Réseau scientifique de recherche et de publication

[TERRA- Quotidien]
Accueil > Revue Asylon(s) > Radicalisation des frontières et promotion de la (...) > Dossier > La disparition. Le traitement de la (...)

REVUE Asylon(s)

8| Radicalisation des frontières et (...)
retour au sommaire
< 9/10 >
La disparition. Le traitement de la « question raciale » dans l’action publique locale de lutte contre les discriminations

Elise Lemercier
Elise Palomares
Maîtresse de conférences, département de sociologie, Université de Rouen Membre de DySoLa (DYnamiques SOciales et LAngagières).

citation

Elise Lemercier, Elise Palomares, "La disparition. Le traitement de la « question raciale » dans l’action publique locale de lutte contre les discriminations ", REVUE Asylon(s), N°8, juillet 2010-septembre 2013

ISBN : 979-10-95908-12-8 9791095908128, Radicalisation des frontières et promotion de la diversité. , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1310.html

résumé

Cet article vise ainsi à rendre compte du traitement de la « question raciale » au travers de l’étude des actions entreprises en Normandie par l’État, les collectivités territoriales et le secteur associatif. Il met en lumière les ambivalences de la transversalité et les processus de déliaison entre racisme et discrimination d’une part, et de dilution dans la question sociale, d’autre part, qui aboutissent à la quasi-disparition de la « question raciale » dans les actions locales de lutte contre les discriminations.

Les conceptions françaises du rapport entre « question raciale » et « question sociale » se caractérisent par le refus d’utiliser le vocable même de « race » ainsi que par la réduction du « racisme » à l’idéologie de l’extrême droite, à des préjugés et à des actes de violences physiques ou verbales (Fassin et Fassin (dirs.), 2006). D’un point de vue sociologique, la « race » est entendue non pas au sens biologique et essentialiste, aussi inepte que dangereux, mais comme le découpage du monde social en catégories « raciales » produites par le racisme. La « race » ne préexiste pas au racisme, elle en est le résultat (C. Guillaumin, 1972). Comme le synthétisent M. Omi et H. Winant (1994), le racisme est tout à la fois un ensemble de doctrines, de croyances, d’attitudes et de discours et un phénomène structurel fait de stratifications économiques, de ségrégation résidentielle et d’autres formes d’inégalités concrètes. Pour V. De Rudder, C. Poiret et F. Vourc’h (2000) la racisation est un rapport social qui ne saurait être réduit aux seuls préjugés ou aux conduites hostiles. Ces inégalités spécifiquement liées au racisme – qui peuvent être déconnectées ou non de l’existence de préjugés individuels ou de l’adhésion des acteurs à des doctrines racistes – sont pointées de façon systématique et convergente par les enquêtes quantitatives et qualitatives en sciences sociales disponibles dans les domaines de l’emploi et du travail, du logement, de l’école, de la santé et des relations avec la police (sans prétendre à l’exhaustivité, citons notamment l’enquête TéO coordonnée par C. Beauchemin, C. Hamel et P. Simon (2010), Brinbaum, Hamel, Primon, Safi, Simon, 2011 ; Jobard, Lévy, 2009 ; Jounin, Palomares, Rabaud, 2008 ; Doytcheva, Hachimi, Helly, Dalibert, 2008 ; Cediez, Foronin, 2007 ; Dhume, Sagnard-Haddaoui, 2006 ; Frickey, Borgono, Primon et Vollenweider-Andersen, 2005 ; Tissot, 2005 ; Poutignat, Rinaudo, Streiff-fénart, 2004 ; Felouzis, 2003 ; Simon, Chafi et Kirszbaum, 2001 ; Groupe d’Etude et de Lutte Contre Les Discriminations, 2000 ; Hommes et Migrations, 1999, De Rudder, Poiret, Vourc’h 1999). Les premiers dispositifs dits de luttes contre les discriminations « raciales » avaient ouvert la voie à la reconnaissance de cette spécificité des inégalités liées au racisme (Fassin, 2002).

En effet, l’action publique de lutte contre les discriminations est née en France dans une période d’interrogation de la mythidéologie [1] du « modèle français l’intégration [2] », lequel a tôt fait l’objet d’analyses scientifiques critiques convergentes (Bouamama, Cordeiro, Roux, 1992 ; Lorcerie, 1994 ; Streiff-Fenart, 1997 ; Rea, 1998 ; Sayad, 1994). Par le bas, la mobilisation contre le racisme et pour l’égalité des années 1980 a été aux princeps de sa remise en cause. Et par le haut, l’Union Européenne a joué un rôle majeur dans la requalification des politiques d’intégration (Lorcerie, 2000) en politiques dites « de lutte contre les discriminations » en France à la fin des années 1990. Ainsi que l’analyse très précisément V. Guiraudon (2004), la directive du 29 juin 2000 « relative à la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique » définit les compétences communautaires en matière de discrimination. Cette directive est fondée sur l’article 13 du traité adopté à Amsterdam en 1997, lui-même issu des tentatives et des échecs précédents pour soulever la question de la marginalisation sociale, politique et économique des immigrés au niveau européen lors des négociations du traité de Maastricht en 1993. Très vite surnommée « directive race » (ou race directive) dans le débat public, la directive du 29 juin 2000 sera complétée par une seconde adoptée en novembre 2000 qui porte uniquement sur l’emploi et le travail, et qui protège également des discriminations fondées sur la religion et les convictions, le handicap, l’âge et l’orientation sexuelle. Ces processus, alimentés en France par la diffusion de la recherche dans le débat public et par l’action syndicale, aboutiront en 2004 à la création d’une autorité compétente contre toutes les formes de discriminations, la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), désormais fondue dans le Défenseur des droits avec le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants et la Commission nationale de déontologie de la sécurité. A partir d’une enquête de terrain en Haute-Normandie, ce texte revient sur une énigme : au regard de cette généalogie, comment expliquer alors la quasi-disparition de la « question raciale » dans les actions locales de lutte contre les discriminations ?

Tout en posant des contraintes normatives, les politiques publiques de lutte contre les discriminations de l’Etat et de l’Europe laissent une grande autonomie aux projets locaux. Notre enquête en Haute-Normandie entre 2004 et 2007 intervient à une période clé. Elle se situe dans la période juste après le tournant entre 1998 à 2002 de « l’invention française des discriminations » (Fassin, 2002) qui a déplacé l’attention « des prétendus attributs incompatibles des étrangers vers l’examen des « barrières existantes au sein de la société d’installation ». Dans le même temps, émergent progressivement d’autres thèmes tels que ceux de l’« égalité des chances » et de la « promotion de la diversité » dont la fortune idéologique a contribué à « l’effacement » de la question raciale (Dhume, 2012, Noël, 2010). Il faut se garder cependant d’une lecture trop linéaire de cette chronologie : une conception ne fait jamais totalement disparaître la précédente ; le modèle officiel dominant au sein de l’appareil d’Etat ne préjuge pas de la diversité et de la complexité des pratiques concrètes.

Encadré méthodologique.
 
