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Esquisses

Recueil Alexandries

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août 2016

Emmanuel Filhol

Une émeute anti-gitane. Toulouse, 25 septembre 1895

auteur

Enseignant-chercheur à l’université de Bordeaux, Emmanuel Filhol est membre du Laboratoire SPH (Sciences, Philosophie, Humanités) et du Comité scientifique de la revue Etudes Tsiganes. Ses travaux de recherche portent sur l’histoire des Tsiganes et de leurs représentations. Il a publié notamment, Histoires tsiganes. Hommage à François de Vaux de Foletier (dir.), Archives départementales de la Charente-Maritime, La Rochelle, 2003, Un camp de (...)

résumé

Lors du bal donné dimanche soir 22 septembre 1895 place du Capitole à Toulouse au profit des malades et blessés de l’expédition de Madagascar, une rixe se produit entre un maçon - dont l’œil gauche est crevé - et le jeune gitan Rabé. Le lendemain, alors que celui-ci a fui la ville, débutent des manifestations organisées par les jeunes gens de Saint-Michel contre la population gitane du quartier Saint-Cyprien, qui se poursuivront jusqu’à l’émeute du 25 septembre (et au-delà), au cours de laquelle des maisons sont saccagées, malgré les mesures d’ordre prises par la police. Il y a de nombreux blessés parmi les cavaliers, les gendarmes et les gardes. On se propose d’examiner d’abord l’enchaînement des faits, puis les commentaires parus dans la presse et l’attitude adoptée par les pouvoirs publics municipaux, avant d’évoquer les deux procès relatifs à « l’affaire des Gitanos », bien que ces différents niveaux de réalité, socioculturelle, discursive, politique et idéologique, judiciaire, soient étroitement liés.

à propos

Conférence faite en octobre 2015 à l’Université de Poitiers dans le cadre du séminaire des études doctorales en histoire, dirigé par Frédéric Chauvaud, professeur d’histoire contemporaine.

Emmanuel Filhol, Laboratoire SPH, Sciences, Philosophie, Humanités (EA 4574), Université de Bordeaux. Email : emmanuel.filhol@u-bordeaux.fr

citation

Emmanuel Filhol , "Une émeute anti-gitane. Toulouse, 25 septembre 1895", Recueil Alexandries, Collections Esquisses, août 2016, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1367.html

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Emmanuel Filhol , "Une émeute anti-gitane. Toulouse, 25 septembre 1895"

SOMMAIRE
Querelle de bal
« L’affaire des Gitanos »
Les commentaires de la presse
L’attitude du pouvoir municipal
Les deux procès
Questions de mémoire


Les sentiments haineux ont généralement besoin de temps. Ils doivent s’inscrire dans la durée. À l’égard des Bohémiens et Romanichels, qui remplissent le rôle de bouc émissaire et cristallisent les ressentiments, il s’agit, comme l’écrit Frédéric Chauvaud, d’« une haine qui vient de loin » [1].
Pour mettre en lumière la pertinence de cette formule, deux exemples significatifs pourraient être donnés. Au cours d’une scène de La Belle Égyptienne, une pièce composée par Alexandre Hardy vers 1626, des « Égyptiens » (Tsiganes) sont accusés à tort d’avoir dérobé des bijoux. L’alcalde, un soldat et tous les villageois se trouvent mobilisés, prêts, s’il le faut, pour un « meurtre general », une extermination qui n’exclurait pas même les enfants et que le Ciel devrait recevoir comme « le plus dous sacrifice » !
L’alcade :
« […] faisons donc une enceinte
Ou bien, si temeraire
Qui puisse envelopper toute
Une rebellion mutine
leur bande atteinte,
elle ose faire
Demeuree au milieu de
Main basse, tuer tout :
nötre peuple epars
mon aveu suffisant
L’issue tellement forclose
Ce meurtre general absout
Dés à présent ces renards
Qu’on recouvre la perte. » [2].

Non pas, « tuez-les tous », mais « tuer tout » : inutile de commenter le caractère non humain, indifférencié, assimilé à l’état de chose, d’objet, que désigne ce pronom indéfini « tout » appliqué aux Tsiganes.

Pareillement, le vocabulaire dégradant qu’utilise au milieu du XVIe siècle Sebastian Münster dans sa Cosmographie universelle, à propos des Zuginer (Tsiganes), est assez éloquent : « […] et cependant ce ramassis ne cesse de se répandre de tous côtés… » [3]. Le terme latin colluvies (ramassis) employé ici signifie à la fois mélange impur, immondices, confusion, saleté, flux bourbeux. Münster emploie en outre l’expression « ad reliqua obiecta », que François de Belleforest traduit par « amas d’ordures ».

Plus près de l’émeute qui nous intéresse, on relève la même violence symbolique déployée à l’encontre des Bohémiens dans d’autres productions discursives, en particulier le discours lexicographique et la presse au XIXe siècle. Les dictionnaires s’accordent la plupart pour les disqualifier : « Des fainéants livrés à tous les vices / Ils n’ont aucune religion / Ils ne connaissent aucune espèce d’écriture / Des gens de cette espèce, ni civilisés ni disposés à la civilisation / Des hommes sans patrie / ils sont plein de malice, de mauvaise foi / poltrons et entièrement illettrés, etc. » [4]. À l’occasion d’un séjour de nomades à Épinal, Le Mémorial des Vosges du 13 mars 1894 déclarait : « Qu’ils soient belges, allemands ou tsiganes, qu’on nous en débarrasse au plus tôt […] ce sont tous des ribauds, des truands, des Bohémiens en un mot. Ils sont la terreur des campagnes, ces nomades crasseux, ces vermines repoussantes ».

On aurait pu également mentionner le discours de rentrée du premier avocat général Lespinasse à la cour de Pau, le 3 novembre 1863 : « Que nous reste-t-il donc à faire, puisqu’il faut nous résigner à les souffrir. Une seule chose qui n’a pas encore été, ce me semble, résolument essayée : les moraliser, les instruire ; de ces sauvages faire des hommes ». Difficile entreprise, vu l’état de déchéance physique et morale où se complaisent les Bohémiens : « Combien leur condition est déplorable, il n’est personne parmi nous qui l’ignore […] tristes esclaves des instincts les plus grossiers, jamais une pensée qui dépasse le monde matériel ou traverse leur intelligence, jamais le sentiment du bien et du beau ne remua leur cœur ; l’âme semble n’exister en eux que pour ajouter une force nouvelle à l’impulsion des sens. Est-il possible d’imaginer une plus profonde misère ? » [5].

Bien entendu, ces énoncés dévalorisants sont indissociables des pratiques discriminatoires et persécutives mises en œuvre par les pouvoirs publics envers les Tsiganes, surtout à partir du XVIIe siècle : entre autres, les mesures de bannissement, l’envoi des hommes aux galères, la séparation des parents, l’interdiction faite aux femmes sous peine d’être rasées, fouettées et enfermées, de s’habiller à leur façon et de mener une vie de bohémienne [6].

Il serait cependant erroné de penser que l’histoire des Tsiganes en France se réduise à un pur et simple rejet, à une hostilité générale, voulue et partagée unanimement par les autorités, les élites et les milieux populaires. Les compagnies de Bohêmes ont joui aussi de protections auprès des nobles. Madame de Sévigné les accueille à plusieurs reprises en son château des Rochers ; l’été 1671, dans la troupe qui donnait chez elle des spectacles de danse, il y avait une jeune fille qui « dansait à ravir » [7]. À côté des spectacles de danse où les Égyptiennes suscitaient un véritable engouement, y compris à la cour, la bonne aventure, ou la « bonne fortune », constituait l’une des ressources essentielles des femmes tsiganes. Même après la déclaration royale particulièrement sévère du 11 juillet 1682, voulue par Colbert et signé de Louis XIV, contre les Bohêmes et ceux, seigneurs et gentilshommes, qui leur donnent retraite, on constate qu’une partie de la population ne leur est pas hostile. Ainsi, dans le Languedoc, à ceux d’entre eux qui sont maquignons, on achète volontiers des chevaux. Un métayer est condamné pour avoir logé des Bohémiens et avoir mangé et bu avec eux. Des consuls sont accusés d’avoir donné asile à ces proscrits. Des artisans refusent de les chasser. Parmi leurs protecteurs déclarés figurent des gentilshommes, des bourgeois nobles et même un capitaine et un lieutenant de bourgeoisie qui, en cette qualité, aurait dû prêter à l’expulsion des nomades l’appui de la force publique [8].

Il n’empêche que les représentations négatives et la méfiance collective véhiculées au cours des siècles par les discours dominants et l’opinion courante ont certainement joué en leur défaveur, comme on va pouvoir en juger, dans l’émeute survenue à Toulouse en septembre 1895 contre la communauté gitane sédentarisée. Rappelons que, plusieurs mois auparavant, en mars, le gouvernement avait procédé au recensement de tous les « nomades et Bohémiens » circulant sur le territoire français. Une opération approuvée sans réserve par la presse : « Le ministre de l’Intérieur a voulu régulariser, autant que possible, la situation de ces errants au milieu desquels peuvent se cacher nos pires ennemis […]. Le même jour, à la même heure, partout en France, ils ont été cernés par la gendarmerie ; il leur a fallu dire leurs noms, prénoms et lieux d’origine, de sorte que maintenant il sera possible de les soumettre aux lois qui régissent les étrangers en France » [9].

Querelle de bal

En 1895, la population de Toulouse compte 145 000 habitants, dont une partie importante, près de la moitié, provient comme au XVIIIe siècle de l’immigration intérieure, celle des paysans pauvres des campagnes voisines surpeuplées. D’abord, du département de la Haute-Garonne, ensuite de différents départements proches (l’Ariège, le Tarn, le Tarn-et-Garonne, l’Aude et le Gers).

Les classes populaires fournissent à la ville une main d’œuvre d’artisans, d’ouvriers de petites ou moyennes industries. Dans les rues des faubourgs, on y exerce aussi de multiples métiers manuels : raccommodeurs de porcelaine ou de paniers, rapiéceurs de chaussures, chiffonniers, rétameurs de casseroles, rémouleurs, vitriers, tonneliers, marchands et marchandes de fruits, de lait ou de fromage caillé, tailleurs de pavés, etc.

À Toulouse, les étrangers ont longtemps été peu nombreux. Les premiers furent les réfugiés politiques espagnols. À partir de 1875, pour des raisons économiques, beaucoup d’Espagnols émigrèrent. De sorte que 1 935 Espagnols y vivent à la fin du XIXe siècle. Puis, mais avec un effectif moindre, des Italiens, des Polonais, des Allemands, des Belges [10].

