Sur le détroit du « pas » [1] de Calais on transite. On peut se diriger de l’Ouest vers l’Est ou de l’Est vers l’Ouest, du Nord vers le Sud ou du Sud vers le Nord, c’est selon. Porte de l’Europe, carrefour international, la ville de Calais est les deux à la fois. Située entre la France et l’Angleterre, sur le rivage français d’un détroit des plus fréquentés au monde, elle s’inscrit sur les chemins que la mondialisation économique a multipliés et élargis.
Pour traverser la mer, de nombreuses compagnies maritimes et ferroviaires existent. Si l’intensification des échanges, la multiplication des liaisons et la recherche permanente d’une meilleure fluidité des transports ont supprimé les distances spatio-temporelles, et ont rapproché les deux côtes, selon un porte-parole de l’Agence Britannique aux Frontières, le passage entre la France et l’Angleterre reste « l’un [...] des plus protégés au monde » (Agence France Presse, Jeudi 23 avril 2009).
Connexion inter-étatique directe, Calais est aussi le point d’inflexion de parcours migratoires incertains où l’arrêt forcé plus ou moins long contraint les migrants à l’errance, à la rétention, voire, à l’expulsion.
Méthodologie
En zoomant au plus près sur le territoire calaisien, c’est dans la perspective de la séparation plus que dans celle de la zone de contact, dans la barrière et le contrôle plus que dans l’hyperfluidité des transports que nous abordons notre étude. Nous nous interrogeons sur la retranscription spatiale d’un hypothétique mur calaisien, un mur politique et euphémisé.
Aborder le calaisis sous l’angle d’un mur sécuritaire résulte d’un premier travail de recherche effectué en 2009. Il consistait en un état des lieux de la situation migratoire en calaisis sept ans après la fermeture du Centre d’Hébergement et d’Accueil d’Urgence Humanitaire (CHAUH) géré par la Croix-Rouge et implanté dans la petite ville de Sangatte à moins de 10 kilomètres de Calais [2].
L’essai d’une typologie d’un peuple clandestin bloqué sur Calais et sa région, les pratiques de l’espace et les recompositions de territoires informels sont des points sur lesquels nous avons travaillé. Les moyens mis en œuvre pour empêcher les migrants de franchir l’ultime frontière qui les sépare d’un « eldorado » supposé et, a contrario, le fonctionnement du réseau associatif qui s’est tissé pour les aider en sont d’autres.Ce premier travail se fonde sur une enquête de terrain de trois mois (février, mars, avril 2009) durant laquelle nous nous sommes investis comme bénévole au sein de l’association humanitaire Salam (www.associationsalam.org). Nous nous trouvions alors dans une démarche de généralisation inductive : impliqué au plus près du terrain dans une association locale, notre réflexion s’est construite sur l’observation de faits empiriques.
A l’issue de ce travail, outre le constat que chaque point étudié pouvait faire l’objet d’une recherche à part entière, il nous a semblé, de manière purement subjective, que journalistes, chercheurs, étudiants en diverses disciplines, militants des droits de l’homme se tournaient, à juste titre, dans leur majorité vers les migrants, leur condition de (sur)vie ou encore leurs motivations. Portraits, sourires, récits épiques faisant part des itinéraires, de la difficulté du voyage mais aussi photos pittoresques non dénuées d’un certain misérabilisme et parfois même d’un certain voyeurisme sont des éléments constatés ou pressentis suite aux allées et venues des uns et des autres.
Dans ce second travail nous souhaitions nous tourner vers ce qui stoppe le mouvement des migrants. Comment les flux transitant par le détroit du pas de Calais sont-ils contrôlés ? Quels sont les lieux concernés ? Quels acteurs y sont impliqués ? Comment opèrent-ils ?
Notre méthode évolue vers une démarche d’ordre hypothético-déductive, afin de partir des propriétés plus fondamentales de notre objet d’étude : un hypothétique mur calaisien. En nous appuyant sur des travaux de géographes, politologues, historiens, philosophes, journalistes et écrivains, nous avons dans un premier temps abordé de façon générale les murs sécuritaires, dans un sens large et théorique ce qui nous a permis d’aboutir à une hypothèse de travail que nous avons confronté à des éléments issus d’une enquête de terrain menée en calaisis.
Cette investigation s’appuie sur plusieurs composantes : l’observation in situ, les entretiens formels et informels, un corpus documentaire et une revue de presse. L’observation s’est faite sur deux périodes durant lesquelles nous travaillions comme bénévole au sein de Salam : l’une de février à avril 2009 (relative au mémoire de master 1), l’autre de juillet à septembre 2009. Puis nous nous sommes rendus sur place de façon plus ponctuelle, sur des laps de temps n’excédant pas trois jours mais avec des objectifs précis : entretiens, visites, photos, etc. Pendant toutes ces périodes, nous avons passé beaucoup de temps à marcher dans la ville et ses alentours, seul ou accompagné de migrants. Il s’agissait en quelques sortes de « pratiquer le territoire ». En ce qui concerne les entretiens, malgré l’attention que nous y avons consacré et les demandes que nous avons faites, nous n’avons pu les multiplier auprès de représentants institutionnels. Nous nous présentions pourtant comme un étudiant s’interrogeant sur « la corrélation entre transports, migrants clandestins et aménagement de l’espace ». Rien d’un éventuel mur n’était évoqué. Malgré ces préoccupations rhétoriques, seuls deux responsables de la zone portuaire ont daigné nous recevoir. Cependant, de par notre activité de bénévole, nous avons pu longuement échanger avec militants associatifs et migrants. Nos entretiens s’apparentent alors davantage à de longues conversations, à des moments de partage du quotidien.
Le corpus documentaire sur lequel nous avons conduit notre travail provient essentiellement de travaux scientifiques de disciplines diverses, de rapports d’activités publics et de documents d’urbanisme. Au même titre que les entretiens, malgré des demandes répétées auprès d’organismes variés telle la Chambre de commerce et de l’industrie de Calais (CCI), Eurotunnel, l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR), l’association France Terre d’Asile (FTA), la Police aux frontières (PAF), la Préfecture et la Sous-préfecture du Pas de Calais, nous n’avons pu consulter de données autres que celles rendues publiques.
Il y a mur et mur
Du monticule de terre au réseau d’édifices blindés et militarisés, la division physique de l’espace est un moyen maintes fois utilisé pour se protéger d’un danger potentiel, d’une intrusion étrangère, de l’invasion barbare. Le Mur d’Alexandre, autrement appelé Muraille de Caucase est édifiée au IVème siècle avant Jésus Christ (J.C.). Celle, ou plus justement, celles de Chine commencées en 221 avant J.C., fortifiées entre 206 avant J.C. à 220 sous les Han prennent l’apparence qu’on leur connait aujourd’hui sous la dynastie des Ming entre 1368 et 1644. Le limes romain qui se décompose en quatre sections – limes de Germanie, limes danubien, limes d’Afrique du nord, limes de l’Ile de Bretagne dont les Murs d’Antonin et d’Adrien font partie – en est un autre. Et les exemples se multiplient : la ligne Maginot à la frontière franco-allemande pendant l’entre-deux guerres, le mur de l’Atlantique présenté par les Allemands et les autorités de Vichy comme un « rempart infranchissable », la « ligne Morice » pendant la guerre d’Algérie, la barrière construite par les Italiens à la frontière égypto-libyenne pour empêcher les résistants libyens de se réfugier en Égypte. A cette énumération non-exhaustive ajoutons les fortifications autours des villes médiévales, l’enceinte Thiers construite au XIXème siècle pour protéger Paris et détruite entre 1919 et 1929. A l’image du Rideau de fer, le Mur de Berlin symbolise la partition du monde en deux blocs. Ayant vocation à empêcher les gens de sortir, c’est-à-dire de passer de Berlin Est à Berlin Ouest, d’Est en Ouest, il se doit donc aussi de contenir les valeurs occidentales hors du bloc de l’Est. Sa chute marquera la fin de la Guerre froide, l’effondrement du bloc soviétique et symbolisera la fin d’un idéal communiste. L’émoi qu’elle suscitera aurait pu laisser penser qu’elle sonnait tout autant le glas des disjonctions brutales, des ruptures territoriales, des murs de séparations. Pourtant, à l’heure d’un prétendu « village global », de la mondialisation et des structures supra-nationales, paradoxe étrange, des murs persistent, d’autres sont fraîchement construits, se construisent ou sont en planification.
