L’internet est une réalité complexe et polyédrique ; pour pouvoir rendre compte de ses multiples facettes et de ses significations hétérogènes il faut le regarder de différents points de vue, sous différents angles. C’est ce que se propose de faire cet ouvrage collectif dirigé par Éric Guichard, fruit du travail de l’équipe de recherche de l’ENS « Réseaux, savoirs et territoires ».
L’équipe a été fondée en 1998 avec l’objectif d’étudier la façon dont les réseaux et l’internet transformaient les pratiques sociales et savantes des chercheurs de l’ENS. Si l’on confronte ce premier objectif de recherche à l’aspiration du livre, on comprend l’ampleur des transformations qui ont eu lieu ces dernières quinze années dans la façon de penser l’objet « internet ».
La question qui sous-tend la totalité de l’ouvrage, déclare Éric Guichard dans l’« Introduction », est : « en quoi l’internet reconfigure-t-il la totalité de notre rapport au monde, en même temps qu’il en est la traduction, l’aboutissement temporaire ? » (p. 20).
Il ne s’agit donc plus, aujourd’hui, d’étudier comment l’on peut utiliser l’internet – désormais avec un i minuscule dans l’ouvrage – dans nos pratiques, mais de comprendre de quelle manière il change nos pratiques et, finalement, produit des visions du monde.
L’emploi de l’informatique dans le domaine des sciences humaines et sociales remonte aux années 50, quand le père Roberto Busa met en place avec IBM un projet pour informatiser l’index de l’œuvre de Thomas d’Aquin, produisant l’Index Thomisticus. L’informatique se présente pour la première fois comme un outil très puissant pour faire de la recherche en sciences humaines : c’est la naissance des Humanities computing. Pour le père Busa, l’informatique ne change en rien le sens des pratiques de recherche : elle ne fait que les simplifier, les automatiser, les rendre plus rapides. La naissance et surtout la rapide diffusion de l’internet à la moitié des années 90, détermine un changement : l’internet n’est pas un simple outil de plus pour la recherche, il devient aussi un objet de recherche et finalement une technique qui change notre pratique de recherche mais aussi, plus généralement, notre façon de voir le monde. C’est là l’approche des Digital Humanities.
La lecture de Regards croisés sur l’internet fait comprendre toute l’importance et tous les enjeux de ce changement de perspective – qui n’est probablement pas encore achevé, comme certaines contributions dans l’ouvrage en témoignent.
Pour comprendre l’internet non plus comme un service mais comme « sens », on doit d’abord l’insérer dans l’histoire de l’humanité. C’est l’aspiration du premier article de l’ouvrage : « L’internet dans la longue durée », signé par Clarisse Herrenschmidt. On a souvent mis en relation l’internet avec l’invention de l’impression, lui donnant une place dans une histoire de quelques centaines d’années. Or cette échelle est, comme le déclare Guichard dans l’Introduction, trop ample ou trop brève. Trop ample, parce qu’incapable de voir en finesse les changements qui se produisent à grande vitesse dans les dernières années, trop brève parce qu’elle ne rend pas compte du fait que l’internet trouve sa place dans un mouvement millénaire : celui de l’invention et du développement de l’écriture. Clarisse Herrenschmidt retrace donc l’histoire de l’invention de l’écriture à partir du IVe millénaire av. J.C. en Egypte et montre que le numérique est la troisième étape de ce mouvement, de l’invention de l’écriture à celle de la monnaie jusqu’à l’informatique.
À ce premier cadre historique suit une deuxième contribution, celle de Paul Mathias (« De la dickyologie ») qui propose une approche analogue mais d’un point de vue philosophique. La réflexion menée par Paul Mathias est une véritable ontologie des réseaux qui essaie de comprendre « le sens ou l‘absence de sens des pratiques réticulaires » (p. 55).
Le regard très ample de ces deux premiers chapitres, comme s’il regardait l’internet de très loin, se croise – pour reprendre la métaphore du titre de l’ouvrage – avec des regards plus rapprochés, sur la courte distance. C’est avec cette structure que l’ouvrage veut rendre compte de la complexité polyédrique de l’internet.
