Prasenjit Duara,
The Crisis of Global Modernity : Asian Traditions and a Sustainable Future, Cambridge UP, UK, 2015.
Bien que la modernité mondiale puisse être en situation de crise si l’on considère que la crise est généralisée, elle est une condition générale pour tous et aussi un fait. Le titre du livre vient alors un peu comme un paradoxe, puisque l’on s’attendrait, en déduction, que les traditions d’Asie dont il est question appartiennent elles aussi, avec l’avenir durable dont la pensée leur est imputée, à la modernité globale.
L’historien Prasentit Duara s’intéresse de près à l’effet d’universalisme opprimant et simplifiant (déviant par des détours) obtenu par les traditions religieuses « abrahamiques » [1], à la différence des cultures d’Asie. Sans oublier ni omettre de critiquer les rapports hiérarchiques et oppresseurs en Asie (dont il est également critique et dont son œuvre témoigne [2]), ce qui l’intéresse ici, ce sont les différences entre ces deux configurations culturelles au sujet de ses thématiques ici étudiées : une certaine disposition à préserver l’environnement, la différence entre les deux par rapport au rôle de la transcendance dans l’établissement des hiérarchies sociales et de la domination, ainsi que de l’état actuel de l’autorité dans les religions ou les croyances sociales [3]. En effet, dans cette nouvelle étude d’envergure, il élargit son pourtant déjà ample cadre théorique afin de présenter l’apport possible de ces visions asiatiques : il insiste sur les histoires “circulatoires”, « connectées », « transnationales », qui peuvent être vues comme autant d’alternatives aux histoires nationales. L’auteur, spécialiste de la Chine et de l’Asie, a lui-même contribué à une importante archive de contestation de l’histoire nationale comme cadre d’étude, montrant par exemple que le nationalisme et l’ethnicisme existent en Chine depuis l’antiquité (ce qui remet en question notre compréhension de l’histoire et de la modernité occidentales comme seules productrices de la nation [4]). Ce sont surtout les histoires nationales des colonisateurs, et donc européennes, qui sont visées par sa critique, puisqu’elles se sont érigées en point de vue hégémonique et ont ainsi prévalu dans une certaine historiographie qu’il n’affectionne point. Duara soutient que le présent est défini par le croisement de trois grands changements mondiaux de paradigmes : la montée des puissances non occidentales, la crise de la durabilité (sustainability) environnementale (nouveau facteur : l’écologie, l’anthropocène) et la perte de sources faisant autorité de ce qu’il appelle la transcendance : les idéaux, les principes et l’éthique autrefois présentés dans les religions ou idéologies politiques se sont effondrés ou ne sont plus universellement acceptables. Nous ajouterions volontiers à cette triple approche ce qui les traverse toutes – un aspect épistémologique [5]. Nous sommes visiblement en train de sortir du seul episteme occidental ; nos sources, nos savoirs se complexifient [6].
C’est bien l’universalité occidentale et prétendument neutre, en tant qu’opérateur politique, qui est critiqué par Duara. C’est désormais plutôt le salut physique du monde qui est de plus en plus le but transcendant de notre époque - et doit le devenir selon l’auteur. Mais cela ne peut être obtenu sans dépasser la souveraineté nationale. L’auteur profère qu’une base viable pour le développement durable pourrait être située dans les traditions d’Asie. Celles-ci offriraient différentes possibilités de comprendre la relation entre le personnel, l’écologique et l’universel. Ces traditions, jusqu’ici ignorées surtout par l’episteme occidentale et dominante, doivent être comprises par les façons dont elles ont circulé et ont convergé, parfois de manières inattendues, avec des développements contemporains. De par l’histoire circulatoire, les cultures subalternes ne restent guère subordonnées, mais contribuent à leur manière directement jusqu’à la modernité globale, dont l’ « origine » prétendument occidentale s’estompe peu à peu. A la suite des penseurs subalternistes, postcoloniaux et décoloniaux, Duara aussi reconnaît les modernités alternatives autres (autres que celle occidentale, historiquement dominante dans les esprits) et plurielles.
