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Livres choisis

Recueil Alexandries

< 6/80 >

novembre 2011

Marie Cosnay

COMMENT ON EXPULSE - Responsabilités en miettes

Parution : 14/11/2011
ISBN : 978-2-914968-99-7
120 pages
16x18,5
14.00 euros

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présentation de l'éditeur

En novembre 2008, une famille du Kosovo est expulsée de l’aéroport de Biarritz. Trois enfants sont portés dans l’avion par les policiers. Le père monte, la mère s’évanouit sur le seuil. On l’embarque, sous les yeux de ses amis et soutiens impuissants. Ce jour-là, je me formulai que la question des responsabilités, au milieu d’un ensemble qui vise à les émietter, était posée. Il faudrait, pour l’étudier, en passer par les mots et les représentations que l’on se fait des choses. Le tribunal est un espace de paroles. Un policier y raconte qu’il n’est plus le même après avoir assisté à l’expul­sion « couchée » d’un jeune homme kurde. Le représentant de la préfecture craint qu’on ne le prenne pour «  un nazi  ». L’exil, la frontière, l’étranger, le droit  : autant de thèmes que traite, depuis son antiquité, notre civilisation. J’avais besoin que la politique contemporaine du droit (ou non-droit) des étrangers dialogue avec les grandes figures mythiques, les textes fondateurs, de Platon à Ovide, qui en dirent jadis quelque chose. J’avais besoin d’interroger différentes manières de dire, persuadée que chacune crée un espace de représentation qui fait, peut faire ou fera, même de manière infime, bouger le réel.

Marie Cosnay vit au Pays Basque, travaille non loin, lit, écrit et traduit Ovide, Euripide, Sophocle. Elle a récemment publié D’Orphée à Achille (traduction et présentation des livres X, XI, XII des Métamorphoses d’Ovide), Nous, 2011 ; Entre chagrin et néant - Audiences d’étrangers, Cadex, 2011 (1re édition Laurence Teper, 2009) ; La Langue maternelle, Cheyne Éditeur, 2010.

Mots clefs

© Editions Du Croquant, p.59 à 76 - Extrait du livre publié avec l’aimable autorisation des Editions Du Croquant

Juin 2009

Au milieu du monde il est un lieu, entre terre, mer
Et plages du ciel, frontière du monde triple,
D’où l’on voit ce qui est partout, même loin des régions,
Où toute voix pénètre dans les oreilles creuses.

Au début du livre XII des Métamorphoses, Ovide décrit le lieu où naissent les histoires vraies ou fausses, ces récits vrais enflés de faussetés, ces fictions, que par prudence on va appeler « fama », ce qui se dit, traduit ici par rumeur. La rumeur, dans le livre XII des Métamorphoses, envoie l’information que les vaisseaux des Grecs viennent de débarquer à Troie, que Protésilas tombera le premier, qu’Achille tuera Cygnus, qu’Hector et Achille mourront dix ans plus tard. La rumeur, Fama, dit quelque chose qui est avéré, si ce n’est dans l’Histoire – dans le récit qui en est fait dans l’histoire, en l’occurrence dans l’Iliade, qu’Ovide ici reprend et retravaille. La rumeur prend naissance au milieu du monde, dans un lieu sans lieu (entre terre et mer et plages du ciel), d’où l’on voit et entend tout à la ronde, partout, elle se prolonge en histoires, récits que poursuivent les hommes, récits toujours revisités, reproductibles. La rumeur est sans pays, elle est au beau milieu du monde, elle n’obéit à la loi constituée d’aucun pays, elle n’est pas close dans un espace, les portes de sa maison sont ouvertes et elle vibre à l’infini. Les histoires qu’elle produit, reproduit, transforme et métamorphose font autant de bruit que la mer ou l’orage. Elles sont aussi fortes et aussi vraies que les bruits premiers du monde. Bruits de l’océan quand les hommes le prennent pour chercher, commercer, conquérir. Bruit du tonnerre qui appartient au premier des dieux de l’Olympe. Grondement des flots et éclairs, que tout le monde connaît. Tout le monde a accès à ce qui fabrique du récit – joie, terreur, épouvante, crédulité, révolte. Je parle, j’écoute, j’ai peur, je crois et je me révolte.
Les histoires naissent à cet endroit ouvert que l’on ne peut pas localiser, elles n’appartiennent ni à un État ni à aucun groupe humain particulier, mais dominent sur les hauteurs ; elles sont en tous les lieux, s’installent non au croisement de terres connues, mais au carrefour des éléments naturels (ciel, terre et mer) et, de là, parlent du monde entier au monde entier. Les histoires n’ont pas besoin d’un pays, d’une maison fermée, d’un jardin secret. La rumeur mène l’enquête dans le monde entier. Elle n’appartient à aucun et parle de tous.

