citation
Françoise Guillemaut,
"Genre et post-colonialisme en Guadeloupe ",
REVUE Asylon(s),
N°11, mai 2013
ISBN : 979-10-95908-15-9 9791095908159, Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ? ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1280.html
résumé
L’analyse des paradoxes que révèlent les arrangements entre les sexes en Guadeloupe permet de mettre en lumière les ruptures et les continuités (post)coloniales. Les récits historiques contemporains concernant l’impact de la violence coloniale et esclavagiste sur la place respective des hommes et des femmes donnent à voir les différentes interprétations de la construction de ces rapports sociaux. L’époque actuelle révèle également les contraintes sociales, économiques et politiques qui contribuent à façonner les rapports sociaux de sexe, à travers les politiques publiques métropolitaines comme à travers le nationalisme guadeloupéen ; Comment s’organisent, ou se « créolisent » les normes occidentales de la famille nucléaire et du couple monogame, et celles, définies comme caribéennes de la matrifocalité et du multipartenariat ? Que nous révèlent les paradoxes et les tensions des rapports sociaux de sexe contemporains ? Comment les hommes et les femmes conduisent-ils leurs relations ? Comment les femmes caribéennes s’affranchissent-elles du poids de la « respectabilité » qu’elles doivent endosser ? Autant de questions auxquelles cet article tente de répondre en mobilisant une grille de lecture inspirée des études postcoloniales ainsi qu’une perspective articulant les rapports de genre de « race » et de classe, où l’on s’aperçoit que « la ligne de couleur » peut se déplacer en fonction de l’appartenance de classe ou du genre, par exemple. Finalement, l’on pourrait désigner comme une forme de biopouvoir postcolonial les enjeux du contrôle des corps et de la sexualité (hétérosexuelle) dans le contexte guadeloupéen, et montrer que le postcolonialisme s’alimente aussi des nationalismes.
Mots clefs
« Fanm sé chatengn, nonm sé fouyapen »
La question des rapports sociaux de sexe en Guadeloupe présente des aspects hérités de l’histoire coloniale, d’autres façonnés depuis la départementalisation et d’autres encore, propres à la créolisation du monde caribéen et ils s’expriment sous des formes souvent paradoxales. « Une discussion sur la construction coloniale de la sexualité dans les pays de la Caraïbe devrait être au centre des débats qui président à la définition de diverses formes de l’action sociale, et même de l’action publique, dans ces pays, tant elles sont affectées par cette construction et par les intentions moralisatrices qui la sous-tendent » (Giraud, 1999 : 54).
La Guadeloupe, département et région française (451 000 habitants) est caractérisée par sa richesse relative par rapport aux pays de la Caraïbe, en même temps que par ses difficultés économiques par rapport à la métropole comme en attestent les mouvements sociaux de 2009. Même si les îles guadeloupéennes ont connu une forte croissance entre 1950 et aujourd’hui, elles demeurent beaucoup plus en difficulté que la métropole, avec par exemple un PIB par habitant de 17 400 € en Guadeloupe contre 29 800 € en France métropolitaine, un taux de chômage avoisinant 25 % (22 % des hommes contre 30 % des femmes) , et un nombre de bénéficiaires du RMI bien supérieur à celui de la métropole (15 % de la population dont 60 % sont des femmes). Une économie basée sur le secteur tertiaire et la consommation des ménages ainsi que l’encouragement à l’émigration (par le BUMIDOM – Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer, 1963-1982) ont remplacé l’économie de plantation en déclin depuis les années 1950.
La région caribéenne est marquée par une histoire mouvementée de conquêtes et de colonisation des Espagnols, Britanniques, Hollandais, Français et Danois, l’importation de millions d’esclaves africains et l’immigration de centaines de milliers de travailleurs-euses indiens, chinois, moyen-orientaux et européens. Cette région se distingue par sa diversité ethnique, de cultures, de religions et de langues, et elle incarne une métaphore globale de la créolisation, définie par le mouvement et les métissages. Aujourd’hui, les migrations sont celles des travailleurs venus des différentes métropoles pour des périodes déterminées et des migrants internes à l’archipel caribéen ; Les premiers bénéficient dans les Départements français d’Amérique de l’application d’un sur-salaire, tandis que les seconds se heurtent aux discriminations et aux politiques publiques antimigratoires. Le tourisme en provenance d’Europe et des États-Unis est une autre forme de mobilité dans la région caribéenne.
Cet article présente une réflexion sur l’articulation des rapports de pouvoir, de genre, de « race » et de classe dans le contexte caribéen et français de la Guadeloupe. Après avoir exposé le contexte et la méthodologie de ce travail, nous rappellerons les caractéristiques socio-anthropologiques de cette parcelle de France en Caraïbe en évoquant les concepts de négritude, de créolisation et de « ligne de couleur ».
Puis nous examinerons les formes de l’hétérosexualité contemporaine en Guadeloupe et nous analyserons les cadres explicatifs socio-historiques qui sous tendent les rapports sociaux de sexe. Dans une dernière partie, nous nous interrogerons sur le fait que le féminisme tel que nous le connaissons en métropole ne semble pas avoir eu d’impact en Guadeloupe.
Nous avons exploré la construction des normes de genre en Guadeloupe au travers de deux recherches réalisées entre 2008 et 2010 ; la première portait sur le VIH-sida et était sollicitée par les acteurs institutionnels locaux des politiques publiques (Groupement régional de santé publique, SESAG - Service Etudes et Statistiques Antilles Guyane ), la seconde demandée par l’UDAF (Union départementale des associations familiales) de Guadeloupe portait sur les risques associées à l’entrée dans la sexualité chez les jeunes .
Lors de ces recherches nous avons mobilisé l’anthropologie et la sociologie qualitative, dans une démarche d’immersion sur les terrains (lieux de sociabilité ou de rencontre – bars, boîtes de nuit, internet, lieux de prostitution -, évènements sportifs ou festifs en direction des jeunes ou des adultes, plages, etc.), la participation à la réflexion institutionnelle et associative (réunions, observation participante…) assortie de nombreux entretiens approfondis réalisés grâce à la méthode dite « boule de neige », rebaptisée pour l’occasion méthode « bwapatat ».
Il s’agit de recruter de façon aléatoire des personnes volontaires pour se livrer à un entretien semi directif d’environ une heure. Nous avions besoins de rencontrer des personnes issues de divers milieux : hétérosexuels hommes et femmes « ordinaires », jeunes (16-25 ans), scolarisés et déscolarisés, migrants des communautés haïtiennes et dominicaines, travailleuses du sexe. Notre entrée sur ces terrains se faisant par immersion, nous avons tissé notre toile d’interlocuteurs et interlocutrices en sollicitant chaque personne rencontrée pour qu’elle nous mette en contact avec une ou des personnes dans son réseau de connaissance. Parmi les nombreux professionnels rencontrés pour les besoins de nos travaux, nous avons également soit sollicité des entretiens « privés », soit des mises en lien avec d’autres personnes. Certains de nos interlocuteurs ont été revus plusieurs fois, certains sont devenus des informateurs.
Les résultats de différentes enquêtes quantitatives sur la sexualité, sur le VIH et sur le genre, réalisées depuis les années 1990 dans l’Hexagone et dans les départements français d’Amérique dont la Guadeloupe ont également guidé notre réflexion et l’élaboration de nos hypothèses.
Très vite le retour sur l’histoire s’est avéré nécessaire ainsi qu’une analyse des politiques publiques métropolitaines passées et actuelles. En effet, grâce aux entretiens et grâce à la réflexivité de nos interlocuteurs, nous avons mesuré que la compréhension des dynamiques sociales en Guadeloupe ne pouvait pas faire l’économie de la prise en considération du passé colonial et de l’analyse de la complexité des relations entre la Guadeloupe et la métropole.
Le groupe social ciblé par ces travaux est une population hétérosexuelle vivant en Guadeloupe. De ce fait les pratiques homosexuelles ont peu été abordées sur les terrains et lors des entretiens, ce qui ne signifie pas qu’elles ne constituent pas l’une des réalités sociales guadeloupéennes. Un autre biais de cette recherche réside dans le fait que nous n’avons pas rencontré de personnes issues de la communauté guadeloupéenne d’origine indienne, alors que nous nous sommes volontairement orientées vers les communautés de migrant-e-s haïtien-ne-s et dominicain-e-s.
Par delà la réponse à une commande publique, nous avons exploré d’un point de vue théorique la question du genre à l’aune des expériences coloniales et post-coloniales , afin d’appréhender les décalages entre les discours de la lutte contre le VIH « importés » de métropole et les réalités sociales de la sexualité et des rapports sociaux de sexe en Guadeloupe. Bien qu’une lecture post-coloniale des politiques publiques de lutte contre le VIH en Guadeloupe soit pertinente, nous nous centrerons ici sur la question du genre. Il s’agira de saisir ce que la sexualité et les rapports sociaux de sexe doivent à la colonisation et à la décolonisation (que ce soit la départementalisation ou le nationalisme), de discuter les différents apports théoriques disponibles et de faire émerger les tensions entre l’imposition des normes métropolitaines, blanches-occidentales et les références créoles formées par les aléas de l’histoire.
Les auteurs majeurs des Antilles (Césaire, Confiant, Glissant, Fanon) ont contribué à l’élaboration des discours scientifiques sur les relations entre la Métropole et les Antilles et leurs peuples, avec des sensibilités différentes. Avec Césaire (et Senghor), le concept de « négritude » a marqué la période indépendantiste des années 1940-1960. Ce concept entend fédérer, sur des bases marxistes, une transversalité culturelle vécue par des peuples noirs opprimés par le racisme et la colonisation et en ce sens, il ne relève pas de l’essentialisme.
Puis la notion de créolité a progressivement supplanté le concept césairien. La créolité (ou créolisation) est essentiellement relationnelle ; elle n’est pas seulement issue d’un métissage de couleurs, mais de la rencontre et du mélange des individus issus d’horizons radicalement différents. Elle est « l’agrégat interactionnel ou transactionnel, des éléments culturels caraïbes, européens, africains, asiatiques et levantins, que le joug de l’Histoire a réunis sur le même sol » (Bernabé, Chamoiseau, Confiant, 1989 : 26).
La Caraïbe peut être considérée comme une région symbolique de la transformation de l’ancien monde. La culture créole, née de la violence de la traite et de l’esclavage mais également du mélange des cultures caractérisé par le mouvement, est une culture plurielle, nécessairement moderne et prélude à la mondialisation. La plantation, dès le XVIIème siècle, a été le lieu de l’expérimentation et de la consolidation du capitalisme contemporain par la mise en place d’un dispositif de division des tâches, de production de masse et par le mécanisme d’accumulation du capital (économique, politique et symbolique) par une minorité tenant à la fois le pouvoir des marchands et celui des dirigeants entre leurs mains.