Dans le prolongement du travail ethnographique mené en Haute-Normandie par E. Lemercier sur l’engagement public des femmes ethnicisées (2001-2006), cet article s’appuie sur une enquête de terrain réalisée entre décembre 2004 et juin 2007 sur les organisations et des institutions qui interviennent dans le domaine de la lutte contre les discriminations à l’échelle de l’agglomération de Rouen. Initiée dans le cadre de recherches sur la problématique des discriminations dirigées par le Pr. A. Gueissaz à l’Université du Havre et financées par le Conseil régional de Haute-Normandie et par le Fonds d’action sociale pour l’intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD désormais ACSE), la recherche s’est poursuivie dans le cadre du programme « Discriminations : Espace Travail Société » (DISCRETS, IRSHS) 2009-2011. La démarche d’enquête combine une démarche d’observations, des entretiens semi-directifs et l’analyse d’une revue de presse. Nous avons mené des observations des différents colloques, ateliers et moments de rencontres organisés par les associations et les collectivités locales sur le thème des discriminations, ce qui a permis d’observer les relations établies entre les acteurs et la façon dont les problèmes et les solutions à mettre en œuvre étaient conçus. Une dizaine d’entretiens semi directifs auprès de ces différents intervenants ont été menés : élus locaux, acteurs de la politique de la ville, chargés de mission au sein des collectivités territoriales ou encore au sein de la Chambre de Commerce et d’Industrie de Rouen, entreprises, bailleurs, travailleurs sociaux, nombreux sont les acteurs locaux impliqués à divers titre dans des projets locaux, nationaux ou européens visant à développer les actions de lutte contre les discriminations. Associations de migrants et de migrantes, associations antiracistes, associations intervenant dans les domaines du logement et de l’accès au droit avec lesquels nous avons été amenés à prendre contact participent du débat sur les discriminations au plan local et font circuler de l’information, voire relaient une certaine offre de service, quand elles ne la dispensent pas directement. Par leur rôle d’intermédiaire entre les institutions publiques et les familles migrantes, les associations sont souvent sollicitées par les migrants et leurs descendants vivant des discriminations. Quant au corpus d’articles du quotidien Paris-Normandie, il a été constitué par Ludovic Jamet et Maïa Martin pour la période clé allant de janvier 1998 à mars 2007 en fonction des quatre thèmes suivant : discrimination, racisme, égalité hommes-femmes, égalité des chances.

Les nombreux articles, plus ou moins convergents, qui retracent les évolutions institutionnelles et idéologiques de la lutte contre les discriminations n’épuisent ni ne présument de la complexité des dynamiques observables au plan local. La pluralité des partenariats (administrations, associations, entreprises), des acteurs, des dispositifs et des échelles d’actions conduit à une grande diversité de l’action publique observable au plan local. Cet article vise ainsi à rendre compte du traitement de la « question raciale » au travers de l’étude des actions entreprises en Haute-Normandie par l’Etat, les collectivités territoriales et le secteur associatif. Il met en lumière trois mécanismes convergents qui aboutissent à la quasi-disparition de la « question raciale » dans les actions locales de lutte contre les discriminations : les ambivalences de la transversalité, la déliaison entre racisme et discrimination et la dilution dans la question sociale.

Les ambivalences de la transversalité.

Les dispositifs de lutte contre les discriminations expérimentés sur le territoire Haut Normand ont été adossés aux politiques européennes et nationales en la matière. Ils sont impulsés par des acteurs publics ou associatifs intervenant à des échelles territoriales différentes et en fonction de leurs missions spécifiques : l’Etat, les collectivités territoriales et le secteur associatif, qu’ils soient financé par le Fond Social Européen ou par des subventions locales (collectivités territoriales, ex FASILD…). Malgré leur hétérogénéité, ces acteurs locaux se côtoient régulièrement à l’occasion de la mise en œuvre des dispositifs de lutte contre les discriminations qui incitent au partenariat et produisent des rencontres entre acteurs locaux.

C’est tout particulièrement le cas du programme LUCIDE « LUtter Contre les Inégalités et toutes les Discriminations Ensemble », financé par le programme EQUAL du Fonds Social Européen de 2005 à 2008. Ici comme dans d’autres contextes, comme le souligne Calves (2008), ce programme européen a conduit à mobiliser « des acteurs de plus en plus diversifiés (associations, entreprises, services publics, partenaires sociaux....) ». De nouveaux acteurs locaux sont alors apparus dans le champ auparavant dominés par des professionnels fonctionnaires d’Etat (du Fonds d’Action Sociale - FAS [3]) : des techniciens et des élus des collectivités territoriales. En Haute-Normandie, dans le contexte de l’importance prise par la thématique au plan national dans les années 2000, la genèse de ce programme européen se joue au sein de l’Association Régionale des Missions Locales, autrement dit au sein du service public de l’emploi [4], via l’investissement d’un ancien directeur de l’Association Régionale des Missions locales. Ce dernier participe alors à la CNML (Conseil national des Missions Locales) instance de concertation entre les élus locaux et l’Etat qui s’est elle-même emparée de la thématique des discriminations. Dans le cadre des missions de formation de l’ARML, financées par la Région, une commission thématique a été créée en 2002 rassemblant les directeurs des missions locales et des membres du personnel.

Cette commission de l’ARML organisera, avec la Région et le FASILD les premières assises régionales le 16 décembre 2004, en partenariat avec les départements de Seine-Maritime, de l’Eure, la DRTEFP (Direction régionale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle). Ces assises ont regroupé plus de 320 participants, venant écouter les allocutions des porteurs institutionnels du projet, d’un membre du HCI (Haut Conseil à l’Intégration), du substitut du procureur de Rouen, d’acteurs associatifs… A partir de cette date, les nombreuses rencontres autour des projets de lutte contre les discriminations (colloques, assises, comités de pilotage…) que nous avons observées rassemblent d’un côté, les acteurs institutionnels de droit commun (de la formation, de l’emploi, de l’action sociale, du logement…), éventuellement de statut associatif et de l’autre, des associations se présentant ou étant perçues comme porte-parole des victimes de discriminations.

Ainsi les deux journées organisées par la Région Haute-Normandie en octobre et novembre 2006 ont été préparées avec des associations au sein du groupe de travail restreint aux acteurs suivants : le collectif Comme ça (association LGTB-Lesbienne-gay-transsexuel-bisexuel), Secours populaire de Seine-Maritime, des associations de familles d’handicapés et d’handicapés (UNAPEI, UNAFAM, l’association des Paralysés de France, HandiSup), les associations de lutte contre le racisme (MRAP, La ligue des Droits de l’Homme) et de lutte contre le sexisme (Planning familial, Centre d’information sur le droit des femmes), les associations d’amélioration des conditions de vie dans les quartiers populaires qui rassemblent principalement des immigrés et leurs descendants (Confédération syndicale des familles, Femmes inter association-Normandie…). Rassemblant ces différents acteurs, le programme Lucide est organisé autour de six domaines : santé, logement, communication, éducation, formation et emploi. Il a bénéficié de soutiens financiers de la Région, les deux Conseils Généraux, le FASILD, la fondation Dexia et l’Etat (via la DRTFP et la DRTFE). Coordonné par l’Association Régionale des Mission Locales, il est porté par le Rectorat de l’Académie de Rouen, le Centre des jeunes dirigeants d’entreprises, l’Union Social pour l’Habitat, l’Opcareg Haute-Normandie, le MRAP et le journal associatif Globules écrit-santé.