La population gitane, quant à elle, est venue s’installer à Toulouse au cours du XIXe siècle. On y dénombre environ une cinquantaine de familles, soit près de 450 personnes. À l’exception de quelques Espagnols, la plupart des familles possèdent la nationalité française. Ce sont antérieurement des Espagnols qui résidaient en Catalogne, autour de Tarragone et de Barcelone, et décidèrent d’aller vivre de l’autre côté de la frontière, à Perpignan, dès 1792, et dans le Roussillon, ou au-delà, dans le Midi de la France. L’orthographe de leurs noms s’est francisée : Patrach devenant Patrac, Batista, Baptiste, Malla, Maille [11]. Les familles ont adopté un mode de vie sédentaire, ou plutôt semi-sédentaire, car les activités de maquignonnage qui les occupent et les liens familiaux qui les unissent à d’autres Gitans les amènent à étendre leurs activités vers les foires de la région, et à rendre visite à leurs cousins fixés dans les villes de Perpignan, Elne, Thuir, Béziers, Narbonne, Carcassonne, sans compter d’autres petites villes et petits villages où ils résident [12].

Le quartier le plus populaire - pauvre et cosmopolite - qui regroupe la majorité des familles gitanes de Toulouse est celui du vieux faubourg médiéval Saint-Cyprien (San Subra, en occitan), situé sur la rive gauche de la Garonne, entre le prolongement du pont Saint-Pierre, du pont Neuf et du pont Saint-Michel [13]. Les familles habitent surtout autour de place du Ravelin et à ses abords : rue des Fontaines, rue Varsovie, rue des Trois-Canelles, rue Champêtre, rue des Novars, rue Réclusane. Quelques-unes vivent loin de là, sur la rive droite, dans le quartier des Minimes, près de la Colonne, au quartier Marengo, et rue du Dix-Avril. Il en est dont le niveau de vie témoigne d’une aisance réelle.


Fig. 1 : Gitanos tondeurs de chiens au travail. Début du XXe siècle. Carte postale. Musée du Vieux Toulouse.

Nombre d’entre eux, en dehors de leur profession de maquignon, exerce le métier de tondeurs de chiens. Certains sont artisans, vanniers, ou travaillent à la manufacture de tabac. Des femmes gitanes vendent des allumettes, chinent ou font également le métier de devineresses, de tireuses de cartes. Conjointement aux « Gitanos » sédentaires, il existe une population de Tsiganes nomades, qui campent dans des roulottes sur les terrains vagues (près des Abattoirs ou au port Viguerie) de Saint-Cyprien assignés par la police.

Hormis les foires bi-annuelles des allées Lafayette, les principales réjouissances collectives sont les fêtes de quartier, les « baloches », dont le programme consiste surtout dans les grands bals populaires. Des bals ont lieu également, place du Capitole, pour les fêtes publiques. La jeunesse des quartiers les organise. Il arrive parfois à cette occasion que des incidents se produisent entre jeunes, fils d’ouvriers ou d’artisans, qu’on appelle les fléous, les fléaux, parce qu’ils font peur, en particulier lorsqu’un garçon étranger au quartier entreprend une fille, ou s’il faut défendre son honneur [14].

Le soir du dimanche 22 septembre 1895, alors que depuis des jours sévit une forte chaleur, et que souffle le vent d’autan, la fête bat son plein sur la place du Capitole. Un bal est donné au profit des malades et blessés de l’expédition de Madagascar, laquelle, après la défaite de 1870, constitue la seconde conquête militaire coloniale de la France, dont le succès à venir viendra à point nommé pour redorer le blason national, à la suite du « protectorat » tunisien, où l’affirmation de l’identité nationale donna lieu à l’affaire des « Vêpres marseillaises », un déchaînement de violences anti-italiennes qui se déroula durant toute une semaine [15].

Ce soir-là, il y a foule à la baloche. On danse, on s’amuse, on se régale de nougats, on étanche sa soif entre deux pas de mazurka, de scottish ou de valse musette. Tout d’un coup, au cours d’une pause entre deux danses, des cris retentissent. Deux jeunes gens sont aux prises : un ouvrier maçon toulousain âgé de vingt ans, plutôt robuste : Jean Bombail, du quartier Saint-Michel ; l’autre, assez chétif, est Paul Baptiste, dit Rabé [16] : tondeur de chevaux de son état, il a dix-neuf ans et appartient au groupe des Gitanos. Il semblerait que le prétexte de la bagarre soit une jeune fille. Ce n’est pas la première fois que les deux hommes s’affrontent ; on les dit querelleurs. Des altercations, des provocations ont déjà eu lieu entre eux au cours de fêtes récentes de quartiers, en particulier au quartier Belfort. Quelques jours auparavant, Bombail a agressé un jeune ouvrier plâtrier du quartier Saint-Aubin en le frappant violemment au visage.

Les combattants ont roulé par terre… des cris stridents s’élèvent des deux corps enchevêtrés au sol. On ramasse Bombail, tout couvert de sang. L’œil gauche est crevé, l’autre fortement atteint, que l’on parviendra à sauver. L’agresseur a disparu dans le brouhaha. Des personnes présentes prétendront qu’il se serait servi de ses ciseaux de tondeur. Celui-ci avouera au procès qu’il a exécuté « le coup de la fourchette », en frappant au visage des deux premiers doigts de la main ouverts en fourche.

Profitant de la confusion générale, Rabé et ses compagnons gitans fendent la foule compacte et s’enfuient à vive allure par la rue Romiguières, bientôt poursuivi par les gendarmes.

Tandis que Bombail a été transporté d’urgence dans une pharmacie, puis transporté à l’Hôtel-Dieu, on court après un autre Gitan, Antoine Baptiste, cousin de Rabé. Encerclé, le dos au mur, ce dernier menace les assaillants… au même instant retentit un coup de feu. Les témoins de la scène supposent qu’il cachait un revolver et qu’il a tiré par la fente de sa blouse. Arrêté, il manque se faire lyncher par la foule en fureur, avant d’être conduit entre deux gendarmes au poste de police du Capitole, où il est interrogé, et écroué.

Le bal est naturellement interrompu. La foule, houleuse, tourne longuement autour de la place et se disperse peu à peu.

Quant à Rabé, il est parvenu à semer ses poursuivants et regagne, à la faveur de la nuit, son quartier, Saint-Cyprien, par la chaussée du Bazacle [17].

L’incident relaté va déclencher un processus de violence populaire qui conduira, par paliers successifs, à l’émeute du mercredi soir 25 septembre.

Par souci de méthode, nous présenterons d’abord l’enchaînement des faits [18], ensuite les commentaires parus dans la presse et l’attitude prise par les pouvoirs publics municipaux, avant d’évoquer les deux procès, bien que ces différents niveaux de réalité - socioculturelle, discursive, politique et idéologique, judiciaire - soient étroitement liés, qu’ils forment en quelque sorte un ensemble interdépendant..

« L’affaire des Gitanos »

Le jeune gitan s’est enfui de Toulouse. La police l’arrêtera plus tard, le 18 octobre, Rabé s’étant constitué prisonnier, à la demande de deux amis gitans qui l’ont retrouvé et ont fait connaître au commissaire central l’endroit où il se cachait.

Au lendemain de la rixe, les esprits s’échauffent, la colère de la population contre les Gitans gronde dans les faubourgs. Des lettres de menaces de mort sont envoyées aux parents d’Antoine Baptiste et de Rabé. Au cours de la journée, des groupes de jeunes gens des quartiers Saint-Michel et Saint-Cyprien ont parcouru, armés de solides bâtons, les rues habitées par les Gitanos. Quelques sergents de ville ont dû intervenir non sans difficulté pour protéger la retraite de quatre Gitans qui avaient été aperçus dans une des buvettes de la rue de la République, aussitôt assiégée par une centaine de manifestants en fureur. Le soir, plus de 600 personnes montent la garde au Ravelin, à la Patte-d’Oie, où a lieu la « baloche » locale, au quartier des Fontaines, aux allées de la Garonne, dans l’espoir de rencontrer des Gitanos.

Le mardi 24 septembre, l’agitation grandit. Un placard est affiché en milieu de matinée sur les murs du quartier Saint-Michel et du faubourg Saint-Cyprien, qui contient des menaces explicites : « Les jeunes gens du canton sud se sont réunis et ont décidés que si, dans quarante-huit heures, toute la race maudite des Gitanos qui prennent le droit d’assassiner nos camarades, ne disparaissent pas, nous nous ferons justice nous-mêmes en mettant le feu à leur demeure, demain soir, à neuf heures. Signé : les jeunes gens du canton Sud » [19].

Fig. 2 : Le quartier Saint-Cyprien. Plan de la ville de Toulouse (détail), 1886. Archives municipales de Toulouse.

La soirée est des plus mouvementée au faubourg Saint-Cyprien où, dès huit heures, des mesures d’ordre sont prises par la police. Des manifestants de Saint-Michel qui se sont joints à ceux de Saint-Cyprien, presque 3 000 personnes, parfois armés de « gourdins énormes », parcourent les mêmes rues du quartier, mais aussi la rue des Trois-Canelles, la rue Champêtre. On enfonce des portails, on lance des pierres sur les toitures. Des jeunes gens assiègent la maison de Rabé et de sa famille à l’angle de la place du Ravelin, et tentent d’y mettre le feu avec des bottes de paille. Le commissaire central, le commissaire de police du 7e arrondissement, les inspecteurs de la police municipale, plusieurs escouades de sergents de ville, ont grand peine à empêcher les actes de vandalisme. Certains manifestants ont pénétré dans la maison du père de Rabé, surnommé Chichou. Celui-ci, affolé, a réussi à se réfugier chez Madame de Fitte, rue des Fontaines. Sous la protection de la police, il est conduit au poste, où il passe la nuit, transi de peur, en compagnie de deux de ses fillettes. Impasse Soulignac, des manifestants, s’étant introduit à l’intérieur d’une remise, ont enlevé une carriole de campement appartenant à des Gitanos, et vont jeter la roulotte dans la Garonne du haut du pont Saint-Michel, sous les applaudissements de la foule. On chante La Marseillaise. On essaie de nouvelles attaques contre les maisons des Gitans de la place du Ravelin et de la rue des Fontaines, mais elles sont gardées par des gendarmes. Les manifestants, pacifiquement refoulés par les sergents de ville, ne se dispersent pas pour cela. À deux reprises, une autre manifestation est dirigée contre les mendiants, les nomades et les « estropiats » (infirmes) campés sur le terrain Garibaldi. Vers onze heures, pourtant leur nombre a bien diminué, mais les plus enragés s’acharnent. Quatre cavaliers de la garde municipale déblaient la place du Ravelin. Tout finit par rentrer dans l’ordre [20].