La notion de créolisation a également réinterrogé le postulat des seules réminiscences africaines dans la culture caribéenne ; ces dernières sont au même titre que les autres apports culturels absorbées et transformées dans la culture créole, construite comme une mosaïque. L’identité créole, toujours en mouvement, représente les identités multiples qui s’opposent à une identité unique imposée par les métropoles. L’« identité rhizome » (selon Glissant, en référence à Deleuze et Guattari), est une identité multiple, née non pas du passé mais de relations qui se tissent au présent. Alors que l’identité « racine » est héritée des ancêtres, localisable dans un lieu géographique et une histoire familiale, l’identité « rhizome » se construit au présent. Elle n’admet ni un seul lieu d’origine, ni une histoire familiale précise, elle naît des relations qu’elle crée. Dire que l’identité antillaise est « rhizomatique », c’est donc l’opposer radicalement à la conception répandue en Europe de l’identité « racine ».
Cette définition de l’identité créole est fondatrice en ce qu’elle permet de penser autrement les rapports sociaux. Si l’identité se construit sur une base relationnelle, mouvante, horizontale, ceci permet de remettre en cause une vision homogénéisante et centralisatrice de la nation. Ainsi, la diversité des agencements possibles des relations sociales (comme la famille) est-elle envisageable, non pas en termes de hiérarchisation, mais en termes de pluralité.
Dans cette perspective, l’on peut envisager que les rapports sociaux de sexe ne se sont pas seulement construits sur un modèle patriarcal de l’homme unique, pourvoyeur de ressources et « chef de famille » comme en métropole, mais sur un modèle dans lequel les hommes ne sont pas le pilier de la famille et dans lequel les femmes, au centre de la famille, peuvent avoir plusieurs pères pour leurs enfants. Ceci, selon nous ne nie pas les rapports de pouvoir inégaux entre les hommes et les femmes mais pose les jalons d’une réflexion sur les rapports sociaux de sexe qui ne repose pas sur un modèle unique, occidental qui se définirait comme modèle universel.
La racialisation de la société est palpable à travers la « ligne de couleur » (Bonniol, 1992). L’auteur montre que les formes de métissages héritées de la plantation allient le sexisme au racisme. La forme des unions entre les femmes noires et leurs maîtres blancs a conjugué la domination sexuelle et l’oppression raciale. La valorisation du « blanchiment » place les femmes au cœur des rapports sociaux de pouvoir et pour Bonniol joue encore aujourd’hui un rôle important dans les rapports sociaux. Il nous a été expliqué sur le terrain de nos travaux que « sortir clair » dans une fratrie confère souvent plus d’attention de la part des parents ; l’enfant le plus clair aura plus de chances d’être soutenu dans ses études par exemple ; une femme dont la nièce est revenue enceinte de sa période d’études en métropole s’exclame :
« … À la question de savoir qui est le père, on apprend avec stupeur et désolation que c’est un Africain. Et la maman de se lamenter : “Avec tous ces métros en métropole, c’est un Africain que Gerty est allée chercher !” La catastrophe. La mère prétend qu’elle aurait préféré un vieux métro à un Africain.[…] Et par chance l’enfant est sorti métis. ».
Le cheveu crépu est encore « synonyme de disgrâce, d’imperfection, de ruralité, de manque de perfectionnement, etc. » pour les femmes. Il marque l’appartenance à une classe populaire, et le fait de se faire défriser atteste de l’appartenance à une catégorie sociale supérieure (Sméralda, 2004). Le défrisage et dans une moindre mesure le blanchiment de la peau révèlent la pression sociale pour adhérer au modèle occidental de la beauté et procèdent d’une injonction d’appartenance au genre féminin.
« Les femmes noires qui portaient les cheveux crépus essuyaient les quolibets des hommes […]. À la Guadeloupe, dans les années 1970-1980, les femmes aux cheveux courts et crépus étaient apostrophées par la formule “Kas en fè o moto a-w ?” » [« Qu’as-tu fait de ta moto ? »] (Sméralda, 2004 : 116).
On voit ici se dessiner un croisement des stéréotypes de genre et de « race » et de classe. Non seulement une femme aux cheveux crépus signe son appartenance de classe, une femme aux cheveux courts ne serait pas une femme, et une femme qui ne lisserait pas ses cheveux longs serait en dehors de la norme du féminin, car ce féminin est également défini par des critères esthétiques propres aux femmes blanches hétérosexuelles.
Toutefois, la ligne de couleur tend à se déplacer, comme en atteste la stigmatisation des femmes hispanophones de République Dominicaine, à peau claire et au cheveu lisse ; Leur statut de migrantes issus de pays pauvres prime sur la couleur de leur peau ; Elles sont notamment accusées par les femmes de détourner les hommes guadeloupéens par leur « sex-appeal » ;
« L’homme antillais aime la longue chevelure. La Saint-Domingue a les traits d’une Européenne, les fesses d’une Noire et les cheveux d’une Européenne. Ils ont tout dans cette femme. Elles ont ce truc que nous on n’a pas, elles savent tenir un homme. Des fois je me dis que je devrais prendre des cours ! » (Une femme guadeloupéenne, St Martin, 2009).
Et elles sont essentialisées par les hommes sur les mêmes critères. On les surnomme en général les « pagnoles », ce qui désigne toute femme d’origine hispanophone et suppose une femme de « mauvaise vie ».
« À l’école aussi on maltraite nos enfants et on leur dit que nous les mères, nous sommes des putes, on nous dit tout le temps que nous sommes “pagnoles” – “pagnoles” ou “putes”, c’est pareil ! » (Une femme dominicaine, Pointe à Pitre, 2009).
Ce déplacement de la ligne de couleur se confond avec une discrimination apparentée à la classe réelle ou supposée ; ces migrantes viennent de pays pauvres et constituent souvent un groupe de sous prolétariat urbain, au même titre que les haïtiens dans le domaine agricole . Ces deux groupes sont ethnicisés par la majorité des guadeloupéens en tant que classe inférieure, ce qui montre que la racialisation révèle des rapports de forces, indépendamment de la seule question phénotypique.
« L’amour ici, ne s’exhibe pas, il se commet. Il ne se commente pas, il se sous-entend. »
Raphaël Confiant, Commandeur du sucre - 2000-.
La matrifocalité caractérise l’organisation sociale et familiale de la Guadeloupe ; elle est définie par le fait que la mère est le centre de la dynamique familiale sans homme présent à titre permanent (Smith, 1962 ; Clarke, 1957 ; Gracchus, 1986). Deux ou trois générations en ligne maternelle peuvent être réunies sous un même toit, le père peut être identifié juridiquement mais peu présent physiquement ou absent. Cette position centrale de la mère supplée la « défaillance » paternelle. Dans ce dispositif familial, la mère est décrite comme un être exceptionnel, potomitan , forçant l’admiration de tous par son courage et sa force. Les familles monoparentales, pour lesquelles le chef de famille est dans 91 % des cas une femme, représentent 20 % des familles en Guadeloupe contre 7,5 % en métropole et quatre enfants sur dix vivent dans une famille monoparentale (données Insee 2006). Ainsi, si les femmes chefs de familles sont plus représentées en Guadeloupe qu’en métropole, cette structure familiale n’est pas aussi majoritaire que les représentations courantes de la matrifocalité antillaise le laissent croire. Toutefois la proportion de couples non mariés est élevée, avec 52 % des adultes de plus de 15 ans qui sont célibataires en Guadeloupe, contre 40 % en métropole (Insee, Enquêtes annuelles de recensement de 2004 à 2007) et d’autre part il est socialement admis que, même marié ou en couple stable les homme entretiennent fréquemment des maîtresse pour assumer leur « réputation » et il n’est pas rare qu’ils aient des « enfants dehors ». Les relations hors de la conjugalité peuvent être inscrites dans la durée, et, si des enfants naissent de ce type d’union, le lien peut perdurer même en dehors d’une relation amoureuse ou sexuelle. Le multipartenariat masculin apparaît comme corolaire de la matrifocalité.
L’usage courant de la notion de multipartenariat est apparu avec l’épidémie à VIH et la nécessité de classifier les pratiques sexuelles ; auparavant dans les travaux sur les Antilles le multipartenariat n’était pas particulièrement perçu comme problématique comme l’a été la matrifocalité ; Est-ce du à un parti pris androcentré des sciences sociales, considérant que seuls les comportements féminins seraient déviants ? Ou bien à l’émergence des études sur le genre, issues des courants féministes et qui mettent l’accent sur les différentes formes de la domination masculine ? Toujours est-il que aujourd’hui, le multipartenariat des hommes antillais est souvent décrit comme un dysfonctionnement social et culturel (Mulot, 2000 ; 2007).
Selon diverses études quantitatives , le multipartenariat est déclaré par 20 à 30 % des populations enquêtées en Guadeloupe et concerne toutes les générations ; « le multipartenariat est environ deux fois plus fréquent dans les DFA qu’en métropole, notamment chez les hommes où les écarts sont très marqués. En raisonnant sur la période des douze mois précédant l’enquête, la proportion de multipartenaires est de 24 % chez les hommes des DFA contre 12 % chez les hommes de métropole (51 % contre 33 % au cours des cinq dernières années). Dans la population féminine, si la proportion de femmes multipartenaires au cours des cinq dernières années est significativement supérieure dans les DFA qu’en métropole (24 % contre 21 %), en revanche, les pourcentages sont comparables pour ce qui est des douze derniers mois (6 % de multipartenaires). » (ORS/ANRS, 2006 : 143). Comme en métropole, il est probablement sur-déclaré par les hommes ceux-ci se trouvant plus valorisés par un nombre de partenaire « important » que par les femmes, qui auraient tendance à sous déclarer le nombre de leurs partenaires.
Le multipartenariat est plutôt concomitant chez les hommes et sériel chez les femmes : Pour les premiers le fait d’avoir plusieurs relations parallèles peut correspondre à une affirmation de leur virilité et participer de la construction de leur réputation. À tel point que le fait de ne pas avoir de maîtresse pourrait être interprété comme un dysfonctionnement, une preuve d’homosexualité (« makomé »). Chez les femmes à l’inverse l’obligation sociale de « respectabilité » implique qu’elles ne peuvent pas afficher socialement le fait d’avoir plusieurs partenaires ; ainsi, si elles peuvent avoir des enfants de plusieurs pères, elles doivent dans chaque relation démontrer leur fidélité (multipartenariat sériel). Cette asymétrie entre les hommes et les femmes est révélatrice de la hiérarchie entre les sexes, les hommes bénéficiant globalement de plus de liberté sexuelle qu’ils paient paradoxalement en étant souvent considérés comme peu responsabilisés dans leurs rapports aux femmes et à leurs enfants (l’archétype étant le « coureur » ou le « kokeur »). Le multipartenariat des femmes est passé sous silence et tenu secret par elles (étant sériel, il se présente comme des fidélités successives) ; en règle générale les jugements de valeur négatifs à l’encontre des multipartenaires (hommes et femmes) sont la norme, si bien que personne n’a intérêt à se reconnaître comme tel.
