcéral, ce désencastrage d’une partie du prolétariat dans le monde « professionnel » des délinquants fonctionnalisés dans le crime « organisé » se reproduisant dans l’institution carcérale au XIXe siècle. Rares ont été ceux qui ont prolongé cette pensée, initiée par Marx dans Le 18 Brumaire de Napoléon Bonaparte, fondement de toutes les détestations de la gauche à l’égard du Lumpen si l’on en croit J.M. Belorgey. Le régime colonial doit être pensé comme un cas particulier de ces réversibilités d’allégeance, même si sa généalogie invite à descendre au XVIIIe siècle. Que ce soient les camps de concentration français, anglais, allemands ou russes, un même système est à l’œuvre, comme l’a bien vu le fondateur de l’archéologie des savoirs-pouvoirs. Camps, espaces plantationnaires, milices patronales, groupes armés de mercenaires au service des multinationales en Afrique, sont des dispositifs où sans doute le présupposé foucaldien ultime, celui des effets de pouvoir alignés sur le modèle stratégique et tactique de la guerre, trouve son ancrage le plus réaliste et le plus important à objectiver. Reste que, dans l’espace colonial, les prolétaires esclavagisés sont en partie sortis de leur condition, certains devenant artisans ou commerçants, d’autres enseignants, une minorité formant une élite économique ou une élite politique (plus fragile compte tenu de l’élection). Est-ce que les effets de pouvoirs originels associés à la zone grise n’ont pas continué à profiler la manière dont cette élite pense son pouvoir et sa relation au peuple ? Voilà une manière de positionner la question du nationalisme et de tester sa réalité et surtout sa pertinence au travers du « projet politique » de la classe dominante noire.
NOTES
[1] Respectivement Moi, Laminaire, Paris, Seuil, 1982 ; Peau noire masques blancs, (Rééd) Seuil, 1974 ; Antilles déjà Jadis, précédé de Tracées, Paris, Jean-Michel Place, 1999 ; Le discours antillais, Paris, Gallimard, 1997 ; Aimé Césaire, Une traversée paradoxale du siècle, Paris, (rééd.) Ecriture, 2006.
[2] Au point que Frantz Fanon en appelle, schéma connu des anthropologues, à une contre-violence rédemptrice, sacrifice humain d’où jaillira l’homme nouveau. Les damnés de la terre, Paris, Gallimard, [1961] 1991.
[3] W. James, « Migration, racism and Identity Formation : the Caribbean Experience in Britain », in W. James & C. Harris (dir.), Inside Babylon. The Caribbean Diaspora in Britain, Londres, Verso, 1993, p. 265, en parlant d’un « traumatisme profond et continu ». P. Gilroy, L. Grossberg, & A. McRobbie (eds), Without Guarantees, London, Verso, 2000 ; A. Bogues, « Politics, Nation and PostColony : Caribbean Inflections », Small Axe, 11, Vol. 6, n°1, Indiana University Press, 2002, pp. 1-30.
[4] C. H. Bruner, « A Caribbean Madness : Half Slave and Half Free », Canadian Review of Comparative Literature, juin 1984, pp. 236-248.
[5] J. Benoist (dir.), L’archipel inachevé. Culture et société aux Antilles françaises, op. cit., p. 7.
[6] J. Dahomay, « Repenser le politique dans les DOM », in N. Bancel et al., Ruptures postcoloniales. Les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, pp. 344-355.