Contrôle du corps des femmes et biopolitique
Sous la dir. de Martine Spensky, Le contrôle du corps des femmes dans les Empires coloniaux. Empire, genre et biopolitiques, Karthala, Paris 2015.
Depuis que des successeurs et épigones de Foucault ont repris le terme et l’ont popularisé en en élargissant la portée et en en diluant le sens, tout est devenu biopolitique, comme la référence à Foucault – « infréquentable » académiquement de sa vie - est devenue obligée. Conférences et séminaires sur la biopolitique et les biopolitiques se sont enchaînés les uns après les autres, se référant à toutes sortes de sujets et à toutes les époques historiques. Ces diverses « applications » sont elles-mêmes bienvenues, même si la signification première de la biopolitique est parfois quelque-peu occultée, alors qu’une certaine valeur politique en a été détournée, puisque applicable à tout. Il s’agit sans doute du déplacement d’un terme et concept d’une discipline (la philosophie) vers d’autres disciplines, littéraires et historiques, déplacement qui les libère et les fait revivre dans de nouveaux contextes. Le même geste, par ailleurs, bouscule la hiérarchie reçue des disciplines institutionnalisées, ainsi que l’ordre épistémique établi, et c’est tant mieux. Il s’agit d’un ébranlement bénéfique dont les implications vont encore plus loin. Alors que Martine Spensky et ses auteurs s’inscrivent dans le courant de trouble de l’ordre du genre et des sexes, le désordre introduit par elles et eux dans la construction des savoirs soutient l’assertion qui est la leur. Il le fait même indirectement et par le côté formel, quasiment au delà des contenus démontrés et du seul genre. Les implications en sont sociales et politiques, de même que les conclusions à tirer.
Le concept de biopolitique lui-même vient au moins de Carl Schmitt [1], de sa théologie politique et du rapport qu’il conceptualise entre ami-et-ennemi [2], et non de Foucault, qui le remanie. Schmitt définit le souverain « comme celui qui décide sur l’état d’exception », et le « souverain est celui dont on reconnaît le pouvoir de proclamer l’état d’exception et de suspendre, de telle manière, la validité de l’ordre juridique ». « C’est dans la souveraineté ainsi entendue qu’on peut reconnaître le nœud biopolitique dans lequel elle serre la vie », écrit à ce sujet Ottavio Marzocca [3].
La biopolitique porte sur les populations en tant que vivantes, prises collectivement et passées par les statistiques afin d’être « traitées » et « servies », mais surtout contrôlées, et ceci en condition de modernité directe (occidentale, métropolitaine) aussi bien qu’« alternative » ou « dérivée », comme c’est le cas des modernités (post)coloniales. Dans la modernité, il a fallu adapter les modes de gestion et de contrôle des populations et de la vie, surtout en vue de la base matérielle – la planète commune, le climat, la santé, l’air, l’eau (les « Commons ») etc. - à sauvegarder. La biopolitique contrôle les humains – de manière graduée et inégale - et essaye de gérer la nature (la vie) dans un intérêt général où l’économie rejoint l’écologie dans le cas idéal (toujours en privilégiant les humains sur les autres espèces). Foucault parle en premier lieu d’un nouveau « biopouvoir » qui se démarquerait du pouvoir plus traditionnel relevant de la souveraineté, selon lequel il s’agissait de « laisser vivre ou faire mourir ». Or, le biopouvoir à l’âge classique [4], qui est accompagné de la discipline dans les usines et les casernes (le pouvoir sur le corps comme machine), à l’inverse, prend la vie comme objet et produit de la résistance subjectivante (« production de soi ») et dispersée en retour, ce qui deviendra biopolitique : « vivre et laisser mourir ». Les deux formes de pouvoir coexistent tant bien que mal, et le premier (la souveraineté) serait plus contraignant et plus visiblement brutal, si ce n’est que la biopolitique s’articule aussi et encore avec un aspect purement disciplinaire : d’une part la discipline, d’autre part le biopouvoir, produisent des technologies du pouvoir différentes [5] et se rejoignent dans la biopolitique. Celle-ci, comme un type de rationalité, gère les (humains) vivants dans le but d’en faire tirer le maximum de profit. Les définitions et lectures de la biopolitique peuvent être différentes selon les auteurs mentionnés.