Les échanges économico-sexuels constituent une des composantes des rapports sociaux de sexe en Guadeloupe ;
« Une caractéristique de la vie sexuelle antillaise c’est que pour une grande majorité de femmes, la sexualité n’est pas gratuite culturellement. Si une femme a une relation avec un homme, il paye. Pas directement, mais la cantine des mômes, l’électricité. Et c’est carrément normal ici. Les hommes pour draguer ils disent ce qu’ils vont payer… Si tu dis non, ils ne savent plus quoi dire, ils savent plus comment te draguer. Les copines, si un amant vient et propose plus, elles changent. L’amour, c’est pour les idiots. L’aspect sexualité économique est complètement partagé par les hommes et par les femmes. » (Femme guadeloupéenne, Basse Terre, 2008)
Si ces questions d’échanges économico-sexuels semblent centrales dans les relations multipartenariales hommes-femmes, elles ne sont pas seulement caractéristiques de la Caraïbe. Pour Paola Tabet (1987), entre les hommes et les femmes en général, il ne s’agit pas d’échange de sexualité contre sexualité, mais, du côté masculin, d’une conception de la sexualité en termes de services (prestation, paiement, sexualité orientée pour leur intérêt) et du côté féminin, d’une sexualité négociée en échange d’une compensation (financière, honorifique, de valorisation ou de sécurité). L’auteure montre que les femmes peuvent devenir partenaires de l’échange dans la mesure où elles ont une marge de manœuvre dans la négociation. Cette forme de « sexualité contre compensation ou transaction » peut s’interpréter comme une tentative d’affirmation du sujet femme. Les femmes saisissent les marges du système qui les contraint pour se réapproprier leur existence.
D’ailleurs, beaucoup parmi nos interlocuteurs ont admis qu’il n’y a pas vraiment d’opprobre contre les femmes qui ont des relations sexuelles contre compensation, « plutôt de la désapprobation » (entretien Albert Flagie, décembre 2008). À la différence des femmes métropolitaines, les femmes guadeloupéennes ont sans doute hérité de l’histoire le fait de savoir négocier leur sexualité et de savoir « tirer profit » des « faiblesses » ou des défauts du machisme. Les hommes recherchent la réputation qui atteste de leur capacité à conquérir. « Cela se paie », semblent leur répondre les femmes qui, de leur côté, utilisent la sexualité comme un outil d’émancipation matérielle pour elles seules ou pour elles et leurs enfants.
Le multipartenariat masculin est perçu, nous l’avons constaté en filigrane à partir de notre terrain comme un amplificateur de la situation socio-économique des hommes. Le notable multipartenaire fait la démonstration de sa réussite sociale et matérielle là où le prolétaire sera plus facilement soupçonné de vagabondage ou d’inconséquence (par la figure négative du « coureur »). Du côté des femmes, l’origine ethnique est déterminante dans le regard porté par autrui comme en atteste certaines remarques :
« Je reçois beaucoup d’Haïtiennes ; beaucoup se prostituent plus ou moins. Ce n’est pas une prostitution choisie, c’est plus par besoin d’argent, elles ne travaillent pas et n’ont pas de papiers. Elles ne le reconnaissent pas vraiment, elles sont très discrètes. » ou bien « Les Haïtiennes n’ont pas d’argent, pas de mari, elles se débrouillent ; elles ont des relations multiples pour entretenir leur famille. C’est de la prostitution. » (Travailleuses sociales, Basse Terre, 2009)
Le regard porté sur le multipartenariat ou les échanges économico-sexuels est fortement influencé par une catégorisation de classe. Les Haïtiennes ne sont pas stigmatisées pour leur couleur de peau, mais pour leur origine géographique et leur position de classe : elles viennent d’un pays pauvre. De ce fait, elles sont considérées comme appartenant à une classe sociale populaire, assimilation qui s’entremêle à un rejet apparenté à leur origine ethnique. Les échanges économico-sexuels des femmes haïtiennes sont assimilés à de la prostitution et stigmatisés par les professionnels du secteur sanitaire et social, tandis que les relations d’échanges économico-sexuels entre Guadeloupéens sont considérés comme des formes de multipartenariat ordinaire en Guadeloupe.
En général, la pression exercée sur les femmes par les hommes est forte comme s’en amuse cette interlocutrice :
« Quand je suis arrivée ici, bien sûr tous les hommes du bourg où je vis m’ont convoitée, même si je suis là avec mon compagnon et mes enfants. Mais j’avais décidé dès le départ que je ne céderai pas. Si j’avais couché avec un seul ça se serait su tout de suite et ma vie professionnelle en aurait pâti. Donc voilà, je les écoutais avec bienveillance, mais c’était toujours “non”, “non”, “non”. Ils sont patients, ils insistent longtemps ; ils font un tas de propositions, de cadeaux, de voyages, de week-end sur une autre île, etc. Et alors là quand tu dis non au système de la carte bleue, alors là ils ne comprennent pas. Ils te demandent si c’est à cause de la religion ou si tu es lesbienne, mais ils ne peuvent pas comprendre que tu ne cèdes pas sur des propositions financières et matérielles de leur part ! » (Femme franco-guadeloupéenne, Trois Rivières, 2009)
Tous nos interlocuteurs reconnaissent que la clé du multipartenariat « réussi » est le secret ; car comme le dit l’un d’entre eux, « la mauvaise conduite a un rejaillissement sur toute la famille ». Simultanément la rumeur, ou makrelaj, est aussi une pratique sociale largement partagée et les secrets éventés occupent une large place dans les conversations.
L’âge moyen d’entrée dans la sexualité est à peu près équivalent entre la métropole et la Guadeloupe (entre 16 et 17 ans), sachant que les garçons guadeloupéens sont plus précoces que leurs homologues métropolitains (en moyenne de deux à trois ans). Le fait que les filles commencent plus tard que les garçons leur vie sexuelle révèle un contrôle social plus contraignant pour elles. L’homosexualité est déclarée par moins de 2 % des jeunes en métropole comme en Guadeloupe. En revanche, l’influence de la pratique religieuse est inverse en métropole et en Guadeloupe : si en métropole le fait de déclarer avoir une pratique religieuse (13 % des garçons et 20 % des filles) retarde l’entrée dans la sexualité, ceci n’a pas d’incidence en Guadeloupe (où 60 % des jeunes déclarent une pratique religieuse). Pourtant les églises, omniprésentes en Guadeloupe (catholiques, protestants, évangélistes, pentecôtistes, témoins de Jéhovah, hindouistes) condamnent toutes la sexualité hors mariage et l’infidélité chez les hommes comme chez les femmes. La majorité des guadeloupéens s’affichent croyants et pratiquants, sans que, pour la plupart d’entre eux, leurs pratiques sociales concernant la sexualité en soit affectée. Le rapport à la religion peut être considéré comme l’un des paradoxes de la société guadeloupéenne.
Plus encore qu’en métropole, les jeunes en Guadeloupe subissent une éducation genrée : en Guadeloupe, les filles doivent rester discrètes, chastes et sont tenues par l’obligation de respectabilité qui affecte aussi leurs mères. Pour ce faire, l’accès à l’espace public leur est limité, leurs sorties sont surveillées et le contrôle social à leur encontre est pesant ; elles doivent endosser et démontrer, à travers leur comportement, la respectabilité de toute la famille (Flagie, 1981). Dans le même temps, elles doivent être séduisantes et sont mises en demeure de prouver leur fertilité, la maternité faisant partie des obligations incontournables pour les femmes. Les garçons en revanche jouissent d’une plus grande liberté de mouvement, l’espace public est leur territoire et leur liberté sexuelle n’est pas contrôlée par les adultes ; au contraire, un fils qui séduit une ou plusieurs filles fait la fierté de ses parents.
Or les jeunes filles d’aujourd’hui manifestent leur rejet de ces normes par l’adoption de comportements provocateurs qui étaient jusqu’à présent l’apanage des garçons : agressivité, violence et activité sexuelle. Elles choquent avec ce qui leur est le plus interdit, à savoir la séduction et l’« hypersexualisation » de leurs comportements. Elles reprennent du pouvoir avec le cœur de l’injonction paradoxale dans laquelle elles sont contraintes : séduire mais rester chastes. Nicole Claude Mathieu avait démontré dans un article fondateur (1985) la manière dont cette double injonction paradoxale participe à l’aliénation de la conscience des femmes. Ici, les jeunes femmes guadeloupéennes, particulièrement contraintes par l’obligation de respectabilité, contestent cette injonction paradoxale. Elles affichent leur accès à la sexualité, ce qui est perçu par les adultes comme des dysfonctionnements mais semble plutôt à interpréter comme une volonté de s’émanciper des carcans éducatifs, inégaux au détriment des filles.
Les garçons ne s’y trompent d’ailleurs pas, puisqu’ils parlent de « prise de pouvoir » des filles et qu’ils se sentent « déboussolés », comme certains d’entre eux en ont témoigné au cours nos entretiens. Car ils ont eux aussi été éduqués dans l’idée de la retenue sociale et sexuelle imposée aux filles et, n’étant pas personnellement affectés par cette contrainte, ils ne se représentent pas à quel point elle peut être lourde à porter pour les filles ; aussi, quand ces dernières font exploser les normes, se retrouvent-ils dans une situation inattendue pour eux.
On retrouve d’ailleurs chez nombre de leurs aînées des comportements analogues. Certaines femmes adultes, ont tendance à vouloir des relations multiples et à l’afficher, ce qui, là encore, choque le plus souvent, alors que chez les hommes, le multipartenariat est accepté comme allant de soi.
Ces comportements des femmes comme des jeunes filles en Guadeloupe peuvent être compris comme un phénomène structurel. Ce ne sont pas là des déviances isolées ou accidentelles. Au contraire, ils démontrent une volonté des femmes et des filles de rompre les carcans normatifs de genre qui leur sont imposés (Guillemaut, 2010).
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« Ou pé ni plisyè fanm, ou ni sèl manman »
Les formes de relations entre les hommes et les femmes, l’organisation de la famille, la compréhension de la sexualité ont été analysées et décrites de manière différentes selon les auteurs et selon les périodes. La créolisation de la région Caraïbe produit des situations complexes, qu’il convient d’analyser avec circonspection. Certains auteurs relèvent les paradoxes issus de l’histoire, d’autres insistent sur les traumatismes de la traite (violence des hommes blancs ou trahison des femmes noires), d’autres encore soulignent un mécanisme d’inversion des normes de genre produit par la société raciste des plantations.
L’organisation matrifocale a été décrite comme la conséquence du traumatisme initial historiquement lié au pouvoir du maître en vertu de l’article 12 du Code noir :
« Les enfants qui naîtront de mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves, et non à ceux de leur mari, si le mari et la femme ont des maîtres différents. »
Le caractère pathogène ou non de la matrifocalité a fait l’objet de controverses dans la littérature anthropologique, sociologique et psychologique. Des auteurs comme Frazier (1939) ou Bastide (1973) ont considéré cette organisation familiale comme bancale, déviante, pathologique car issues d’un traumatisme, d’une violence initiale. Frazier qui conclut à une « désorganisation » de la famille noire antillaise en référence à l’époque de l’abolition de l’esclavage. La sexualité des Noirs est alors beaucoup plus attribuée à une gestion chaotique d’une liberté récemment acquise qu’au fonctionnement de la société de plantation.
À l’inverse pour Jacques André, psychanalyste (1987), la matrifocalité n’est ni une survivance « africaine », ni un simple traumatisme de la plantation, ni une adaptation aux sociétés dominantes ; l’agencement matrifocal est une structure familiale cohérente et pérenne malgré les normes de la conjugalité ; selon lui, la matrifocalité n’ôte pas la virilité aux hommes, qui peuvent au contraire l’afficher à travers leurs maîtresses et leur progéniture. Elle fonde en revanche le tabou de l’homosexualité masculine et le rejet de l’expression sociale de la sexualité des femmes, qui doivent être des mères avant tout.