La modernité occidentale a, justement, produit un monde non-durable (unsustainable), et nous laisse une planète dont la date-limite de péremption se rapproche de plus en plus. Elle a également façonné la pensée occidentale, même éclairée et moderne, comme aveugle aux savoirs venus d’ailleurs et incapable de les comprendre, puisqu’elle les a spoliés de leur visibilité. Une modernité post-occidentale et plurielle pourrait encore nous sauver par un autre type de connaissances, dans la compréhension de laquelle seraient inclus les points de vue et les savoirs autres qu’européens et, en l’occurrence, les épistémologies d’Asie. Il va de soi que cette logique, dans sa validité cinglante, ne pourrait à son tour que dépasser les limites de l’Asie en englobant tous les savoirs appelés, selon les auteurs - alternatifs, subalternes, décoloniaux, postcoloniaux, venus du sud global ou des sud globaux, des savoirs locaux ou même des savoirs pratiques ancestraux non savants etc [7]., et que Prasenjit Duara examine dans leurs apports asiatiques qui seraient, s’ils étaient entendus, porteurs de nouveaux consensus possibles (et qui sembleraient satisfaire l’auteur en principe). Selon lui, les savoirs anciens d’Asie, en particulier d’Inde, de Chine, d’Asie du sud, portent en eux un souci pour l’environnement et une compréhension de l’unité de l’humain avec la nature [8], donc de ce qui nous est commun, que la modernité a obnubilé par ses coupures et lignes abyssales [9] : la coupure entre sujet et objet (celle-là même des savoirs appropriants au service de la predation), la coupure entre les sciences « dures » et les sciences sociales, la coupure renforcée (ceci n’est pas spécifiquement de Duara, mais je l’ajoute dans la même logique) entre l’homme et la femme, le masculin et le féminin, la coupure obtenue par l’instauration de la nation entre les nationaux (citoyens) et ceux qui ne le sont pas – aujourd’hui les sans-papiers, refugié-e-s et les migrant(e)s (mais d’autres cas de figure leur correspondent aussi, et changent tout au long de l’histoire), la coupure de la colonisation entre les colonisateurs et les colonisé-e-s etc. [10]. La modernité trop rapidement mondialisée sans nuances, si l’on voulait atteindre une démocratie transnationale et plus d’égalité et de justice entre les nations comme fait accompli, exigerait des aménagements et transformations majeurs qui chercheraient leurs ressources et inspiration aussi dans les cultures d’Asie, dont Prasenjit Duara se plaît à nous décrire les avantages historiques et les exemples concrets. Nous pourrions ajouter, ce que l’auteur ne fait point, bien que sa critique de la forme nation remonte à ses travaux antérieurs [11], que la nation est simplement un système de croyance sociale qui fonctionne comme la religion avec un point de départ aléatoire et donné, et qui est en plus encadré par l’Etat qui arrête ses symboles comme sacrés et intouchables.