Philosophiquement parlant, la biopolitique n’est pas tant l’« entrée de la vie humaine en politique » : la vie humaine et les humains sont en politique originairement en quelque sorte, ils sont politiques immédiatement. La vie humaine, qui implique la sociabilité, relève du politique même dans les circonstances où on ne leur plaque pas la biopolitique. C’est même le contraire qui est vrai, philosophiquement parlant. La biopolitique – en philosophie – serait même en quelque sorte une dépolitisation historique et brutale des corps, autrement dit – ici - des humains. Cette réduction consiste justement en la réduction des hommes et des femmes à leurs seuls corps, qui peuvent alors être comptabilisés catégorisés, classifiés etc. pour le plus grand bien des sciences « supérieures », pour la production, ainsi que pour l’agissement de l’Etat providence. Et nous effleurons à peine ici, sans la creuser, la question de l’absolue priorité de la vie par rapport à l’humain, ou la question de la spéciation, qui reste entière à nos yeux dans la problématique de la biopolitique à étudier. Elle regarde aussi bien les espèces vivantes que les disciplines des savoirs établis : car une stratégie épistémique de reconstruction des savoirs autrement devrait prendre en compte la sauvegarde et le maintien d’un monde durable (sustainable) ainsi qu’une solidarité de toutes les formes de vie [6].
Il est à noter que le livre, ainsi que l’intéressante conférence qui fut à son origine, passent en revue les empires coloniaux, c’est-à-dire des histoires en relation avec la modernité occidentale, rapports qui, aux yeux de ce type de travail, concernent au premier lieu l’esclavage moderne et le genre. C’est bien sûr justement dans les colonies ainsi qu’à propos des femmes que la biopolitique a été inventée, s’appliquant aux corps « dociles » ou supposés sans défense, en tout cas aux corps contrôlés : contrôlés au moyen d’une nouvelle technologie du pouvoir – la biopolitique. La modernité y est introduite par les méthodes les plus brutales et fait elle-même partie de la colonisation.
Mais cette origine n’a pas été d’emblée reconnue en philosophie « européenne » ni même « occidentale », puisque la colonie était traitée comme extrapolitique, extraconstitutionnelle, extraterritoriale, comme exception et comme hors modernité, et donc comme étant sans intérêt en philosophie politique ou sciences politiques. Il a fallu que des philosophes depuis Foucault, ainsi que des spécialistes des cultural studies et des différentes orientations d’études (post)coloniales et décoloniales s’y mettent, pour renverser l’image d’une seule modernité monolithique, européenne, en les modernités plurielles et « alternatives » des continents colonisés. Les perspectives changent. Il est désormais acquis que la modernité occidentale constitue cette scission historique où est imposé aux « cultures » des continents colonisés (et donc dans les empires) le renoncement à leurs propres antiquités comme condition d’accès à la modernité et au « progrès ». La biopolitique se charge d’inculquer ce protocole. Ce n’est que graduellement que l’on s’est rendu à l’évidence du rôle primordial de la biopolitique dans les colonies et sur les colonisés, puisque tout l’intérêt de l’invention de la biopolitique était de reconnaître d’abord comment pouvait être mise en œuvre une dépolitisation ou démobilisation politique de ceux qui seraient en principe citoyens, et donc en premier lieu voués au politique. Mais dans les empires coloniaux les sujets n’étaient pas citoyens, de même qu’en métropole la citoyenneté des femmes n’était pas mise en œuvre dans les faits : il y a, en plus, l’esclavage, il y a la condition différentielle des femmes, il y a les métis au statut peu clair et tous les « subalternes ». Cependant, presque toutes les formes de pouvoir ont en général d’abord été expérimentées dans les colonies et sur les subordonnés sous les formes les plus brutales, pour être ultérieurement introduites en Europe, en général sous des formes moins cruelles ou en tout cas oublieuses de la très particulière violence coloniale. Les habitants des (anciennes) métropoles découvrent souvent ces méthodes avec surprise, y compris en notre temps, quand elles leurs échoient, sans se rendre compte que les populations colonisées avaient été les premières à y être soumises.
Le livre Le contrôle du corps des femmes dans les Empires coloniaux a le grand avantage d’articuler la hiérarchie des classes et l’étude des colonies impériales par celle du genre, avec ce constat important - « le contrôle du corps des femmes est l’un des enjeux majeurs des politiques coloniales » [7], ainsi que de déborder le cadre du seul occident (et donc aussi les limites de l’approche foucaldienne). Il démontre comment les rapports raciaux sont au centre de la préoccupation coloniale en tant qu’inquiétude primordiale. Ils sont renforcés par les rapports de sexe et le genre, enchevêtrés et faisant partie de la même stratégie de contrôle et de pouvoir.