Albert Flagie, anthropologue guadeloupéen, souligne pour sa part que
« La matrifocalité est liée à la colonisation. Après la colonisation on n’a pas recréé une société matrilinéaire sur un modèle africain, ni une société patriarcale conforme au modèle européen. » (Entretien, décembre 2008).
Il insiste également sur le fait que, en Guadeloupe, la majorité des enfants connaissent leur père, même s’ils ne vivent pas avec lui au quotidien. Bien que le père ne soit pas toujours là, il n’est pas pour autant symboliquement absent dans la construction psychique de l’enfant, pas plus que du discours de la mère (même si cette dernière peut être très critique à son encontre) :
« Quand un homme décède, tous les enfants bâtards sont invités à la veillée. Ainsi ils font connaissance entre eux (si ce n’était déjà fait) et la tradition populaire dit que c’est pour éviter l’inceste plus tard. La mort éteint les rivalités et permet la rencontre des enfants ; mais c’est l’épouse légitime qui ordonne la rencontre et les autres mères des enfants sont priées de se mettre en retrait. » (Albert Flagie, entretien, décembre 2008).
Gracchus porte également un regard critique sur les lectures pathologisantes de la notion de matrifocalité. Il insiste sur le fait que le père n’est pas absent, mais qu’il est « ailleurs » que là où la norme de la famille nucléaire le place. Il souligne que l’organisation matrifocale de la famille est décrite comme une déviance de la famille nucléaire, qui serait, elle, le modèle universel de référence.
« La famille afro-américaine n’est pas matrifocale, n’est pas une déviance de la famille conjugale parce qu’elle n’appartient pas à son histoire. C’est une organisation familiale singulière et non atypique, émergeant dans une économie de plantation et mettant en jeu les rapports sociaux historiquement déterminés » (Gracchus, 1986 : 126).
Son analyse du discours des sciences sociales sur cette « absence du père » s’apparente à celle de Michel Foucault concernant les dispositifs de biopouvoir : connaître, classer pour mieux contrôler.
Foucault décrit la mise en place du biopouvoir dans la modernité, soit un ensemble hétérogène de discours, d’institutions et de pratiques axés sur l’administration des corps et la gestion calculée de la vie, un ensemble permettant l’insertion des corps dans l’appareil de production et l’ajustement des phénomènes de population aux besoins du capitalisme naissant. Le dispositif de la sexualité figure au centre de ce biopouvoir (Foucault, 1976 : 184-185).
C’est ce que Gracchus démontre dans son analyse critique des discours et pratiques sur la matrifocalité caribéenne.
« Le constat sur l’absence du Père n’est que l’occasion pour édifier un savoir sur l’enfant afro-américain. Savoir indispensable à la mise en place des institutions (pédagogiques et médicales) qui dépisteront les troubles de la carence paternelle. L’école et la médecine diront aux familles quelles sont les normes de la santé, de l’équilibre et de la propreté. Au travers des enfants les parents s’éduqueront, apprendront ce qu’est un ménage stable, la moralité de la femme, une famille heureuse. » (Gracchus, 1986 : 130).
En parallèle à la construction matrifocale de la société, la question contemporaine des échanges économico-sexuels peut trouver ses origines dans les rapports des femmes à la liberté ; Avant 1848, la sexualité avec le maître pouvait être une monnaie d’échange pour l’émancipation, et une femme qui obtenait sa liberté obtenait celle de ses enfants (et pouvait racheter celle de son concubin). Certaines femmes esclaves ont pu utiliser le seul moyen qui était à leur disposition pour tenter d’obtenir un affranchissement.
« Et quand bien même il n’y en aurait qu’une seule qui aurait obtenu la liberté à travers ses capacités sexuelles, son savoir-faire pour obtenir la liberté sert de modèle à l’ensemble du groupe […] Mais du jour au lendemain tout cela va être balayé : le 26 mai 1848 tout le monde est esclave et le 27 tout le monde est libre. Le Code Napoléon s’applique alors et à ce moment-là hommes et femmes sont dans une situation où c’est l’homme qui domine, en vertu de la puissance paternelle contenue dans le Code Napoléon. Comment pensez-vous que nos grands-mères ont pu passer du jeudi au vendredi en pensant tout à coup que les hommes pouvaient avoir de l’autorité sur elles alors que pendant deux cents ans rien n’était comme cela ? Notre société doit assumer le grand malentendu. […] Les femmes perdent leur liberté car elles passent du jour au lendemain sous l’autorité maritale. Elles vont tout faire pour ne pas se laisser soumettre par le mariage à la domination masculine, même si elles sont en accord avec l’idée du mariage. Dans le même temps, on voit apparaître un phénomène nouveau, c’est celui de femmes qui sont entretenues par les planteurs (les anciens maîtres). La conscience collective a toujours connu leur existence mais a du mal à les positionner. On a utilisé le terme de “matador” pour les désigner, définition qui n’est pas acceptée par tous. On pourrait traduire cela par “courtisane”. Et ces figures sont présentes dans différents romans. » (Entretien avec Albert Flagie, décembre 2008.)
Ces affirmations sont nuancées par les travaux d’Arlette Gautier qui souligne que
« Sur les grosses plantations, les esclaves vivent majoritairement en couple et les deux tiers des enfants avec leurs deux parents. Aussi les relations privilégiées blancs/esclaves sont fort minoritaires et ne peuvent pas être convoquée pour expliquer en priorité la situation de ces dernières [les femmes] ». (Gautier, 2010 : 251)
Elle admet toutefois que, aujourd‘hui, de nombreuses Antillaises, dans les milieux populaires, ne se marient pas, préférant le plasaj ou concubinage pour préserver leur indépendance. Le mariage serait plutôt un marqueur social de respectabilité chez les femmes de milieu aisé (Gautier, 2010 : 253).
Marie-Louise Lafleur définit ce dispositif social comme « une organisation matrifocale dans une société patriarcale » (Lafleur, 2005). Elle constate qu’il est surprenant qu’aux Antilles, l’on continue de parler de famille matrifocale, alors que le terme utilisé pour désigner le même type d’organisation en métropole est celui de « monoparentalité » ou de « multiparentalité ». Il est vrai que ces phénomènes sociaux sont récents en métropole et ne semblent pas ébranler, du moins dans les discours, le mythe de la famille conjugale monogame comme fondement des sociétés dites « modernes ». Or, finalement, ne voit-on pas la métropole rattraper la soit-disant « tradition » Antillaise ? Sommes nous face à un brouillage de cette notion de tradition/modernité ? Comme la construction des prétendues différences de « race », ce brouillage procède par une construction discursive et symbolique qui permet de désigner différemment, en les hiérarchisant, deux phénomènes analogues en ce qu’ils se ressemblent dans leurs conséquences mais ne sont pas construits sur les mêmes histoires. Femmes et hommes guadeloupéens définis comme « de couleur » et de milieu populaire sont désignés comme hors norme, non conforme au modèle métropolitain-blanc de la famille nucléaire et du couple monogame ; les femmes étant rendues responsables de cette situation du fait de leur centralité dans la famille, et les hommes du fait de leur extériorité. Les stéréotypes de genre, de race et de classe sont convoqués pour disqualifier une organisation sociale non-occidentale.
Car le sens commun considère à tort que le multipartenariat serait une attitude majoritaire chez les hommes noirs (ou métis) et particulièrement dans les classes populaires (le « coureur irresponsable ») ; Il serait une réminiscence d’un « passé nègre », inscrit dans la tradition, et il devrait disparaître ; Les Blanc-he-s et métropolitain-e-s ne seraient pas concerné-e-s par ces pratiques sociales.
Or, le multipartenariat en Guadeloupe ne trouve probablement pas ses origines exclusivement dans une « culture noire », fût-elle africaine ; en effet dans la société esclavagiste les maîtres blancs avaient droit de cuissage sur l’ensemble des femmes de la plantation et entretenaient des « femmes en dehors ». Les « cadres intermédiaires » des plantations, le plus souvent des métis, ont rapidement adopté ce type de stratégie conjugale. Le phénomène des maîtresses est par la suite devenu un signe extérieur de richesse qui s’est élargi à l’ensemble des hommes et perdure sous d’autres formes aujourd’hui. Ainsi, le multipartenariat masculin ne doit-il pas être considéré comme propre aux seuls hommes « non blancs ». Si encore aujourd’hui, les békés ont des stratégies matrimoniales strictement endogamiques, les hommes peuvent avoir des maîtresses en dehors de leur classe et de leur couleur d’origine. Nous avons d’ailleurs relevé au cours de notre travail de terrain que cette pratique est présente, et peut également être adoptée par les métropolitains arrivés récemment.
Dans la société caribéenne, l’on pourrait qualifier les modes d’organisation du multipartenariat et de la matrifocalité comme des « réseaux sexuels » (Bozon, 2001) où une certaine visibilité de l’intimité, et de la sexualité est vécue comme une composante ordinaire de la sociabilité, génératrice de capital social mais également créatrice de liens d’interdépendance. Pour les hommes ceci agrandira leur surface sociale en consolidant leur notoriété (réputation) tandis que pour les femmes, à condition qu’elles restent discrètes, elles pourront consolider leur position sociale et/ou financière par un dispositif d’échange sexuel contre compensation. Ainsi, malgré l’opprobre apparente dans laquelle ce mode de vie est considéré, hommes et femmes trouvent leur compte dans des formes de multipartenariat adaptés pour chacun aux normes de genre qui leurs sont assignés (respectabilité pour les femmes, réputation pour les hommes) ; soulignons que la frontière de genre tend à se brouiller dans la mesure où, pour les hommes il existe une forte pression à la fidélité dans le cadre de la famille monogame (respectabilité) et pour certaines femmes, l’affichage de l’indépendance par la liberté sexuelle peut être vécu comme une forme d’émancipation sociale (réputation). En tout état de cause, dans cette sexualité en réseau, la notion de fidélité est paradoxalement liée à l’intermittence plutôt qu’à la continuité, et la sexualité est génératrice de sociabilité. Mais, globalement, du fait du poids des normes issues des injonctions des églises chrétiennes et du fait de la prééminence, dans les discours du modèle social occidental d’organisation de la famille comme norme du Bien, le secret est de mise dans les relations de couple comme vis-à-vis des communautés d’appartenance (famille, quartier, milieu professionnel).
Le « masque blanc » d’une aspiration à la famille nucléaire dissimule des pratiques sociales autrefois assumées par les hommes comme par les femmes et qui selon nos interlocuteurs et interlocutrices garantissaient une relative autonomie dans les couples parentaux. (recherche d’autonomie que François De Singly décrit aujourd’hui comme une évolution de la famille hexagonale – De Singly, 2005).