Fig. 3 : Assaut de la maison
des parents de Rabé. Le Monde illustré, 5 octobre 1895.


Mercredi matin - mais leur départ avait commencé la veille -, la majorité de la population gitane a quitté la ville, des familles se sont dirigées vers Montauban, d’autres vers Perpignan. Certaines se sont réfugiées chez des amis, aux Minimes, dans le quartier nord de Toulouse, à la Salade, autour de l’ancien marché aux cochons. C’est par dizaines que les roulottes et voitures ambulantes ont sillonné les routes diverses de la ville au départ de Saint-Cyprien.

Les jeunes gens du quartier Saint-Michel tiennent une réunion à la salle de bal du Busca. Après le départ de l’inspecteur de sûreté Montané, qui est venu informer les assistants que tous les Gitanos avaient quitté la ville, et les exhorter au calme (« Si vous manifestez, que ce soit pacifiquement et sans violence »), on délibère un moment : mais quelqu’un vient dire à la tribune que 40 Gitans ont été vus place du Ravelin. Cette nouvelle met le feu aux poudres. Sus aux Gitanos ! On se dirige vers San Subra. On se forme en colonne avec un drapeau en tête et la colonne se grossit en chemin d’un grand nombre de manifestants, entre 600 et 800, selon la presse locale. Le commissaire parle lui de 1 500 personnes. Aux chants alternatifs de La Marseillaise, de Bagnéros Toulousènos et de quelques autres refrains, le cortège traverse la longue rue des Trente-six-Ponts où, en passant devant la caserne d’infanterie, on crie : « Vive l’armée ! ». On atteint Saint-Cyprien par le pont Saint-Michel, la place intérieure, les allées de Garonne. Une foule énorme acclame les manifestants. Le quartier est gardé par d’importantes forces de police sous les ordres du commissaire central et du commissaire de police du 7e arrondissement.

Fig. 4 : Le poète-cordonnier Vestrepain. Sculpture d’Antonin Mercié. Square des Augustins. Avant 1904. Archives municipales de Toulouse.

Cette montée de la haine, en corrélation avec l’expression belliqueuse d’un nationalisme républicain (l’hymne national) et la valorisation de sa politique de conquête coloniale par l’armée (Madagascar), se double ici d’une identification exacerbée à un « nous » local (les Toulousains) mythifié, au détriment de la communauté gitane [21]. Bagnéros Toulousènos, la Bannière toulousaine, est un chant occitan (distinction par la langue : mais des Gitans parlent aussi l’occitan [22], comme ils parlent le catalan, dans les Pyrénées-Orientales), rédigé, sous le Second Empire, par Louis Vestrepain (1809-1865), poète-cordonnier toulousain. Le poème magnifie la ville de Toulouse et loue ses vertus guerrières. Citons en deux passages : « Noble drapeau ! Ô toi dont la victoire / Te conduisit de nation en nation / Jérusalem te couronna de gloire / Lorsqu’elle t’a plantée sur la tombe de Dieu / Le monde entier connaît ta renommée / Plus d’un royaume a vu tes combattants / Malgré la mort contre eux ardente / Se parer de lauriers triomphants ». Plus loin : « Guide sacré de la gloire toulousaine / Nous aussi serons tes défenseurs / Car, près de toi, notre cœur s’illumine / Pour t’honorer des plus tendres frissons… » [23]. La reconquête de la Jérusalem chrétienne contre l’Infidèle à laquelle participa le comte de Toulouse Raymond IV de Saint-Gilles lors de la première croisade peut ainsi fonctionner comme l’équivalent de la lutte menée envers l’ennemi de l’intérieur.

Il est intéressant de noter que Vestrepain, dont une statue sera réalisée en 1898 par Antoine Mercié, Toulousain (qui devint directeur de l’École des beaux-arts de Paris), et dont le nom fut donné à une rue de Toulouse en 1910, composa, au lendemain des journées révolutionnaires de février 1848, un poème occitan intitulé Libertat, Egalitat, Fraternitat [24]. De toute évidence, ce Vestrepain-là, celui qui louait alors « Las douçous qu’on receou de la Fraternitat » (Les douceurs qu’on reçoit de la Fraternité), soulignant combien, par elle, il est doux de s’aimer, ce qui crée « la plus grande richesse « (la pu grando ritchesso), n’était pas du goût des émeutiers.

Ces derniers, acceptent d’abord, sur la proposition du commissaire principal, de désigner une délégation de sept à huit jeunes qui ira s’assurer en compagnie des sergents de ville si les maisons des Gitans ont été évacuées. Les choses semblent assez bien se passer. Mais, au numéro 2 de la rue Tournefeuille, tout commence à se gâter. Un groupe de manifestants, à coups de barre de fer, tente de saccager l’habitation protégée par les gendarmes. Un autre groupe, quittant la place du Ravelin, se rend rue Réclusane, où la maison d’un Gitan surnommé Quiqui et de sa compagne Marie Patrac, cartomancienne, absents au moment des faits, est passée à sac ; le mobilier jeté dans la rue : « L’armoire à glace s’écrase sur les pavés. Le lit, déjà brisé, tombe en miettes. Les chaises et les fauteuils éventrés volent. Tout jusqu’aux pendules, est précipité. Puis, les manifestants descendent pour mettre le feu à la literie. […] les agents peuvent à peine contenir la foule qui se rue en masse, et les draps, les rideaux brûlent, les flammes montent jusqu’aux fenêtres du premier étage pendant que des hurlements prolongés retentissent » [25].

Fig. 5 : Manifestants place du Ravelin. Le Monde illustré, 5 octobre 1895.

Le service d’ordre est débordé. Il reçoit bientôt de puissants renforts : tout le peloton des gardes municipaux renforcé de deux brigades de gendarmerie à cheval. Gendarmes et gardes s’efforcent de dégager la place du Ravelin. Les cailloux, les projectiles de toutes sortes pleuvent sur les cavaliers et les agents. On chante furieusement :
« C’est le Rabé, c’est le Rabé
C’est le Rabé qu’il nous faut ».

Il y a de nombreux blessés parmi les cavaliers et les agents. Le commissaire central ordonne aux agents d’agir avec vigueur et aux gendarmes de mettre sabre au clair. Toutes les rues sont vidées mais les manifestants se reforment sur la place Saint-Cyprien. Les commissaires de police adressent à la foule les sommations d’usage, mais celle-ci n’obéit pas. Il est onze heures et demie. Alors le tambour de ville revient à la charge, les gendarmes et les gardes se préparent à partir au galop et le sabre levé. Cette fois, la foule comprend. Après la troisième sommation, elle se disperse lentement.

La police procède à 22 arrestations, 14 sont maintenues. Parmi les 17 blessés répertoriés au sein des forces de l’ordre, on compte, dans les rangs de la police : un brigadier, qui a reçu des coups de barre dans le dos, des coups de pierre à la jambe ; plusieurs agents ont été gravement atteints par des coups de pierre à la tête, au front. Un adjudant de gendarmerie est blessé aux reins et à la tête, ainsi que d’autres gendarmes, blessés à la tête. Un cocher a été touché lui aussi à la tête, à cause d’une grêle de pierres lancées sur sa voiture : il transportait un brigadier (atteint au cou), chargé d’aller informer le procureur de la République [26].

Le jeudi 26 septembre, suite à un nouvel appel au calme du maire de Toulouse (dont nous reparlerons), les jeunes du quartier de la Concorde décident d’ajourner leur réunion du samedi. Mais des incidents se produisent dans le quartier Marengo, au 30 de la rue du Dix-Avril : vers quatre heures de l’après-midi, un groupe de jeunes gens y enfonce la porte à coups de barre. C’est la maison d’Antoine-Auguste Baptiste, tondeur de chevaux, 51 ans, né à Perpignan ; il saute par un balcon dans le jardin voisin et se cache dans un réduit. Son frère, Pierre, 62 ans, Français lui aussi, est découvert et « maltraité odieusement ». Auguste Baptiste est pris, mais reconnu par les gens du quartier comme un « brave homme », il est relâché par les manifestants. Ceux qui l’avaient protégé vont prévenir un sergent de ville, qui conduit les deux frères au Capitole. Pierre Baptiste est pansé : « il porte une plaie contuse à la base du nez ; il a de fortes contusions au thorax, côté gauche, et dans la région du sacrum » [27].

Une jeune femme gitane, Maria Valentin, 22 ans, absente de Toulouse depuis plusieurs jours, revenue prendre des vêtements dans son appartement place du Ravelin, est assaillie par un groupe : elle parvient à fuir et à se réfugier au poste de police de Saint-Cyprien. Accompagnée à la gare par deux sergents, celle-ci prend le premier train en direction de Montauban.

Un accord ayant été convenu, non sans quelques différends, entre le préfet de la Haute-Garonne et le commandement militaire de la XVIIe région [28], les rues qui aboutissent au pont Saint-Michel et au pont Neuf sont barrées par la troupe (artillerie à cheval et gendarme). Des mesures d’ordre extraordinaires sont prises. Le quartier Saint-Cyprien est occupé par des compagnies d’infanterie. Gendarmes, gardes municipaux, détachement d’artilleurs à cheval patrouillent jusqu’à minuit. Des troupes ont été placées au Capitole, à l’Hôtel-Dieu, au Dépôt de Mendicité, aux Minimes et à l’École vétérinaire. Aucun trouble n’a lieu. À une heure du matin, les troupes regagnent leurs cantonnements [29].

Deux jours avant le procès en correctionnelle du 30 septembre des manifestants inculpés, à l’issue de la réunion au café Cabot, rue de la Concorde, organisée en présence de 200 personnes par le président de la fête du Capitole, une pétition était adressée au maire, dans laquelle l’assemblée faisait valoir les propositions suivantes :

« 1e) Les jeunes gens de Toulouse blâment énergiquement le commissaire et les agents de police de service à la fête du Capitole qui, par leur négligence, ont favorisé l’évasion du meurtrier Rabé et réclament leur révocation ;
2e) Ils prient les autorités judiciaires d’accorder aux jeunes gens coupables seulement de tapage ou d’attroupements un verdict négatif ;
3e) Décident que dans leurs quartiers respectifs les jeunes gens prendront telles mesures qu’il conviendra pour interdire l’accès de leurs fêtes aux gitanos » [30].

Le vendredi 6 octobre, alors que l’enquête de police se poursuit pour retrouver Rabé, la colère n’est toujours pas retombée : des groupes de jeunes toulousains du quartier Saint-Michel sillonnent de nouveau la nuit le quartier Saint-Cyprien. Les meubles appartenant à la famille de Rabé sont amoncelés sur la place du Ravelin, gardés par la police. Ce même jour, un incident survient, causé par un propriétaire, qui a laissé déposer dans la rue les meubles de locataires gitans.