C’est en tant que partage et séparation ou même scission que le sexe marque la race, la nation, et même la citoyenneté dont il maintient, reproduit et renforce les hiérarchies et les contradictions ; car la subordination des femmes les fonde toutes. Le principe de maintien de l’identité, ainsi que la souveraineté - immobilisent. Ils opèrent l’auto fondation du propre par le partage de la raison : c’est bien « notre » raison (et nos « raisons ») qui est partagée par le genre au service des autres hiérarchies à maintenir – la race, la nation, la classe etc. Les constructions telles que la différence des sexes, la nation, sont instrumentales à cet effet, et interdépendantes. Mais la conservation de la continuité est faite d’interruptions. De sorte que le prix de la communauté (sous l’égide de l’un-ego) est paradoxalement - ce qui sépare. Cette scission constitutive est la condition même de la communauté. Or, la différence des sexes est un tel « premier » différend, constitutif lui-même de la communauté et de la nation. Partout, il exaspère l’inégalité des races établie, la différence dite nationale, ainsi que les autres inégalités et hiérarchies sociales. Il ramène tout à la souveraineté, qu’elle soit nationale ou impériale.
Quel est le sens de la souveraineté ? C’est la surabondance de soi. La politique est, sous cet aspect là, passion (une passion de soi-même) et « homodoxie ». Il n’est pas étonnant alors que la sexualité soit un enjeu de pouvoir – Foucault l’avait bien compris - pouvant aller jusqu’à sacraliser la domination et l’hégémonie. Mais la « différence des sexes », et plus encore le « genre », ne sont qu’une forme – fondamentale, car normative – du partage de la raison, ou de son arrêt. Ils sont ontologiquement « faibles », d’où leur caractère rituel, directif, répétitif, suppléant à leur manque de substance. Le sexe est une idée forte, constituante de l’ « identité » sexuelle comme de toute identité. Il agit comme idée et par la force des idées, il sert à maintenir l’ordre. Il ne s’agit pas seulement de l’ordre concernant les femmes, bien que celles-ci en soient l’enjeu à tous les niveaux : le sexe (en tant que scission) contribue à reproduire et entretenir l’ordre social, étatique, colonial et impérial. C’est sous cette forme qu’il est genre, et normatif, utilisé dans l’établissement, la reconduite et le maintien des diverses formes de pouvoir, comme le montrent tous les chapitres du livre.
On n’est pas obligées de s’en tenir à Foucault ou à Agamben au sujet de la biopolitique, traduite dans la réalité par des manœuvres d’immunisation. Toni Negri tente de retenir la dimension économique de la subjectivation en tant que résistance vitale interne au biopouvoir, et positive, dans la biopolitique, alors que Roberto Esposito, quant à lui, spécule sur le côté positif d’une immunité relative inclusive [8]., et alors que la même est, pour Agamben [9], une question de choix épistémologique et une sorte d’éthique cognitive de principe et de « témoignage ». Pour Esposito, la « vaccination immunitaire » extrême est suicidaire (car meurtrière). Et pourtant, l’immunité est également vitale, dans un équilibre impossible à théoriser. Ceci est à l’opposé du système construit par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe [10] et surtout par cette dernière, en tant que système fermé. Les systèmes fermés dans des limites strictes ne permettent pas de gradation. Vous êtes dedans, ou vous êtes dehors, inclus ou exclus. Mais les frontières sont reconnues par tous. Etienne Balibar [11], La Découverte, Paris 1990]] aussi reconnaît un cadre donné (réaliste), mais il est au moins critique à l’égard des limites préalablement prescrites plus ou moins tacitement [12]. Ainsi Chantal Mouffe n’admettrait point la Turquie en Europe (même si à ce stade de la politique turque et européenne en 2016, cela importe désormais peu). Du même coup, elle ne peut pas reconnaître les migrants et les réfugiés ou des éléments qui dépasseraient le cadre ou les frontières. Selon le binaire normatif prévalent maintenant - les migrants sont ceux qui ne sont pas citoyens. Nancy Fraser, bien qu’elle soit beaucoup plus flexible sur la question, ne traite pas non plus des migrants, ni de tout ce qui peut dépasser le système [13]. Les migrants, les refugié-e-s, les citoyens manquants, sont aujourd’hui notre principal problème, outre le sexe et le genre. A d’autres époques, c’étaient les esclaves ou d’autres sujets, mais de tout temps et toujours, ce sont aussi les femmes. C’est ce que démontrent les chapitres de ce livre, très divers entre eux mais passionnants.
Après l’exemplification et l’apparente diversification des cas de figure, c’est l’universalité de la subordination des femmes, et plutôt leur inclusion subordonnée car constitutive du système, que leur exclusion, qui réunissent et rassemblent à nouveaux les arguments, les approches et les situations historiques très divers en un livre cohérent en principe sur les (bio)politiques du genre des empires, mais finalement, au-delà de ces derniers.