« Depuis 1991, plus de 26 000 kilomètres de nouvelles frontières internationales ont été instituées, 24 000 autres ont fait l’objet d’accords de délimitation et de démarcation, et si les programmes annoncés de murs, clôtures et barrières métalliques ou électroniques étaient menés à terme ils s’étireraient sur plus de 18 000 km » (M. Foucher, 2007, p. 7). D’Afrique en Amérique, d’Asie en Europe, les murs de séparation semblent enclins à un essor certain. Usant de béton, de barbelés, de tôles ondulées, de grillages électrifiés, parfois de bidons, de sacs de sable, d’immeubles ou de champs de mines, ils peuvent s’étendre de quelques kilomètres à plusieurs milliers et faire appel aux technologies de surveillance les plus avancées. « Une version moderne de l’antique ligne fortifiée se diffuse, ici pour contenir des menaces à la sécurité, là pour décider unilatéralement d’un tracé définitif dans un territoire contesté, ailleurs pour ralentir des flux migratoires » (M. Foucher, 2007, p. 9).
Certains murs sont bien connus comme ceux qui séparent Israël des Territoires Palestiniens, les Etats-Unis du Mexique ou encore celui qui divise la Corée du Nord de la Corée du Sud. D’autres le sont probablement moins comme ceux construits entre l’Afrique du sud et le Zimbabwe, le Botswana et le Zimbabwe, le Maroc et les Territoires Sahraouis au Sahara occidental ; ceux qui isolent les deux enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla du reste de l’Afrique ou celui édifié entre l’Inde et le Pakistan.
Cette liste s’allongera si les projets énumérés par Wendy Brown se concrétisent : « nonobstant l’enterrement […] du projet de mur de Bagdad, l’armée états-unienne espère encore murer le territoire marqué, dans cette ville, par la ligne verte, et a pour le moment érigé des barrières temporaires mais élaborées, barrières à l’intérieur desquelles les correspondants des médias occidentaux projettent le fantasme d’un Irak sûr et vivable. Israël espère remplacer la vieille clôture qui fait office de frontière avec l’Egypte dans le désert du Sinaï par une barrière de sécurité, la Thaïlande projette de construire un mur de béton le long de sa frontière avec la Malaisie, les Emirats arabes unis envisagent un mur pour leur frontière avec Oman, le Koweït en veut un dans la zone démilitarisée jouxtant la frontière irakienne, et le Pakistan souhaite murer sa frontière avec l’Afghanistan. Aux Etats-Unis, enfin, plusieurs propositions sérieuses ont été évoquées pour, après l’achèvement du mur à la frontière mexicaine, en construire un autre le long du Canada » (2009, p. 30). La Grèce souhaite, elle, édifier une clôture de 12,5 km sur une portion de sa frontière avec la Turquie. Sur cette zone déjà particulièrement surveillée par la Police grecque et l’agence européenne Frontex, la clôture devrait se substituer à l’absence d’obstacle naturel, en l’occurrence du fleuve Evros.
Il nous semble important de souligner que, comme leurs murs précédents construits à des époques différentes, les nouveaux murs – dans le sens où ils ont, eux, toujours une vocation défensive – « relèvent de contextes politiques et économiques bien distincts, ils possèdent des histoires très différentes, affichent des objectifs et des effets extrêmement variables, et, en règle générale, ils ne sont pas tenus pour constitutifs d’un seul et même évènement » (W. Brown, 2009, p.27).
Mur et frontière
Il y a aussi mur et frontière. Toutes les frontières ne sont pas des murs et tous les murs ne sont pas des frontières. Il existe « des frontières sans murs, des murs sans frontières et des murs en attente de frontières » (Y. C. Zarka, 2007, p. 5). Comment pouvons-nous nuancer, illustrer ces deux termes, les appréhender de façon particulière ?
Commençons par la notion de frontière. Nous nous appuierons pour cela sur les propos de Léonora Miano. L’auteure attribue à la frontière un sens dont elle semble souvent amputée. Loin de la limite, de la démarcation, du lieu de séparation et de repli sur soi, Léonora Miano y voit de par son vécu un lieu de contact, un espace de rencontre qui unit les peuples, métisse les hommes, donne naissance à de nouvelles hybridités. L’idée, le ressenti de la frontière – qui n’est a fortiori pas exclusivement administrative, étatique ou coloniale – est porteuse d’échanges, de mélanges et n’est pas seulement conflictuelle, meurtrière et souverainiste. La frontière se trouve à l’interface d’altérités contigües mais n’empêche pas de passer de l’une à l’autre. Elle l’autorise, le permet, voire, y invite. La frontière est dans un rapport à l’Autre, pas dans son rejet.
Identité frontalière. C’est par ce terme que je définis habituellement ma propre identité. Elle est frontalière, ancrée, non pas dans un lieu de rupture, mais, au contraire, dans un espace d’accolement permanent. La frontière est l’endroit où les mondes se touchent, inlassablement. C’est le lieu de l’oscillation constante : d’un espace à l’autre, d’une sensibilité à l’autre, d’une vision du monde à l’autre. C’est là où les langues se mêlent, pas forcément de manière tonitruante, s’imprégnant naturellement les unes des autres, pour produire, sur la page blanche, la représentation d’un univers composite, hybride.La frontière évoque la relation. Elle dit que les peuples se sont rencontrés, quelquefois dans la violence, la haine, le mépris, et qu’en dépit de cela, ils ont enfanté du sens (L. Miano, 2010).
Pour que la frontière existe en ces termes, il faut qu’elle soit connue et reconnue de part et d’autre. C’est la condition sine qua non pour que la reconnaissance mutuelle entre l’Autre et soi soit effective, que ce lien ne mue pas en un objet de relégation, de souffrance et d’enfermement. Qu’elle soit admise par accords tacites ou formels, la frontière est au moins bilatérale si ce n’est multilatérale. Elle est en opposition parfaite aux systèmes de limites fixes et sclérosées : les murs. Issus de décision unilatérale, les murs « symbolisent la fermeture contre l’ouverture, l’immobilisme contre le mouvement, la mort contre la vie » (A. Novosseloff et F. Neisse, 2007, p. 13). Le mur est le revers de la frontière. Sa raison d’être est de se dresser contre, de créer un dedans et un dehors, de mettre de la distance là où il y a de la proximité, de générer un rapport de dominant/dominé.
Si notre approche propose une conception très contrastée des deux termes, mur et frontière, nous convenons que dans les faits les distinctions sont rarement si nettes, si angéliques. Il nous semble malgré tout important de marquer fortement ces nuances d’autant plus si les propos de Wendy Brown se vérifient Cette dernière précise que « tous les Etats-nations, riches ou pauvres, y compris ceux qui, à l’intérieur d’un large spectre politique (néolibéraux, citoyens du monde, humanitaires, militants de gauche), prévoient un monde sans frontières, affichent une passion pour l’édification de murs » (2009, p. 30). Concluons ce point en tentant de l’inscrire dans un cadre plus large, celui de la mondialisation. L’écrivain et poète Edouard Glissant a écrit en 2002 :
Ce qu’on appelle mondialisation, qui est l’uniformisation par le bas, la standardisation, le règne des multinationales, l’ultralibéralisme sur les marchés mondiaux, pour moi c’est le revers de quelque chose de prodigieux que j’appelle la mondialité. La mondialité, c’est l’aventure extraordinaire qui nous est donnée à tous de vivre dans un monde, qui pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, sans attendre, se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique, autant que la nécessité pour chacun de changer ses manières, de concevoir, de vivre, de réagir dans ce monde-là. La mondialité est donc le sentiment que mon imaginaire et l’imaginaire du voisin se touchent, se complètent, se changent mutuellement, et c’est dans cet échange, dans cette complétude mutuelle que nous pouvons trouver des espaces pour vivre réellement nos diversités tout en les convenant les unes aux autres. La poétique de la mondialité est le contraire de la mondialisation (É. Glissant, 2002, cité par G. Simon, 2008, p. 205).