La diversité des acteurs s’explique par le projet politique de ce programme reposant sur six domaines de la vie sociale pris en charge et sur la transversalité des formes de discriminations combattues. Cette seconde caractéristique est fondamentale pour comprendre le devenir de la « question raciale » dans ces politiques locales de lutte contre les discriminations. En effet, comme le souligne la chef de projet, la transversalité est pour eux « un principe fondateur » afin d’« éviter cette segmentation, qu’on avait jusqu’à présent, qui a beaucoup évolué depuis, sur le fait qu’il y avait des actions sur les publics issus de l’immigration, des actions sur les personnes handicapées, des actions sur l’égalité homme/femme … Nous, le principe fondateur c’était de dire qu’on pense que c’est contre-productif. ». Outre qu’une telle démarche permettrait de « fédérer les énergies » ; il s’agit de légitimer la lutte contre les discriminations en l’ « universalisant » : « les discriminations ça concerne tout le monde (…) Tout le monde est concerné et on doit vraiment inscrire ça dans la question de l’égalité de traitement de l’ensemble des citoyens. » explique notre interlocutrice. Les acteurs seraient « tous potentiellement victimes » de discriminations, mais aussi, en miroir, « tous potentiellement auteurs ». Message que la chargée de mission résume ainsi : « tout le monde est concerné, tout le monde doit avoir l’humilité, la simplicité de porter un regard critique sur ses pratiques. ». Cette position s’inscrit bien sûr dans un contexte de transversalité des politiques nationales de lutte contre les discriminations depuis la création d’une autorité compétente contre toutes les formes de discriminations, la HALDE (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité [5]). Ce choix, avait notamment été appuyé par le rapport Versini au président de la République en 2004 qui insistait sur le fait que le phénomène touche l’ensemble de la société et appelle de ses vœux l’adoption d’une « démarche globale et transversale » (Versini, 2004, p. 98). Il est avant tout lié au cadrage juridique qui domine la conception de l’action contre les discriminations [6], les actions publiques de lutte contre les discriminations visant les dix-huit critères de discrimination définis par la loi de 2001, 2002 et 2006 [7].

Localement, le choix de la transversalité semble partagé par tous, y compris chez les élus locaux majoritairement affiliés au Parti Socialiste. Une jeune élue régionale en charge de la lutte contre les discriminations, franco-tunisienne, juriste de formation et récemment élue à Rouen souligne le caractère cumulatif des discriminations : « Moi je ne souhaitais vraiment pas qu’on ait une approche uniquement origine ethnique, ce qu’on aurait pu faire. Je pense qu’elles sont toutes liées. » Elle argumente sa réticence à l’égard de luttes spécifiques contre chaque forme de discriminations car elles relèveraient du « communautarisme », ici défini comme un enfermement dans un statut de victime : « Je le conçois comme le fait de se renfermer sur sa communauté, ça peut être la communauté homosexuelle, la communauté handicapés etc. …(…) Et de se renfermer sur ce mode là, de dire : ‘on est vraiment très malheureux, le monde entier nous déteste mais voilà, on est entre nous et on revendique à partir de ça.’ ». Lors des observations des rencontres publiques « transversales », ce choix de la transversalité était très souvent rappelé avec deux arguments principaux : d’une part ces personnes seraient confrontées au même type de problème et d’autre part le seul fait de réunir ces acteurs aurait un effet sur l’efficacité des luttes et sur l’acceptation de l’autre, le fait de militer contre telle ou telle forme de discriminations n’impliquant pas nécessairement d’être sensible à celles que rencontrent les autres.

Pourtant, les projets de chacune de ces associations sont en lien avec l’histoire de leur secteur traditionnel d’intervention. Comme le relate de nombreux interlocuteurs, peu de contacts entre les groupes existaient jusqu’alors, et, initialement, la démarche a été souvent perçue comme une mise en concurrence et/ou comme un amalgame non désiré entre des questions et des situations clairement distinctes. Si la plupart des initiateurs de ce programme reste convaincu du bien fondé de la transversalité, d’autant qu’elle est en conformité avec les approches préconisées par l’Etat et l’Europe, cette question de la concurrence a été régulièrement soulevée lors des entretiens et s’est avérée omniprésente dans les réunions publiques, en particulier dans les groupes de travail. En effet, les associations ne disposent ni du même poids (en terme d’adhérents, de ressources), ni de la même ancienneté, ni de la même audience auprès des pouvoirs publics. Notamment du fait de son dynamisme et de sa place singulière dans le débat public national, le mouvement associatif autour du handicap apparaît localement dominant dans ces espaces de débat observés.

Ces différences de ressources et de légitimité pour faire entendre sa voix dans les arènes locales se traduisent notamment par des positions très différentes en matière de traitement préférentiel collectif des uns ou des autres dans les débats publics. La parité femmes-hommes en politique est reconnue comme légitime (quand bien même elle est encore peu appliquée) car « les femmes représentent la moitié de l’humanité ». Cet argument a été régulièrement repris lors de différents colloques, au cours des séances plénières ou au sein d’ateliers thématiques. Or un tel argument présente le double effet de justifier les quotas de femmes en disqualifiant l’adoption de mesures similaires pour les minorités ethniques. De la même manière, alors que l’idée de « discrimination positive » par le biais de « quotas » serait contraire – et néfaste – au « modèle français » fait largement consensus, une exception est faite concernant les quotas de personnes handicapées (d’ailleurs tout aussi irrégulièrement appliqués) comme le souligne un chargé de projet lors d’un colloque sur le thème : « Le quota 6 % de handicapé, c’est donner un peu plus à ceux qui ont moins, ils reviennent ainsi à un niveau normal mais la discrimination positive quand on parle de race ou d’ethnie… cela me paraît possible pour un territoire mais pas sur la base d’une couleur de peau !! ». Si personne ne remet en cause l’ampleur des discriminations fondées sur l’origine investie ou supposée [8] et si celle-ci est parfois rappelée, elles se trouvent régulièrement éclipsées dans les débats et les échanges sur des cas et des problèmes concrets. Ainsi, la transversalité facilite la montée en généralité et lève bien des réticences mais elle concourt, dans le même temps, à la reproduction des inégalités de ressources et de légitimité dans les espaces mêmes où les discriminations sont abordées.

La déliaison du racisme et des discriminations.

