La question de la traduction est sans doute d’autant plus troublante que les langues et leurs contrées d’origine sont éloignées. Une traduction est, paradoxalement, à la fois le véhicule de la transmission et de la rencontre, de l’imprégnation réciproque, et de la violence faite à l’autre et à sa vision du monde. Autrement dit, bien qu’on soit obligés d’en passer par la traduction, inévitable même quand minimale, elle ne garantit en rien la justice cognitive, l’égalité des langues (foncièrement inégales) ni même l’exactitude. Aujourd’hui, alors que le monde se trouve décentré et que le rapport nord-sud et occident-orient est brouillé ou reconfiguré autrement, les hiérarchies centre-périphérie apparaissent dérangées, déplacées et souvent désuètes, et la traduction inévitable bien que toujours ambiguë. J’ai lu Aihwa Ong en anglais, langue dans laquelle elle publie elle-même.
Singulière anthropologue malaisienne de descendance chinoise enseignant aux Etats-Unis, Aihwa Ong récuse l’idée, d’ailleurs déjà périmée en elle-même, que le reste du monde serait une périphérie de l’occident. Elle critique la construction occidentale de la Modernité et pense que nous sommes désormais sortis du paradigme de celle-ci. Les visions alternatives à la Modernité, telles que celles d’Asie, impliquent et défient l’occident à la fois [1] Aihwa Ong rappelle que certains historiens japonais tracent la modernité asiatique (une modernité sans déracinement) au système tributaire et commercial centré en Chine au 15e siècle [2] et qu’on pourrait lui trouver de multiples autres généalogies. Le capitalisme a bel et bien désormais muté en un phénomène chinois. Les modernités alternatives ne surgissent pas seulement en résistance à l’occident, selon une figure post-coloniale. Pour Ong, de nombreuses nations d’Asie voient leur avenir étroitement lié à celui de la Chine [3] Ses livres portent sur les nouvelles industries du savoir, sur le lien entre les conversions de la citoyenneté et celle de l’université, les techniques d’apprentissage à distance, de services télémédicaux, les « corridors digitaux », les centres bio-polis tels que Singapour, sur les migrations à grande échelle, sur le déplacement du pouvoir vers l’Asie et la montée de celle-ci [4] sur les formes de pouvoir dans les stratégies post développementales, les niches de gouvernementalités diverses, les « mécanismes allocatifs » avec le colonialisme interne et le zonage. La logique de la globalisation n’a pas solidifié les différences entre “civilisations” mais a plutôt fait proliférer des souverainetés différenciées, inégales et fractionnées et souvent diminuées, au-dedans et par delà les frontières. Elle a produit de nouveaux espaces d’exception et de traversée des frontières [5] tels que le « capitalisme au caractère socialiste [6] » en zones spéciales, reliant socialisme et capitalisme, industrie et éducation. Dans Flexible Citizenship et dans Neoliberalism as Exception le tableau est celui d’une Grande Chine avançant sur tous les fronts à très grande allure néolibérale à coup de migrations, de “huaren [7] cyberpublic”, de guangxi (réseaux de parenté), de « nationalisme à distance » (long distance nationalism) [8] à coup de public translocal, d’identités traduites et « hyphenated », de réorganisation du travail par le transnationalisme chinois moderne et sa politique culturelle, avec les réseaux à la fois traditionnels et d’Internet, les grands pôles et parcs industriels-universitaires aussi bien à Shenzhen qu’à Hsinchu, Taïwan, ou ailleurs. La logique des mondialisations, par les assemblages globaux, effectue des mutations dans la souveraineté maintenant variable, morcelée et dispersée, donnant de nouvelles formes de marchés dont font partie les individus eux-mêmes avec leurs corps compris, la mobilité et la ré ethnicisation ; le tout au moyen de technologies de gouvernement spécifiques, de nouvelles formes d’association et de réseaux et même par la « sororité stratégique » de certaines populations féminines (Malaisie), les formes d’un Islam moderne et ouvert, rien ou presque ne coïncidant