Serait-il alors possible de voir en ce que nous appellerions la poétique de la frontière, tel que la ressent Léonorao Miano, un remède à la multiplication des murs de séparation ?
Le mur n’est pas une simple paroi verticale. De formes variées, il est fait d’un ensemble hétérogène d’aménagements architecturaux, dont la barrière, le checkpoint, la zone de transit, le camp de rétention, la prison font partie et auxquels s’ajoutent des technologies complexes, des pratiques de contrôle et de surveillance policière et/ou privée. Plus encore, le mur peut « prendre la forme d’un corset de textes législatifs, l’allure d’un indéfinissable ministère, ou le brouillard d’une croyance transmise par beaucoup de médias qui, délaissant à leur tour l’esprit de liberté, ne souscrivent qu’à leur propre expansion, à l’ombre des pouvoirs et des forces dominantes. Ainsi le mur peut-il être subreptice ou officialisé, discret ou spectaculaire » (É. Glissant, P. Chamoiseau, 2009, p. 8).
Loin de n’être qu’un groupement d’éléments architecturaux, le mur repose sur un ensemble de composantes liées entre elles. Invisibles, ce sont elles qui le fondent, le structurent, donnent naissance à sa matérialité. Elles le font exister, cherchent à lui donner un sens. Au service du pouvoir, elles sont pernicieuses et difficiles à appréhender. C’est pourquoi « L’iceberg de la matérialité et du visible ne doit pas occulter la partie immergée du système, d’un système englobant aux multiples ramifications sociales, politiques, médiatiques, économiques, culturelles » (D. Bigo, R. Bocco, J. L. Piermay, 2009, p. 11). Un mur peu visible n’en est pas proportionnellement peu actif. Il peut tout autant en être l’inverse, moins il est visible et plus il opère.
S’il convient de proposer une définition, la notre sera la suivante : le mur est un système de limites qui s’apparente à un dispositif [3] sécuritaire complexe relevant d’éléments hétérogènes – architecturaux, technologiques, institutionnels – mis en réseaux pour entraver la mobilité physique d’individus et de façonner les esprits.
Calais et son contexte
Les mers qui séparent les Iles britanniques du continent ne forment plus aujourd’hui un réel obstacle. Les traversées sont devenues d’une grande facilité. Continuelles, elles s’effectuent par voies maritimes ou par l’intermédiaire du lien fixe, le Tunnel sous la Manche. Au plus près des côtes anglaises, Calais concentre la majeure partie des échanges transmanches. Dans un contexte d’européanisation l’ambition est à la création de connexions, à la multiplication des échanges via de nombreux projets en vue de faire apparaître des logiques communes et de lever les points de ralentissement que constituent encore certaines zones.
Pourtant, sous certains angles, le lien privilégié qu’entretiennent les côtes Calaisiennes avec celles du comté du Kent outre Manche peut se révéler outrageusement rompu. Etant donné l’intensité des flux vers l’île britannique en partance de Calais, la ville polarise aussi une part de migrants candidats à une traversée qui leur est obstinément interdite.
« Les premiers arrivés sur la côte française, originaires d’Europe de l’Est (d’Ukraine notamment), ont essayé, après la chute du « Mur », de rejoindre l’Angleterre. En 1999, l’éclatement du conflit au Kosovo a fait affluer de nombreux Kosovars. Au même moment, la situation en Afghanistan a poussé des afghans à fuir le régime des Talibans et à migrer dans les pays voisins ou en Europe. La guerre déclenchée par les États-Unis après le 11 septembre 2001 a accentué ce mouvement. En Irak aussi, après la Première Guerre du Golfe (1991) et avant la chute de Saddam Hussein, de nombreux Irakiens avaient fui leur pays. Plus tard en 2003, le renversement du dictateur et la situation de quasi-guerre civile qui s’en est suivie n’ont fait qu’accélérer les flux au départ du Moyen-Orient, en particulier du Kurdistan. Les décennies 1990 et 2000 en Afrique de l’Est ont également été une période de grandes migrations. Les conflits entre Érythrée et Éthiopie, la dégradation de la situation politique, économique et sociale en Somalie, la guerre du Darfour au Soudan ont provoqué une multitude de départs vers l’Égypte et l’Europe.
[...] Chaque nuit, les migrants sont nombreux à tenter leur chance, en montant à bord des remorques qui empruntent les ferries, en embarquant directement dans les navires ou les navettes d’Eurotunnel, en se risquant même parfois à emprunter à pied les boyaux des tunnels ferroviaires » (J. Lombard, F. Dumont, E. Berson, 2009).
Dans le Calaisis, les portes de l’« eldorado » s’ouvrent ou se ferment au port ou sur le site Eurotunnel. Ces deux lieux sont de véritables check-point, des cribles au maillage qui ne cessent de se resserrer. Ceints de dispositifs anti-intrusion dont les perspectives cachées ne sont pas sans rappeler d’autres murs sécuritaires dans le monde, ils disposent d’hommes et de technologies avancées pour « observer, voir, sentir, mesurer les migrants » (J. Lombard, F. Dumont, E. Berson, 2009). Schengen autorise la mise en place de contrôles à la frontière franco-britannique du fait que le Royaume-Uni n’appartient pas à l’espace de « libre circulation ».
la zone portuaire
C’est en 2000, au moment de l’existence du CHAUH de Sangatte qu’un département de sûreté spécifique a été créé au sein de la Chambre des commerces et de l’industrie (CCI) de Calais, le concessionnaire du port.
La mise en sûreté s’appuie juridiquement sur deux composantes majeures. La première est relative aux obligations prescrites par le Code international pour la sûreté des navires et des installations portuaires (le Code ISPS, International ship and port security) et concerne toutes les installations portuaires qui fournissent des services à des navires effectuant des voyages internationaux. Ce code a été élaboré en réaction aux attentats du 11 septembre 2001 pour faire face aux menaces pouvant peser sur les navires et les installations portuaires. La seconde est directement liée aux tentatives de passage de migrants dits « clandestins ». Elle est régie par le Traité du Touquet. Signé le 4 février 2003 entre les gouvernements français et britanniques, ce traité est « relatif à la mise en œuvre de contrôles frontaliers dans les ports maritimes de la Manche et de la Mer du Nord des deux pays ».
Ce département sûreté s’appuie sur trois services. Le premier appelé service de « sûreté, prévention, sécurité » (SPS) a pour fonction d’assurer la mise en sûreté des installations portuaires et de surveiller les zones d’embarquement. Le second est le service de « détections et recherches instrumentées » (DRI). Il prolonge l’action du premier. C’est une chaîne de contrôle où s’opèrent successivement différentes inspections : détections par imagerie électronique par rayonnement millimétrique (Passive MilliMeter-Wave, PMMW) ou détection des battements cardiaques (Heart Beat Detector, HBD) puis, si un doute subsiste, contrôle du taux de CO2 dans les remorques. Le troisième service, « contrôle des flux routiers » (CFR), a vocation à « stocker, gérer, contrôler le trafic de ’’remorques non accompagnées’’ » et « assurer une meilleure surveillance des zones de pré-embarquement » (CCI de Calais, 2008, p. 12).