La définition des termes « discriminations » et « racisme » est souvent un passage obligé des débats, rencontres, ateliers et colloques organisés localement sur le thème de la lutte contre les discriminations que nous avons observés. Ainsi, l’ouverture du colloque organisé en octobre 2006 par la Région de Haute-Normandie a été l’occasion de croiser approches juridiques et approches anthropologiques de la question des discriminations. Comme le plus souvent, le primat est donné à une définition légale des discriminations. Du fait de sa forte légitimité, l’approche juridique constitue un moteur de l’action qui tend cependant à réduire le phénomène à un préjudice individuel et contribue à l’enfermement dans un statut de victime, comme l’écrit D. Fassin (2002) [9].. L’approche anthropologique proposée par le second intervenant de ce colloque, puisant avec éloquence dans le passé et dans l’ailleurs, était à l’inverse structurée par la mise en évidence du continuum entre la caractérisation sociale, la préférence, les formes ordinaires de racisme jusqu’aux manifestations les plus radicales et les plus violentes allant jusqu’à l’élimination physique à grande échelle. Si l’on en croit les réactions et commentaires enthousiastes des participants à la sortie de cette conférence, cette approche semble avoir pour effet paradoxal de réaffirmer la grandeur morale de l’entreprise à laquelle chacun participe en luttant contre les discriminations ainsi que la gravité du racisme. Elle rencontre un fort assentiment au sein de l’assemblée. Néanmoins, le rappel du lien entre discriminations, préférences ordinaires et massacres historiques anciens et récents fondés sur la haine raciste se révèle à double tranchant pour l’action.

La neutralisation de l’effet d’accusation grave que constitue le racisme est en effet pensée comme l’une des conditions nécessaires pour sortir de la logique de procès et conduire les acteurs à examiner et réviser sereinement les pratiques ordinaires qui conduisent à des discriminations liées aux origines. Au cours des discussions engagées dans les tables rondes thématiques organisées par la Région ou dans les réunions organisées sur ce thème par les associations, les synthèses bien documentées introduisant les débats sur les discriminations insistent souvent sur le fait que racisme et discriminations doivent être considérés comme deux phénomènes distincts et la plupart des débats insistent aussi sur leur déconnexion nécessaire. Le racisme est alors réduit à une somme de préjugés condamnables ou de mots malheureux d’individus dont l’hostilité serait liée à « l’inconnu, la différence qui effraie et la violence qui en découle », phénomène qui n’entreraient donc pas dans le champ de la lutte contre les discriminations : « le moralisme qui imprègne une conception dominante de l’antiracisme et de la lutte contre la discrimination s’accompagne d’une individualisation de la culpabilité de manière à pouvoir personnifier, et donc circonscrire le mal. » (Eberhard, 2010). Du fait de la difficulté de le concevoir autrement que comme un « mal » dont seraient affectés des « individus racistes », les discriminations se trouvent dès lors déliées du racisme.

Cette construction du racisme comme une idéologie d’hostilité inter-individuelle ne favorise pas l’émergence de la parole d’acteurs sur le racisme qu’ils expérimentent au quotidien, et cela d’autant plus qu’ils disposent de moins de ressources organisationnelles et politiques pour se faire entendre, comme nous le soulignions précédemment. Par exemple, la présence de nombreux syndicalistes dans un atelier thématique consacrée à l’emploi en 2006 a conduit à centrer les débats sur les discriminations syndicales plutôt que les discriminations à l’embauche que l’un des protagonistes qualifie de « très médiatisées ». Là encore, dans une perspective universaliste, « la lutte contre les discriminations syndicales » est présentée par l’un des syndicalistes présents comme « une piste d’avenir, qui permettrait de lutter de manière efficace contre toutes les discriminations. Il ne faut pas se battre sur le terrain des préjugés mais sur le terrain directement économique, on peut développer l’égalité de chacun, l’égalité des droits, collective. ». De même, lorsqu’une personne ose prendre la parole sur son expérience du racisme, sa parole est perçue comme « hors cadre ». Ce fut le cas d’un homme réagissant vivement après qu’un président d’une association « rassemblant beaucoup de personnes d’origine étrangère » ait présenté l’échec d’une expérience de parrainage dans une institution comme lié aux préjugés des pensionnaires et non de la direction « qui était d’accord pour accueillir une personne un peu différente ». Un homme pris ainsi la parole sans se présenter ni l’intégrer dans un propos général pour raconter son histoire personnelle : « On m’a dit que je nuirai à l’image de marque de l’entreprise. La direction craint la réaction de la clientèle. Tant qu’il y aura du racisme dans ce pays ce sera difficile de lutter, c’est la population elle-même. Il y a du racisme on ne peut pas le nier ! La haine de l’autre vous ne pouvez pas enlever ça à quelqu’un ! ».

Alors que plusieurs voix s’élèvent pour réagir, un intervenant rappelle posément qu’il confond racisme et discrimination, ce à quoi son interlocuteur tente de répondre : « Ben c’est lié quand même… ? » Une syndicaliste reprend les mêmes termes en rappelant « qu’il ne faut pas confondre la question de la discrimination et celle du racisme », sans apporter plus de précisions car cette doxa des dispositifs de lutte contre les discriminations est suffisamment installée pour se passer d’argumentation. Dans le prolongement de ce débat, après s’être présenté posément et introduit son propos en expliquant qu’il y a « des exemples plus classiques que la non-conformité sexuelle ou religieuse » (renommant incidemment les discriminations à caractère homophobe ou islamophobe), un représentant de l’association des Paralysés de France explique qu’il a été lui-même victime de discrimination à l’embauche au nom de la clientèle, ce qui parachève la neutralisation du témoignage précédent. Un sociologue consultant dans le travail social présent défend un autre point de vue, mais la conviction d’une déliaison nécessaire entre racisme et discriminations apparaît largement partagée par les participants.

Lors d’une autre journée organisée par la Région, l’assemblée est divisée entre ceux qui devant, disposent de micro, tandis qu’une partie des acteurs se trouve installée dans le fond. Face à la tournure prise par le débat à la tribune, un travailleur social installé au fond de l’amphithéâtre prend la parole pour expliquer qu’il « ne [faut] pas oublier les victimes du racisme » et rappeler qu’ « il y a du racisme et des discriminations institutionnalisées [et qu’] il faut traiter le mal à la racine  ». A la tribune, l’un des invités, chargé de mission pour l’égalité des chances dans une grande entreprise publique et d’origine maghrébine comme son interlocuteur, lui répond alors en expliquant « qu’il n’a jamais été victime de racisme alors qu’il y travaille [dans cette entreprise] depuis 15 ans », faisant écho à sa première intervention au cours de laquelle il avait insisté sur le fait « qu’il ne s’était jamais, au cours de sa vie, senti victime de racisme ».