plus avec la territorialité de l’Etat. L’inégalité selon les zones fait entrevoir les alternatives échelonnées dans la réconciliation de nations divisées. Selon Ong, l’ethnicisation post-fordiste est une latéralisation contemporaine du pouvoir du marché en rapport avec les formes ethniques déterritorialisées qui remplacent ou complémentent la technologie gouvernementale d’Etat. Il peut y être requis de discipliner les femmes ou de renégocier le régime de sexe [9] Les marchés globaux produisent ainsi une fragmentation de la réserve de force de travail. Mais « les Etats dits ‘tigres’, qui combinent des traits autoritaires parfois anciens et économiques libéraux ne sont pas eux-mêmes des formations néolibérales ; ils sont l’insertion de celles-ci dans l’économie mondiale afin de satisfaire les exigences corporatives [10] » Les citoyennetés latitudinales et la sécurisation à outrance sont deux aspects de la même chose. Le travail et tous les gadget de la postmodernité de pointe envahissent désormais la vie privée, l’espace et le temps, et débordent des lieux d’origine du travail. La distinction entre le privé et le public disparaît une seconde fois dans l’histoire (elle avait été abolie une première fois par les bourgeoisies). Ong dresse ainsi le tableau de la traduction des fonctions de l’Etat national, de son dépassement ou plutôt de son expansion, celui des nouvelles fonctionnalités des zones spéciales, des « triangles économiques », des régions, de la transnationalité et des nouveaux publics asiatiques qui marquent le néolibéralisme. Il ne s’agit pourtant pas du dépérissement de l’Etat. Infinies richesses et infinie misère, aux deux bouts de l’échelle, s’accumulent en Asie plus précipitamment qu’ailleurs. Ong témoigne de la surprenante capacité des populations et des individus, mondialisés en l’espace d’une génération, à s’y adapter, à apprendre et à combiner la conservation de l’esprit familial avec l’adoption des technologies modernes.
Dans Flexible Citizenship l’auteure examine la transnationalité et le cosmopolitisme chinois induits par la circulation du capital global, les nouvelles migrations en Asie même, ainsi que d’Asie vers les Etats-Unis. Le capitalisme n’est plus centré en Occident mais distribué partout. La notion de modernité hégémonique (euraméricaine) situe le non Occident en bas de l’escalator par lequel il doit « rattraper un retard ». Mais pour Aihwa Ong il s’agit de dépasser aussi bien l’héritage que la nostalgie coloniale [11] Son approche réfute le bipolarisme entre les modernités occidentale et non occidentale, propre aux études subalternistes et postcoloniales. De ce point de vue, elle ne peut être vue qu’avec suspicion par une certaine bonne conscience post-, anticoloniale et décoloniale, et ne peut être qualifiée de « progressiste ». Mais Aihwa Ong est dans un registre descriptif et non délibérément politique et ses analyses sont très frappantes de réalité. La crise des sciences sociales consiste justement en l’impossibilité à représenter les autres modernités dans un modèle linéaire de l’histoire [12] Il ne suffit pas, selon Ong, d’esquisser simplement les effets universalisants de ces phénomènes, mais encore faut il étudier la structure existante des pouvoirs et des processus situés, ainsi que la pratique quotidienne et l’inventivité, la reproduction, la débrouillardise des individus et les réseaux en rapport avec le pouvoir et les grandes formes du capitalisme, ainsi que tout ce qui lui échappe localement. Aihwa Ong appelle de se vœux une « ethnographie située ». Elle étudie les constructions réciproques des pratiques de genre, race, ethnicité, classe, nation etc. dans le cours de l’accumulation permanente (plutôt que « première ») du capital, en considérant les gestes de tous les jours des personnes comme une forme de politique culturelle. La mondialisation produit une plus grande diversification en vertu de la complexité des contextes d’accueil déterritorialisés pour les éléments de culture mondialisée (ce sur quoi elle est en désaccord avec Arjun Appadurai). Elle s’intéresse à la nature