En 2000, un premier programme de 6 millions d’euros est engagé pour clôturer une partie du port, installer un réseau de vidéo surveillance ainsi qu’un bâtiment spécifique au département sûreté dit « bâtiment de sûreté » (BDS). Jusqu’alors, la zone portuaire n’était que très sommairement clôturée. Depuis, elle s’est peu à peu totalement fermée. Une vigilance particulière est portée à ne pas « bunkériser » le site. Les lieux doivent rester accueillants pour des raisons commerciales et touristiques. Des dispositions techniques particulières seront prises pour les parties vues de la voie publique et inversement.
La partie Sud-Est, longeant la voie publique, est clôturée d’un grillage détectant, onéreux mais discret. Pour le passant ou le riverain, il s’agit à première vue d’un simple grillage blanc. En réalité, il est doté de systèmes de détection sophistiqués. Mesurant 2,5 mètres de hauteur, il est équipé en partie haute d’un bavolet qui bascule lorsqu’il est soumis à une masse de plus de 15 kilogrammes. Sa partie basse est doublée par un deuxième grillage pour rendre le sectionnement plus difficile. Ce second grillage a, sur une portion, été enterré à 1,5 mètre de profondeur suite à des tentatives de percement de tunnels à partir des parterres de plantes qui le bordent. Cette partie de clôture est aussi équipée d’une fibre optique qui déclenche une alarme sonore signalant l’intrusion d’un individu aux équipes d’agents de sûreté qui se tiennent en permanence prêts à intervenir. En parfaite opposition à ce mode de fermeture discret et sophistiqué, la partie nord du port est close d’un unique mur en béton armé de 4 mètres de hauteur et d’environ 1,5 kilomètre de long. Au fond du port, ce choix a été possible car il n’est pas visible de l’espace public. Entre le mode de fermeture de la partie sud et celui de la partie nord, le contraste est marquant et explicite : pour entraver le franchissement de l’enceinte portuaire, ce qui se trouve à l’abri des regards n’a pas besoin de se farder, le béton brut convient parfaitement.
Situé à côté de la gare maritime, le bâtiment de sûreté (BDS) s’avère quant à lui être un véritable petit fortin moderne. Aussi, d’apparence discrète, c’est un lieu de veille où aboutissent toutes les alarmes de la zone portuaire et où sont disposés les écrans de vidéo surveillance. Il est équipé d’un poste central de protection (PCP) et d’une salle dite « de crise » pouvant être utilisée pour réunir les acteurs majeurs du dispositif de sûreté. Lors d’une visite, il nous a été souligné que cette salle est équipée de lits et de tout le nécessaire pour la préparation de repas « au cas où », sans nous préciser de quels cas il pouvait réellement être question. Cette salle dispose aussi d’écrans de vidéo surveillance et d’un double des moyens de communication du PCP. A l’intérieur du BDS, la circulation des personnes est également surveillée par vidéo. Pour couronner le bâtiment, un mirador est installé sur le toit et une caméra de surveillance équipe chacun des quatre angles extérieurs. Cet édifice aux façades blanches, aux fenêtres teintées et à l’aspect effacé est un élément architectural majeur du système de sûreté de la zone portuaire.
A partir de 2005, un deuxième programme d’investissement de 7 millions d’euros est engagé. Il a permis de finaliser l’année suivante, un réseau de 48 caméras fixes et mobiles de vidéo surveillance. En 2008, deux caméras thermiques sont installées. Cette technologie d’imagerie thermique vient s’intégrer au réseau déjà existant de détection. Placées sur des tourelles orientables à l’entrée maritime du port, elles permettent de contrôler les tentatives d’intrusion de petites embarcations ou de nageurs et ce, de jour comme de nuit, par temps de pluie, de brume ou de neige.
Dans le prolongement des dispositions prises par le service SPS (Sûreté, Prévention, Sécurité) pour empêcher les intrusions dans la zone portuaire, le service DRI (Détections et recherches instrumentées) contrôle la totalité du trafic de fret à destination du Royaume-Uni. Il s’agit d’une chaîne de contrôle située sur la plate-forme portuaire sur laquelle se succèdent différents points de vérification. Les équipes de sûreté opèrent avec des technologies avancées mises à leur disposition par les services de l’immigration britannique, the United Kingdom Immigration Services (UKIS). Après un premier contrôle documentaire réalisé ponctuellement par la PAF, les transporteurs sont orientés soit vers des détecteurs de battements cardiaques (HBD pour Heart beat detector), soit vers un système d’imagerie électronique par rayonnement millimétrique (PMMW pour Passive MilliMeter Waves), soit plus récemment vers un scanner aux rayons X utilisé par les services de douane.
Le service DRI de la Chambre des commerces dispose de trois HBD. Pour effectuer les mesures de contrôle, le poids lourd entre dans un hangar. Les issues d’entrée et de sortie sont fermées et deux sondes sont posées à l’avant et à l’arrière du véhicule, sur des parties planes. Ces sondes enregistrent les vibrations du camion qui sont retranscrites sur un écran. Si l’amplitude des courbes est trop importante, le conducteur doit ouvrir ses portes et aller constater la présence ou non d’individus à l’intérieur. Pendant la pose des sondes, un agent effectue un contrôle visuel dans les coffres latéraux des remorques et sur les essieux, endroits où sont susceptibles de se cacher des personnes. Deux miroirs ronds fixés sur la structure du hangar permettent d’effectuer le contrôle visuel du dessus du camion. Les HBD sont fiables mais ils nécessitent un temps d’immobilisation du camion de 2 à 5 minutes. Si le trafic le permet, tous les camions sont dirigés vers ce type de contrôles.
Les PMMW sont au nombre de deux. Ce sont des appareils qui permettent d’obtenir une image relativement détaillée du chargement d’un camion. Contrairement au scanner par rayons X, les PMMW sont censés ne pas être nocifs pour les personnes. Ces systèmes favorisent un contrôle rapide. Le camion passe doucement devant un grand pan incliné. Une image est retranscrite sur un écran d’ordinateur surveillé par un agent. Ce dernier dispose de 15 secondes maximum avant de décider si le contrôle doit être approfondi. Si non, le camion peut se diriger vers les aubettes de contrôle de titres de transport des compagnies maritimes ce sont les camions bâchés qui sont dirigés de préférence vers ces contrôles. Les camions citernes et frigorifiques passent systématiquement au HBD. Les contrôles CO2 sont destinés aux poids lourds suspects lors de leur passage au PMMW. Ce contrôle supplémentaire s’effectue par l’intermédiaire d’une sonde introduite à l’intérieur de la remorque. L’appareil mesure le taux de dioxyde de carbone ce qui permet de détecter toute présence humaine. En tout état de cause, les agents de la CCI ne sont pas habilités à fouiller le chargement d’un camion. S’ils détectent ou suspectent un véhicule, ils font intervenir les agents de la PAF. Dès leur arrivée sur le port, certains camions peuvent être orientés vers le contrôle des douanes françaises. Outre une fouille complète du véhicule et du chargement, elles disposent d’un scanner aux rayons X.
Depuis 1999 et la parution du code of practise [4], les compagnies de transports routiers sont soumises à des sanctions financières de 2000 £ par personne découverte dans un véhicule à son entrée sur le sol britannique. Ces pénalités impliquent bon gré mal gré les acteurs du transport dans les politiques restrictives d’immigration.
Le 23 mars 2010, suite à un arrangement administratif entre les gouvernements britanniques et français du 6 juillet 2009, un centre de coordination opérationnel a été inauguré. Il se trouve juste derrière le Bâtiment de sûreté et a pour objectif « d’intervenir en temps réel sur les principaux points de montée clandestine dans les poids lourds, à partir des informations recueillies auprès des chauffeurs » (23 mars 2010, www.gouvernement.fr).