Parler du vécu du racisme est donc perçu comme nuisant aux avancées concrètes de la lutte contre les discriminations quand ce n’est pas considéré comme hors sujet. Dans la pratique des acteurs institutionnels, la déliaison entre racisme et discrimination s’effectue sur une lecture hâtive de la déliaison intentionnalité et discrimination : si des discriminations peut advenir sans intention individuelle de discriminer, c’est qu’il n’y a pas d’intention négative à l’égard du groupe racialisé, les acteurs en déduisent alors à tort qu’il peut exister des discriminations sans racisme. Or, les discriminations directes et indirectes qui opèrent sans intentionnalité individuelle – tel que les millions d’emplois réservés aux seuls nationaux – produisent massivement un accès inégal aux ressources et désavantagent collectivement des groupes. En cela, elles sont un mécanisme puissant de production d’un ordre social dans lequel l’accès au prestige, au pouvoir et aux richesses est différencié selon la « race ». Le lien entre racisme comme phénomène sociétal et production structurelle d’inégalités, pourtant clairement établi, apparaît ainsi faire l’objet d’un refoulement discursif constant dans ces arènes publiques. A ce phénomène de déliaison entre racisme et discrimination vient s’ajouter un processus de dilution de la question « raciale » dans la « question sociale », parachevant la quasi-disparition de la question raciale au plan local.

La dilution des discriminations dans la question sociale.

La requalification d’anciennes actions publiques en actions publiques de lutte contre les discriminations est particulièrement lisible dans la rédaction du bilan financier de ce champ à l’échelle régionale. Bien que quelques budgets spécifiques aient été alloués à la lutte contre les discriminations par les collectivités territoriales (notamment la Région Haute-Normandie), l’état des lieux des « actions menées sur ce thème » produit par les acteurs institutionnels inclut des projets non financés à ce titre. La Région évaluera ainsi son budget « contribuant à la lutte contre les discriminations » à 2 100 000 euros. Pour établir cet état des lieux « dans tous les services de toutes les actions [pour] voir ce qui se fait déjà sans vraiment le savoir », l’« entrée publics » a été retenue, autrement dit les actions touchant « par exemple les femmes, personnes handicapés… » nous indiquera un porteur de projet. Les services des collectivités territoriales sont ainsi présentés comme « n’ayant pas forcément conscience de lutter contre les discriminations par certaines de leurs politiques » en développant par exemple des approches territoriales ou encore « des systèmes aides pour la création de son propre emploi, pour des gens qui ont été chômeurs, pour la création de leur entreprise ». Dans cette démarche d’évaluation de l’existant, il a parfois été délicat de départager si tel ou tel dispositif relevait « d’une action structurante » (luttant contre les inégalités) ou d’une « action discrimination » au point que la majorité des actions recensées s’inscrit dans une requalification d’actions volontaristes déjà réalisées sans intention de lutter contre les discriminations.

Certaines actions proposées spécifiquement pour lutter contre les discriminations contribuent également à atténuer les frontières entre lutte contre les inégalités sociales et lutte contre les discriminations. C’est le cas par exemple du programme régional « Cap sur la diversité ! Inventons l’unité de demain » piloté par le sous-préfet chargé de la Politique de la ville et auquel sont associés la Direction régionale de la jeunesse et des sports (devenue Direction régionale de la jeunesse, des sports et de la cohésion sociale) et le Centre régional information jeunesse, qui en est l’opérateur principal. A sa création en 2005, ce programme cible l’emploi des jeunes « issus de l’immigration » sans cependant l’affirmer publiquement en créant notamment le concours de « Lumières des cités » qui récompensait cent lycéens des Zones d’éducation prioritaire (ZEP) de Haute-Normandie ayant « une volonté d’engagement dans l’enseignement supérieur » par une bourse, une clé USB, un accompagnement de la première année de formation et de la recherche d’un petit boulot d’été. En 2005, sur les 21 lycées de la région classés en ZEP et Zone urbaine sensible, 12 ont répondu et parmi eux, 62 étudiants ont reçu ce prix. Les lycéens sont sélectionnés sur avis de leur établissement scolaire, selon l’ambition et l’originalité de leur projet de formation et leur expérience d’engagement dans la vie associative ou sportive. A présent, le concours est ouvert à tous les élèves de terminale « et plus particulièrement aux élèves boursiers du secondaire ». La plaquette de présentation du projet les décrit ainsi : « Ils viennent de zones urbaines ou rurales, de lycées généraux, professionnels ou agricoles. Leurs origines culturelles sont diverses. Mais ils ont tous en commun d’être de milieux modestes, d’avoir d’excellents résultats scolaires et une réelle volonté « d’y arriver ». » [10].

« Lumières des cités » est donc une concrétisation locale de l’approche territoriale pour mener une politique volontariste en direction des groupes minoritaires. S’adresser à un territoire plutôt qu’à un groupe ethnique n’empêche pas, voire favorise, la stigmatisation des minoritaires (De Rudder, Poiret, Vourc’h, 2000). L’entrée territoriale tend alors à diluer la question des discriminations dans celles des inégalités sociales, qui procèdent pourtant de processus sociaux différents, même s’ils ne sont évidemment pas sans lien. Cette analyse est confirmée par l’ouverture de ce concours « Lumières des cités » à l’ensemble des lycéens boursiers de la Région, quel que soit leur origine ou leur lieu de résidence. Il ne s’agit pas de lutter contre des traitements discriminatoires et/ou inégalitaires dans le fonctionnement de l’institution scolaire mais de permettre que l’accès aux études soit moins dépendant des origines sociales des élèves (indépendamment de leur origine), philosophie notamment introduite par la gratuité de l’école dans la loi Ferry. De la même manière, dans la presse locale, en 2001 et après, nombreux sont les articles à évoquer la rénovation des établissements scolaires comme un moyen d’assurer « l’égalité des chances ». La question de la lutte contre les discriminations dans le champ scolaire se trouve en quelque sorte absorbée par la tradition de la démocratisation scolaire par un système de « bourses au mérite », dont l’histoire est bien plus ancienne dans les politiques publiques françaises.

De même, dans le champ du logement, les discriminations sont abordées à travers le prisme des modes de pensée traditionnels du travail social, dont l’intervention est fortement établie dans ce champ. Lors d’un débat sur le logement, un exemple de discrimination à caractère raciste est relaté et la représentante d’une association du travail social répond en précisant que « c’est pareil pour les familles pauvres d’origine française ». Les propositions d’action qui suivront seront alors ancrées dans l’histoire du travail social, comme le soutien à la construction de logements sociaux ou l’amélioration de l’accès au marché privé du logement par les Agences immobilières à vocation sociale. Cette dilution dans la question sociale fut parfois explicitement exprimée ainsi que l’illustre le discours d’une élue, qui, en ouverture d’un atelier de rencontre entre ces acteurs professionnels et militants, rappelle qu’il s’agit avant tout d’agir sur l’« exclusion économique » et la nécessité de « concevoir ces programmes de façon universaliste ». La lutte contre les discriminations prend ainsi à nouveau la forme de requalification d’actions ancrées dans la tradition française de la question sociale sans tenir compte précisément de la particularité des mécanismes vécus par les minoritaires.