Dès le premier texte de l’ouvrage collectif après l’introduction de Martine Spensky, celui de Paola Domingo sur le Paraguay colonisé, on comprend le lien profond entre le genre et la question des « races » à propos du traitement des indigènes : les deux représentent conjointement un même opérateur politique, bien sûr au-delà du pays étudié. Cela est renchéri dans le chapitre de David Richardson avec Judith Spicksley et celui d’Arlette Gauthier. La dernière montre la valeur ajoutée que représentent les esclaves femmes dans la caraïbe française, en tant que mères d’esclaves. La même chose est démontrée par les premiers, qui étudient, de manière comparée, la traite d’humains de l’Afrique vers le monde arabo-musulman, avec cette « nuance » que les femmes esclaves pouvaient y être intégrées à la famille de leurs maîtres en tant que concubines, et leur donner des enfants. Des enfants soit à accepter et à élever, soit à vendre, d’ailleurs. Les autres chapitres, comme celui de Christelle Taraud, qui étudie la prostitution comme elle est ouvertement réglementée par les autorités françaises au Maghreb, se rapprochant de plus en plus de la traite, ne font que confirmer ces recherches avec des exemples différents. La politique du genre, en fonction de la hiérarchie raciale, décide alors du partage des femmes entre celles qui sont à disposition, et celle qui sont « préservées » pour garantir l’honneur de la communauté et maintenir la hiérarchie entre les groupes. Dans tous ces exemples, on voit que des relations de pouvoir tendues et même antagonistes existent entre les hommes selon les communautés. Ils peuvent ainsi exercer des pressions et un pouvoir contradictoires et divisifs sur les femmes, tout en renforçant une homogénéisation masculine et nationale de la société.
Deux chapitres étudient le Congo belge, celui de Valérie Piette, et celui d’Amandine Lauro. Les deux évaluent la politique coloniale des sexes – très dure et violente – par le contrôle des femmes, de leurs corps et de la maternité. Le genre, dont la portée s’étend jusqu’à l’élevage des enfants indigènes, est un opérateur politique important pour les autorités qui, en cela, se font aider par les associations plus ou moins philanthropiques ou les églises et religions qui interviennent auprès des mères. L’enjeu est toujours la surveillance des femmes pour maintenir l’ordre social et la soumission, mais la question se pose de savoir dans quel régime, monogame ou polygame, les femmes seraient le mieux contrôlées ? L’ordre à maintenir, bien entendu, présuppose une domination coloniale, donnant une grande liberté aux colons qui doivent conserver un accès aux femmes et filles congolaises en toutes circonstances. Violaine Tisseau, qui étudie Madagascar, identifie cela comme le problème du métissage, auquel les autorités coloniales réservent des politiques très ambiguës et contradictoires, selon les époques. Car le métissage, salué quand, dans une colonie, il n’y a pas suffisamment de femmes blanches, peut s’avérer être « indésirable » et condamné politiquement plus tard, quand il y en aura « assez ». L’Etat recourt volontiers à l’aide des organisations religieuses et de la société civile pour résoudre les « problèmes » créés par le métissage - l’excès d’enfant métis abandonnés, les femmes « déchues ». Le métissage apparaît d’ailleurs dans les diverses aires étudiées. L’exemple donné par Claude Grimmer de la vie d’une jeune métisse camerounaise, confirme ce qui est déjà dit, et rend compte du louvoiement de la législation coloniale française en la matière. Que faire des métis et du concubinage, de ceux qui « dérangent » l’ordre racial et donc l’ordre tout court ?
Dans son excellent texte intitulé « Empires et biopolitiques vus du Royaume-Uni » à la fin du livre, bien qu’il parle des îles britanniques, ainsi que dans son introduction au livre qui donne le cadre historique de la problématique du genre dans les empires, Martine Spensky, qui a dirigé le livre collectif, réussit le difficile pari de rassembler ces exemples et toute la diversité des approches et des aires géographiques étudiées, par une très bonne synthèse politique. Avec les dissimilitudes et les écarts historiques et géographiques, ce n’était pas évident ; pourtant, le pari est bien réussi grâce à l’universalité de la subalternité dans la condition des femmes, mais aussi grâce à la coopération conjointe, en un opérateur politique unique, de divisions telles que la race, la classe, le genre, la nation, la colonialité.
Ce livre est à lire urgemment, en particulier par les étudiants et chercheurs travaillant sur la condition des femmes, les empires, la condition coloniale, l’esclavage, le métissage, la colonialité des pouvoirs !
Ce compte rendu a d’abord été publié par la revue Contretemps, ici