horizontale et relationnelle des processus économiques, sociaux, politiques, culturels – migratoires, et prône la nécessité de dépasser le modèle analytique qui distingue entre le local (considéré culturel) et le global (vu comme politique ou économique). Cette dichotomie conceptuelle ne permet pas de saisir l’horizontalité, la relationalité ni l’incrustation (embeddedness) des processus dans différents régimes de pouvoir [13] Les processus de transnationalisation sont des processus de traduction situés. Alors qu’ils semblent menacer l’identité culturelle ou l’économie de certains pays occidentaux, les flux et réseaux transnationaux [14] sont la dynamique même qui donne forme aux pratiques culturelles, aux formations d’identités et aux déplacements dans les stratégies d’Etat en Asie. Les stratégies d’accumulation flexible y ont produit une attitude flexible, variables et inégaux des Etats envers les statuts de citoyenneté [15] et les migrations. A. Ong ne voit pas l’Etat national disparaître partout devant la mondialisation : avec la famille et le marché, il est ce qui fournit la logique culturelle des stratégies migratoires des élites chinoises [16]. Le pouvoir de l’Etat est l’une des puissances génératrices ayant répondu au défi du capital mondialisé. L’Etat ne négocie pas seulement avec ceux-ci, mais doit aussi négocier une régulation culturelle de la société, une nouvelle rationalité pour les classes moyennes ainsi qu’un nouveau régime des sexes à la fois en public et en privé [17] Il est réducteur de voir dans ces processus une simple imitation de l’occident et le rattrapage d’un retard en développement. Il y a une auto théorisation de la part des pays du Sud et des pays d’Asie sur l’origine dans et la dette à l’histoire coloniale, avec un récit critique de la continuelle domination occidentale. Cependant, il faut prendre ce récit comme se référent à – et contribuant lui-même à - une construction alternative de la modernité. Cette tension constante avec l’occident n’empêche pas un repositionnement idéologique qui sort les intéressés de la subalternité conceptuelle et les construit comme sujets autonomes au sens plein. Dans ce sens, le colonialisme est dépassé par nombre d’acteurs.
Aihwa Ong avait commencé son travail de terrain par des recherches sur les conditions de vie et de travail premièrement des ouvrières en milieux semi clos. Elle y avait déjà identifié la capacité des femmes à résister à la discipline imposée et d’accéder à des formes de liberté par la mobilité [18] Elle constate l’interaction entre la patriarchie d’Etat, celle de la famille, la religion dans la création d’un régime de genre idoine aux nouvelles formes de capitalisme et dans le dressage des femmes. Son travail porte, au début, sur la Malaisie. C’est un thème qu’elle reprendra dans ses ouvrages successifs : celui d’une politique éclairées en faveur de l’émancipation, de l’emploi, de la formation et de la santé des femme, d’un féminisme islamique au service de la Modernité de l’Etat se protégeant ainsi des islamistes ; en même temps, une préférence nationale malaisienne qui, tout en laissant ses ressortissant chinois développer les affaires et s’investir dans l’industrie, les écarte des fonctions de l’Etat, même si c’est apparemment désormais moins le cas qu’avant. Le régime des sexes et des races consiste en un équilibre sous-entendu garant de la paix sociale : une vraie hégémonie qui durera ce qu’elle durera [19] Ong trace les grandes lignes de ce qui sera son sujet principal par la suite, la politique culturelle de la transnationalité chinoise, dans l’important livre collectif Ungrounded Empires [20] Dorénavant, en plus des migrations asiatiques, ce sont celles vers les Etats-Unis qui vont l’occuper. Son approche de ce thème que, sur un versant, elle maîtrise moins bien (les logiques de la société étasunienne), semble plus convaincante dans Buddha is Hiding [21] que dans son par ailleurs plus important Neoliberalism as exception. Elle y articule bien le lien entre réfugiés, migrants, citoyens, annonçant déjà le travail à venir sur l’institution des citoyennetés graduées. Global Assemblages est un autre livre collectif [22] A. Ong y déploie une méthodologie anthropologique et des sciences humaines (une critique des disciplines), et marque un écart avec Saskia Sassen, distance qui prendra forme dans sa recherche à venir sur les villes monde d’Asie en tant que « nœuds de devenirs monde » (worlding nodes) dans l’expérimentation d’un urbanisme global [23]