Mentionnons par ailleurs la pétition d’un groupe de 600 personnes remise par des habitants de Saint-Cyprien au journal La Dépêche contre le retour samedi 7 octobre des Gitans dans le quartier, demandant au maire qu’ils soient expulsés (« ces individus sont un grave danger en ce qui concerne la sécurité du quartier » ; « ils vont pouvoir recommencer leurs pillages librement en faisant opérer soit leurs femmes, soit leurs enfants, se réservant eux-mêmes pour les plus louches besognes »).

Fig. 6 : État nominatif des Gitanos résidant à Toulouse (extrait). Archives départementales de la Haute-Garonne.

Lundi 9 octobre, le commissariat de police procède à l’établissement des notices individuelles et collectives de tous les Gitans revenus à Toulouse. Une réunion des quatre cantons de la ville se déroule à l’ancienne faculté des lettres : on demande une fois encore au maire l’expulsion des Gitanos.

Après l’arrestation de Paul Baptiste, l’administration préfectorale décidait d’expulser huit Gitans toulousains de nationalité espagnole, dont toute la famille de Rabé. Comme les enfants étaient nés à Toulouse, donc Français, seuls, le père, Espagnol, et la mère, Antoinette Espinasse, née à Villeneuve-sur-Lot, mais qui a perdu sa qualité de française, à cause de la nationalité de son mari, peuvent être expulsables.

La colère populaire s’étant apaisée, par la suite, les parents Baptiste seront autorisés à rester en France.


Les commentaires de la presse

Comment la presse a-t-elle rendu compte des événements de Toulouse ?

De nombreux journaux, représentatifs des courants politiques de l’époque, entre autres, les républicains modérés, les radicaux et socialistes, les conservateurs et catholiques, l’extrême droite, issus de la presse locale et régionale [31], des grands journaux de la presse parisienne, mais aussi de la presse internationale, se sont mobilisés autour de cette affaire.

Une première constatation d’ordre lexical et sémantique à propos des titres que comportent les articles : s’il est vrai que, suite à l’incident advenu lors du bal, des journaux se contentent d’énoncés plus ou moins objectifs et neutralisants (« Rixe sanglante sur la place du Capitole », La Dépêche, 23/09, « La rixe sanglante du Capitole », l’Express du Midi, 24/09, La rixe de la place du Capitole », Le Télégramme, 24/09), d’autres (ou les mêmes) s’en prennent assez vite exclusivement au Gitan Rabé, l’un des deux protagonistes (« Le Gitano sauvage », Le Télégramme, 23/09), ou à plusieurs de ceux qui appartiennent à la communauté bohémienne (« Exploit de Gitanos », L’Avenir de Lot-et-Garonne, 24 et 25/09, « Exploits de bohémiens », L’Univers, 26/09), et, par extension, à tous les Gitans (« Les méfaits des Gitanos », La Dépêche, 24/09, « Les Gitanos », Le Messager de Toulouse, 24 et 25/09). Lors des troubles populaires qui agitent la ville, auxquels se réfèrent comme tels différents articles (« Agitation dans les faubourgs toulousains, Le Petit Journal., 25/09, « Les désordres de Toulouse », ibid., 27/09, « Les incidents de Toulouse », Journal des Débats, 26/09, « L’échauffourée de Toulouse », Le Matin, 27/09), La Dépêche n’hésite pas, elle, à mettre l’accent sur le rôle et la responsabilité des Gitans (« L’affaire des Gitanos », 25 et 26/09, « La question des Gitanos », 5 octobre), tandis que L’Univers (catholique) titre « Encore les bohémiens » (27/09), comme si cette minorité représentait, en elle-même, un problème, soulevait, négativement, une question à résoudre [32].

En ce qui concerne le contenu des articles, certains jugements accrédités par La Dépêche méritent d’être relevés, car ceux-ci sont révélateurs d’opinions toutes faites, préconstruites, pour le moins stigmatisantes, et des rejets qu’ils expriment envers les Gitans :

« L’acte répugnant et odieux de sauvagerie accomplie si lâchement dans la soirée de dimanche […] par un membre de la tribu des gitanos qu’on a si sottement laissé envahir le faubourg Saint-Cyprien. […]. Toute la population, on peut le dire, est unanime dans sa réprobation […] contre ces bohémiens d’origine espagnole. Les jeunes gens des divers quartiers de Toulouse, fatigués de voir leurs paisibles " baloches " troublés par les excès de ces intrus, ont résolu, en effet, d’organiser chez eux une garde spéciale et de suppléer ainsi à l’insuffisante protection de la police.

Nous devons reconnaître que la police toulousaine fait montre, depuis trop longtemps, d’une tolérance excessive à l’égard de ces gitanos, pour la plupart réfractaires à nos lois civiles, à la loi militaire surtout, et qui conservent en plein dix-neuvième siècle, des mœurs d’une rare férocité.

Si nous voulions publier à cet égard toutes les lettres indignées qui nous sont parvenues depuis hier, nous risquerions d’allonger démesurément les détails que nous devons consacrer à cette affaire.

En attendant, qu’il nous soit permis de constater que le commissaire de police de service à la Permanence dans la nuit de dimanche, M. Bidault, n’a pas su remplir les devoirs de sa charge ».

Le texte se conclut ainsi : « On voit par là si les esprits sont surexcités contre ces peu intéressants bohémiens » [33].

Parmi les clichés largement répandus sur les Bohémiens, le thème de l’invasion constitue un lieu commun utilisé par la presse à partir de la fin du XIXe siècle. Selon les journaux qui leur sont hostiles, non seulement les Bohémiens (« ces intrus » [34]) s’introduisent illégalement dans les villes, sans être inquiétés par les pouvoirs publics, mais ils vivent comme des sauvages dont le mode d’organisation sociale est celui de la tribu. Un dictionnaire d’Ethnographie moderne, publié en 1853, distinguant quatre degrés du genre humain (Races, rameaux, familles et peuples), regrette qu’on n’ait pas ajouté des subdivisions en dessous des peuples ; mais les termes de peuplade et de tribu que l’on emploie quelquefois dans ce sens, précise-t-il, ne s’appliquent en général qu’à des sociétés peu civilisées, et l’on paraîtrait ridicule, si l’on disait que les Picards sont une tribu des Français [35]. C’est pourquoi les Tsiganes désignent des groupes définis comme culturellement, et pour tout dire, ontologiquement inférieurs, brefs comme n’étant pas dignes de faire partie de la société humaine et civilisée.

On notera, dans cet article de La Dépêche, l’accusation portée contre le commissaire de police, soit disant laxiste, responsable de la fuite du Gitan Rabé. Un magistrat, souligne-t-on, nouveau venu à Toulouse. Or, cette incrimination se retrouve, nous l’avons déjà indiqué, dans la pétition des émeutiers adressée au maire deux jours avant leur procès et reproduite par le journal monarchiste et catholique l’Express du Midi. Une mise en cause de la police que reprend le quotidien d’extrême droite, nationaliste et antisémite, d’Edouard Drumont, La Libre Parole, du 25 septembre : « Il est une double moralité à tirer de ces faits. Il apparaît tout d’abord, en effet, que la ville de Toulouse donne aux gitanos une hospitalité trop large, pourtant bien imprudente ; il devient évident que la police de cette ville n’est pas en rapport avec ce qu’on est en droit d’attendre d’elle ».

Mieux encore : un jeune homme du quartier de la Concorde déclare lors d’une réunion : « Il faudra portant s’arranger d’une façon quelconque pour se défaire de ces sales gens. À tout prix les Toulousains doivent être débarrassés de cette vermine puante (vifs applaudissements) ». Plusieurs individus ajoutant alors que « Monsieur le commissaire de police de Saint-Cyprien recevait cinq francs tous les dimanches de ces gens-là ». D’après le rapport du commissaire des chemins de fer au préfet, daté du 11 octobre 1895, à l’occasion d’une autre réunion, un individu « a reproché à l’adjoint chargé de la police d’être le protecteur avéré des gitanos parce qu’ils font la fraude pour son compte et s’est ensuite écrié : " c’est un salopiau, quand une jolie gitane est prise en contravention, il la lui fait enlever " » [36].

Au regard du contexte des manifestations xénophobes de l’époque, en particulier, l’affaire d’Aigues-Mortes [37], il n’est pas surprenant que la question de l’identité des Gitans de Saint-Cyprien émerge rapidement. Divers journaux l’affirment sans hésitation : ces Gitans sont des étrangers, de nationalité espagnole. L’Écho de Paris (droite conservatrice) et La Croix (catholique) partagent cet avis : « Au nombre de cinq ou six cents, des individus armés de gourdins sont allés par groupes à la place du Ravelin avec l’intention de mettre le feu aux demeures de bohémiens espagnols » (27 septembre). L’Univers (26/09) aussi : « Une vive émotion règne actuellement parmi la population toulousaine, qui est fort surexcitée contre les bohémiens espagnols… ». Même propos tenu dans le journal nationaliste et antisémite L’Intransigeant (26/09) : « Un membre de la tribu des bohémiens espagnols qui a élu domicile dans le faubourg Saint-Cyprien… ». Deux journaux de la presse nationale espagnole, qui rapportent les événements de Toulouse, choisissent comme intitulés : « Los gitanos españoles » (Correspondencia de España, 29/09), « Gitanos españoles » (El Liberal, 29/09). Le quotidien parisien Le Jour, lui, affiche un ton ouvertement xénophobe, et se réjouit de l’émeute qu’il assimile à une « campagne de salubrité » : « On a fini par s’apercevoir là-bas que la France, toujours hospitalière, est mangée par la vermine internationale ; que des hordes nomades courent nos provinces et nos campagnes, volant, pillant tout sur son chemin. Il a fallu une rixe dans un faubourg de Toulouse pour nous apprendre cette nouvelle […]. On se demande, avec stupéfaction, pourquoi l’on met en prison les citoyens français qui vagabondent quand on respecte les bohémiens campés à travers les carrefours. […]. Quand donc serons-nous débarrassés de tous ces intrus qui nous volent, nous menacent, nous assassinent ? Sur nos chantiers, les étrangers font la loi aux ouvriers de France. Sur nos chemins, les bohémiens promènent leur vermine et leurs méfaits. […]. Et quand les gitanos seront partis, il faudra songer aux rastaquouères. Ceux-là n’envahissent pas les faubourgs, ils règnent, triomphants, dans les villes ; ils sont cousus d’or […] car eux aussi nous volent avec élégance ; ils nous prennent nos femmes par leur luxe. […]. Toulouse a déclaré la guerre à la tribu des gitanos ; quand donc Paris mettra-t-il sa botte au derrière des rastas ? » [38].