Entre 2000 et 2009, l’effectif d’agents affectés à des fonctions de surveillance et de contrôle est passé d’une centaine de personnes à 244 : 5 équipes de 12 au service SPS, 5 équipes de 19 à la DRI, 5 équipes de 8 au CFR et 13 pour l’encadrement et les services administratifs auxquels s’ajoutent 25 employés du prestataire extérieur CESG (Consultant européen en sécurité générale) pour la surveillance d’un parking sécurisé (CCI, 2009, p. 13). Sur le port, les altercations violentes semblent assez rares et se déroulent généralement avec une toute relative « bonhomie ». « OK, tu m’as eu une fois de plus, mais je recommencerai... ! » (enquête de terrain, 2010). La situation reste pourtant sensible, le contexte tendu. Les agents ont ordre de garder une certaine réserve vis à vis des migrants. En ce sens, les employés désignent les personnes interpellées par le terme « non-accédant ». Toute personne se trouvant en situation irrégulière sur le site ou dans un véhicule – qui ne dispose ni d’autorisation d’accès au port ni de titre de transport – est un « non-accédant », un « NA »,quelle que soit sa nationalité son sexe, son age ou son statut juridique. Cette préoccupation rhétorique vise à éloigner un peu plus l’Autre, l’étranger, de l’agent de contrôle. Une forme de déshumanisation qui montre que quelle que soit l’échelle, quel que soit le registre, la mise à distance est de vigueur. Il faut créer de la distance là où il y a de la proximité, aussi ténue soit-elle. De plus, cette consigne permet de ne pas savoir combien de fois une même personne a été interpellée sur le port, de tenir le « palmarès des NA » facilement transposable en données statistiques pour alimenter une politique du chiffre dominante.
Depuis la signature du Traité du Touquet des agents de la UK Border Agency sont présents sur le port aux deux postes de contrôle appelés BCNJ (British control national juxtaposition). Ils complètent les contrôles français précédents par des vérifications de documents, des contrôles de battements cardiaques (trois hangars sont installés), de CO2 ou de chargements. Le port est en fait équipé de deux DRI, l’une française, l’autre britannique. Ces services britanniques disposent de trois « portacabines ». Ils peuvent y retenir des personnes durant 24 heures afin d’effectuer des démarches administratives, de prendre des photos, de mener des auditions. Des équipes cynophiles de la société Emmus corp security contrôlent la zone d’embarquement. Il s’agit d’une société française, portant un nom anglais et employée par le gouvernement britannique. Cette société intervient sur une zone qui s’étend des aubettes des compagnies maritimes à la zone d’embarquement.
Le terminal français du lien fixe transmanche
Creusée là où la distance entre les deux côtes est la plus faible - 33,5 kilomètres les séparent - cette liaison ferroviaire situe Lille, Paris et Bruxelles à respectivement 1h20, 2h15 et 1h50 de Londres. De quai à quai, il ne faut que 37 minutes pour passer de Coquelles à Folkestone. Chaque année, des milliers de camions, de véhicules de tourisme, de trains de marchandises et des centaines de milliers de voyageurs transitent par ce tunnel bénéficiant ainsi de cette nouvelle compression spatio-temporelle. « Depuis sa mise en service progressive, à partir du mois de mai 1994, le tunnel sous la Manche a été emprunté par environ 247 millions de voyageurs, soit l’équivalent de 3 fois la population entière de l’Allemagne » (www.eurotunnel.com).
Différents types de convois utilisent les boyaux souterrains : les trains à grande vitesse Eurostar qui conduisent des passagers sur les liaisons reliant Londres à Lille, à Paris ou à Bruxelles ; des trains de marchandises en provenance ou à destination de différentes villes d’Europe ; des navettes d’Eurotunnel dites « Shuttles » qui effectuent des allers et retours entre le terminal de Coquelles et celui de Folkestone.
Au moment où la construction du tunnel sous la Manche semble vouloir signifier l’effacement d’un obstacle naturel, l’amélioration de la mobilité, l’augmentation du rapport espace/temps, à l’heure où la société Eurotunnel propose sur son site internet, sur les ondes radio des tarifs de traversée très attrayants, c’est au même endroit, à l’abri des regards, que l’on trouve les perspectives les plus nettes de la séparation. Au cœur du territoire calaisien, une enfilade de clôtures annonce que la limite n’est pas loin. Kyrielles de poteaux, de caméras et projecteurs, de grillages et de fils barbelés ne trompent pas. La démarcation effective de l’espace Schengen est là et c’est en marchant dans ce paysage qui ne cesse de se militariser que l’image du mur de séparation se fait la plus explicite. Ici, c’est le fil barbelé type « concertina », autrement dit « rasoir », qui est déployé. Ce fil barbelé, bien qu’il longe à certains endroits des terres agricoles, se dresse bel et bien contre des hommes. Constitué de spires entrelacées et maintenues les unes aux autres par des agrafes métalliques, il est parcouru d’une succession de petites bandes tranchantes comparables à des rasoirs et éclate quand on le coupe. Piquant et tranchant, il n’est pas sans laisser de traces sur les corps qui tentent de le franchir à la hâte. Cependant, aussi perfectionnées, dissuasives ou dangereuses qu’elles soient, ces clôtures restent inefficaces sans leurs auxiliaires que sont les systèmes d’éclairages, de surveillance vidéo et les différentes patrouilles d’intervention (sociétés privées, CRS, militaires). Selon les travaux d’Olivier Clochard, 280 caméras sont opérationnelles en décembre 2001 (2007, p. 277). Un réseau de surveillance vidéo qui, d’après le site internet d’Eurotunnel, aurait fait l’objet d’une mise à niveau en 2009. Pour permettre aux différentes patrouilles d’intervenir rapidement, l’aménagement d’une piste de ronde devrait très prochainement rendre accessible aux véhicules de surveillance l’intégralité du périmètre du site (communiqué Eurotunnel du 15 juin 2010).
La base juridique principale, sur laquelle s’appuie la surveillance des flux relève aussi d’accords bilatéraux entre les gouvernements de la République Française et du Royaume-Uni. Le premier accord intergouvernemental est le Protocole de Sangatte du 25 novembre 1991. Ce texte est relatif « aux contrôles frontaliers et à la police, à la coopération judiciaire en matière pénale, à la sécurité civile et à l’assistance mutuelle, concernant la liaison fixe transmanche » (www.gisti.org). Le second accord fait à Bruxelles le 29 mai 2000 est le Protocole additionnel au Protocole de Sangatte et est « relatif à la création de bureaux chargés du contrôle des personnes empruntant la liaison ferroviaire reliant la France et le Royaume-Uni » (www.gisti.org).
Pour mettre en pratique ces bases juridiques, ici comme sur le port, des technologies avancées sont utilisées pour détecter les intrus : système d’imagerie électronique par rayonnement millimétrique (PMMW), test CO2, réseau de vidéo surveillance perfectionné, important contingent humain déployé, systèmes de clôtures imposants. En revanche, ce site comme le terminal côté anglais est équipé d’un scanner géant à rayons X appelé Euroscan. Financé aux 2/3 par les douanes françaises et 1/3 par Eurotunnel, il est utilisé par les douaniers pour la recherche d’armes, d’explosifs ou d’autres marchandises illicites. Il permet aussi de détecter les passagers clandestins. Aux contrôles frontaliers britanniques, les agents de l’immigration ont pour mission de détecter, d’examiner les passeports et de débusquer les migrants. Des chiens et un détecteur de battements cardiaques sont à leur disposition (www.eurotunnel.com).