Au milieu du monde il est un lieu, entre terre, mer
Et plages du ciel, frontière du monde triple,
D’où l’on voit ce qui est partout, même loin des régions,
Où toute voix pénètre dans les oreilles creuses.
La Rumeur y vit. Elle s’est choisi une maison sur les hauteurs,
Avec d’innombrables accès, mille ouvertures sur les toits,
Aucune porte pour fermer l’entrée.
De nuit, de jour, la maison est ouverte. Elle est tout entière de bronze sonnant.
Tout entière elle vibre, renvoie les paroles et répète ce qu’elle entend.
Aucun repos, aucun silence, en aucun lieu.
Ce n’est pas du bruit mais un murmure de petite voix,
Comme celui des vagues de la mer si on les écoute de loin,
Comme le son, quand Jupiter fait claquer
Les nuages noirs, des derniers grondements du tonnerre.
La foule vit dans l’entrée. On y va, on y vient, peuple léger.
Des inventions mêlées de vérité y flânent,
Des milliers de rumeurs, des paroles confuses y roulent,
Comblent de leurs discours des oreilles vides,
Colportent les récits, et la taille du mensonge
Croît. Un nouvel auteur ajoute quelque chose à ce qu’il a entendu.
Ici sont la Crédulité, l’Erreur sans scrupule, La Joie vaine, les Terreurs d’épouvante,
La jeune Révolte, et les Murmures dont on ignore l’auteur.
Tout ce qui se passe dans le ciel, sur la mer
Et sur la terre, la Rumeur le voit. Elle mène l’enquête dans le monde entier.

La hauteur où est installée la maison de la rumeur (fama, ce qui est dit et entendu), l’aspect incessant de son activité, la liberté d’aller et venir en sa maison et de s’y promener : voilà de quoi penser que la loi première est celle du récit, loi au-dessus des lois.

Dans L’Holocauste comme culture  [1], Imre Kertesz écrit : « L’homme est un être de dialogue, il parle sans cesse et ce qu’il dit, plus précisément ce qu’il raconte, n’est pas censé être une simple représentation de ses plaintes, de ses tourments mais aussi un témoignage, et en secret – de manière subconsciente – il veut que ce témoignage se transforme en qualité et que celle-ci se transforme à son tour en force spirituelle créatrice de lois. Dans L’homme révolté, Albert Camus, qui lui-même cite un auteur, sans doute Shelley, dit : les poètes sont les législateurs du monde. Je crois que nous devons partir de là. Car il est vrai que les poètes – et nous prenons ce mot au sens large d’imagination créatrice – ne légifèrent pas comme les constitutionnalistes au Parlement mais obéissent à la loi, à la loi qui fonctionne toujours en tant que loi dans le monde, qui crée et ordonne les histoires, y compris la grande histoire de l’humanité. »

Grande histoire de l’humanité, aussi claquante et forte que le bruit houleux des vagues de la mer et que le tonnerre des cieux, grande histoire de l’humanité, et les premières grandes terreurs, confiances malmenées, exaltations et révoltes.

Les personnes en quête de subsistance, déplacées de pays en pays et malmenées devant les lois constituées des anciens États nations composant l’Europe, disent, quand on les rencontre : il faut raconter, raconter mon long parcours.