Que disent les quotidiens régionaux ? L’Express du Midi (26/09) suggère tout net à travers une vision racialiste que les Gitans sont des apatrides : « Mais notre population aurait tort de confondre les gitanos avec des négociants espagnols établis depuis longtemps à Toulouse. Les deux races n’ont rien en commun. Et les gitanos n’appartiennent pas plus à la France qu’à l’Espagne. Ce sont des gitanos, c’est-à-dire des nomades, ayant une langue, des habitudes et une origine spéciales. Cela se voit assez, d’ailleurs, à leur teint et à leur langage ». Selon ce journal, la solution est simple, « c’est d’expulser tous les gitanos de la ville » (ibid.). Quant à La Dépêche, le quotidien le plus diffusé dans la région, lié au mouvement radical [39], soutien du pouvoir politique municipal, il laisse entendre, de manière équivoque, que ces Gitans sont vraisemblablement espagnols (« ces bohémiens d’origine espagnole »), même si le journal admet par la suite l’idée d’une enquête administrative prescrite par la municipalité, qui « permettra d’établir aussi exactement que possible la nationalité de ces bohémiens, de distinguer ceux qui sont devenus, à la longue, de paisibles citoyens français et ceux qui, rebelles à nos lois et réfractaires à notre civilisation, ne méritent aucune indulgence de la part de l’administration ». Ces derniers désignant, bien sûr, les Gitans étrangers. La Dépêche reconnaîtra, d’ailleurs, en date du 26 septembre, que certains d’entre eux sont citoyens français - comme l’avait déjà signalé deux jours avant le journal catholique La Croix du Midi [40] -, dont 27 jeunes qui doivent tirer au sort dans l’année qui suivra leur majorité, auxquels s’ajoutent plusieurs jeunes gitans ayant, depuis 1889, tiré au sort à Toulouse ou accompli leur service militaire : Antoine-Paul Valentin, né le 28 mai 1868 à Toulouse ; Jean-Baptiste Valentin, né le 6 janvier 1870 à Toulouse ; Antoine Baptiste, né le 2 octobre 1873 à Toulouse ; Joseph Baptiste, né le 21 février 1873 à Toulouse ; Manuel Baptiste, né le 9 juillet 1970 à Béziers ; Paul Manuel, né le 16 février 1873 à Bordeaux ; Paul Valentin, né le 24 décembre 1871 à Toulouse.

Le lendemain, le quotidien républicain dénonçait clairement l’agression commise par des manifestants sur deux Gitans : « À la Permanence, où nous avons vu les deux compatriotes gitanos, nous avons acquis la certitude que tous deux ont satisfait à la loi militaire. Auguste Baptiste, notamment, né à Toulouse, a servi la France au 25e de ligne, à l’âge de 24 ans. Il y a donc vingt-sept ans qu’il est naturalisé français. Les manifestants comprendront-ils enfin, qu’en agissant comme ils le font ils risquent de faire des victimes parmi leurs propres compatriotes ? ».

Mais qu’apprend-on à la lumière de l’état nominatif des familles établi par l’administration et de ce que nous révèlent les archives (état civil, matricules militaires) ? Que les Gitans sont pour la plupart des Français (en vertu des lois de février 1851 et de juin 1889), nés à Toulouse ou dans la région, et qu’ils - les hommes concernés - ont en général satisfait à l’obligation militaire. Ainsi Paul Aspinas, né à Toulouse en septembre 1859, marié le 25 mars 1885 ; Antoine Baptiste, né à Toulouse en mai 1855 ; Salvy Antoine Baptiste, né à Toulouse en mars 1866 ; Antoine Espinas, né à Perpignan en 1817 ; Paul Espinasse, né à Canet (Aude), en septembre 1838 ; Antoine Ghiménés, né à Bordeaux le 5 février 1851, dont la mère se nomme Marie Ghiménés [41].

Le cas de Pierre Blaché doit être ici évoqué : né à Trèbes (arrondissement de Carcassonne) en novembre 1851, où son père exerce la profession de postillon, il est marchand de chevaux, se marie à Perpignan en 1879. Auparavant, il a tiré au sort à Ginestas (Aude) le numéro 41, est exempté par son numéro, mais s’engage pour la durée de la guerre franco-prussienne et sert du 21 novembre 1870 au 15 mars 1871 en tant que cavalier au 7e régiment de hussards [42]. Son fils Paul, né en 1884, tondeur de chevaux, fait son service militaire en 1904, et combat sur le front contre l’Allemagne de 1915 à 1918 : son registre matricule témoigne de sa « bonne conduite » [43].

D’autres Gitans de Toulouse combattront dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale, au même titre que des Tsiganes nomades du département de la Haute-Garonne ou de l’Aude, comme Louis Schirch, né en 1887 à Champvans (Jura), rempailleur de chaises, qui, après son service militaire dans le 53e régiment d’infanterie, et son fichage anthropométrique imposé par la loi de 1912 sur les nomades [44], est rappelé le 3 août 1914 : blessé (éclats d’obus) le 3 juin 1916 près du fort de Vaux (Meuse), il passe ensuite dans l’armée d’Orient puis au 44e RI. Sa fiche militaire précise : « Mort pour la France le 18 novembre 1918 de maladie en service » [45].

Une observation encore au sujet du discours tenu par la presse. S’il est vrai que La Dépêche condamne les actes de violence perpétrés par les émeutiers, le quotidien ne le fait pas savoir immédiatement, au lendemain des premiers troubles, mais le surlendemain mercredi 25 septembre : « L’ère des manifestations est close : le dernier mot doit rester maintenant à la justice et à l’administration de la cité ». Rares enfin sont les journaux qui dénoncent le traitement infligé à la population gitane qui n’y est pour rien et se préoccupent du sort des familles ayant fui la ville. Dans l’édition du 2 octobre, Le Figaro s’y emploie, mais son explication prête aux émeutiers une sorte de repentir, un sentiment de compassion qu’ils n’ont pas (on l’a vu) : « Les Gitanos ont tous quitté la ville traqués comme des bêtes fauves, et comme tous, moins un, sont innocents, les jeunes gens commencent à comprendre qu’il est trop cruel de faire supporter par tous l’acte criminel d’un seul […]. Les pauvres malheureux errent dans les bois qui avoisinent Toulouse. Ils ne peuvent travailler et sont, par conséquent, dénués de ressources ; des démarches sont faites afin qu’ils soient autorisés à rentrer pour reprendre leurs occupations ».

De son côté, le journal républicain modéré Le Télégramme, qui a retrouvé les familles aux environs de l’Isle-Jourdain (Gers), dans la forêt de Bouconne, balance entre pitié et admonestation :

« Quelque indignés que nous soyons encore de l’acte odieux de Rabé et quelque antipathie que nous ait inspiré de tout temps cette race qui a gardé de sa vie de grand chemin un brutal instinct de pillage, nous n’avons pu nous défendre d’un mouvement de pitié à l’aspect de ce campement misérable où tout respire la souffrance et la détresse. Tristes, amaigris, presque en haillons, cachés dans les bois comme des bêtes, ils attendent dans une angoisse indicible la levée de l’ostracisme dont ils sont frappés. La scène dont nous avons été témoins était vraiment déchirante. […].

- N’avez-vous, leur disons-nous, par vos allures orgueilleuses, vos moyens d’entretien souvent inavouables […] ameuté tout le monde contre vous ? Vous êtes les artisans de vos propres maux.

Ils nous répondent qu’ils n’ont qu’une idée fixe : rentrer chez eux et reprendre leur travail. Ils espèrent que l’irritation publique sera de courte durée et qu’on ne les laissera pas mourir de misère sur les grandes routes, eux qui s’enorgueillissent du titre de Français et sont fiers de se soumettre à nos lois » [46].

Nulle espèce de compassion, en revanche, à l’égard de ces familles innocentes, dans le journal conservateur du Gers La Voix du peuple (7/10/1895) : « La juste effervescence qu’ont soulevé contre eux les gitanos à Toulouse et les a fait expulser au large nous a valu à nous une de leurs tribus pendant quelques jours. Notre administration toujours inepte les a supportés à la porte de la ville [L’Isle-Jourdain] sans même à leur signaler à déguerpir au plus vite, comme si toutes les fois que ces gens-là sont passés elle n’avait pas eu des plaintes contre eux. Mais dans cette circonstance surtout n’était-il pas prudent au moment où l’exaspération populaire était surexcitée d’éloigner ce personnel sans le moindre ménagement ? ».

L’attitude du pouvoir municipal

Autre dimension importante à examiner, en rapport avec les émeutes de Toulouse : l’attitude adoptée par le pouvoir municipal.

Il faut attendre le mercredi matin 25 septembre pour que le maire Honoré Serres - et son premier adjoint du canton ouest de Saint-Cyprien Isidore Féral - adresse à la population un appel au calme. Mais que contient précisément la déclaration ? :

« Le maire de Toulouse en présence des incidents tumultueux qui se sont produits hier soir à Saint-Cyprien engage la population à conserver le calme et le sang froid.
L’accès de sauvagerie commis par un étranger a soulevé la plus légitime émotion ; mais tous les citoyens doivent s’abstenir de représailles dont la ville seule paierait les frais.
Les étrangers qui habitent le Ravelin ont presque tous quitté Toulouse. De nouvelles manifestations seraient donc sans portée.
Des mesures énergiques sont prises pour que tous ceux de ces gens-là qui n’ont pas acquis la nationalité française aillent chercher ailleurs une hospitalité dont ils nous ont si mal récompensés.
Le maire, Féral, adjoint » [47].

Tout en appelant au calme, le contenu manifestement xénophobe de la déclaration vise donc sans les nommer les Gitans considérés comme des étrangers indésirables, et légitime du même coup l’émotion populaire qui a donné lieu aux émeutes à leur encontre [48].

Un nouvel appel du maire sera publié le lendemain dans La Dépêche : « En présence des scènes affligeantes qui se sont produites hier soir, l’administration municipale recommande instamment aux bons citoyens de s’abstenir de toute manifestation.
Pour ce qui la concerne, l’administration prendra toutes les mesures possibles afin de débarrasser Toulouse des étrangers dont la présence constituerait un danger.
Les désordres de la rue ne pourraient avoir d’autre effet que d’entraver la réalisation du but poursuivi et d’exposer leurs auteurs aux rigueurs de la loi.
Les mesures d’ordre seront rigoureusement exécutées, s’il y a lieu, dans l’intérêt de la paix publique.
L’administration fait appel au bon sens de la population et lui rappelle le respect dû aux lois. Elle compte bien que son avis soit entendu.
Fait à Toulouse, au Capitole, le 26 septembre 1895.
Le Maire, Féral, adjoint ».