Lors de nos observations, un des rares moments où cette particularité sera évoquée concerne le domaine du logement dont la chargée de projet du programme Lucide souligne qu’il est un des champs les plus récents et les plus fragiles de la lutte contre les discriminations, en Haute-Normandie comme au plan national. Lors d’un colloque organisé en novembre 2006 à Rouen et intitulé « Lucide – Logement « Discriminations face à l’habitat : quels enjeux, quelles perspectives, quelles solutions ? », un représentant de la Halde présenta comme discriminatoire le tri ethnique effectué par les bailleurs sociaux au nom de la mixité des quartiers populaires. Bien que de bonne volonté, les professionnels restèrent dubitatifs face à cet argumentaire voire, pour certains, eurent le sentiment de faire l’objet de demandes contradictoires par l’Etat. D’un côté, l’Etat leur demande de produire de la « mixité sociale » dans les quartiers populaires, ce qui est le plus souvent interprété dans le sens de la limitation de regroupement ethniques dans une même cage d’escalier [11] (Lemercier, 2010, Palomares, 2008). De l’autre, la Halde qualifie la pratique de tri qui en découle comme une discrimination interdite par la loi. Les professionnels étaient alors demandeurs, au sein des ateliers, de consignes claires quant à la légalité de ces pratiques qui leur apparaissent tout à fait légitimes. Dans une telle configuration, n’y a-t-il pas là un risque de détournement potentiel de l’objectif de la lutte contre les discriminations en utilisant ces espaces de débat pour une recherche des protections juridiques contre les sanctions ? Les procédures de traitement des demandes de logement social ne seraient alors que formellement changées, pour ne pas être attaquables, sans pour autant en modifier les résultats en termes d’inégalités racistes. La spécificité des mécanismes discriminatoires apparaît donc non seulement occultée et diluée dans la question sociale mais elle est également déniée lorsqu’elle est (rarement) évoquée. Les inégalités et les discriminations racistes s’en trouvent par là-même reproduites et renforcées, notamment par le risque d’instrumentalisation à des fins de protection juridique.

A l’échelle des expériences individuelles, les acteurs peinent également à démêler inégalités sociales et discriminations racistes tant les discriminations dans le domaine de l’emploi ont des conséquences sur les conditions de vie des individus. Alors que nous interrogeons un salarié d’une association intervenant au sein d’un quartier populaire sur les difficultés de son travail d’accompagnement de personnes victimes de discrimination dans l’accès au logement, ce dernier répond : « Souvent, les gens n’ont pas les ressources suffisantes par rapport à ce qui est exigé par les bailleurs, et surtout les personnes voulant quitter le domicile des parents. On ne peut pas continuellement vivre sous le toit des parents, même si on a des revenus limités ! ». Si l’absence de revenus suffisant peut apparaître comme un critère de sélection légitime au regard de la loi contre les discriminations, peut-on pour autant négliger les effets des discriminations dans l’accès à l’emploi sur le niveau de revenu, et donc sur l’accès à d’autres ressources comme le logement ? L’examen de la situation à travers le prisme des ressources de l’individu conduit à faire l’impasse sur la production de discriminations systémiques.

De ce fait, au-delà d’un constat général de l’évidence de discriminations racistes, peu de personnes présentent, en public, une situation individuelle comme relevant de la discrimination. Pour les groupes et les individus racisés, comment exprimer et faire reconnaître au cas par cas une expérience continue, qui n’est pas vécue comme un « dysfonctionnement occasionnel » mais comme « une réalité routinière, récurrente et structurante » (Eberhard, 2010) ? Lors d’une réunion sur les discriminations organisée par une association regroupant des « femmes immigrées », trois jeunes filles exposèrent leurs difficultés d’insertion professionnelle et les inégalités de traitement qu’elles considéraient avoir vécu, dans le secteur public comme privé. Lorsqu’elles présentèrent leurs expériences, le seul homme présent, par ailleurs directeur d’une association intervenant dans le champ du travail social, leur demanda si elles avaient bénéficié d’un dispositif d’accompagnement à la recherche d’emploi afin d’être certain que leurs difficultés d’insertion professionnelle ne relevait pas d’une insuffisance de compétences de recherche d’emploi. Apporter la preuve que le traitement inégal est illégitime semble la plupart du temps exiger d’être « irréprochable » sous toutes les autres dimensions de son expérience sociale. En l’occurrence, l’impossibilité de faire la preuve de sa parfaite maîtrise de la recherche d’emploi vient oblitérer la possibilité de se voir reconnaître comme victime potentielle de discrimination raciste. Cette logique d’individualisation des causes du traitement inégalitaire et de culpabilisation des victimes constitue un phénomène récurrent dans les procédures et les dispositifs.

Conclusion

L’évolution de la position du Haut Conseil à l’intégration [12], telle que la restitue A. Tandé (2008), montre que la reconnaissance des discriminations est restée fragile en France. Historiquement ancrée dans le modèle républicain français, le HCI catégorisait jusqu’alors les difficultés sociales des groupes minoritaires en termes de « risques d’inadaptation » (comparés à « l’intégration des européens » [13]). En 1998, il reformule ce problème politique en reconnaissant l’existence de discriminations, propose de les combattre en tant que « risques » pour la « réussite de la politique d’intégration » (HCI, 1998). La perspective « intégrationniste » persiste ainsi sous une nouvelle forme, à l’image de cet extrait du rapport de Jean-Michel Belorgey à la ministre de l’emploi et de la solidarité : « la lutte contre les discriminations n’est […] que le « revers » ou une partie du revers de ce que l’on appellera […] l’intégration » (Belorgey 1999, p18). Surtout la reconnaissance des discriminations par le HCI ne sera que de courte durée. En 2003, le rapport du HCI insiste à nouveau sur la responsabilité des minoritaires dans la production des inégalités qu’ils subissent et dans lesquels ils se complairaient : « l’ethnicisation du lien social qui contribuent à différentes formes de marginalisation, de désaffiliation sociale, voire de victimisation » (HCI, 2003, p. 22 cité par Tandé, 2008). Les vocables sont nouveaux, mais la rhétorique est ancienne : le « communautarisme » (ici renommé en « ethnicisation du lien social », avec un dévoiement de sens de ce concept cf. Bertheleu 2007) serait la cause de la marginalisation sociale des « immigrés » et de leurs descendants et il n’y aurait pas lieu d’entretenir une « logique de culpabilité » à l’endroit des pouvoirs publics et de la société française.

Par différents mécanismes convergents, cette fragilité de la prise en compte des inégalités racistes s’est muée en quasi disparition dans l’action locale de lutte contre les discriminations en Haute-Normandie. Le choix de la transversalité constitue un moteur ambivalent de l’action. En fédérant un plus grand nombre d’acteurs, ces dispositifs n’en atténuent pas, voire renforcent les inégalités des ressources des catégories de victimes au sein de l’arène locale, au détriment des minorités racisées. La quasi absence de porte-parole des groupes racisés conduit les acteurs à intervenir dans le débat à titre individuel, dans une configuration qui rend leur parole « hors cadre ». Ensuite, dans un souci de ne pas entrer dans une logique de procès à charge vis-à-vis des auteurs de discrimination afin de faciliter leurs révisions de pratiques, la lutte contre les discriminations est déliée de celle du racisme, d’autant plus que celui-ci est encore le plus souvent défini restrictivement comme un acte individuel hostile. Dans ce mouvement, les discriminations dites raciales n’apparaissent plus comme l’une des dimensions matérielle et symbolique du racisme.