L’idée de départ du livre [12] se situait autour de la différente configuration – et des diverses implications historiques et politiques – des trois « religions abrahamiques » en matière de transcendance, face aux grands systèmes philosophiques d’Asie (souvent abusivement appelés « religions » en occident) tels que le taoïsme, le confucianisme et le bouddhisme [13], qui sont toujours plus « holistiques ». La thèse de l’auteur est que, dans les trois religions monothéistes [14] méditerranéennes [15], la « transcendance » est beaucoup plus abrupte, rigide et cassante, elle représente une rupture, alors que dans les grands systèmes d’Asie, la « transcendance » est tout au plus douce et graduée, toujours intercalée de et complémentaire avec l’ « immanence ». C’est vrai (avec la probable exception du brahmanisme). Les angles y seraient arrondis. Comme disposition culturelle, cela semble convainquant, même si cela se présente bien rapidement comme une simplification et une banalité, pour plusieurs raisons : d’une part on ne peut pas sérieusement ni efficacement séparer « orient » et « occident », surtout depuis la modernité, puisque l’un se retrouve dans l’autre constamment, et cette complicité et enchevêtrement sont eux-mêmes revendiqués par l’auteur. Tout ce que Prasenjit Duara affirme de condition arrêtée à ce propos, il le dépasse lui-même aussitôt, suivant une certaine dialectique qu’il avait commencé par mettre en doute. D’autre part, on trouve historiquement toutes les nuances, degrés, et tous les effets de rapports entre immanence et transcendance aussi bien en Asie qu’en Europe. Et puis encore, cela semble improbable parce que la distinction même entre Europe et Asie est intenable historiquement [16], géographiquement, politiquement, comme nous le fait constamment découvrir l’auteur lui-même qui, avec quelques-autres, invente les concepts d’histoire circulaire, de circulation historique, d’histoire connectée, en insistant il est vrai principalement – et avec quelques très bonnes raisons – surtout sur les histoires connectées d’Asie, pour montrer ce que nous avons tenté également ailleurs – mettre en relief et étudier des relations sud-sud, ou en tout cas des relations qui ne repassent pas tout le temps par l’Europe et ne referment pas constamment la boucle en occident, puisque ces histoires-là ont également existé, et nous apprennent beaucoup si on veut les étudier. Ainsi l’auteur nous aide-t-il à changer de perspective, à nous décentrer [17] (de l’episteme et de l’arrogance – et ignorance historique - européennes), à contempler et reconnaître les liens et les passages historiques, épistémiques, dont « notre » culture n’est pas forcément le centre ni le parangon. C’est salutaire, pour autant que l’on comprenne le lien entre l’épistémologie et l’histoire. Car nos savoirs sont aussi façonnés par nos cadres historiques, politiques et de vie, en l’occurrence le cadre national [18]. Il s’agit de le dépasser. Mais il y a une asymétrie fondamentale entre l’ « occident » et le « reste du monde » à ce propos, due à l’histoire coloniale, même si des « blocks de pensée » ou des « identités » telles qu’ « Asie » ou « Europe » ou « nation » ne peuvent jamais être pris comme arrêtés et définitifs, comme correspondant à la réalité historique, ni comme bien séparés. Les Asiatiques moyens en savent toujours plus sur l’Europe que les Européens moyens n’en savent sur l’Asie, de par cette asymétrie formative. En plus des inégalités et hiérarchies historiquement produites existantes et accusées entre les deux, il y a celles, pas moins réelles, à l’intérieur de chacune. Des barrières complexes d’une certaine « pudeur épistémologique » empêchent encore souvent les chercheurs d’une aire de creuser les inégalités et injustices existant à l’intérieur de l’autre, et on leur reproche alors de sortir de leur cadre national, ce que paradoxalement l’on demande en même temps à la recherche par ailleurs.
Dans un livre collectif suivant, The Bright Dark Ages. Comparative and Connective Perspectives [19], Duara montre d’ailleurs, avec ses collaborateurs, comment le Moyen âge « obscur » (500-1500 de notre calcul du temps) n’a jamais été « obscur » pour l’Asie, et comment ce fut même l’une de ses meilleures époques, en même temps qu’il ne fut pas si sombre que cela en Europe-même, si l’on veut bien prendre en compte ses savoirs et connectivités alternatifs. C’est encore l’histoire connectée qui permet d’aboutir à ces conclusions. Le Moyen âge fut la grande époque séminale des sciences en Chine, en Inde et au Moyen orient, dont les portées furent amplement dispensées et généreusement partagées de par le monde et offertes aussi à l’Europe. Les recherches en histoire des sciences d’Asie sont importantes pour l’histoire comparée et connectée générale. Les auteurs essayent d’y dépasser l’approche par une aire culturelle unique -« Inde », « Chine », « Moyen orient », « Europe » - et tentent de les présenter dans leur connectivité historique, avec le but d’embrasser une perspective « euro-asiatique » plus large concernant un temps qui précède la modernité occidentale, afin d’éclairer l’advenir des sciences modernes par delà la rupture de la modernité [20]. C’est aussi l’effort et l’aboutissement de son livre dont nous parlions ici, The Crisis of Global Modernity [21].