Le viol des femmes noires par les hommes blancs serait à l’origine de la société antillaise et il aurait dépossédé les hommes noirs de la virilité comme de la paternité (Glissant, 1997) ; Ce « mythe fondateur », indépendamment de sa véracité historique donne un fondement à la dépossession : l’homme est dépossédé des femmes qui sont volées et violées par le maître et les femmes sont dépossédées de leur corps par le maître. Le mythe du viol fondateur implique que la femme noire n’a pas pu avoir du désir pour le maître blanc dont elle est nécessairement la victime ; il maintient également l’illusion d’un passé africain pur « souillé » par le Blanc (Mulot, 2000). Face à cette difficulté initiale, les hommes et les femmes développeraient deux formes de lien basées sur la revanche ou sur le deuil. Dans le premier cas, les comportements développés seraient ceux de la consommation (pousser à l’extrême des attitudes d’accumulation de biens de consommation venant de métropole), de la séduction (conquête sexuelle effrénée chez les hommes) ou de la convoitise (des femmes blanches à travers les unions mixtes, ou la « conquête » de femmes blanches). La persistance du mythe du viol fondateur dans le sens commun guadeloupéen implique que les relations entre les hommes et les femmes ne sont pas « apaisées » en Guadeloupe. Dans le second cas, le deuil conduirait les Antillais à revendiquer une compensation de la dette de l’ex-maître à l’égard de l’ex-esclave sous la forme de l’assistanat comme rétribution historique (Mulot, 2000).
Une approche essentiellement anthropologique et culturaliste risque d’occulter d’autres facteurs explicatifs, d’ordre politiques et économiques ; Il semble en effet plus plausible de relier en priorité ce rapport à la consommation à une conséquence des politiques publiques développées pour atténuer les mouvements sociaux et pour calmer les velléités indépendantistes, au même titre que la migration vers la métropole par la création du BUMIDOM. Par ailleurs si l’idée de la « revendication de l’assistanat » peut sembler séduisante, elle soulève quelques commentaires. Peut-on désigner par « revendication d’assistanat » le fait de vouloir que les prestations familiales acquises par des luttes sociales soient appliquées en Guadeloupe à la suite de la départementalisation ? Car, si la métropole attribue des sursalaires aux fonctionnaires (situation d’exception) et dans un même temps n’aligne pas les prestations sociales (situation de droit) aux plus pauvres, elle crée de fait un renforcement des inégalités sociales dans le département. Reprendre l’argument selon lequel les revendications sociopolitiques seraient des quémandages d’assistanat revient à assumer l’idée que les Guadeloupéens ne seraient pas légitimes à être inclus dans la république (après la départementalisation censée assurer la « continuité territoriale »). Césaire a discuté ce phénomène en soulignant que la départementalisation pouvait permettre des transferts sociaux légitimes, comme compensation de la période de la colonisation. Ainsi, si le mythe du viol fondateur reste fort en Guadeloupe, il ne peut suffire à éclairer les rapports sociaux de sexe contemporains.
Cabort-Masson (1985) soutient pour sa part que les femmes noires avaient des stratégies qui correspondaient à autant de trahisons : s’allier avec le maître pour en tirer des avantages et du pouvoir et « blanchir la race » dans un esprit de collaboration. Selon lui, La société esclavagiste a fabriqué des hommes qui ne sont que des outils et des géniteurs, dépourvus de pouvoirs, et de fait, en position d’infériorité par rapport à leurs compagnes.
Cabort-Masson explique que le maître entretenait les divisions et les rivalités parmi les esclaves, empêchant ainsi la possibilité d’organisation ou de résistance. Certaines femmes, et tout particulièrement les domestiques, les nourrices, les maîtresses du maître, les soignantes (infirmières, accoucheuses) et les marchandes bénéficiaient d’une certaine reconnaissance. Elles avaient le pouvoir d’enfanter (de la main-d’œuvre potentielle) et d’éduquer les enfants du maître, elles pouvaient aussi capter le désir du maître et devenir leur maîtresse. Ainsi elles pouvaient même, en usant de suffisamment de stratégie, parvenir à se faire libérer de leur condition d’esclave par le maître et rendre libre du même coup leurs propres enfants. C’est le sexe des femmes esclaves et leur fécondité qui leur ont donné ce pouvoir dans le système esclavagiste. Il considère que ce sont là des actes de traîtrise des femmes vis-à-vis de leurs compagnons esclaves. Il n’envisage pas l’hypothèse que ces stratégies puissent être considérées comme des formes de résistance invisibles, puisque au fond elles conduisaient d’une part à des possibilités de libération (stratégies individuelles) et d’autre part à développer une connaissance de la maison du maître de l’intérieur, ce qui a pu permettre, dans certaines circonstances, de soutenir des mouvements de révolte notamment parce qu’elles pouvaient transmettre des informations utiles quant aux stratégies des maîtres (stratégie collective) (Hill Collins, 1986). Kamala Kempadoo (1999) montre quant à elle comment les femmes esclaves, assignées au travail du sexe au profit des Blancs, retournaient cette forme d’oppression au bénéfice de leur communauté, et comment ce rapport à l’instrumentalisation de la sexualité a pu demeurer vivace dans les pratiques des femmes caribéennes jusqu’à nos jours.
Les propositions de Cabort-Masson ont été vivement critiquées par Arlette Gautier, qui a développé l’idée que la condition des femmes pendant l’esclavage ne pouvait laisser envisager une quelconque compromission avec le maître, et que si des concubines ont existé, leur nombre était insignifiant comparé à celui des femmes victimes des abus sexuels de leurs maîtres (Gautier, 2010).
Stéphanie Mulot souligne que les alliances des femmes avec les maîtres pouvaient aussi correspondre à des stratégies de survie plus qu’à des compromissions, qui « prouvent la capacité des esclaves à utiliser les failles du système qui les avilissait ». Elle ajoute que le mythe du viol fondateur ne prend pas en considération l’idée que les femmes noires aient pu également être violées par des hommes noirs (Mulot, 2000 : 538).
Quoiqu’il en soit, cette perspective, considérant les femmes comme capables de négocier leur sexualité « au dépend » des hommes reste vive dans le sens commun.
Selon Elsa Dorlin (2006), la colonisation a fabriqué des représentations des hommes et des femmes noires en inversant les archétypes de genre afin de créer une distinction rigide entre les « races ». Comme les black feminists, elle souligne que la femme blanche supposée est pure, pieuse, soumise, pudique, fragile ; elle accouche difficilement et dans la peine et porte la culpabilité pour la faute d’Ève. La femme esclave en revanche est décrite comme lascive, libertine, comme les hommes esclaves d’ailleurs, très féconde, dure à la tâche ; elle est en quelque sorte virile. Elle accouche facilement car elle n’est pas sensible à la douleur et reprend le travail dès le lendemain. Par cette construction des représentations, les femmes noires sont exclues de la féminité donc de la vertu. Elles sont assignées soit à la reproduction soit au travail sexuel non reproductif. La prétendue lascivité des femmes noires procède d’une idéologie raciste esclavagiste sur les habitations des colonies françaises. Elle a permis de disculper les Blancs des viols sur les femmes noires, au nom de la lubricité et de l’immoralité de ces dernières (Dorlin, 2006).
L’homme esclave à l’inverse est défini comme flegmatique, apparenté au féminin, mais seulement pour prouver qu’il est inférieur au colon blanc. Dans cette conception raciste, les hommes noirs ne sont pas virils parce qu’ils sont bestialisés. La matrifocalité est construite comme un mythe qui inverse l’ordre de genre : « Le mythe du “ matriarcat noir ” fonctionne enfin comme une idéologie incapacitante, car il neutralise en la déformant tout ce qui s’apparente à une affirmation des femmes noires : l’autonomie et le pouvoir étant l’apanage des hommes, se saisir de ces attributs typiquement “ masculins ” implique nécessairement l’effémination des hommes noirs et la virilisation des femmes noires. Autrement dit, les stéréotypes qui pèsent sur les femmes noires sont des stéréotypes qui mettent en scène des mutations de genre (des femmes qui deviennent des hommes, des hommes qui deviennent des femmes). Les stéréotypes racisés de genre contraignent les femmes à performer des traits typiquement masculins (le pouvoir économique, l’autorité sur les enfants, l’indépendance, mais aussi l’initiative sexuelle), alors que les hommes sont efféminés (dépendants, passifs, inactifs). » (Dorlin, 2007 : 38).
Dans la réalité sociale, la « réputation » des hommes se construit bien sur l’affichage de leur virilité (par le multipartenariat et la paternité) et la matrifocalité ne confère pas de pouvoir économique ou politique aux femmes qui de surcroît doivent rester « respectables » en affichant leur chasteté.
Ces analyses de l’histoire des rapports sociaux de sexe permettent d’appréhender l’impact de la colonisation sur la formation des pratiques sociales contemporaines, et illustrent en particulier l’entrecroisement des oppressions de genre de race et de classe démontré par les travaux black feminists Nord-américaines (Hook, 2000 ; Hill Collins, 1986). Le mythe du viol fondateur pose les femmes comme les hommes en victimes absolues, les premières étant victimes de la violence sexuelle des Blancs et les second de la dépossession (de « leurs » femmes et de la paternité) ; les analyses de Cabort-Masson situent les femmes en position de collaboration avec le maître, leur faisant porter la culpabilité de la trahison vis-à-vis de « leurs » hommes. L’approche en termes d’inversion du genre comme point d’intersection entre sexisme et racisme pose les hommes et les femmes de couleur comme des instruments au service de l’affirmation du pouvoir Blanc.
Au delà de ces explications relevant de l’argument lié à l’appropriation par les maîtres, il n’en demeure pas moins que l’inégalité reste en Guadeloupe comme ailleurs une caractéristique des rapports entre les hommes et les femmes. L’histoire des plantations montre aussi que les relations entre les hommes et les femmes esclaves n’étaient pas dénuées de rapports de hiérarchie et que la domination masculine n’est pas née avec l’application du code Napoléon en 1848.
La division sexuelle du travail sur la plantation et dans les usines de traitement de la canne permet d’appréhender la construction des rapports sociaux de sexe et de classe sur un continuum historique ; Dans le travail des champs (travail des nègres de houe), jusqu’au début du XXe siècle, les hommes et les femmes sont affectés indifféremment aux tâches les plus dures ; la distinction sexuée qui place les hommes à la coupe et les femmes à l’amarrage n’apparaîtra que tard (fin du XIXe, début du XXe siècle). Toutefois :
« Si le travail manufacturier sur la plantation n’est pas sexué de façon rigide, il n’en reste pas moins que les tâches auxquelles les femmes peuvent être affectées sont des tâches peu valorisées » (Oudin-Bastide, 2007).
Les commandeurs et les raffineurs étaient des hommes et disposaient d’un réel pouvoir dans la division verticale du travail.
« Si le travail des “nègres de houe” – catégorie qui regroupe la plus grande partie des esclaves et où les femmes sont majoritaires au XIXe siècle – est effectivement désexualisé, cette désexualisation disparaît donc, au profit des hommes, dès que l’on considère les fonctions productives distinguées par le maître, fonctions qui apportent des avantages tant matériels que sociaux » (Oudin-Bastide, 2007).