Le maire de Toulouse s’est comporté au début comme tous les maires républicains qui avaient intégré les normes nationales, celles qui en l’occurrence justifient la violence quand elle a pour but de défendre l’honneur du « nous » national et local. On ne peut pas ne pas rapprocher cette position politique, idéologique, malgré des situations différentes, de celle prise par le maire de Marseille, quelques jours après les violences anti-italiennes du 17 juin 1881 : « L’autorité a fait son devoir, le Cercle italien a été fermé. Vous avez prouvé votre patriotisme et votre dévouement pour la République » [49]. Ou de celle suivie par le maire d’Aigues-Mortes, dans l’après-midi du massacre des Italiens survenu le 17 août 1893 : « Le maire de la ville d’Aigues-Mortes porte à la connaissance de ses administrés que tout travail est retiré par la Compagnie aux sujets de nationalité italienne et que, dès demain, les divers chantiers s’ouvriront pour les ouvriers qui se présenteront ; il invite la population au calme et au maintien de l’ordre, tout trouble devant cesser depuis la décision de la Compagnie, toute satisfaction ayant été donnée aux ouvriers français […]. En nous rendant paisiblement au travail, prouvons combien notre but a été atteint et nos revendications satisfaites.
Vive la France ! Vive Aigues-Mortes ! » [50].

Mais pourquoi Le Journal de Genève, qui réprouva l’attitude du maire d’Aigues-Mortes [51], dans ses comptes rendus (du 27 septembre au 6 octobre 1895) des événements de Toulouse, est-il resté muet sur la première et tardive déclaration du maire minimisant la responsabilité des émeutiers [52] ? Probablement, parce que les Gitans, étrangers ou pas, ne comptent pas : ils ne pouvaient être que des coupables, et non les victimes.

Les aspects socio-économique, symbolique et politique de l’événement doivent être aussi abordés pour comprendre les manifestations de Toulouse. La montée des violences collectives ne traduit pas seulement une haine anti-gitane, elle intervient également comme réponse réparatrice et compensatrice à la remise en cause d’une valeur et d’un sentiment d’identité spécifiques propres aux milieux populaires. Dans le contexte de la crise économique (la grande dépression) qui touche alors surtout les couches sociales pauvres, pour ceux qui n’ont pas grand-chose, tous les laissés pour compte privés de reconnaissance sociale, un de leurs rares biens, c’est l’honneur, d’autant plus âprement défendu lorsqu’il paraît bafoué [53]. L’humiliation infligée au jeune maçon Bombail a pu être vécue, ressentie comme un déshonneur collectif, qu’il fallait réparer.

En même temps, le recours aux violences draine d’autres formes du mécontentement social qu’expriment, consciemment ou pas, les manifestations de Toulouse. Des grèves ont lieu, à ce moment, dans plusieurs fabriques de la ville, pour la défense des salaires, contre le chômage et le licenciement d’ouvriers. Non loin de là, se poursuit le mouvement de grève des verriers de Carmaux [54]. À Béziers, par exemple, des affiches anarchistes dénoncent la misère qui pousse des individus au désespoir : un chômeur, s’étant vu refuser l’assistance publique à l’hôpital, est retrouvé pendu le lendemain, en face de la gare.

Dans son rapport sur la réunion tenue le 10 octobre à l’amphithéâtre de l’ancienne faculté de Toulouse et consacrée aux mesures à prendre pour l’expulsion des Gitanos, un commissaire de police qui y assiste observe que les deux tiers des 500 personnes présentes appartiennent au parti socialiste révolutionnaire ; il ajoute que des attaques violentes ont été proférées contre la police et la municipalité. Et conclut : « Il est à remarquer que les socialistes révolutionnaires se mettent à présent à la tête du mouvement qui menace d’être sérieux » [55]. C’est aussi la lecture politique que fait le journal bonapartiste et républicain modéré Le Gaulois des troubles de Toulouse : « c’est le goût même de l’émeute qui se réveille peu à peu dans notre population […], car la nouvelle génération est déçue, mécontente et socialiste » [56].

Par ailleurs, en s’en prenant aux forces de l’ordre le soir de l’émeute du mercredi 25 septembre, les manifestants des quartiers populaires ont visé l’autorité municipale qu’elles représentaient. À savoir, des notables issus essentiellement de la petite bourgeoisie : le maire (d’abord petit épicier) vient d’une famille de négociants, son premier adjoint est propriétaire, d’autres élus sont des industriels. Donc, une municipalité où la représentation des salariés (ouvriers, employés, fonctionnaires, cadres moyens et supérieurs) est encore faible - le renversement se produira à partir des années 1920. De leur côté, ces notables, en dépit de la distance sociale qui les sépare des groupes sociaux dominés, ont témoigné d’une certaine compréhension à l’égard des émeutiers. Car les élus doivent aux couches des quartiers populaires - avec le soutien qu’ils apportent aux comités de ces quartiers -, une part importante de leur succès électoral : les listes radicales obtiennent 47, 2 % des voix lors des élections de 1895, la liste républicaine modérée 30,1 %, contre 19% pour la liste de droite non républicaine [57].

Les deux procès

Le 30 septembre 1895, jour où s’ouvre devant le tribunal correctionnel le procès des émeutiers, il y a du monde au Palais de Justice. Une foule si nombreuse qu’on est obligé d’évacuer le public qui attend dans les couloirs, faute de places à l’intérieur de la salle d’audience.

Sept personnes (sur 22 arrestations) ont été inculpées, ce qui est peu, en considération du nombre d’émeutiers responsables de violences [58] : Jean Belontrade, déjà condamné pour vol et outrages à agents, pêcheur de sable, à Saint-Michel, accusé d’avoir porté des coups aux naseaux du cheval d’un cavalier de la garde municipale ; Marius Gaubert, 17 ans, né à Toulouse, cordonnier, pour refus de circulation ; Barthélemy Vedrenne, 23 ans, marié, jamais condamné, boulanger à la Patte-d’Oie, pour outrages et insultes à des agents ; Jean Cassé, 58 ans, boucher, habitant du quartier Saint-Michel, pour outrage à un adjudant de la garde ; Bernard Dardenne, 45 ans, du quartier Saint-Cyprien, manœuvre, marié, père de famille, jamais condamné, pour jet de pierres lancées sur des agents ; Alexandre Bouffil, 21 ans, comptable à Saint-Cyprien, pour avoir craché au visage d’un maréchal des logis ; Jean Fabre, dit « Jean Butte », 36 ans, botteleur, résidant rue des Arcs-Saint-Cyprien, plusieurs fois condamné pour des délits divers, convaincu d’avoir proféré des paroles menaçantes à des agents.

Dans son réquisitoire, le procureur de la République Thévenin demande au tribunal de faire preuve d’indulgence à l’égard de Bouffil, Gaubert et Cassé. Le tribunal alla dans ce sens, relaxa les deux premiers, tandis qu’il condamna les autres inculpés à des peines respectives de un mois, quinze jours et huit jours de prison [59].

Non seulement les cinq inculpés ne sont condamnés qu’à des peines légères, mais, au cours du procès, rien n’est dit concernant les violences exercées contre les Gitans, les agressions dont été victimes les deux frères Baptiste, la poursuite menée par des assaillants sur la jeune femme gitane Maria Valentin, la mise à sac de leurs habitations, la destruction d’une roulotte, des meubles, vêtements et autres biens personnels appartenant au Gitan Quiqui et sa compagne Marie Patrac, laquelle dressa le 25 novembre la liste de tous les objets saccagés (dont des tableaux) estimés par elle à 2 004 Francs (707 Francs de réparation lui furent versés [60]) : aucun des manifestants qui avaient commis ces actes n’a été mis en examen devant la justice.

Grâce aux recherches actives entreprises par deux Gitans, Paul Espinas et Antoine Maille, qui livreront Rabé à la police (car ils désapprouvent son agression, et souhaitent apaiser les tensions : c’est ce que laissait déjà entendre Paul Espinas dans une lettre publiée le 27 septembre par La Dépêche, qui, « marié avec la fille d’un honorable famille du quartier Bonhoure, espère que la population voudra lui laisser continuer son honorable petit commerce et s’efforcera comme par le passé de garder l’estime des Toulousains »), le procès d’assises de Paul Baptiste se tient le 28 novembre 1895. Celui-ci est condamné à trois ans de prison ferme pour coups et blessures volontaires ayant entraîné la perte d’un oeil [61]. Il se pourvoit en cassation un mois plus tard, sans résultat. Si bien que, le 3 février 1896, il est transféré à la maison centrale de Nîmes [62]. L’opération de réparation cathartique s’étant accomplie, les familles gitanes purent reprendre leur « vie normale » à Toulouse.

Questions de mémoire

Quelles mémoires a-t-on conservé de l’affaire qui secoua le quartier Saint-Cyprien ? La réponse est on ne peut plus claire : le souvenir des émeutes anti-gitanes n’a généré quasiment aucune inscription dans la mémoire toulousaine, ni non plus au sein de la mémoire et de l’histoire nationales. L’épisode a été occulté, refoulé.

Ainsi, la littérature locale ou régionale et les productions artistiques diverses (dessins, peinture, bande dessinée, théâtre, cinéma) sont demeurées silencieuses sur l’événement. Dans le champ de l’historiographie relative à l’histoire officielle de la Troisième République, c’est le même non-dit qui a prévalu. Les manuels d’histoire taisent son existence. Qu’il s’agisse de l’ouvrage d’Edgar Zevort [63], de l’Histoire de la IIIe République dirigée par Jean Héritier [64], ou de l’imposante Histoire de la IIIe République dirigée par Jacques Chastenet [65]. Rien non plus dans le volume 3 de Paul Ducatel, Histoire de la IIIe République, vue à travers l’imagerie populaire et la presse satirique : 1891-1910 [66], et les manuels plus récents - comme, par exemple, La IIIe République, 1895-1919. De Félix Faure à Clemenceau, d’Armand Teyssier [67], ou Une contre-histoire de la IIIe République, sous la direction de Marion Fontaine, Frédéric Monier, Christophe Prochasson [68].