Je pense à M. Jean, de la République démocratique du Congo. Il voulait, sur son lit de l’hôpital psychiatrique de Mousseroles, qu’on le prenne en photo. Il a parlé longuement, racontant ses trajets de RDC à Paris, de Paris à Nantes. De Nantes, d’où il fut expulsé à la suite d’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Retour en RDC. Il a raconté l’assassinat de sa femme et de ses enfants et son rôle double auprès des gouvernements du Congo et de RDC. Il disait être un « agent double ». Danger de mort pour lui s’il retournait en RDC. Il a raconté son retour en Europe par bateau, jusqu’en Espagne. Le bateau. Il a longuement insisté sur le moment où il monte sur le bateau, s’y cache. La soif sur le bateau, il buvait par jour l’équivalent d’un petit bouchon de bouteille d’eau minérale. Son parcours du sud de l’Espagne au Pays Basque, où il fut arrêté de nouveau, puis l’hôpital psychiatrique.

En regardant la photo de M. Jean, je retrouve le souvenir de ses paroles, ton anxieux de la voix, urgence à parler, tristesse désespérée : rien n’était plus possible, pourtant il aurait voulu faire du journalisme. Et il insista tant pour que je prenne cette photo qu’il me semblait que sa volonté luttait contre le sentiment de vide béant qu’il disait devant lui ; il lui fallait témoigner, il devait témoigner, de lui-même et par lui-même ; il raconta comment il se servit, pour échapper à sa deuxième expulsion, de son corps, corps réduit à lui-même, à ce qu’il a de plus organique, de plus intérieur et intime, puisque c’est en s’enduisant de ses excréments qu’il se rendit intouchable à l’aéro¬port de Biarritz et mit fin à la procédure d’embarquement forcé ; homo sacer peut-être – l’homo sacer, tel que le définit Giorgio Agamben, est l’homme non relié (le droit romain prévoit qu’il ne peut être sacrifié aux dieux) et l’homme que n’importe qui peut tuer sans encourir de peine. Si l’homo sacer est exclu de la communauté des hommes, il est exclu aussi de ce qui fonde la communauté des hommes. Le réfugié est exclu des droits civiques que l’État nation lui octroie. Homo sacer donc, indigne et non-expulsable, à la fois indigne de la vie des hommes ou indigne de la vie selon les hommes, de la vie que mènent les hommes dignes qui ont l’habi¬tude de cacher leurs excréments, et protégé par là (protégé de la mort, ici de l’expulsion, ce qui revient à la même chose, mort psychique d’une part, mort physique d’autre part, à quoi l’auraient mené dans son pays ses engagements et ses activités passés). En regardant cette photo aujourd’hui, je remarque la nudité de la pièce, le vide, l’absence de lieu de ce lieu qu’est l’hôpi¬tal où, après divers parcours inexplicables, M. Jean est arrivé, en étape, en transit – mais en résumant le parcours de M. Jean, je le transforme et omets sans doute le principal, j’omets, oui, le principal : les enfants assassinés, une petite fille laissée à Nantes et perdue à l’heure qu’il est, un morceau de vie en Belgique, des amours, la politique, les corps sans vie de ses enfants devant lui, la gratitude pour telle association en Espagne qui le ramasse mort de soif à la sortie du bateau, en état de coma, la soif endurée sur le bateau, et tout ce qu’il n’a pas dit et tout ce que je n’ai pas noté ou que j’ai oublié, tout ce qu’aussi, je n’ai pas compris, et les prières et la méfiance envers Dieu alors même qu’il en appelle à lui. En regardant cette photo je vois qu’il n’y a rien autour de M. Jean. Je ne veux pourtant oublier ni le journal local, que Georges lui a porté car son histoire y est racontée – M. Jean se fait lire et relire l’article –, ni la Bible, ni la radio que quelqu’un lui a donnée, ni la présence chaleureuse, étonnamment compréhensive, des infirmières. Étonnamment, car nous pensions que dans un lieu de contrainte, tout irait vers la contrainte, mais les infirmières sont attentives et généreuses et, pour le bien-être de M. Jean et sa protection, passent outre les consignes restrictives ; d’ailleurs c’est l’une d’elles qui le conduira à la gare le jour de sa sortie, lui tenant le bras car il est un peu saoul de lumières et de bruits. Je vois qu’il n’y a rien autour de M. Jean, c’est le cadre du dénuement même – après perte d’enfants, d’amour, de pays et d’espoir – de ceux qui « sont voyagés » dans notre xxie siècle. Il y a pourtant cette photo, je la possède, M. Jean la possède aussi, on la lui a imprimée, photo à partir de quoi il racontera. Et cela signifie que, non seulement il y aura quelque chose à raconter mais, surtout, un lieu et un temps pour le faire, c’est-à-dire un futur. C’est-à-dire qu’au moment même où M. Jean me parle dans le dénuement de la chambre d’hôpital et quasiment dans cette vie nue, il y a l’espérance de parler encore, de gonfler la rumeur d’Ovide – celle qui va même jusqu’à tordre la vérité pour la trouver plus grande. Dans le dénuement qui n’a plus que le corps (et ce qu’il a de plus intime, intérieur, arraché) pour faire face aux pouvoirs qui contraignent, dans le dénuement de la chambre d’hôpital psychiatrique, il y a bien une loi des hommes qui se poursuit et s’affirme, essentielle, la loi du récit. Et peu importe, comme dirait Ovide, que la rumeur dise la vérité ou se plaise aux complications, aux mensonges, c’est-à-dire aux exagérations poétiques ou aux petites entorses au réel, comme je le fais ici involontairement, comme on le fait toujours quand on pallie malgré tout par du récit le souvenir disparaissant, traumatisant – absence blanche de l’événement que l’on cherche pourtant à ressaisir, masse informe et un peu vaporeuse, impossible à aborder. Peu importe, pourvu que la rumeur soit, continue et prévoie de continuer. Peu importe la chambre, pourvu que la foule soit à l’entrée, que la porte soit ouverte. Le peuple léger y va, y vient. M. Jean, malgré le parcours excessivement difficile de ses 40 années de vie, garde, bien qu’il dise le contraire et peut-être parce qu’il dit le contraire, la capacité de récit. Pour l’instant récit de soi, mais pas seulement. Il voudrait être journaliste et on voit bien que, si au début de notre conversation qui devient assez vite monologue, il pose son souhait dans un irréel du passé, il aurait voulu, on constate à la fin qu’il se demande s’il existe des associations qui aident les gens démunis comme lui à acheter du matériel de prise de son, pour faire des interviews, par exemple. M. Jean, alors qu’il est au fond du désespoir, qu’il est enfermé à l’hôpital psychiatrique, prostré depuis plusieurs jours, cherche encore et trouvera. Quelque chose est en cours, en récit.