En terme d’effectifs humains, « la mission de sûreté mobilise actuellement 150 personnes, dont 125 chez un sous-traitant spécialisé […] et 25 en interne » (Eurotunnel, Rapport d’activité 2009, 2010, p. 28). Le sous-traitant spécialisé en question est la Société privée Spgo. Par ailleurs, la SNCF a à sa charge la mise en sûreté d’une partie du site qui jouxte le Terminal (Partie Sud). D’après les propos d’un agent de surveillance, la SNCF emploierait donc 60 agents de la Société de Gardiennage Mondial Protection. Outre les agents de la PAF, les Douanes, les Services de l’immigration britannique et les agents de sociétés privées, un demi escadron de la Compagnie Républicaine de Sécurité (CRS) peut être mobilisé 24 heures sur 24. Suite à un communiqué du 15 juin 2010 il faut ajouter que, dans la perspective des Jeux olympiques de Londres en 2012, le Groupe Eurotunnel a mis à disposition des Pouvoirs publics une « base vie » de 600 m² de locaux d’hébergements neufs et équipés pouvant accueillir jusqu’à 60 militaires. Cet investissement qui a coûté 300 000 euros s’ajoute aux 14 millions d’euros dépensés pour la sûreté en 2009 (toujours selon le communiqué du 15 juin 2010) et aux 10 millions dépensés en 2008 (www.eurotunnel.com).
La multiplication des zones closes
Fortement fermés sur eux-mêmes, criblant au plus près les flux qui les traversent, les sites du port et du Terminal Eurotunnel refoulent les migrants à leurs marges. Pour ces « damnés » les portes de l’« eldorado » seront d’abord celles du bon camion, celui qui permettra de franchir l’un après l’autre les différents contrôles. Pour s’introduire dans les camions, il faut les approcher avant qu’ils n’embarquent pour le Royaume-Uni, notamment lorsque les conducteurs effectuent leur pause. Pour se prémunir de ces intrusions, certains camionneurs choisissent de se cantonner sur des parkings clôturés et surveillés. Par ailleurs, une aire de distribution de repas a été mise à disposition des associations humanitaires calaisiennes pour les migrants maintenus en marge des flux dans l’expectative de trouver la « bonne porte ». Cette aire est elle aussi clôturée. Si dans leurs affectations respectives ces deux types d’endroits (parkings sécurisés et aire humanitaire) n’ont guère de points communs, les appréhender comme appartenant à un même dispositif sécuritaire montre qu’au contraire ils ont une vocation fondamentalement identique, qu’ils s’inscrivent dans une relation de continuité. Tous deux visent en effet à tenir une population indésirable à l’écart des flux de voyageurs et de marchandises.
Il existe dans le calaisis plusieurs parkings sécurisés, privés et payants où, là encore, grillage, clôture électrifiée, surveillance vidéo, projecteurs, agents de sécurité et maîtres chiens sont mis à l’œuvre. L’un d’entre eux retient particulièrement notre attention, le plus récent et le plus abouti dans son genre. Il prend la forme d’une véritable place fortifiée moderne et a de quoi satisfaire les plus prudents, rassurer les plus timorés. Il s’agit du parking All4trucks, un genre de parking nouveau qui a vocation à se multiplier en Europe. Il ambitionne de fixer les « nouveaux standards de services dans l’industrie du transport » (www.all4trucks.eu). Lancé le 12 janvier 2009, le projet a été financé par un groupe d’investisseurs des Pays-Bas et de France et illustre l’opportunité économique que représente dorénavant le marché de la sûreté. Situé à proximité de Calais, près de la jonction des autoroutes A16 et A26, il couvre une superficie de 7,5 hectares, permet le stationnement de 310 poids lourds et est pensé pour une circulation optimale en son sein. L’enceinte est entourée d’une clôture de deux mètres de hauteur doublée d’un réseau de fils électriques, d’un fossé et d’un merlon. Le périmètre est éclairé en permanence et le site est en contact direct avec la gendarmerie. A l’entrée comme à la sortie, les camions sont immobilisés dans un sas le temps que des caméras enregistrent les plaques d’immatriculation. 24 heures sur 24, des équipes de maîtres chiens veillent sur la zone. Pour accréditer leur raison d’être, attirer et/ou fidéliser les clients, la promotion du lieu insiste nettement sur les éventuels dangers qui seraient encourus, et pour les conducteurs et pour les marchandises, de stationner à l’extérieur. C’est sur les migrants que se fonde toute la publicité sécuritaire. Le migrant n’a rien d’un « chercheur d’asile » [5], c’est une menace à part entière.
L’« aménagement provisoire d’une aire de distribution de repas aux populations en migration vers la Grande-Bretagne par les associations au port de Calais » – nom donné à l’opération pour la demande du permis de construire (PC) – est quant à lui opérationnel depuis le 29 octobre 2009, Rue de Moscou à Calais. Cette aire relocalise deux lieux en un. Auparavant, les repas étaient distribués Quai de la Moselle et Quai Paul Devot, distants d’environ un kilomètre l’un de l’autre. Outre le fait que les associations, grâce à deux bungalows, et les migrants, grâce à des préaux où s’effectuent les files d’attentes, disposent d’un peu plus de confort, il existe une autre différence avec les lieux auparavant utilisés, une redondance notable au vu des différents points que nous avons abordés jusqu’ici : l’aire est clôturée. Ici aussi des précautions architecturales ont été prises pour ne pas interpeller l’œil du passant. Une double clôture plantée d’arbustes créant une marge d’isolement a été plantée sur un côté. Sur un autre, c’est une clôture végétalisée de trois mètres de hauteur qui permet de tenir les migrants hors de vue. Cette aire aspire à rationaliser et surveiller un mouvement peu contrôlé, à soustraire les migrants au paysage portuaire calaisien, à canaliser les « indésirables » à l’écart des flux désirés, ceux du commerce, du tourisme et du marché de la finance. Si sous certains aspects elle est aussi un lieu de rencontre et de partage entre migrants et avec la population locale, en particulier avec les bénévoles, elle a un côté particulièrement pernicieux. Elle enrôle les militants humanitaires, leur sensibilité, leur colère face à des migrants laissés pour compte, leur volonté de solidarité, dans un système sécuritaire qu’ils dénoncent par ailleurs et duquel, au vu de cette configuration, il leur est difficile de s’extraire.
Pratiques policières et politique du bulldozer
L’Etat est foncièrement impliqué dans ce dispositif. Les déplacements médiatisés d’hommes politiques comme fût celui de Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, lors de sa visite au centre de Sangatte, les visites successives d’Eric Besson après sa nomination au Ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du développement solidaire ou, plus récemment la venue de Claude Guéant ministre de l’Intérieur, de l’Outre-mer, des Collectivités territoriales et de l’Immigration veulent montrer que les frontières ne sont pas sans surveillance. Toute l’année un important contingent de policiers et de CRS y est déployé. Harcèlement contre protection, bulldozer contre centres d’accueil, enfermement contre liberté, la désillusion être est forte pour les migrants venus en Europe. Pratiques policières et politique du bulldozer sont intrinsèquement liées. Les pratiques policières visent à contrarier les migrants dans leur rapport à l’espace, autrement dit : les empêcher de se poser pour les empêcher de se reposer, de réfléchir et de s’organiser. La politique du bulldozer a vocation à rendre l’espace impropre à toute installation, à lui ôter tous supports naturels ou artificiels permettant de s’accrocher, de se raccrocher, de se réfugier.