Une remarque au sujet de Raymond Lizop, à qui l’on doit l’article consacré à la chronique des événements de Saint-Cyprien, paru en 1967 dans la revue toulousaine L’Auta. Au tout début de son introduction, R. Lizop écrivait : « Ces scènes de violence évoquent - sur une moindre échelle - les graves émeutes raciales déchaînées dans le Sud des U.S.A. par les partisans fanatiques de la " ségrégation " » [69]. Ce professeur agrégé d’histoire, qui enseigna au lycée de Tarbes, féru de culture occitane, fut un partisan zélé de l’État français instauré par Pétain et ne protesta guère à l’occasion des lois antisémites du régime de Vichy et de l’internement des Tsiganes nomades dans les camps durant la Seconde Guerre mondiale, y compris en zone non occupée. Il participa à la rédaction des Cahiers de Formation Politique, dirigés par son frère Édouard Lizop, un programme idéologique mis au service de la « Révolution nationale » [70]. Raymond Lizop (1879-1969), dont une rue de Toulouse, inaugurée en 1974, porte le nom, est l’auteur de trois de ces Cahiers, surtout celui ayant pour objet La Commune, une réalité qu’il considère comme la base primordiale de la vie régionale et de la vie nationale, de l’enracinement social, politique et culturel des individus. Sans doute une des raisons qui, bien plus tard, le conduisit à interroger, en la dénonçant, cette émeute « raciale » contre des familles (critère de valeur chère à Vichy) gitanes dont l’histoire était ancrée dans la commune de Toulouse ?

Il existe un autre regard, celui-là d’empathie, bien qu’il ne soit pas en relation directe avec l’émeute - antidote à l’épisode collectif haineux qu’on a tenté ici d’analyser -, c’est la vision que les minorités tsiganes ont pu susciter auprès d’artistes toulousains. En 1944, le peintre Édouard Bouillière [71], professeur à l’École des beaux-arts de Toulouse, exécute une série de très beaux dessins représentant des Bohémiens au port Viguerie, près du pont Neuf. La même année, Claire Fauré, une élève de l’École des beaux-arts, peint un tableau intitulé Scène champêtre. Bohémiens, qui obtint le second prix de l’École [72]. Deux témoignages poétiques sur le monde tsigane et les êtres qu’il donne à voir, d’où émanent, malgré la précarité de leur existence, grâce et beauté.

Fig. 7 : Dessin d’Édouard Bouillière. Réunion des Bohémiens au Port Viguerie, 1944. Musée du Vieux Toulouse.

Pour ce qui est de la communauté gitane, installée aujourd’hui sur le terrain du Ginestous, à la périphérie de Toulouse, l’événement traumatique n’a pas été effacé. Sa mémoire, qui mériterait d’être étudiée, s’est transmise de génération en génération, si l’on en juge par les récits qui circulent à l’intérieur de certaines familles.


Mots-clés (par l’auteur) : Émeute. Gitans. Toulouse. Quartier Saint-Cyprien. 1895.

Résumé (par l’auteur) :

Une émeute anti-gitane. Toulouse, 25 septembre 1895

Lors du bal donné dimanche soir 22 septembre 1895 place du Capitole à Toulouse au profit des malades et blessés de l’expédition de Madagascar, une rixe se produit entre un maçon - dont l’œil gauche est crevé - et le jeune gitan Rabé. Le lendemain, alors que celui-ci a fui la ville, débutent des manifestations organisées par les jeunes gens de Saint-Michel contre la population gitane du quartier Saint-Cyprien, qui se poursuivront jusqu’à l’émeute du 25 septembre (et au-delà), au cours de laquelle des maisons sont saccagées, malgré les mesures d’ordre prises par la police. Il y a de nombreux blessés parmi les cavaliers, les gendarmes et les gardes. On se propose d’examiner d’abord l’enchaînement des faits, puis les commentaires parus dans la presse et l’attitude adoptée par les pouvoirs publics municipaux, avant d’évoquer les deux procès relatifs à « l’affaire des Gitanos », bien que ces différents niveaux de réalité, socioculturelle, discursive, politique et idéologique, judiciaire, soient étroitement liés.

An anti-Gypsy riot. Toulouse, 25th September, 1895

At the ball given Sunday night, 22nd September, 1895 on Capitol Square in Toulouse for the sick and wounded from the Madagascar expedition, a fight occurs between a mason - whose left eye is punctured - and the young gypsy Rabé. The next day, while that one has fled the city, start demonstrations organized by the young people of St. Michael against the Gypsy population of Saint-Cyprien neighborhood, which will continue until the riot of 25th September (and beyond), in which the houses are looted, despite the measures taken by order of the police. There are numerous injuries to riders, gendarmes and guards. We propose first to examine the sequence of events then comments published in the press and the attitude of the municipal authorities, before discussing the two proceedings concerning « the case of Gitanos », although these levels of reality, socio-cultural, discursive, political and ideological, judicial, are closely linked.

NOTES

[1]

Frédéric Chauvaud, Histoire de la haine. Une passion funeste 1830-1930, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014, p. 158.

[2] Alexandre Hardy, La Belle Égyptienne, Tragie-Comédie, Texte établi annoté et présenté par B. Bearez Caravaggi, Bari-Paris, Éditions Schena-Nizet, 1983, Acte IV, scène 4, p. 114.

[3] Sebastian Münster, Cosmographiae universalis, Liber III, De Germania, Basilea, H. Petri, 1550, p. 268.

[4] Cf. Emmanuel Filhol, « Le mot Bohémiens(s) dans les dictionnaires français (XVIIe-XIXe siècle). À propos des formes de l’énoncé », Lexicographica. Revue Internationale de Lexicographie, n° 14, 1998, p. 177-204.

[5] Alphonse Lespinasse, Cour impériale de Pau. Discours prononcé à l’audience solennelle de rentrée le 3 novembre 1863. Les bohémiens du Pays basque, Pau, Imprimerie et Lithographie de E. Vignancour, 1863, p. 27, p. 5-6.

[6] Henriette Asséo, « Le traitement administratif des Bohémiens dans la société française du XVIIe siècle », dans Problèmes socio-culturels en France au XVIIe siècle, préface de Robert Mandrou, Paris, Éditions Klincksieck, 1974, p. 9-87.

[7] Madame de Sévigné, Correspondance, I, Texte établi, présenté et annoté par Roger Duchêne, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de La Pléiade », 1972, p. 284.

[8] François de Vaux de Foletier, Les Tsiganes dans l’Ancienne France, Paris, Société d’Édition Géographique et Touristique, « Connaissance du monde », 1961, p. 160.

[9] Le Petit Journal, 5 mai 1895.

[10] Sur ces aspects, Jean Coppolani, Toulouse, études de géographie urbaine, Toulouse, Éditions Privat-Didier, 1954, p. 285-289 ; Histoire de Toulouse, sous la direction de Philippe Wolf, Toulouse, Privat, 1974, p. 448-449.

[11] Voir Le livre des Gitans de Perpignan. El llibre dels Gitanos de Perpinyà, ouvrage collectif, chapitre I, L’Histoire, par Jean-Paul Salles et Bernard Leblond, les pages 34 à 41, Paris, L’Harmattan, 2003.

[12] François de Vaux de Foletier, Les Bohémiens en France au XIXe siècle, Paris, Éditions Jean-Claude Lattès, 1981, p. 63-70.

[13] Sur l’histoire de ce faubourg, voir, entre autres, Jean Rocacher, Le faubourg Saint-Cyprien, Toulouse, Privat, 1987 ; Laurine Théau, La vie quotidienne du faubourg Saint-Cyprien de Toulouse sous l’Ancien Régime. Approche topographique et démographique, de 1680 à 1790, sous la direction de Christine Dousset, Mémoire de Master 1 d’Histoire, Université Toulouse II Le Mirail, 2006.

[14] Jacques Arlet, Toulouse à la Belle Époque (1890-1910), Portet-sur-Garonne, Éditions Loubatières, 1999 ; Frank Tanneau, Les Baloches. Histoires de quartiers en fête, 1919-1960, Mémoire de Maîtrise, sous la direction de Rémy Casals, Université de Toulouse II, Le Mirail, UFR d’histoire, 2001.

[15] Georges Liens, « Les " Vêpres marseillaises " (juin 1881), ou la crise franco-italienne au lendemain du traité du Bardo », Revue d’histoire moderne et contemporaine, Vol. 14, no 1, janvier-mars 1967, p. 1-30.

[16] Rabe ou rave signifie radis en occitan.

[17] Ces renseignements sont tirés du dossier de l’enquête instruite par la justice : Archives départementales (AD) de la Haute-Garonne, U 1888, n° 4, Dossier de procédure.

[18] Sur le déroulement des faits, on consultera avec profit l’article de Raymond Lizop, « Une émeute raciale à Toulouse en 1895 (Faubouriens contre Gitans) », L’Auta, n° 350, novembre 1967, p. 114-123, et la contribution d’Emmanuelle Stitou, alors doctorante en anthropologie, « " L’affaire des Gitanos ". Chronique d’une flambée raciste à Toulouse à la fin du XIXe siècle », Études Tsiganes, nouvelle série, 2007/2, n° 30, p. 10-25.

[19] La Dépêche, « L’affaire des Gitanos », 25 septembre 1895.

[20] Cf. les rapports du commissaire central au préfet de la Haute-Garonne et du préfet au ministère (et ministre) de l’Intérieur : AD Haute-Garonne, M 653, Étrangers, déclaration de résidence, état des Gitans 1891-1910.

[21] On songe à ce que dit Freud : « Il est toujours possible d’unir les uns aux autres par les liens de l’amour une plus grande masse d’hommes, à la seule condition qu’il en reste d’autres au dehors pour recevoir les coups » (Freud, Malaise dans la civilisation [1929], Paris, PUF, 1981, p. 68).

[22] Cf. supra, note 16.

[23] Lucien Remplon, « À la gloire de Vestrepain », L’Auta, Janvier 2010, p. 36-37.

[24] Louis Vestrepain, Libertat, Egalitat, Fraternitat, pouemo, Toulouso, Imprimerie de P. Montaubin, 1849, 19 p.

[25] Le Télégramme, « Les Gitanos », 26 septembre 1895.

[26] AD Haute-Garonne, M 653, Étrangers, déclaration de résidence, état des Gitans 1891-1910.

[27] La Dépêche, « Les manifestations de Saint-Cyprien », 27 septembre 1895.

[28] Estimant qu’il n’était pas nécessaire d’instaurer l’état de siège, pour éviter qu’un drame semblable à celui de la fusillade de Fourmies du 1er mai 1891 ne se répète, le préfet demande à l’armée de lui prêter son concours en répartissant des soldats à cheval dans plusieurs endroits de la ville durant la nuit du 26 septembre. L’idée de ne pas pouvoir par lui-même choisir les lieux où il convenait que sa cavalerie se tienne déplut au commandant de la région militaire de Toulouse, qui néanmoins suivit la décision du préfet.

[29] AD Haute-Garonne, M 653, Étrangers, déclaration de résidence, état des Gitans 1891-1910.