Concernant les femmes, les maisons des maîtres occupent une domesticité importante, à majorité féminine, et ceci perdure bien après l’abolition. Parmi les femmes domestiques, certaines sont dévolues au service sexuel :
« Les femmes sont indéniablement majoritaires parmi ce qu’on peut appeler les esclaves intimes. Certains maîtres, même mariés, s’organisent de petits “harems” […] formés de servantes plus au moins désœuvrées. La plupart des célibataires choisissent une “ménagère”, à la fois concubine (et souvent mère d’un ou plusieurs enfants du maître) et femme de charge de la maison, ce qui peut l’amener à exercer un réel pouvoir sur la domesticité. Cette fonction est cependant fréquemment occupée par une femme libre de couleur, le remplacement de l’esclave par la femme libre constituant d’ailleurs un signe extérieur de richesse pour le maître. Les jugements portés sur ces ménagères libres sont d’ailleurs contradictoires » ; certaines sont assimilées à des courtisanes (Oudin-Bastide, 2007).
Glissant quant à lui affirme, dans la continuité du mythe du viol fondateur que l’homme, dépossédé de son statut par le maître, aurait une sorte de revanche à prendre et c’est à l’encontre des femmes que celle-ci se manifesterait, sous la forme d’une réappropriation brutale. L’homme serait ainsi imperméable au plaisir de la femme dans la quête de sa propre puissance par la sexualité.
« La jouissance n’est ainsi qu’un rattrapage ultime, rattrapage de l’irresponsabilité dans les processus économiques de production, rattrapage de l’irresponsabilité dans le processus physiologique de reproduction » (Glissant, 1997 : 501).
Ce machisme antillais reposerait sur une illusion de pouvoir basée sur la violence ; il illustre son propos en citant des expressions créoles pour désigner la relation sexuelle : « coupé famm’la, batt famm’la » (« couper la femme », « battre la femme ») (Glissant, 1997 : 513). Ce machisme a comme corollaire, selon Glissant, d’imposer la transcendance au féminin ; la femme doit rester pure et ne peut être valorisée que dans sa fonction de mère.
On peut également avoir un aperçu de la violence des hommes contre les femmes au travers de la littérature romanesque, qui relate par exemple la réalité des viols de femmes esclaves par des hommes de même condition ou celle des violences conjugales (cf. la « trilogie sucrière » de Confiant 2000-2006 ; Zobel, La Rue Cases-Nègres, 1984 ; Pépin, L’Homme-au-bâton, 1992, etc.).
Pour sa part, Arlette Gautier souligne que
« la France a toujours promu outre-mer une construction du genre fort différente de celle qui avait cours en métropole qui a consisté à encourager le modèle de l’homme polygame et non celui de pourvoyeur de ressources comme ce fut le cas en métropole » (Gautier, 1985).
Cette dynamique sociale a été encouragée par le fait de consolider l’accès aux ressources pour les hommes (salariat, prestations sociales) et de le limiter pour les femmes jusque dans la fin des années 1970. L’auteure montre que les politiques sociales et familiales en matière de prestations ont été longtemps discriminatoires en Guadeloupe après la départementalisation et n’ont pas permis aux femmes de consolider leur autonomie. Alors que, 1946 en métropole, une politique familiale nataliste se met en place par le biais des prestations familiales, elle n’a été que partiellement appliquées dans les DOM (Départements d’Outre-mer) jusqu’en 1975. En outre, les allocations familiales étant versées aux seuls salariés avec des montants minorés, les femmes, peu présentes dans les emplois déclarés, y avaient difficilement accès. En Guadeloupe, dans les années 1960-1970, le chômage des femmes était massif (40 % des actives jusqu’en 1983) et les femmes seules avec enfants représentaient environ un tiers des familles. Les prestations familiales n’ont été versées aux mères seules qu’à partir des années 1970 et c’est seulement en 1975 que l’allocation aux mères seules (à condition qu’elles aient deux enfants) a été étendue aux DOM alors qu’elle était versée depuis 1946 en métropole. Il n’y avait par ailleurs pas d’allocations prénatales, contrairement à la métropole, et dans tous les cas, les allocations de parent isolé (API) étaient toujours plus faibles (– 40 %). Cette application différenciée de la loi a eu pour effet d’obliger les femmes à demeurer dépendantes des ressources des hommes. Arlette Gautier montre à partir d’une étude sur le terrain que beaucoup de ces femmes
« étaient obligées de recourir à une semi-prostitution pour nourrir leurs enfants, et parfois se retrouvaient enceintes » (Gautier, 1993 : 93) ;
D’autres étaient contraintes de rester avec un conjoint bien qu’il soit violent ou « trop coureur ». L’auteure souligne également que la généralisation de la loi a été rendue difficile du fait des résistances des agents de la CAF ou des assistantes sociales, qui exigeaient que les pères soient plus présents (afin de ne pas servir l’API) ;
« cependant, cette action s’est heurtée à la résistance de certaines mères, qui ne tenaient nullement à voir réapparaître un concubin parfois violent, et a occasionné bien des dégâts car les retrouvailles étaient suivies de nouveaux départs » (Gautier, 1993 : 96).
De ce fait, les femmes, en particulier celles des classes populaires, potomitan dans un contexte matrifocal, était dépendantes des hommes pour leurs ressources, tandis que ces derniers pouvaient continuer d’afficher leur surface sociale (réputation) en entretenant plusieurs foyers. L’élargissement des prestations familiales et le fait que les femmes puissent y avoir accès (sans condition de salariat par exemple) ont contribué à diminuer leur dépendance vis-à-vis des hommes.
Aujourd’hui encore le sens commun admet que les relations sexuelles et l’argent sont liés ; de nombreux proverbes attestent que les relations sexuelles entre les femmes et les hommes sont aussi des échanges économiques. Ne dit-on pas à propos des femmes : « Mwen pa ka koké pou ayen » (« ne “baise” pas pour rien »), ou encore, « Fanm sé poul, lè yo vwè mays yo ka kouri » (les femmes sont des poules, quand elles voient du maïs, elles courent), ou bien, lorsqu’une jeune femme a un petit ami, ses amies s’empresse de demander : « Qu’est-ce qu’il peut faire pour toi ? » (Focus groupe de femmes, Guadeloupe 2008).
Cet héritage de l’histoire, montre que les rapports sociaux de sexe ne se sont pas construits sur un modèle patriarcal de l’homme unique, pourvoyeur de ressources et « chef de famille », mais sur un modèle (« rhyzomatique » et plus horizontal) dans lequel les femmes associent stratégiquement la sexualité et les compensations de la sexualité qui peut également impliquer une perspective d’ascension sociale.
Un homme de 35 ans décrit ce qu’il ressent de cette question :
« En ce qui concerne les femmes guadeloupéennes un trait les caractérise. On peut penser que une entre dix fait l’exception à la “règle de la carte bleue”. ça consiste à avoir des relations avec les hommes seulement s’ils sont disponibles pour les aider à subvenir à leurs besoins. Par exemple quand un homme et une femme se rencontrent et que la possibilité d’une relation se manifeste, la femme en question fait comprendre à son futur partenaire avant d’avoir des rapports sexuels qu’elle souhaite qu’il participe avec de l’argent à ses besoins financiers ; il n’est pas rare que dans la conversation elle glisse la liste de ses soucis d’argent et des choses qu’elle a à régler. Cela les hommes le savent et eux aussi jouent le jeu. » (Commerçant, Basse Terre, juillet 2008)
Nous avons souvent rencontré ces analyses, chez les hommes comme chez les femmes, parfois associés à des jugements négatifs, parfois de manière amusée.
Par ailleurs, Arlette Gautier montre que, en ce qui concerne la contraception, la temporalité est inversée par rapport à la métropole : si elle est illégale en métropole jusqu’en 1967, elle est mise en œuvre par les préfectures et les DDASS (Direction départementale des affaires sanitaires et sociales) des départements d’outre-mer dès 1963 dans un souci affirmé de limitation des naissances dans le département. L’auteure souligne que par le biais des politiques familiales et jusqu’à très récemment, la reproduction de la nation par la valorisation de la natalité ne s’applique qu’aux Blancs ou supposés tels. Les DFA (Départements français d’Amérique) représentent des espaces discriminés et perçus comme hors de l’espace français, soixante ans après la départementalisation (Gautier, 1993).
Ces retards dans la mise en place des prestations familiales et cette anticipation de la régulation des naissances dans les DOM montrent que la procréation y est jugée excessive et que règne une crainte d’une forme d’indépendance féminine, héritée de l’histoire. Cette application différenciée de la loi a eu pour effet de stigmatiser le mode d’organisation défini comme matrifocal en condamnant davantage les hommes et en obligeant les femmes à demeurer dépendantes de leurs ressources. À l’inverse, en métropole les femmes seules sont considérée comme des homo oeconomicus et n’ont pas à subir ces discriminations.
Dans la période actuelle, avec l’émergence de l’épidémie à VIH et dans le courant de la deuxième vague féministe, on assiste à une rupture épistémologique : la condamnation des hommes et la victimisation des femmes par la scientia sexualis tendent à supplanter la critique exclusive des femmes comme source de désordre dans la matrifocalité par les sciences sociales des années 1960. Ici, les femmes ne sont pas comme dans le nationalisme guadeloupéen, victimes des hommes blancs mais à l’inverse, elles sont victimes des hommes noirs, de « leurs » hommes. Cette construction des hommes « Autres », racisés, comme menaces pour « leurs » femmes est récurrente dans les discours coloniaux (Tarraud, 2003).
Ainsi les formes de sexualité associées au masculin, source de « réputation » (attribut considéré comme positif en Guadeloupe) sont-elles qualifiées d’anormales. L’homme multipartenaire (auparavant valorisé) devient un irresponsable mettant la nation en danger, en particulier si il est issu de milieu populaire. La reconstruction postcoloniale des identités de genre et de race et de classe stigmatise, dans un contexte d’affirmation du biopouvoir une forme d’altérité « antillaise » comme « anormale » alors que la métropole, occidentale et forcément universelle, est « normale ». Contrôler les corps et les sexualités au nom de la santé publique après avoir fustigé la matrifocalité au nom de l’ordre social représentent les formes contemporaines de l’aspect postcolonial de ce biopouvoir et rappellent les analyses de Paul Farmer (1996), qui soulignait à partir du cas d’Haïti comment, à travers les formes de la propagation du VIH, les victimes de la pandémie se retrouvaient en position d’accusées du fait de la violence structurelle néolibérale qu’elles subissaient en réalité.
Si la période esclavagiste et coloniale a contribué à maintenir les femmes dans un état d’assujettissement, ne leur laissant que peu de marge de manœuvre, essentiellement limitée à la négociation de leur sexualité ou de leur maternité, la période néo-coloniale , après la départementalisation, n’a pas permis un essor de la prise de conscience des rapports sociaux de sexe dans la culture guadeloupéenne.
« Les rapports sociaux de sexe ne sont pas construits à partir d’un patriarcat initial. C’est une société matrifocale construite par et en résistance à la colonisation. Les différences sont telles que l’on ne peut pas y appliquer les théories féministes européennes. » (Entretien avec Albert Flagie, décembre 2008.)
Dans le modèle occidental, les féministes se sont battues contre la puissance du père dès le milieu du XIXe siècle avec un succès relatif. Or ce combat ne s’applique pas à la Guadeloupe, où la puissance du père a été niée par l’organisation esclavagiste puis imposée par le Code Napoléon, s’inscrivant dans la loi mais peu dans les pratiques ou dans les esprits. Aujourd’hui, les femmes caribéennes, qui portent de lourdes charges quant à la cohésion de la structure familiale, ne souhaitent pas nécessairement limiter la place des pères, auxquels elles auraient tendance au contraire à demander plus d’investissement. Soulignons que, en métropole avec le fort taux de divorce, les femmes ont le plus souvent la garde des enfants (matrifocalité métropolitaine ?) et critiquent aujourd’hui les hommes pour leur désinvestissement matériel et psychologique.