Les pratiques policières, le harcèlement quotidien auprès des migrants sont fréquemment dénoncés par des associations locales et des militants de divers horizons. Parfois évoquées dans les médias locaux, plus rarement par les nationaux, ces pratiques ne tarissent pourtant pas. Elles semblent au contraire habituelles, coutumières. C’est un système d’oppression devenu ordinaire qui traque les migrants dans les moindres recoins de la ville pour les fatiguer, les angoisser, les asphyxier. Interpellations musclées à répétition, destructions des abris – aussi modiques soient-ils – confiscation des effets personnels, des tentes, des couvertures alors que les températures extérieures flirtent avec les zéros degrés, claques, matraques et menottes, tout est bon, se veut « salutaire », et selon un scénario bien rodé, prétend émanciper les migrants des réseaux mafieux. « Mardi 19 janvier, suite à la levée du plan grand froid, la salle réquisitionnée pour les migrants de Calais, en majorité afghans, a fermé ses portes. Cette salle permettait la mise à l’abri de près de 200 migrants chaque nuit de 19h à 10h depuis le début du plan grand-froid, le 15 décembre 2009. Afin d’assurer un minimum de protection, l’association Salam distribue le soir même 150 tentes aux migrants. Ces derniers sont dirigés par les forces de police à proximité de l’ancienne "jungle" pour y établir leur campement. Mais, dès le lendemain matin, la police encercle le campement, démonte les tentes et place les effets personnels des migrants dans des sacs, en endommageant certains. Depuis, les autorités détruisent systématiquement tous les abris et campements » (Communiqué de presse de l’association Salam, 22 janvier 2010). Selon des témoignages concordants de la part des migrants, à plusieurs reprises il a été question de duvets déchirés, de couvertures jetées dans le canal, de personnes délogées de leurs abris en pleine nuit et privées de sommeil de façon récurrente. Le gaz lacrymogène trouve, lui, une place de choix dans les mains des forces de l’ordre et est utilisé en toutes circonstances. Les abris en sont très fréquemment aspergés. Des soudanais nous ont expliqué, alors que nous nous rendions « chez eux » un matin (mars 2009), que leurs casseroles aussi en avaient été arrosées. Circonstances similaires, à la « jungle » des Pachtounes, il nous a été dit que la fontaine installée par la mairie en avait été remplie. D’autres pratiques existent et s’intensifient telles les interpellations sur le trajet des migrants qui se rendent à l’aire de distribution de repas, voire juste devant celle-ci. Ainsi, en proportions inverses des moyens mis en œuvre pour assurer la fluidité des transports vers le Royaume-Uni, les coups les plus bas sont employés pour que Calais reste une porte close aux « indésirables ». Agissant sur les instructions des autorités administratives, les forces de l’ordre se rendent acteurs « d’atteintes sérieuses et graves à la dignité et à l’intégrité des migrants » (Lettre ouverte de la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA) à Monsieur Eric Besson du 16 février 2010).
Plus ponctuellement, des opérations « coup de poing », pour reprendre les propos d’Eric Besson, sont organisées. Plusieurs centaines d’agents peuvent alors être déployés avec chiens, hélicoptères et projecteurs. Entre autres exemples, ce fût le cas dans la nuit du 7 au 8 novembre 2008 où un « hélicoptère doté d’un faisceau lumineux pour éclairer la forêt [plus communément appelée ’’jungle’’ par les migrants] et multiples compagnies de CRS avec chiens pour arrêter à nouveau plusieurs dizaines de personnes afghanes » ont été déployés. Le 21 avril 2009, « près de 500 policiers et gendarmes, dont près de 300 à Calais, sont intervenus sur quatre sites. Près de 150 migrants, essentiellement des Afghans, ont été interpellés à Calais, et 44 sur des aires d’autoroutes de la région, selon la préfecture du Pas-de-Calais » [6]. Il y eut aussi le fameux démantèlement de la « jungle » des afghans pachtounes le 22 septembre 2009.
La politique du bulldozer n’est pas nouvelle. Après avoir vu passer plusieurs milliers de personnes sur près de deux années (septembre 1999 à décembre 2002), le Centre d’Hébergement et d’Accueil d’Urgence Humanitaire (CHAUH) de Sangatte géré par la Croix Rouge sera fermé. Il s’agit alors, selon le Ministre de l’Intérieur de l’époque, Nicolas Sarkozy, d’« envoyer un signal au monde entier pour dire que ce n’est plus la peine de venir dans ce hangar du bout du monde » (cité par la CFDA, 2008, p. 18-19). Près d’une semaine après le départ des derniers réfugiés, le centre sera rasé et n’aura bientôt plus l’apparence que d’un tas de gravats des plus anonymes. Ce hangar, qui a en réalité été ouvert aux migrants à deux reprises, ne pourra pas l’être une troisième, sur ce point, les autorités sont tranquilles. Vider un lieu de ces occupants et y faire table rase semble depuis devenu une méthode bien rodée. C’est ce que nous avons constaté en retournant à Calais après plusieurs mois. Les espaces protégés des regards où se réfugiaient les migrants sont maintenant découverts, silencieux et ne donnent plus signe d’aucune forme de vie.
Mis à part quelques débris, tout élément pouvant rappeler à la mémoire l’existence de vie est anéanti. Pour qui ne les a pas connus avant, ces paysages déserts ne présentent plus aucun intérêt. Cependant, en empruntant d’autres chemins, s’écartant à peine de ceux connus, on s’aperçoit que les migrants ne sont pas bien loin, parfois à quelques kilomètres, parfois à quelques dizaines de mètres seulement. Les territoires ont changé d’espace mais la politique du bulldozer reste de vigueur et comme nous l’a souligné Marcel Copyans, membre de l’association Salam : « à chaque fois que ça devient trop visible, on y a droit ! » (enquête de terrain, mars 2009). Depuis le centre de Sangatte qui a abrité plusieurs milliers de personnes sous son toit jusqu’aux arbres qui en abritent quelques dizaines la méthode reste la même : chasser et raser pour disséminer. Les tronçonneuses et les engins de travaux publics sont au service de la politique nationale d’immigration.
Hôtel de police, centre de rétention administrative et tribunal
Bien calés entre le Terminal tourisme Eurotunnel et le centre commercial Cité Europe se trouve à Coquelles, dans une même enceinte, un hôtel de police, un centre de rétention administrative, une annexe du tribunal de grande instance de Boulogne-sur-mer (Cf. figure 4). L’hôtel de police abrite différents services : Sécurité Publique, Surveillance du Territoire, Police Judiciaire, Compagnie républicaine de sécurité (CRS), Brigade mobile de recherche (BMR), PAF. En 1997 un premier CRA ouvre. D’une capacité maximale de 19 retenus pour 9 chambres dont une familiale et placé sous la tutelle de la PAF, il se situe dans une zone située au rez-de-chaussée de l’hôtel de police. Il deviendra rapidement insuffisant pour l’administration. Durant l’été 1999, le Préfet du Pas de Calais demande donc que soit installé dans une partie des locaux du centre aéré Jules Ferry de Calais un local de rétention administrative provisoire. Ce dernier devant être rétrocédé le printemps suivant à son affectation initiale, il a été envisagé d’aménager la partie du premier étage de l’hôtel de police située juste au dessus du centre déjà existant. Cet espace était initialement prévu pour accueillir une compagnie de CRS (dossier d’aménagement intérieur). Le 25 janvier 2002, une demande de permis de construire a été déposée pour la réalisation d’un nouveau centre de rétention de 60 places, toujours dans l’enceinte policière, Boulevard du Kent à Coquelles. Cette demande vise à augmenter la capacité de rétention des étrangers et entérine une logique devenant dominante de « banalisation de l’enfermement des étrangers » et d’industrialisation des expulsions (O. Clochard et S. Laacher, 2006). Ce nouveau centre de 60 places ouvrira l’année suivante.
Le CRA dispose actuellement de 79 places. Selon le Rapport d’information, fait au nom de la commission des finances sur l’enquête de la cour des comptes relative à la gestion des centres de rétention administrative, il serait, suite à quelques aménagements, en conformité à la réglementation bien qu’il ait été conçu pour 60 retenus et que la durée de rétention maximale était de 12 jours alors qu’elle est aujourd’hui de 32. Ce CRA aurait permis de tester des solutions novatrices servant de fondement aux normes d’un nouveau décret (décret de 2005). 2490 personnes ont été placées en rétention au CRA de Coquelles au cours de l’année 2008 recouvrant 87 nationalités différentes. Toujours selon le même Rapport, les dépenses de fonctionnement et salariales pour le CRA de Coquelles s’élèvent à 4 895 800 euros pour l’année 2008 (2009, p. 57).