[30] L’Express du Midi, « Contre les Gitanos », 29 septembre 1895.

[31] La Dépêche (républicain radical), Le Télégramme (républicain modéré), Le Messager de Toulouse (droite), La Croix du Midi (catholique), La Semaine catholique de Toulouse (catholique), l’Express du Midi (droite), L’Avenir de Lot-et-Garonne (républicain), propriété du ministre de l’Intérieur Georges Leygues.

[32] Une conférence internationale fut proposée par la Suisse en 1909 pour apporter un règlement administratif et policier à la « question tsigane » : Emmanuel Filhol, « La " question tsigane " à l’échelle européenne au début du XXe siècle », Revue d’histoire diplomatique, 2011, n° 4, p. 310-314 (p. 305-323).

[33] La Dépêche, « Les méfaits des Gitanos », 24 septembre 1895 (souligné par nous).

[34] Le mot vient du latin intrus : le fait d’accéder à une charge sans droit, sans titre. Intrudere : introduire de force.

[35] M. O. D’Halloy, Introduction, Des races humaines, ou Éléments d’ethnographie (1845), in Nouvelle Encyclopédie Théologique, tome 37, publiée par l’abbé Migne, Paris, Petit-Montrouge, 1851-1859, p. 70.

[36] AD Haute-Garonne, M 653, Étrangers, déclaration de résidence, état des Gitans 1891-1910. Il n’est peut-être pas interdit de supposer que le charme de certaines femmes gitanes ait pu en effet séduire des agents de l’ordre, comme dans l’œuvre de Bizet, Carmen (1873-1874), un opéra donné sept fois au théâtre du Capitole pour la saison 1895-1896, et dont une représentation provoqua de la part de la critique ce commentaire piquant : « Carmen nous a été donné avec M. Barthe, un jeune ténor, qui nous arrivait de Nantes où il avait tenu la campagne avec succès. […] constatons une fois de plus que notre brillant orchestre souligne vraiment trop peu les piano et surtout les pianissimo. En revanche, il ne manque jamais les fortissimo… » (L’Art méridional, 1er juin 1895).

[37] Voir à ce sujet le beau livre de Gérard Noiriel, Le massacre des Italiens. Aigues-Mortes, 17 août 1893. Paris, Fayard, 2010. Durant le dernier quart du XIXe siècle, on assiste à une augmentation sensible des rixes populaires perpétrées contre les ouvriers étrangers : une vingtaine donnant lieu à enquête judiciaire dans les années 1870, une soixantaine dans les années 1880, et une centaine dans les années 1890, comme le montrent les recherches menées par Laurent Dornel, La France hostile. Socio-histoire de la xénophobie (1870-1914), Paris, Hachette Littératures, 2004.

[38] Le Jour, « Gitanos et Rastaquouères », par Jean Bavard, 26 septembre 1895.

[39] Son tirage atteint 115 000 exemplaires en 1897. Voir Félix Torres, La Dépêche du Midi : histoire d’un journal en République : 1870-2000, Paris, Hachette Littératures, 2002, p. 61 ; Henri Lerner, « La Dépêche ». Journal de la démocratie : contribution à l’histoire du Radicalisme en France sous la Troisième République, Publications de l’Université de Toulouse-Le Mirail, 1978.

[40] Non sans avoir objecté toutefois : « Il y a parmi eux des honnêtes gens, mais bon nombre ne vivent que de moyens inavouables… » (La Croix du Midi, « La rixe sanglante du Capitole », 24/09). Notons que La Semaine catholique de Toulouse (du 27 octobre 1895), qui apporta sa bénédiction à la conquête militaire de Madagascar, ne parle pas des incidents de Saint-Cyprien.

[41] AD Haute-Garonne, M 653, Étrangers, déclaration de résidence, état des Gitans 1891-1910. Sur l’acte de naissance d’Antoine Ghiménés (AD Gironde, 4 E 1221, Naissances 2 janvier-27 octobre 1851), le nom de la mère Ghiménés est écrit par erreur « Chimène ». Or, Chimène, fille de don Gomès, amoureuse de Rodrigue dans Le Cid (1637) de Corneille, est issue d’une famille noble, autrement dit la représentation sociale inversée de l’image dégradée qu’on accole aux Gitans. De plus, d’après l’histoire du Cid dont s’inspire Corneille, ce prénom Chimène provient d’une certaine Jimena Gomez, qui se serait unie (dans l’Espagne du XIe siècle) à Rodrigue Diaz. Le nom de la Gitane Marie Chimène (Ghiménés) condense donc en lui une double appartenance remarquable puisqu’il incarne à la fois une famille de la vieille noblesse (côté espagnol) et un personnage littéraire (côté français) !

[42] AD Aude, Fonds des registres matricules numérisés, bureau de Narbonne, état signalétique des services 1871, 104 NUM RW 349/2, numéro matricule : 1038. Sur le 7e régiment de hussards pendant la guerre franco-prussienne de 1870-1871, Yves Barjaud, Les Hussards : trois siècles de cavalerie légère en France, Lausanne, Éditions Favre, 1988, p. 138.

[43] AD Haute-Garonne, Registres matricules du recrutement militaire, classe 1904, 11 R 316, 1501-2001 (numéro : 1787).

[44] Une législation instituant le carnet anthropométrique des nomades dont La Dépêche salua la mise en application : « Il faut les obliger à se conformer à la règle des civilisés et à justifier de leur identité partout où ils se trouvent » (La Dépêche, « Le Nomade s’arrête », 15 décembre 1913). Sur la loi de 1912, Emmanuel Filhol, Le contrôle des Tsiganes en France (1912-1969), Paris, Karthala, 2013.

[45] AD Aude, Registre de recrutement du bureau de Carcassonne, états signalétiques des services, classe de 1909, 104 NUM/RW 577, numéro matricule : 452.

[46] Le Télégramme, « La guerre aux Gitanos », 2 octobre 1895.

[47] La Dépêche, « L’affaire des Gitanos », 25 septembre 1895.

[48] Esmote, émeute, est un mot formé sur l’ancien participe passé esmeu du verbe émouvoir.

[49] Cité par Gérard Noiriel, op. cit., p. 87.

[50] Ibid., p. 118-119.

[51] « À Berne [où éclatent des manifestations contre les ouvriers de chantier italiens en juin 1893] comme à Aigues-Mortes, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Seulement l’on nous permettra bien de faire remarquer, à l’avantage de nos confédérés bernois, que le Conseil d’État et la municipalité ont aussitôt pris les mesures de protection nécessaires et que les citoyens leur ont spontanément prêté main forte : que l’on n’a point cherché à couvrir la responsabilité des coupables, en la rejetant sur les victimes, et que les déclarations officielles ne ressemblent en rien à celles de la mairie d’Aigues-Mortes… » (Le Journal de Genève, 20 août 1893).

[52] D’autres journaux étrangers, comme le Courrier de l’Escaut (« Désordres à Toulouse », 27/09/1895) ou L’Indépendance Belge (« Graves désordres à Toulouse », ibid.), reproduisent le premier appel du maire, sans y associer une quelconque critique. La presse allemande (Frankfurter Zeitung, National-Zeitung, « Toulouse », 26/09/1895) et le quotidien italien La Stampa (« Rissa pei gitani », 27/09/1895), mais aussi la presse anglaise (Glasgow Herald, sans titre, 27/09, pas d’article dans le Times), ne citent pas cette déclaration du maire de Toulouse.

[53] Cf. l’étude de Céline Regnard-Drouot, Marseille la violente. Criminalité, industrialisation et société (1851-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, en particulier, p. 38.

[54] Joan Wallach Scott, « Les verriers de Carmaux », Le Mouvement Social, n° 76, juillet-septembre 1971, p. 67-93 ; du même auteur, Les verriers de Carmaux, traduit de l’anglais par Thérèse Armingon, Paris, Flammarion, 1982.

[55] AD Haute-Garonne, M 653, Étrangers, déclaration de résidence, état des Gitans 1891-1910.

[56] Le Gaulois, « Le goût de l’émeute », par Georges Thiébaud, 27 septembre 1895.

[57] Jean-Yves Nevers, Système politico-administratif communal et pouvoir local en milieu urbain. Étude d’un cas : la municipalité radicale-socialiste de Toulouse (1888-1906), thèse de Troisième Cycle en Sociologie, sous la direction de Raymond Ledrut, Université de Toulouse-Le Mirail, 1975, p. 8.

[58] Faut-il l’imputer au fait que la police et la justice auraient manqué de temps pour conduire les enquêtes ?

[59] AD Haute-Garonne, U 6 066, Jugements correctionnels sur délits communs 1895, 3e trimestre.

[60] Archives municipales de Toulouse, 4 D 515 : Liste d’objets, de mobiliers et de linges détruits lors des émeutes de septembre 1895.

[61] AD Haute-Garonne, U 508, Cour d’assise 1892-1895.

[62] Bien que les registres d’écrou de cet établissement s’arrêtent à l’année 1862 (en raison d’une mutinerie de détenus ayant entraîné un incendie des bâtiments administratifs en 1974), il nous a été possible de consulter d’autres sources sur les détenus de la prison de Nîmes. Un seul document se rapporte au Gitan Rabé : la décision prise le 30 juin 1897 par le ministère de l’Intérieur de ne pas accorder la libération conditionnelle à Paul Baptiste (AD Gard, 1 Y 143, Libérations conditionnelles, 1897-1898).

[63] Edgar Zevort, Histoire de la Troisième République, vol. 4, Paris, F. Alcan, 1901.

[64] Histoire de la IIIe République, dirigée par Jean Héritier, Paris, Librairie de France, 1932.

[65] Histoire de la IIIe République, dirigée par Jacques Chastenet, Paris, Hachette, 1955.

[66] Paul Ducatel, Histoire de la IIIe République, vue à travers l’imagerie populaire et la presse satirique : 1891-1910, volume 3, Paris, Éditions Grassin, 1976.

[67] Armand Teyssier, La IIIe République, tome 2, 1895-1919. De Félix Faure à Clemenceau, Paris, Pygmalion, 2001.

[68] Une contre-histoire de la IIIe République, sous la direction de Marion Fontaine, Frédéric Monier, Christophe Prochasson, Paris, La Découverte, 2013.

[69] Raymond Lizop, op. cit., p. 114.

[70] Une étude universitaire des Cahiers de Formation Politique, qui comprennent 24 numéros, imprimés à Vichy en 1943 et 1944, serait la bienvenue.

[71] Sur Édouard Bouillière, voir sa notice dans Les Toulousains dans l’histoire, sous la direction de Philippe Wolf, Toulouse, Privat, 1984, p. 241.

[72] Tableau conservé à l’École des beaux-arts de Toulouse.