Le choc de la lecture de cette œuvre, ce sont les proportions caractéristiques de l’Asie et la maîtrise d’un sujet extraordinairement vaste et riche. Depuis les océans, archipels, enclaves, continents et pays aux régimes divers de la Grande Chine, on en arrive à douter de l’existence et de la teneur de l’Europe ou de l’occident. C’est le monde « à l’envers ». A. Ong jette sur l’Occident est un regard par les frontières et depuis l’extérieur-intérieur de quelqu’un disposant d’une double position [24]
Elle dit de sa démarche : “Mon approche donne la primauté […] aux stratégies – informées par la logique néolibérale – produisant les conditions de possibilités pour [des] réseaux proliférant par delà les frontières. Alors que l’UE a été forgée par des négociations multilatérales, je dis que l’espace régional appelé de manière informelle la Grande Chine est le résultat de stratégies administratives d’un seul Etat, la Chine, à la recherche de plus de commerce transfrontalier. Les pratiques flexibles de l’Etat chinois, j’argumente, déploient des technologies de zonage pour intégrer des entités politiques distinctes telles que Hong Kong et Macao, et même Taïwan et Singapour, en un axe économique. […] Je pense que la Grande Chine est […] un détour vers l’intégration politique éventuelle. [25] » Selon Neoliberalism, l’exception politique est utilisée par les pays d’Asie non pas pour refuser des droits civiques mais pour réguler l’expérimentation politique et économique en cours et, qu’on le veuille ou non, pour successivement conquérir de nouveaux droits graduellement, tout en en bafouant l’universalité supposée. En Chine même les Zones économiques spéciales (SEZ : moindre liberté, autonomie économique et administrative) et les Régions administratives spéciales (SAR : plus grande liberté mais exception politique) sont une traduction et, selon elle, le « résultat d’une reterritorialisation […] favorisant en même temps les conditions de possibilité de l’absorption de Taiwan. [26] » Cette absorption se fait à différents degrés de violence ou de commerce, selon les provinces. La logique de l’exception, au contraire de ses figures étudiées à partir de l’Occident, n’est pas associée à la suspension des droits, mais aux possibilités d’ouverture des marchés et des flux de capital et de travailleurs [27] Aihwa Ong fait du néolibéralisme lui-même une exception. Mais n’y a-t-il pas complémentarité des deux ? L’exception fonctionne par inclusions subordonnées ou différenciées, et non par exclusions. L’auteure opère ici au passage une critique d’Agamben et de la littérature sur l’exception. Faire des camps la figure principale de l’exception est, selon elle, irresponsable [28] Toute une tradition occidentale a théorisé le catastrophisme de l’exceptionnalité (Carl Schmitt, Foucault, Agamben) selon des figures historiquement européennes. Mais l’exception veut dire aussi choisir un point de vue. Depuis celui de l’Asie, il se pourrait bien que le capitalisme en Europe corresponde plutôt à une exception qu’à une règle pour la planète. L’Asie ne s’encombre pas de la notion occidentale de la démocratie qui, même lorsqu’elle est acceptée comme idéal, se greffe sur d’autres histoires ; pas plus qu’elle ne s’encombre de l’idée occidentale moderne de l’égalité de tous ; quand cette dernière est affichée, elle l’est sur un fond d’expériences différent de celui de l’Europe. Les nouvelles migrations qui ne sont pas, selon elle, réprimées en Asie alors qu’elles le sont en occident et particulièrement en Europe, qui sont souvent encouragées par les Etats ou d’autres agents, créeront des formes de citoyenneté encore inconnues, selon A. Ong.