À Lampedusa, les migrants sauvés par les garde-côtes italiens s’en remettent à leurs sauveteurs, prient, et sont remis, à leur immense désespoir, aux autorités libyennes – M. Kadhafi aime les Africains, dit un des policiers libyens à ceux qui viennent d’arriver et que l’on débarque de force. Ces autorités libyennes qui les ont torturés jusque-là, on voit les traces sur leur corps, ils montrent ces traces, une manière de raconter. Contre ce retour en Libye, qu’ils ont eu le mal que l’on sait à quitter, ils supplient, supplient leurs sauveteurs, s’accrochent à eux, puis se résignent. Je ne sais rien de leurs récits, je vois les images, j’écoute les journalistes qui insistent : le capitaine même qui les a sauvés, c’est celui qui porte les lunettes, à droite de la photo, c’est lui qui tient le jeune homme par les épaules, on aurait pensé que… Et le journaliste insiste : lui aussi, ce sauveteur, lui aussi, qui a sauvé, fait le brutto lavoro.

Au TGI est présenté un monsieur nigérien. Il avait marché dans le désert, passant par l’Algérie, par toute la largeur de l’Algé¬rie. Marche dans le désert et camions aux poussières, bâtons entre les jambes pour ne pas tomber, tant on est nombreux, et foulard sur les yeux et fatigue qui va au bout. Sa compagne, enceinte, est morte dans le désert. Au tribunal, il n’a pas raconté, mais à Sarah, de la Cimade. La marche dans le désert, la fuite avec sa fiancée qu’il ne pouvait pas épouser bien qu’elle fût enceinte, les parents s’y opposaient. Elle était morte à présent. Il allait être expulsé, à moins que les avocats n’accomplissent un miracle juridique. En rentrant au Niger, il aurait à affronter la honte, le désespoir, la colère de la famille de la fiancée et la culpabilité. Il lui était, au tribunal, devenu égal d’être ici ou là. Il n’avait pas repris force de discours, de récit. Il se taisait, les yeux au sol et les mains dans le dos, la juge a respecté de ne pas entendre.