Une fois les discriminations atténuées de leurs dimensions politiques et structurelles, et réexaminées par le prisme de l’intégrationnisme, en l’absence de porte-parole audibles, les conditions rendant possibles leur dilution dans la question sociale sont remplies. Dès lors, le terme de « discrimination » devient un quasi-équivalent de celui d’« exclusion », renvoyant à des modes de pensée plus balisés par les acteurs des politiques sociales, et qui n’entraîne donc pas de modification profonde de leurs pratiques professionnelles quotidiennes. En admettant que certains acteurs découvrent leurs pratiques discriminatoires à l’occasion d’actions locales, les discriminations étant en partie vidées de leur contenu, les dispositifs locaux apparaissent risquent alors de servir de support à la légitimation à la perpétuation des pratiques discriminatoires.

Bibliographie :

Beauchemin, Cris Hamel Christelle et Simon Patrick (coord.), 2010, Trajectoires et Origines, Enquête sur la diversité des populations en France, Premiers résultats Octobre 2010, Document de Travail n°168, INSEE, INED.

Bertheleu Hélène, 2007, Sens et usages de « l’ethnicisation » Le regard majoritaire sur les rapports sociaux ethniques p. 7-28, Revue Européenne des Migrations Internationales, Vol. 23, n°2.

Bouamama Saïd, Cordeiro Albano, Roux Michel, 1992, La citoyenneté dans tous ses etats, de l’immigration à la nouvelle citoyenneté, Paris, CIEMI, L’Harmattan.

Calves Gwenaelle, 2008, Sanctionner ou réguler. L’hésitation des politiques de lutte contre les discriminations, Informations Sociales, n°148, pp. 34-45.

De Rudder Véronique, Poiret Christian et Vourc’h François, 1999, Reconnaître les discriminations. Ethnismes et racisme en actes, URMIS, CNRS.

De Rudder Véronique, Poiret Christian et Vourc’h François, 2000, L’inégalité raciste. L’universalité républicaine à l’épreuve, Paris, P.U.F.

Détienne Marcel, 2003, Comment être autochtone ? Du pur Athénien au Français raciné, coll. la librairie du XXIème siècle, Paris, Seuil.

Dhume Fabrice, 2012, De la reconnaissance à l’effacement La politique française de lutte contre les discriminations et la question raciale, In Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem, Race et capitalisme, éd. Syllepse, (collection « Arguments et mouvements »), 2012, p.51-66.

Dhume Fabrice et Sagnard-Haddaoui Nadine, 2006, « Les Discriminations raciales à l’emploi. Une synthèse problématique des travaux », ISCRA, Neuviller, avril.

Doytcheva Mylena, Hachimi Myriam, Helly Denise, Dalibert Marion, 2008, De la lutte contre les discriminations à la « promotion de la diversité ». Une enquête sur le monde de l’entreprise, Université de Lille 3-gracc/drees-mire, décembre.

Eberhard Mireille, 2010, « De l’expérience du racisme à sa reconnaissance comme discrimination. Stratégies discursives et conflits d’interprétation », Sociologie, n°4, pp.479-496.

Fassin Dider, 2002, « L’invention française de la discrimination ». Revue française de science politique, août, n°4, vol. 52, pp. 395-415.

Fassin Didier, Fassin Eric (dir.), 2006 (rééd. 2009), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, Paris, la Découverte.

Felouzis Georges, 2003, « La ségrégation ethnique au collège et ses conséquences », Revue française de sociologie, n°4, pp. 413-447.

Frickey Alain, Borgono Victor, Primon, Jean-Luc, Vollenweider-Andersen Lise, 2005, Jeunes diplômés issus de l’immigration : insertion professionnelle ou discriminations ?, Paris, Collection "Études et recherches" (FASILD), La Documentation française.

Groupe d’Etude et de Lutte Contre Les Discriminations, 2000, Une forme méconnue de discrimination : les emplois fermés aux étrangers (secteur privé, entreprises publiques, fonctions publiques), note n°1, mars, Paris, GIP-GELD-114.

Guillaumin Colette, 1972, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris et La Haye, Mouton.

Guiraudon Virginie, 2004, « Construire une politique européenne de lutte contre les discriminations : l’histoire de la directive “race” », Sociétés contemporaines, n° 53. pp. 11-32.

Jobard Fabien et Lévy René, 2009, Police et minorités visibles : les contrôles d’identité à Paris, New York, Open society,Justice initiative http://www.cnrs.fr/inshs/recherche/...

Jounin Nicolas, Palomares Elise et Rabaud Aude, 2008, « Ethnicisations ordinaires, voix minoritaires », Sociétés Contemporaines, n°70 , pp. 7-23.

Lemercier Elise, 2010, « Les politiques locales de « mixité ethnique » : disqualifications et assignations à l’altérité », in I. Sainsaulieu, M. Salzbrunn et L. Amiotte-Suchet (coord.), La communauté revisitée, Presses Universitaires de Rennes.

Lorcerie Françoise, 1994, « Les sciences sociales au service de l’identité nationale : le débat sur l’intégration en France, au début des années 1990 », in Martin (D.-C.) (éd.), Cartes d’identité, Paris, Presses de Sciences Po.

Lorcerie Françoise, 2000, La lutte contre les discriminations ou l’intégration requalifiée”.Ville-Ecole-Intégration Enjeux, n°121, juin.

Omi Michael et Winant Howard (1994) Racial Formation in the United States. New York and London : Routledge.

Noël Olivier, 2010, Sociologie politique de et dans la lutte contre les discriminations Au coeur de l’action publique en France (1991-2006), Editions Universitaires Européennes.

Palomares Elise, 2008, « Itinéraire du credo de la mixité sociale », Projet n°307, novembre, pp. 23-29.

Poutignat Philippe, Rinaudo Christian, Streiff-fénart Jocelyne, 2004, « Le traitement syndical du racisme et de l’insécurité dans une entreprise de transports urbains », Sociologie du Travail, vol. 46, n°3, 2004, pp. 309-328.

Rea Andrea (dir.), 1998, Immigration et racisme en Europe, Bruxelles, Ed. Complexe.

Sayad Abdelmalek, 1994, « Qu’est ce que l’intégration ? Pour une éthique de l’intégration », Hommes et Migrations, n°1182, décembre, pp.8-14.

Schnapper Dominique, 1991, La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990, Paris, Gallimard.

Simon Patrick, Chafi Malika, Kirszbaum Thomas, 2001, Les discriminations raciales et ethniques dans l’accès au logement social, Paris, Groupe d’étude et de lutte contre les discriminations, La Documentation française.

Streiff-Fenart Jocelyne, 1997, « Les recherches interethniques en France : le renouveau ? », Migrants-Formation, n° 109, juin, pp. 48-65.

Tandé Alexandre, 2008 La notion de discrimination dans les discours de l’action publique en France (1992-2005). Entre intégration et égalité des chances, Informations sociales n°148 p 20-31.