Selon la vision du monde entretenant le concept indien universalisé par aussi bien le bouddhisme que l’hindouisme, et donc répandu en Asie, de karma (la solidarité réciproque des formes de vie), la présence de la violence en tant que possibilité est toujours reconnue ; il n’y a pas d’utopie d’élimination définitive de la violence. Les notions de liberating democracy (« démocratie dévolutive »), de bonheur national brut (Bhoutan), de pañca śīla [29], de pañcāyat [30], d’harmonie, les campagnes de « confucianisation » depuis les années ‘80 en vue de former l’imaginaire culturel de la citoyenneté (Taiwan et Singapour) etc. rappellent le malentendu avec l’Asie ou avec les Chinois au sujet de la démocratie et des droits humains. Mais cela prouve que des tentatives autres que celles liées à la métaphysique du sujet font leur chemin et viennent d’Asie. En occident, on a du mal à voir l’enjeu politique de ces propositions. Elles sont alors qualifiées d’apolitiques. Le concept de « politique », celui du politique, est un terme situé historiquement en occident, d’où il se propage surtout à partir de la colonisation moderne ainsi que du partage de la raison opéré par la Révolution française. Le politique coïncide avec le public dans le clivage entre public et privé. Cette division a été à l’origine du capitalisme industriel et du régime des sexes moderne. Le politique est l’un de ces concepts à double tranchant relevant du partage de la raison [31] Comme instrument de jugement cependant, il est facilement normatif : votre quête de justice ne sera pas reconnue comme politique, alors que la mienne l’est. Le lien avec le positionnement du sujet saute aux yeux. La justice est une question qui se pose avant, après et au-delà de l’Etat. Selon Ranabir Samaddar, une constitution ne peut voir la justice que dans le cadre et au niveau de l’Etat [32] Il faut donc traduire entre le non politique et le politique, le non politique en politique [33] Comprendre pourquoi la philosophie occidentale a jugé que la philosophie indienne par exemple n’est pas politique mais religieuse ou esthétique. Aihwa Ong ne va pas jusque là, mais une prolongation de sa pensée permettrait ces interrogations.
Une ligne de pensée occidentale estime que bonheur individuel et liberté peuvent être acquis par le collectif et par l’ingénierie sociale, ce qui a été facilement adopté dans le communisme chinois par exemple. L’Europe elle-même avait de tout temps produit des philosophies thérapeutiques alternatives [34] alors que certaines philosophies élitistes sceptiques d’Asie ont cru qu’aucune quantité de réforme ou de révolution ne saurait fournir le bonheur et la liberté individuels. A. Ong observe les forces longitudinales à l’œuvre s’ajoutant à, ou contredisant, les lignes latitudinales, pour subvertir le pouvoir territorial. S’il est difficile, selon elle, d’imaginer un contrepouvoir et une citoyenneté ou société civile mondiaux (une critique au passage à T. Negri), des réseaux transnationaux des individus et des corporations remplissent les espaces latitudinaux ; ils se traversent. Les systèmes coercitifs sont étayés au niveau transnational, mais les résistances restent en général encore internes. Le pouvoir quelle qu’en soit l’échelle, locale ou globale, se donne toujours raison. Ong souhaite faire un usage positif de la notion de gouvernementalité et éventuellement même de la gouvernance dans la mesure où celle-ci suspend la liberté illimitée du souverain et confie en les savoirs nouveaux. Elle souligne la force productive du pouvoir pour ne pas y voir simplement de la répression, et réhabilite une dimension éthique que Foucault, dont elle se réclame, avait en effet relevée. On peut se demander, bien sûr, si cette confiance en les processus ainsi dénommés n’est pas naïve !