Dans un collège classé « collège ambition réussite », ainsi qu’on les nomme dans les banlieues de nos villes, c’est-à-dire un collège où les enfants n’ont pas accès par voie familiale aux codes culturels que désire l’école, des adolescents d’une quinzaine d’années, à qui l’on demande de produire un petit récit bien cadré – il s’agit de raconter un souvenir, un secret, un faux souvenir et un faux secret insiste-t-on avec les professeurs –, restent muets. Ce n’est pas vrai, répètent-ils. Ce n’est pas vrai, on ne peut pas. Et ce qui est vrai, il n’en est pas question. On n’en restera pas là, quelqu’un commencera, cela éveillera le désir chez les autres – imaginaires vus et revus, films sanglants appelés au secours, et ceci, qui revient dans tous les textes finalement écrits : ma sœur ma mère mon père mon frère mon grand-père. Ce n’est pas vrai, on ne peut pas. Et le vrai, c’est… impossible. C’est secret en vrai. Et même si nous n’en sommes pas restés là, voilà ce qui nous a saisis, nous, les adultes qui avions préparé plein de manières de plonger dans des secrets compliqués et dans les beaux mensonges qui nous faisaient envie, car ils étaient selon nous plus vrais que le vrai. Les SDF, pour accéder à un logement de nuit, doivent dans certains cas être capables de produire un mini-récit de soi à peu près cohérent. Or les récits de soi ne sont pas cohérents. Les travailleurs sociaux qui demandent cet exercice cherchent à éviter ainsi les gens trop ivres ou trop confus qui pourraient causer des ennuis aux autres et mettre en danger le fragile édifice social du soin et de la sollicitude. Nous sommes nombreux à perdre (ponctuellement ou absolument) la possibilité de raconter. De raconter, non pas seulement tel événement de notre itinéraire de vie, mais même de raconter, intransitivement.

Dans l’espace du tribunal (et dans une moindre mesure dans l’espace d’une salle de classe où solliciter les adolescents : rêvez imaginez écrivez), une vie brusquement dépouillée de son rapport à la loi collective vient au jour et c’est dans la douleur.

Dans les cas extrêmes, dont le XXe siècle eut l’ahurissant privilège, à force de création de vies qui n’appartiennent à rien, la vie nue fut vouée à une mort de masse. Dans la maison d’Ovide, sur les hauteurs sans lieu, entre plages du ciel, mer et terre, nous plairait-il de vivre ? Il y a beaucoup de bruit, le corps est exposé, et la voix et les sons. Il n’y a pas de pièces closes, de protection. Nous y sommes un peuple léger. Dépouillés. Dépouillés et manquant de lieu de soi – mais munis de récit, fama, de récits dits, entendus et gonflés à n’en plus finir, criés comme de beaux orages dans un ciel de terreur.

C’est dans un film de Erwin Wagenhofer, Let’s make money, qu’on entend un grand financier hollandais, faisant ses affaires en Inde, à coups d’usines implantées là-bas et de très bas salaires, qu’il souhaite toujours plus bas afin de faire les plus hauts bénéfices, dire : il faut qu’il y ait des pauvres.

Il faut qu’il y ait des pauvres. Ces pauvres-là, servant la machine de fabrication des objets de consommation de l’Europe et servant la machine de la fabrication d’argent, que les paradis fiscaux enterrent pour les quelques-uns, très peu nombreux, qui vont en profiter, ces pauvres-là, les murs de l’Europe pourront faire dix mètres, les gardes-côtes italiens pourront en laisser mourir la moitié dans leurs eaux et reconduire aux pays des tortures l’autre moitié, ces pauvres-là poursuivront, comme l’on poursuit un récit, là où il court, leur argent – leurs biens, leurs richesses et leur vie. Qu’ils tenteront de rhabiller. Ce, au corps défendant de l’Europe qui les exile à eux-mêmes et à leur tentative d’avoir droit à des droits.