Tissot Sylvie, 2005, Une « discrimination informelle » Usages du concept de mixité sociale dans la gestion des attributions de logements HLM, Actes de la recherche en sciences sociales, no 159

Zunigo Xavier, 2008, « L’apprentissage des possibles professionnels. Logiques et effets sociaux (des missions locales pour l’emploi des jeunes) », Sociétés contemporaines, n° 70. p. 115-131.

Rapports :

Belorgey Jean-Michel, 1999, Lutter contre les discriminations, rapport à Madame la ministre de l’Emploi et de la Solidarité.

Brinbaum, Yael, Hamel Christelle, Primon Jean-Luc Safi, Mirna Simon Patrick, 2011, L’expérience de la discrimination vécue par les populations immigrées et d’origine immigrée : les premiers résultats de l’enquête Téo, In La lutte contre le racisme, l’ antisémitisme, et la xénophobie Année 2010, rapport de la CNCDH.

Cédiey Eric, Foronin F., 2007, Les discriminations à raison de « l’origine » dans les embauches en France. Une enquête nationale par tests de discrimination selon la méthode du BIT, ISM Corum,.

Haut Conseil à l’intégration, 1992, La connaissance de l’immigration et de l’intégration, Paris, La Documentation française

Haut Conseil à l’intégration, 1995, Liens culturels et intégration, Paris, La Documentation française.

Haut Conseil à l’intégration, 1998, Lutter contre les discriminations : faire respecter le principe d’égalité, Paris, La Documentation française.

Haut Conseil à l’intégration, 2003, Le contrat et l’intégration, Paris, La Documentation française.

Stasi Bernard, 2004, Vers la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, rapport au Premier Ministre.

Versini Dominique, 2004, Rapport sur la diversité dans la fonction publique, rapport au ministre de la Fonction publique et de la Réforme de l’Etat.


Elise Lemercier et Elise Palomares

Résumé : cet article vise ainsi à rendre compte du traitement de la « question raciale » au travers de l’étude des actions entreprises en Normandie par l’Etat, les collectivités territoriales et le secteur associatif. Il met en lumière les ambivalences de la transversalité et les processus de déliaison entre racisme et discrimination d’une part, et de dilution dans la question sociale, d’autre part, qui aboutissent à la quasi-disparition de la « question raciale » dans les actions locales de lutte contre les discriminations.

Mots clés : discrimination, racisme, égalité hommes-femmes, égalité des chances. haute-normandie, transversalité

Abstract : This article aims to account for the treatment of "racial issue" through the study of the actions undertaken in Normandy by the State, local authorities and the voluntary sector. It highlights the ambivalence of the transverse process and debonding between racism and discrimination on the one hand, and dilution in the social question, on the other, leading to the virtual disappearance of the "race question" in local actions to fight against discrimination.

Key-words : discrimination, racism, gender equality, equal opportunities. Normandy, transversality

NOTES

[1] Dans le sens que lui donne M. Détienne (2003).

[2] Ce “ modèle d’intégration ” inventé a posteriori dans les années 1990 (Lorcerie, 1994) condense les principes fondamentaux qui sous-tendent officiellement la politique française de l’intégration : 1.l’intégration est individuelle et ne tolère pas l’inscription des immigrés dans des communautés structurées ; 2. l’accès à citoyenneté est lié à la nationalité, dont l’acquisition demeure le pivot du processus d’intégration. 3. l’intégration est liée au principe d’égalité formelle devant la loi et se veut volontairement aveugle à la couleur et à l’origine. S’il n’y a pas de « minorités », elles ne peuvent donc faire l’objet de politiques égalitaires spécifiques. La doctrine de l’intégration vient remplacer celle de l’assimilation. Elle constituerait un compromis, sous-tendu par une lecture nationaliste selon laquelle il y aurait deux ensembles distincts, les immigrés d’une part et la société française de l’autre, à concilier pour préserver « l’unité nationale ». L’adhésion à un projet politique commun, la volonté de faire partie de la « communauté [nationale] de citoyen » est marquée par l’injonction à s’acculturer : pour D. Schnapper (1991) théoricienne de cette définition du « modèle français », « l’identité nationale n’est pas un fait biologique mais politique, on est Français par la pratique d’une langue, par l’apprentissage d’une culture, par la volonté de participer à la vie économique et politique ».

[3] créé durant la guerre d’Algérie, le FAS est devenu Fonds d’Action Sociale pour l’Intégration et la Lutte contre les Discriminations (FASILD) puis Agence pour la Cohésion Sociale et l’Egalité (ACSE), il est désormais fondu dans le ministère de la cohésion sociale.

[4] Cf. l’article de Zunigo Xavier (2008) sur les logiques et effets des missions locales pour l’emploi des jeunes qui retrace leur sociogenèse de façon synthétique et analyse leur rôle actuel.

[5] Désormais fondue dans le Défenseur des droits avec le Médiateur de la République, le Défenseur des enfants et la Commission nationale de déontologie de la sécurité.

[6] Et ce d’autant que la directive « race » est elle même issue d’une tactique visant à promouvoir l’analogie avec les politiques d’égalité homme femme, cf. V. Guiraudon, 1998.

[7] G. Calves (2008) établit une synthèse précise et détaillée de la succession rapide de lois entre 2001 et 2008 qui s’accompagne d’une « prolifération interrompue de normes réglementaires, de décisions de justice, de programmes d’action, d’avis et de recommandation, de chartes, de conventions, etc ». Les dix-huit critères sont : âge, sexe, origine, situation de famille, orientation sexuelle, mœurs, caractéristiques génétiques, appartenance vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une race, apparence physique, handicap, état de santé, état de grossesse, patronyme, opinions politiques, convictions religieuses, activités syndicales.

[8] Nous préférons cette expression à la formule juridique consacrée - « discrimination en raison de l’origine réelle ou supposée » - d’une part parce que la discrimination s’exerce en raison du racisme et non de l’origine des personnes et d’autre part parce que les notions d’origine « réelle » (et a fortiori qu’est-ce que la « race réelle » de l’expression « race réelle ou supposée » ?) nous paraissent problématique au plan sociologique, cette réalité étant une construction sociale et historique dont la définition est susceptible de varier au cours des interactions.

[9] Les recherches de M. Eberhard (2010) ont en outre montré que ce prisme juridique restreint considérablement l’homologation des situations racistes et discriminatoires comme telles dans le cadre de dispositifs de recueil et de traitement de plaintes individuelles. Dans son analyse des interactions dans les permanences d’accueil, cette auteure a mis en évidence « le poids du référentiel juridique dans le processus d’invalidation de la discrimination ».

[10] http://www.lumieresdescites.com/med..., consulté le 12/04/2012.

[11] La « mixité sociale » a pu même parfois être utilisée pour justifier le refus écrit d’un logement à un demandeur.

[12] Le HCI est une instance créée par le décret du 19 décembre 1989 du Premier ministre M. Michel Rocard.

[13] G. Noiriel (1984) a très bien analysé l’illusion rétrospective entretenue autour de la prétendue facilité d’intégration des européens.