Mais Ong insiste sur les aspects de pouvoir basés sur la pratique et donc aussi sur ce que nous appellerions la traduction. L’idée de pratique a toujours été la vérification ultime reconnue de toute théorie. Ainsi, toute philosophie indienne a sa pratique, sa thérapie, son yoga. Si le travail d’Aihwa Ong sur le capitalisme cognitif est principalement – mais remarquablement - descriptif, il n’en pose pas moins quelques questions de tout premier ordre par le biais d’un fonds de pensée informé par d’autres acquis historiques. Il y a la question des idéaux d’harmonie, de bonheur national brut, ainsi que celle de la dévolution des pouvoirs, de la primauté de la pédagogie et de l’instruction [35] du désengagement de la volonté de puissance et de la dépossession de soi, ce qui pourrait peut-être constituer un jour le socle d’une reconstruction de la « démocratie » en Asie sur des bases locales [36] Aihwa Ong elle-même semble, curieusement, écarter comme infondée toute crainte de la montée d’un nationalisme chinois, qu’elle esquisse pourtant dans ses contours contemporains. Elle ne s’inquiète guère non plus d’un certain soutien historique, paradoxal et ambigu à celui-ci par des idéologies politiques et/ou théories nationalistes japonaises. Sa lecture en effet n’est pas politique, comme le serait celle de Naoki Sakai ou de Takahashi Tetsuya [37] Les rejets périodiques de Confucius comme réactionnaire ou conservateur par des orthodoxies chinoises consécutives, marxistes ou autres, tournent autour de ces enjeux qui pourtant intéressent peu A. Ong. Le ritualisme « orthopraxique » confucéen avec son concept de ren (exemple de conduite dans un idéal humain qui peut être un maître, supposant la perfectibilité de l’homme), comparable au concept de dharma en tant qu’« ordre » en Inde, a été confondu avec le légalisme chinois ; ce dernier affirmait la primauté neutre de la contrainte par la loi et, par extension, construisait la méritocratie par l’autoritarisme. Alors que la lecture « ritualiste » alternative de Confucius privilégie, même aujourd’hui, l’autorité du caractère comme exemple. C’est en fonction de ces diverses lectures que se sont orientées différentes positions : d’une part l’autoritarisme par les lois, le gouvernement, la police ; de l’autre, l’autorité par le « gouvernement de soi », la conduite, l’exemple du sage. Dans le premier cas la notion fondamentale de tianming (« mandat venu du ciel ») est comprise comme pouvoir légitimé par la transcendance et donc illimité (empereur ; police ; terreur etc.) ; dans le second, le mandat est « immanent », c’est celui de l’exemple, de la « carrière » du maître [38] Mais selon Aihwa Ong, le capitalisme transnational en Asie aurait simplement privilégié par l’homogénéisation les régimes de genre, de nationalité, d’ethnicité, de famille au détriment des hostilités de classe [39] ; même emploi que pour la nation, pourrait-on ajouter. La technologie néolibérale de gouvernement peut être adoptée par n’importe quel régime et ne touche pas à l’Etat ou à l’idéologie. Il est indifférent de savoir s’il s’agit de « capitalisme » ou de « socialisme » [40] Une sphère existe en tout cas hors l’Etat, échappe à son emprise et à celle de la représentation et de la politique au sens classique. Au-delà du travail de Ong, il serait intéressent de comparer l’accès direct, supposé être dissociable de toute idéologie et politique, à une certaine technique de modernité pratiqué par le Japon au moins à deux reprises historiques (dans l’ère Meiji et, dans le conflit de la Seconde guerre mondiale, par le projet politique d’une « sphère de coprospérité de la Grande Asie orientale » et dans « les Chines » aujourd’hui.
L’anthropologie d’Aihwa Ong en Asie ainsi qu’auprès des élites asiatiques aux Etats-Unis est complexe. Elle dégage remarquablement les subjectivations, les agencements, les devenirs pluriels principalement dans les migrations, la mobilité, la dynamique et leurs traductions dans les transformations industrielles et post-industrielles. Son travail sur les villes mondes est également passionnant [41] : il ne s’agit pas des global cities de S. Sassen [42] ni donc de New York, Londres ou Tokyo, mais des mégalopoles de l’avenir dont 12 sur 22 seront en Asie dans sept ans. Ces villes, souvent désormais des cités-Etats, reproduisent ou multiplient le monde en petit, reliées entre elles par une nouvelle géographie en archipels de capitalisme cognitif, de réseaux et de citoyennetés différentielles, inégalitaires produites directement par elles. Ong est meilleure sur les exemples concrets et dans sa manière de raccorder le global et le local que quand elle s’éloigne du terrain. La fin de Neoliberalism et l’oeuvre de Ong en général souffre ainsi de préjugés en faveur des Etats-Unis. Une autre naïveté peu fondée, la confiance en la bienveillance principielle de la Chine au-delà de toute idéologie, contrebalance la première. Ong semble guidée par un pragmatisme qui constate les dynamiques et les stratégies sans instruments pour les juger : on ne se soustrait pas à la mondialisation, on y est. A cet effet, lire son texte “Les mutations de la citoyenneté” [43] Mais le travail d’Aihwa Ong reste un travail anthropologique d’une grande richesse et un effort incontournable de traductions multiples des Chines et vers elles.
Rada Iveković