Ces pauvres-là tenteront de rhabiller la vie que l’on fait nue – rhabiller de récits, de liens, de relations, de sens, de confort et d’un peu de justice. Ils tenteront, ils tentent, y parviennent. Ils feront, malgré les résistances et les peurs des continents qui s’en protègent, vaciller les pays, bouger les frontières, ils ouvriront les villes qu’ils réinventent. Ils trouveront à concocter de nouvelles lois, elles échapperont à celles des vieux continents, des vieilles nations. Ils auront d’autres façons d’être citoyens et d’être au monde, habitants et habités par le souci de fabriquer un possible. En attendant, de ces personnes en prouesse d’itinéraires, prenant les plus grands risques pour eux et leurs proches, l’¬Europe tente de faire un groupe indésirable et silencieux, un groupe humain fermé aux zones d’attente des aéroports, aux chaloupes sur lesquelles il est maintenant question que les demandes d’asile se fassent, aux Centres de rétention administrative modernes d’où l’on sort brisé, amaigri, insomnieux. Un groupe caché dans les villes, groupe laborieux sous-exploité et utilitaire dans les secteurs de la restauration, du bâtiment et de l’agriculture. Un groupe exploité mais luttant, organisé, de plus en plus solidaire malgré les entraves et les empêchements. Lorsque les jeunes agents de la Police aux Frontières, qui « ne sont pas unis par la conscience d’un intérêt commun  [2] », ont pour tout objectif d’accumuler individuellement, sans grande honte, grâce aux reconduites à la frontière des personnes dont ils reconnaissent eux-mêmes ¬qu’elles ne méritent pas ça, le plus grand nombre de Miles sur leur carte de fidélité Air France, on peut craindre l’éclatement des responsabilités de groupe. Les avantages visés ici sont si superficiels (quête surfaite de loisirs, imaginaire fictionnel et télévisuel, consommations de destinations et d’exotisme vulgaire et surreprésenté) que cela ne peut faire « tenir ensemble », ne peut fabriquer un corps collectif. Les photos ou messages instantanés envoyés de ce bout de monde indésirable aux collègues qui ne sont pas partis, mais partiront plus tard, fonctionnent comme des mots de passe : nous appartenons à ceux pour qui le monde est illimité, même si nous n’en saisissons dramatiquement rien, rien qu’une petite surface préfabriquée. « Le terme de masse, écrit encore Hannah Arendt, s’applique seulement à des gens qui, soit du fait de leur seul nombre, soit par indifférence, soit pour ces deux raisons, ne peuvent s’intégrer dans aucune organisation fondée sur l’intérêt commun ». Les policiers avouent de plus en plus l’aspect vain de leur tâche (l’émission du dimanche 12 octobre 2009 sur Canal +, le témoignage d’un policier recueilli par Carine Fouteau pour Mediapart, l’article de Jean-Sébastien Mora paru dans Politis en septembre 2009 où un représentant de la préfecture reconnaît l’absurdité de son travail le prouvent). L’absurdité de base d’un tel système est, semble-t-il, devenue un lieu commun.
Il y a quelque temps, le représentant de la préfecture conduisait encore au tribunal ses hommes pour leur rendre un peu de courage, rendre à leur travail une cohérence interne. Aujourd’hui, ce même fonctionnaire, les juges et les policiers le disent : les hommes que l’on renvoie, ils reviendront. Cela coûte beaucoup d’argent, rien n’est logique là-dedans. Certains policiers ajoutent : au moins nous, nous voyageons. Et à peu près tous poursuivent : il faut bien qu’il y ait des règles, la France, c’est pas l’Eldorado. Et la trouvaille : il faut faire quelque chose contre les réseaux de passeurs. N’importe, les convictions ont du mal à s’imposer, à se transmettre. Quelle force collective possède un groupe qui se constitue sur l’acceptation de l’absurdité ?