Le féminisme du « Nord » analyse les systèmes d’oppression dans la sphère privée à partir de l’existence non questionnée d’une famille type qui serait une famille nucléaire, composée d’un couple stable avec un ou des enfants. Or, la majorité des femmes de la Caraïbe n’a pas cette expérience-là de la famille. Ici, la prétendue absence des pères, la prétendue toute-puissance des mères sont venues occulter la complexité des rapports de pouvoir entre les hommes et les femmes dans cette complexion familiale, en portant un regard simplificateur qui a accentué l’irresponsabilité des hommes et la victimisation des femmes. Cette organisation familiale, inconnue ou ignorée des féministes européennes, a été rapidement disqualifiée, ne laissant pas la possibilité d’une analyse approfondie des rapports sociaux de sexe qu’elle révèle (sexualité en réseau, négociation de la sexualité, pluriparentalité, secret et visibilité du multipartenariat…).
La culture féministe occidentale (celle de la métropole en l’occurrence) n’a pas su traiter des différences socio-historiques et des questions de racisme dans son approche théorique ; Aux États-Unis le même phénomène a été mis en lumière par les féministes noires-américaines. De ce fait, l’universalisme supposé des théories féministes ne pouvait avoir qu’une application localisée dans les sociétés du « centre ». Par exemple, le rapport au travail comme outil de libération pour les femmes (l’un des fondamentaux des théories féministes) ne pouvait pas s’appliquer aux femmes noires, dans la mesure où, dans les sociétés esclavagistes, ces dernières ont toujours travaillé sans y trouver d’outils d’émancipation. Par ailleurs, leurs maîtres blancs étaient des hommes et des femmes, elles ne pouvaient pas trouver une complicité (sororité) avec les femmes blanches (Hooks, 2000).
D’autre part, la majorité des travaux historiques français sur l’esclavage et l’organisation de l’économie de plantation a mis l’accent sur le sort réservé aux esclaves hommes. La place des femmes est demeurée celle de victimes ou de traîtresses et ce n’est que grâce aux travaux récents que l’on a pu avoir plus de données sur les femmes (Gautier, 1985 ; 2010 ; Giraud, 1999 ; Reddock, 2007). Ces données nous permettent de nous déprendre des mystifications et nous apprennent précisément que les femmes esclaves subissaient des discriminations de genre de la part des maîtres comme de leurs homologues masculins. Dans ce contexte, les femmes ont été effacées et les problématiques concernant les formes de la domination masculine à l’intérieur des peuples dominés ont été évacuées.
La société esclavagiste s’est construite sur les différences racialisées adossées aux différences de genre, mais le second terme de cette construction a été effacé dans les luttes indépendantistes ou nationalistes contemporaines, probablement parce qu’il aurait obligé à remettre en question la domination masculine également à l’œuvre au sein des groupes dominés.
Les mouvements indépendantistes ou nationalistes ont démontré leur profondeur théorique sur l’identité noire (années 1960), puis créole (années 1980), ainsi que des capacités de mobilisation sociale radicales, comme en atteste la période 1967-75 ou, celle plus récente de la création du LKP (liyannaj Kont pwofitasyon) en 2009, avec 100 000 personnes dans la rue soit ¼ de la population mobilisée pendant plus d’un mois, mais ils ont maintenu une inertie quant à la réflexion sur les femmes et les rapports sociaux de sexe. Ainsi ont-ils construit un mouvement social androcentré laissant peu de place aux revendications des femmes, que celles-ci soient orientées contre le racisme ou contre le sexisme.
Les mouvements nationalistes ou indépendantistes des années 1960-1970 n’ont pas, par exemple, inscrit l’amélioration des politiques sociales (et en particulier des prestations familiales) au centre de leurs revendications, car à l’époque, cela aurait conduit à demander une consolidation de ce qui était perçu comme une dépendance vis-à-vis de la métropole ; Au sein du LKP les femmes ont été partie prenantes, comme soutien au mouvement sans que soit élaborées les questions concernant les relations hommes-femmes, alors que ces dernières souffrent plus de la situation économique et sociale (emploi, ressources, logement…).
Le caractère radical du discours anticolonial semble avoir pour conséquence d’évacuer le débat sur les femmes, mis à part la perspective relativement victimaire du viol des femmes noires par les colons et les trafiquants d’esclaves.
Par ailleurs, dans la Caraïbe, le colonialisme a empêché le développement d’une conscience régionale. La partition du monde antillais par la colonisation a eu pour conséquence la mise en place de liens exclusifs d’ordre politique, économique et intellectuel entre chaque île et sa métropole européenne ou nord-américaine dans un rapport exclusif et unidirectionnel centre-périphérie, et la décolonisation a intensifié la segmentation et l’isolationnisme, eux-mêmes facilités par l’insularité. En atteste la diversité des références fondant les cultures nationalistes, avec par exemple des courants comme le Black Power, la négritude ou le mouvement rastafari, émergeant séparément dans différents territoires et poussant plus à la fragmentation qu’à l’unité. De ce fait, les identités caribéennes sont multiples, et dans ce contexte, l’émergence de courants féministes demeure incertaine.
Les femmes caribéennes des îles françaises ne se sont pas appropriées les théories issues du black feminism américain des années 1970. Ceci est probablement lié à l’isolement des îles françaises par rapport à la culture caribéenne, ajouté aux différences de langue, et à l’éloignement de la culture nord-américaine. Dans la Caraïbe, la diversité des peuplements, la créolisation de la culture, ne permettent vraisemblablement pas une modélisation du féminisme noir-américain.
Le mouvement rastafari en Jamaïque apparu dans les années 1930 porte non seulement sur les racines africaines du peuple noir mais aussi sur une dimension religieuse et spirituelle forte s’alliant à des revendications sociales ; toutefois, ce mouvement ne laisse aucune place à la parole des femmes, dans la mesure où « la femme » est essentialisée comme mère.
Le Black Power, importé des États-Unis, est devenu le véhicule d’une certaine forme de protestation et l’expression d’une forme d’identité caribéenne. Victoria Pasley (2001) montre par exemple que les mouvements sociaux à Trinidad dans les années 1970 se sont inspirés du Black Power américain et qu’ils se sont aussi accompagnés, comme aux États-Unis, d’un éveil de la conscience féministe, donnant naissance à plusieurs associations entre 1981 et 1985. Et c’est précisément dans les États indépendants que les agences de l’ONU ont poussé au développement d’un féminisme institutionnel, qui, le plus souvent, suit les agendas de ces agences afin de bénéficier de financements internationaux, mais sans réellement fédérer les femmes des pays concernés ou des pays voisins en dehors d’une minorité de femmes privilégiées.
Pour ce qui concerne les Antilles françaises les femmes et en particulier celles de la Martinique ont participé à l’élaboration intellectuelle et politique des théories identitaires. L’on pourra citer Paulette Nardal et Suzanne Roussi Césaire, deux figures de la naissance de la négritude dans les années 1930, qui avaient également des affinités avec les mouvements noirs-américains. Mais l’histoire au masculin a occulté leurs contributions, car la négritude comme par la suite la créolité se sont encore déclinées au masculin, comme si l’homme noir incarnait tout à la fois les hommes et les femmes.
Dans les générations suivantes, nombreuses sont les femmes qui se sont illustrées dans la littérature, en cherchant, dans leur manière de camper leurs personnages féminins, à sortir des stéréotypes victimisants tout en ne se reconnaissant pas dans le féminisme. Les femmes écrivains de la Guadeloupe ont pour leur part une attitude assez ambivalente. Les trois auteures guadeloupéennes contemporaines majeures, Simone Schwarz-Bart, Maryse Condé et Gisèle Pineau, mettent en scène, dans leurs romans, des femmes qui mettent en lumière les dispositifs d’assujettissement et de résistance ; ce sont souvent des femmes sans enfant, des self-made women, des femmes « matadors », ou des femmes qui voyagent à travers le monde. Toutefois, ce sont aussi des femmes qui se cherchent et connaissent rarement des destins favorables, leurs vies étant parsemées de douleurs et de pertes ou d’errance.
Chez Maryse Condé par exemple, les femmes n’existent qu’à travers les hommes avec qui elles sont liées, bien souvent par une sorte de lien fatal, qui les entraîne vers une perdition certaine. Beaucoup d’entre elles partent et voyagent à la recherche de leur identité ou de leur – introuvable – autonomie. Dans La Parole des femmes (1979), elle remarque au sujet de la femme guadeloupéenne :
« On lui demande de rester la détentrice des valeurs traditionnelles et de représenter le rempart contre l’angoissante montée du modernisme alors que la société tout entière est engagée dans la course au progrès » (Condé, 1979 : 3).
Gisèle Pineau dit chercher à décrire les hommes comme les femmes avec tous leurs défauts et leurs qualités, dans leur profonde complexité (intervention au colloque des écrivains de la Caraïbe, Gosier, novembre 2008). Mais dans ses romans on trouve comme chez Condé des femmes en errance (la « drive ») et qui tentent d’affirmer leur indépendance et leur intégrité. Pineau met en scène des générations de femmes en montrant leur quête – et leurs succès – dans leurs capacités à affirmer leur autonomie.
Dans leurs romans, il est à noter que les héroïnes des générations les plus récentes, à la différence de leurs mères et grands-mères, n’ont dans la plupart des cas pas d’enfants. Peut-on y voir là la mise en cause de la maternité comme fondement de l’identité des femmes en Guadeloupe ? Émeline Pierre souligne que ces romancières ouvrent la voie vers une perspective de subversion de l’ordre des rapports sociaux de sexe : les femmes voyagent, se forment, s’ouvrent à d’autres horizons et deviennent subversives dans un contexte postcolonial (Pierre, 2008). La drive contemporaine des femmes serait elle une forme de marronnage contemporain des femmes pour sortir de leurs assignations de genre ?
Autrement dit, même si les femmes écrivains manifestent dans leur écriture les transformations concernant le « féminin », les sociétés antillaises francophones ne semblent pas disposées à intégrer les questions de rapports sociaux de sexe dans leurs dynamiques sociales. Et ceci ne peut plus aujourd’hui être analysé seulement comme une réminiscence du monde de la plantation. Les hommes et les femmes de la Caraïbe ont reconstruit leurs identités en y intégrant certes cette mémoire mais aussi en la dépassant, et les mouvements nationalistes imprègnent aussi la culture contemporaine et sont réappropriés par la société civile.
D’un autre côté, les mouvements féministes européens n’ont pas prêté attention aux femmes non européennes et ont eu à leur égard une attitude souvent condescendante ; Les travaux scientifiques français sur la place des femmes dans la colonisation n’ont pas eu de réception sociale visible en Guadeloupe ; les rares mouvements féministes qui s’intéressent à la mobilisation sociale des femmes guadeloupéennes les regardent encore comme des victimes (des hommes, de la mondialisation capitaliste, etc.) et leur proposent de les « aider » à s’organiser plutôt que de collaborer avec elles pour analyser les différentes formes d’oppression vécues en fonction de la culture et du contexte. Aujourd’hui encore, les interventions des groupes féministes métropolitains en Guadeloupe ne semblent pas être souhaitées par les femmes guadeloupéennes .