Dans le troisième chapitre, Éric Guichard nous propose une analyse critique du « Mythe de la fracture numérique ». L’auteur développe une analyse attentive de la façon de médiatiser le phénomène du « digital divide » et montre le manque absolu de clarté et de rigueur dans sa définition. La fracture numérique est souvent définie comme l’écart entre ceux qui disposent des derniers outils technologiques et ceux qui n’en disposent pas. En ce sens, la fracture numérique n’est qu’une « expression pour convaincre de l’inéluctabilité du néolibéralisme » (p.97). En d’autres termes, la fracture numérique est un argument pour pousser à la production et au commerce du matériel informatique.
Les deux derniers chapitres sont dédiés à l’analyse des changements apportés par l’internet respectivement dans le domaine de la recherche en histoire (« Écriture de l’histoire et réseaux numériques » de Philippe Rygiel) et en géographie (« La géographie du numérique » de Henri Desbois). C’est dans ces chapitres que l’on comprend que le passage aux Digital Humanities n’est pas encore achevé et que souvent les technologies numériques sont considérées comme de simples outils dont les implications culturelles ne sont pas toujours prises en compte par les chercheurs. Philippe Rygiel analysant l’emploi des outils numériques par les historiens, remarque que, même si le nombre de chercheurs qui s’intéressent aux technologies et de plus en plus important, « ni la manipulation des données historiques, ni l’invention de formes nouvelles d’exposition du savoir historique n’ont été des priorités au cours de la période récente » (p.115).
Dans le domaine de la géographie, Henri Desbois analyse l’emploi des systèmes d’information géographique (SIG) et souligne les changements que ces technologies sont en train de produire non seulement dans la recherche mais surtout dans notre façon de concevoir l’espace en général. Pour terminer ce compte rendu, une remarque théorique s’impose. Toutes les analyses présentées dans cet ouvrage se fondent sur le choix de considérer le web et l’internet comme une seule chose. C’est à partir de ce présupposé que l’on peut affirmer que l’internet est d’abord écriture, ou dire que l’internet est en même temps le texte et la possibilité de sa distribution (comme l’affirme Clarisse Herrenschmidt). Avec le mot « internet » on entend donc, dans cet ouvrage, le réseau qui connecte les ordinateurs mais aussi les données qui sont échangées via le réseau. Paul Mathias insiste longuement sur cette idée, affirmant notamment que l’on ne peut pas réduire l’internet à un ensemble de câbles et machines mais qu’il faut considérer d’abord le flux d’écriture que ces câbles et machines véhiculent.
Ce choix théorique nous fait comprendre l’importance qu’à pris le web ces dernières années : le web a recouvert l’internet, l’internet peut presqu’être réduit au web et on n’est incapable de penser une circulation des données au delà de l’internet. Pourtant cette identification n’est pas sans risque : l’internet n’est qu’une des possibilités techniques que nous pouvons imaginer aujourd’hui pour échanger des données. D’autres réseaux pourraient être imaginés, basés sur des protocoles de transmissions différents que le TCP/IP et soumis à d’autres règles économiques, politiques et sociales. Penser l’internet comme un réseau particulier et non comme le seul réseau possible permettrait peut-être de mieux cerner certaines de ses caractéristiques : en particulier le fait que les principes réglant la production des contenus sur le web ne sont pas les mêmes que ceux structurant leur circulation. Dans ce sens, on pourrait partir de la critique de l’idée de fracture numérique proposée dans cet ouvrage pour proposer une signification différente de cette expression : les phénomènes de contrôle et de censure qui affectent plusieurs pays aujourd’hui se basent sur la possibilité de contrôler techniquement le réseau internet pour limiter la circulation des contenus. Il y a une fracture entre la volonté de faire circuler librement des contenus et le fait que la structure même de cette circulation permette un filtrage effectué par un pouvoir centralisé. Ainsi, quelqu’un est privé de sa liberté d’accès à des contenus. Il y a donc une fracture numérique : celle entre l’internet et le web.