Du monde, nous ne saisissons rien, qu’une surface étriquée, pourraient dire la plupart des agents de la politique d’immigration, nous ne saisissons pas que nous avons accepté, sans la mettre en question, la violence faite aux corps des individus après la violence faite aux groupes (les réfugiés de la bourse du travail, la jungle de Calais). Tout se passe comme s’il y avait de l’inévitable ; c’est comme ça, voilà la petite phrase qui revient toujours dans la bouche des policiers de la PAF, lorsque nous les côtoyons au tribunal. Phrase prononcée avec haussement d’épaules, comme si était complètement intégré ce qu’expliquait dans les années soixante-dix Michel Foucault : après que le pouvoir s’est exercé en termes de droit de vie et de mort sur les individus, la mort a reculé et il a alors été question de gérer la vie, de l’organiser, de l’ordonner. Ordonner la vie et l’espèce, cela signifie qu’une nouvelle violence se constitue et s’accepte : violence qui consiste à chasser celui qui, s’il vivait près de moi, prendrait mon espace, mon travail, mon eau potable, mon air respirable. « Ainsi des populations se trouveront paradoxalement dressées les unes contre les autres au nom de la nécessité pour elles de vivre  [3]. »
Lorsqu’on parle avec les policiers de la PAF qui escortent les personnes sans papiers au tribunal, lorsqu’on parle aux représentants des préfectures lors des audiences, ou aux passagers des vols qui emportent aux Philippines, au Cameroun ou en Algérie tel père de famille, telle fille de père ou de grand-père mort pour la France, tel migrant que rien ne distingue d’un repris de justice et qui, escorté et menotté, n’éveillera pas la compassion, les réflexions se ressemblent. On ne peut rien faire, je fais mon boulot, ce n’est pas moi qui décide, mon vol ne peut pas être annulé, j’ai un rendez-vous professionnel, il faut voir avec nos politiques, on ne peut pas accueillir toute la misère du…, il y en a qui exagèrent, on ne peut rien faire, ah si je pouvais, si j’avais les moyens de décider, même le préfet ne peut rien. La personne qui parle est persuadée qu’elle n’a aucun pouvoir. Que pouvez-vous faire pour elle ? dira le représentant de la préfecture aux bénévoles de la Cimade devant un cas qui l’a ému et pour lequel, en audience, il vient de plaider le maintien en rétention, obéissant aux ordres du préfet. Que pouvez-vous faire pour elle ?, son père est mort pour la France en 1940, moi, je suis né au Maroc et on est qui on est – ce qui signifie sans doute que l’on a des sentiments humains, tout attaché à sa fonction comme on l’est. Que pouvez-vous faire, vous ? Nous, nous ne pouvons pas, le préfet ne peut pas. Le représentant de la préfecture est persuadé de ne rien pouvoir. Un policier dira un jour : les Français, ils ont voté, maintenant, il ne faut pas se plaindre. Le même a passé les menottes, pour le court trajet du Centre de rétention administrative au tribunal, à un vieux monsieur qui, après des études et du temps de travail en France, n’est pas parvenu à se faire régulariser. Au Maroc, ce monsieur ne touchera pas sa retraite. Mais qu’est-ce que je peux y faire, s’il se sauve, j’aurai des sanctions. Allez dire ça aux Français qui ont voté. Les personnes à responsabilités, à responsabilités minimes, certes, semblent dire qu’elles n’en ont aucune, qu’elles ne peuvent rien. L’absence imaginaire de puissance et la soumission poussent sans doute ces personnes destituées de responsabilités à exercer d’une manière irréfléchie le peu de pouvoir qui leur reste : passer les menottes à un vieux monsieur, plaider avec ferveur pour la régularité de la procédure d’arrestation de telle personne dont le grand-père est mort en 1940 en espérant pourtant, avec la même ferveur, que quelque chose rendra impossible l’expulsion de cette personne. Les voyageurs témoins d’expulsion, qui ne sont pas impliqués dans l’affaire qu’ils ont sous les yeux, regardent impuissants et se concentrent sur le but de leur voyage d’affaires, regrettant le plus souvent leur impuissance. N’est-ce pas là une véritable nouvelle masse – masse d’individus centrés sur leur voyage, leur confort et les sanctions possibles, masse mal à l’aise et bien plus écrasée que celle des migrants que l’on prive de la liberté d’aller et venir ? Une masse destituée d’initiative et humiliée ?

NOTES

[1] . Actes Sud, 2009.

[2] . Hannah Arendt, dans Les origines du totalitarisme.

[3] . Arlette Farge, Des lieux pour l’histoire, Seuil, 1997.