En explorant la dynamique des rapports sociaux de sexe contemporains en Guadeloupe dans une perspective postcoloniale, nous avons voulu discuter le fait que les tensions et les paradoxes autour de la sexualité conduisent d’une part à reproduire les rapports sociaux de sexe selon un modèle hérité de la période coloniale, rapports construits autour de la matrifocalité et du multipartenariat, articulés sur la « respectabilité » pour les femmes et la « réputation » pour les hommes, et en même temps à prôner les valeurs de la métropole adossées à la famille nucléaire et au couple monogame. Ces tensions révèlent deux tendances elles aussi paradoxales, et que l’on retrouve dans les courants féministes occidentaux, à savoir la critique de l’irresponsabilité des hommes par certaines femmes et la revendication, pour d’autres femmes, d’une plus grande liberté sexuelle, passant par le multipartenariat et les échanges économico-sexuels assumés. Ceci révèle une contestation des frontières de genre dans les rapports sociaux de sexe par l’inversion des registres de genre qui associent la « respectabilité » (chasteté, fidélité) au féminin et la « réputation » (conquête, multipartenariat) au masculin.
Le fait que le travail théorique sur la question des rapports entre les hommes et les femmes ait été laissé de côté dans la période des luttes indépendantistes implique que, aujourd’hui, les rapports entre les sexes ainsi que la question du genre et de l’orientation sexuelle semblent fondés sur des représentations paradoxales.
Ces paradoxes sont inscrits dans l’histoire de la Guadeloupe ; Les européens ont contrôlé la sexualité des esclaves dans la société de plantation puis celle des citoyens par l’imposition du code Napoléon qui a fait passer les hommes du statut de géniteur sans droit à celui de chef de famille. La sexualité des femmes aurait pu être un atout social de leur indépendance, mais l’application du Code Napoléon (renforcée par les églises) les a symboliquement reléguées à une place d’épouses dépendantes de leurs maris.
Ce contrôle de la sexualité s’est poursuivi après la départementalisation avec l’imposition des normes occidentales de transition démographique par la réduction des naissances dès le milieu des années 1960 ainsi que par la valorisation de la famille nucléaire et le dénigrement de la famille définie comme matrifocale. Les interprétations eurocentrées de la matrifocalité ont fait peser sur les femmes la suspicion ou l’opprobre condamnant leur multipartenariat, outil paradoxal de leur pouvoir d’agir, et l’application des politiques sociales a contribué, jusque dans les années 1970, à la limitation de leur autonomie vis-à-vis des hommes.
Avec l’émergence des mouvements indépendantistes, le machisme des hommes a été occulté au profit de leur dépossession des femmes par la violence des colons, ce qui a permis, en retour, de le légitimer. Dans le même temps, les hommes ont été placés dans une situation paradoxale, entre la justification de leur multipartenariat, comme outil de réappropriation d’un pouvoir spolié (« réputation ») et l’injonction, venue de la métropole, de devenir des époux fidèles. Les normes métropolitaines ont été renforcées avec l’irruption de l’épidémie à VIH et les politiques publiques de prévention, et les hommes multipartenaires sont désormais stigmatisés comme des vecteurs de la circulation du virus. Le contrôle de l’expression de la sexualité s’est poursuivi à travers la critique du multipartenariat masculin.
Enfin, le poids des églises conforte les discours de la métropole sur la supériorité de la famille nucléaire et du couple monogame, et la bourgeoisie guadeloupéenne s’y conforme dans un désir d’ascension et de reconnaissance sociale comme le soulignait Franz Fanon (1952).
Ces modes de contrôle successifs sont autant d’empêchements pour la (re)construction d’un modèle original des rapports sociaux de sexe.
Par ailleurs, les antillais se sont réapproprié les classifications phénotypiques comme classifications socio-raciales introduites par les politiques coloniales, valorisant le blanchiment de la race associé aux notions de « pureté » ou d’honneur des femmes. Ces frontières raciales et de genre sont construites à partir des normes occidentales de contrôle des femmes qui rencontrent celles du nationalisme antillais où les femmes, construites comme une catégorie essentialisées, incarnent la posture de victime du colonisé en même temps que celle de libératrice de la nation : « Mulâtresse Solitude » (qui est représentée enceinte) et femme potomitan (en tant que mère). Les colonisés au masculin sont tout à la fois victimes ostracisées et agents du renforcement de la domination masculine en ce qu’ils essentialisent le symbole de la dépossession à travers la réification de « leurs » femmes.
Et pourtant la « ligne de couleur » est instable lorsqu’elle s’associe à une discrimination de classe comme en atteste l’opprobre à l’encontre des femmes étrangères (haïtiennes et dominicaines), qui sont stigmatisées par les Guadeloupéen-ne-s pour ce qui est désigné comme leur « inconduite » sexuelle.
Cette déconstruction des mécanismes des rapports sociaux de sexe n’oppose pas la « modernité » et la « tradition » dans une perspective évolutionniste. Les rapports sociaux de sexe en Guadeloupe sont discriminants contre les femmes, et maintiennent les hommes dans des postures d’affirmations de soi par le machisme ; pour autant, ce modèle guadeloupéen (« matrifocalité dans une société machiste » et « sexualité en réseau ») ne se situe pas « en deçà » d’un modèle hexagonal qu’il serait souhaitable d’atteindre.
Le modèle de référence du couple monogame et de la soit disant égalité homme-femme des sociétés « du centre », s’opposerait à celui des sociétés de la « périphérie » toujours définies comme « non blanches », moins développées, et moins riches ou perçues comme plus archaïques. Or dans cette division dichotomique, la Guadeloupe n’a pas sa place ; elle est dans l’entre-deux du centre et de la périphérie ; la société créole, précisément, est construite sur des croisements qui semblent être autant de paradoxes.
Les rapports sociaux de sexe dans ce contexte sont à étudier tels qu’ils se sont construits au fil des siècles et dans leur modernité même. En ce sens, les rapports sociaux de sexe contemporains en Guadeloupe ne sont pas à considérer comme des réminiscences d’une quelconque tradition matrifocale, fût-elle africaine ou issue de la plantation, mais bien comme une forme de la modernité créole. Cette modernité engage les questions de genre, de sexualité et de parentalité, et, fait surprenant, il se pourrait bien que, par certains côtés, ce soit les configurations des rapports sociaux de sexe de la métropole qui se rapprochent de celles de la Guadeloupe et non l’inverse (ce que nous montrent en métropole les tendances de l’évolution du multipartenariat et des familles monoparentales ou recomposées).
Le contrôle de la sexualité, de la reproduction et de la structure des familles par l’imposition de la subjectivité occidentale au détriment de celle, créolisée construite par les populations opprimées, révèle une forme de « colonialité du pouvoir » (Quijano, 2000) basée sur le contrôle des corps, incluant les rapports sociaux de sexe et la sexualité, un biopouvoir postcolonial. D’un autre côté la défense nationaliste de l’identité s’appuie sur l’essentialisation des représentations sur les femmes et par le fait de passer sous silence les formes de contrôles auxquels elles sont soumises. Ce biopouvoir, qui accompagne l’amélioration de la production afin d’alimenter le capitalisme, comme le montre Foucault, produit des dispositifs de contrôle endogènes : ce sont les populations elles-mêmes qui créent et perpétuent les normes dans une dynamique de pouvoir et de contre-pouvoir. Ceci s’illustre ici avec, de manière concomitante la résistance à l’imposition de la norme occidentale de la sexualité par le maintien de structures de rapports sociaux de sexe et de familles non conformes à celles que la métropole tente d’imposer, et une forme d’adhésion, au moins dans les discours, à ces normes, le plus souvent au détriment des femmes, mais plus récemment à celui de certains hommes.
Ainsi, la question du genre en Guadeloupe illustre un paradoxe que l’on pourrait qualifier de postcolonial. La créolisation absorbe et transforme les différents moments historiques et sociaux et en même temps, les représentations sociales de l’ordre de genre semblent figées du fait de causalités complexes associant la « colonialité du biopouvoir » à une « matrice de domination » (Hill Collins, 1990) de genre de race et de classe, paradoxalement associées au nationalisme antillais.
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Résumé : L’analyse des paradoxes que révèlent les arrangements entre les sexes en Guadeloupe permet de mettre en lumière les ruptures et les continuités (post)coloniales. Les récits historiques contemporains concernant l’impact de la violence coloniale et esclavagiste sur la place respective des hommes et des femmes donnent à voir les différentes interprétations de la construction de ces rapports sociaux. L’époque actuelle révèle également les contraintes sociales, économiques et politiques qui contribuent à façonner les rapports sociaux de sexe, à travers les politiques publiques métropolitaines comme à travers le nationalisme guadeloupéen ; Comment s’organisent, ou se « créolisent » les normes occidentales de la famille nucléaire et du couple monogame, et celles, définies comme caribéennes de la matrifocalité et du multipartenariat ? Que nous révèlent les paradoxes et les tensions des rapports sociaux de sexe contemporains ? Comment les hommes et les femmes conduisent-ils leurs relations ? Comment les femmes caribéennes s’affranchissent-elles du poids de la « respectabilité » qu’elles doivent endosser ? Autant de questions auxquelles cet article tente de répondre en mobilisant une grille de lecture inspirée des études postcoloniales ainsi qu’une perspective articulant les rapports de genre de « race » et de classe, où l’on s’aperçoit que « la ligne de couleur » peut se déplacer en fonction de l’appartenance de classe ou du genre, par exemple. Finalement, l’on pourrait désigner comme une forme de biopouvoir postcolonial les enjeux du contrôle des corps et de la sexualité (hétérosexuelle) dans le contexte guadeloupéen, et montrer que le postcolonialisme s’alimente aussi des nationalismes.
Mots clés (auteur) : genre, postcolonialisme, caraïbe
Title : Gender and postcolonialism in Guadeloupe
Summary : In Guadeloupe the analysis of the paradoxes that the arrangements between men and women reveal can highlight the (post)colonial ruptures and continuities. Contemporary historical accounts of the impact of colonial violence and slavery on the place of men and women reveal the different interpretations of these social relations’ construction. The modern era also reveals the social, economic and political constraints that help to shape gender relations through French metropolitan public policies as well as through Guadeloupean nationalism ; How does western standards of nuclear family and monogamy organise or “creolise” together with so called Caribbean norms regarding matrifocality or multi-partnership ? What do contemporary tensions and paradoxes in gender relation display ? How do men and women manage their relationships ? How do Caribbean women free themselves from the burden of "respectability" that they should endorse ?
These are some of the questions that this article attempts to answer by mobilizing an interpretative framework inspired by postcolonial studies and gender, class and race intersectionality theory ; then, one can see that "the colour line" can move depending on gender or class for example. Finally, one might describe issues regarding bodies’ control and (heterosexual) sexuality as a form of postcolonial biopower within the social context of Guadeloupe, and one might show that postcolonialism also keeps going together with nationalisms.
Key words (author) : gender, postcolonialism, Caribbean