De quelque endroit où l’on se trouve sur la voie publique ce CRA est parfaitement invisible. Pour causes ? Comme le précise son architecte « le CRA s’implante relativement éloigné de l’emprise publique. La zone d’hébergement et les espaces extérieurs de détente lui tournant le dos ». Le concepteur ajoute que « l’aspect extérieur du projet linéaire et bas s’accrochant aux courbes de niveaux a pour but non pas de se montrer mais de se fondre dans le paysage » (volet paysager du PC). C’est avec ces termes, cette précision qui souligne le fait que le bâtiment se soustrait aux regards que le permis de construire a été déposé, défendu et accepté. Le traitement des espaces extérieurs joue aussi son rôle dans la dissimulation du lieu. Leurs aménagements ont vocation à camoufler et faire oublier la présence d’un tel bâtiment. « Une plantation d’un alignement d’arbres côté Sud, afin de protéger la vue du bâtiment depuis l’accès général au site » est « complétée par la plantation de 9 sujets d’essence régionale, qui [inscrivent] le bâtiment dans un concept de mini parc » (volet paysager de la demande de PC).
Dans son article « De la difficulté de cartographier les itinéraires migratoires », Romain Liagre rappelle que « le mot clandestin a pour racine latine clam qui signifie en ’’secret’’, terme qui viendrait lui-même de celare signifiant ’’cacher’’ (qui a notamment donné ’’cellule’’, ’’occulte’’...) » (2008, p. 457). Alors, sémantiquement parlant, le CRA de Coquelles n’aurait-il pas quelques attributs véritablement clandestins ? Et au fond, qui est le plus clandestin ? Celui que l’on contraint à vivre caché faute de lui accorder des droits ou celui qui est dès, son origine, pensé et conçu pour opérer à l’abri des regards ?
Le bâtiment est construit sur deux niveaux, et fait d’« une partie administrative » et d’une « partie logistique et technique ». Les termes utilisés dans la demande de PC sont révélateurs du mode bureaucratique et industriel auquel se destine le bâtiment. Le niveau supérieur est aménagé pour l’enregistrement des personnes. On y trouve des vestiaires, plusieurs bureaux ainsi que des locaux à bagages, de fouille et de photos. La partie inférieure se compose d’une infirmerie avec 4 chambres, de deux bureaux, l’un pour les services de l’association France Terre d’Asile [7] et l’autre pour ceux de l’Ofii [8]. A cet étage se trouve une salle à manger, trois boxes pour les visites et une « zone d’hébergement ». Cette zone est divisée en trois parties appelées « unité de vie 1 », « unité de vie 2 », « unité de vie 3 » et regroupe 22 chambres dites « classiques » (notice descriptive de la demande de PC). Chacune de ces trois unités est pourvue d’une couleur dominante, bleu, jaune ou vert, dispose d’un espace détente de quelques mètres carrés avec un babyfoot et un point téléphonique, d’une salle télé et, d’une cour de « détente extérieure » entourée d’une clôture anti-évasion de 4,5 mètres de hauteur. Afin de montrer avec quelle insistance la notion de dissimulation du bâtiment prend place dans la description du projet, nous nous permettons de revenir une fois encore sur la notice descriptive du PC pour lequel, précisons-le, le Ministère de l’Intérieur est organisateur de la consultation. Il est ainsi précisé que « la zone d’hébergement se trouvant dans le talus, [...] est naturellement protégée des vues ». Une telle répartition des volumes ne soulève-t-elle pas quelques interrogations ?
Le 25 janvier 2002, date à laquelle fut déposée la demande de permis de construire du CRA, a aussi été celle du dépôt d’un « bâtiment annexe » toujours dans cette même enceinte. Construit en 2003, c’est le 15 juin 2005 que les audiences du Juge des libertés et de la détention (JLD) du TGI de Boulogne-sur-Mer y seront délocalisées. Les audiences du JLD se doivent d’examiner, dans un délai de 48 heures, si les procédures administratives et juridiques ont bien été respectées. Le cas échéant, le retenu reste en rétention le temps d’organiser son départ. Dans le cas contraire, il sera libéré. Ce petit tour de main qui place le tribunal « juste à côté mais hors de l’enceinte du CRA » (Pierre Bernard-Reymond, 2009) permet de se conformer à la loi du 26 novembre 2003 qui autorise les salles d’audience au voisinage immédiat des CRA mais hors de ceux-ci. Avant la mise en service de ce « bâtiment annexe », toutes les personnes placées en rétention étaient escortées à Boulogne-sur-Mer pour rencontrer le JLD. Cette construction, à quelques pas seulement du CRA, facilite et optimise le fonctionnement du centre, améliore les mécanismes d’éloignement des étrangers.
...on cultive le mythe
A Calais, plus que dans une matérialité linéaire, c’est dans la continuité et la contiguïté de lieux sécurisés et de leurs fonctions que se dessine le mur. On a recours à des dispositifs technologiques avancés aux endroits visibles de la voie publique et à des solutions de blindage radicales pour les endroits non visibles. Le centre de rétention administrative de Coquelles, situé entre le terminal tourisme d’Eurotunnel et le centre commercial Cité Europe a, pour ainsi dire, été enterré. Les technologies de surveillance, les dispositifs installés dans les grillages anti-intrusion, le quadrillage policier font disparaître l’aspect matériel du mur. Quelle forme prendrait-il si pour passer d’un pays à l’autre on ne prenait pas appui sur un bras de mer ? L’aspect barrière ne serait-il pas plus marqué ? De forme particulière, profitant de la géomorphologie des lieux, n’est-il alors pas simplement question d’un mur « euphémisé » ? Selon Olivier Razac : « L’euphémisation est d’abord une tactique discursive par laquelle on remplace un terme choquant, parce que trop explicite, par un autre terme qui dit la même chose indirectement. [...] Mais l’euphémisation n’est pas que langagière, elle est aussi esthétique, procédurale, technologique, architecturale, géographique... Il s’agit de transformer l’exercice d’une violence [...], ici les stratégies d’exclusion et de hiérarchisation spatiales, de telle manière qu’elle s’exerce quand même mais en faisant l’économie du coût politique entraîné par son exercice direct ou sans fard » (2009, p. 195-196).
Pourtant, à Calais les migrants ne sont pas si nombreux. La prétendue « pression migratoire », ce « flux massif de migrants » contre lequel il faut absolument lutter pourrait somme toute être relativisée, car de quelle pression s’agit-il réellement ? D’après les rapports d’activités portuaires, sur les années 2004, 2005, 2006, 2007, sur près d’un million de camions contrôlés par an seuls 0,21% d’entre eux ont été contrôlés positifs. Sous forme de courbe, la représentation graphique montre que les contrôles de camions transitant par le port tendent vers le million alors que ceux contrôlés positifs tendent nettement vers zéro. Par ailleurs, d’après des données extraites du Rapport d’information déposé le 3 juillet 2009 fait au nom de la Commission des finances sur la gestion des centres de rétention, l’activité des services de la PAF correspond à 36894 interpellations en 2008. Ce nombre regroupe les interpellations effectuées au port de Calais (d’après le Rapport d’activités portuaires de la CCI, la même année, elles sont de 15 595, soit près de la moitié des personnes interpellées), celles effectuées sur le site d’Eurotunnel et celles ayant lieu dans la ville et les environs. Toujours selon le Rapport d’information de la commission des finances, sur ces 36 894 interpellations, 2490 seront placées en rétention dont 1533 seront éloignés du territoire suivant différentes procédures (réadmission Dublin, réadmission Schengen, reconduites à la frontière, expulsions). Autrement dit, 95,84% des personnes interpellées sont relâchées à plus ou moins court terme. De nouveau livrées à elles-mêmes, sans autres recours, elles n’auront guère d’autres choix que de retenter leur passage ou d’errer sur Calais et les environs en attendant de trouver une solution à cette impasse. Toujours est-il que les unes comme les autres seront de nouveau interpellées, et bien souvent à de multiples reprises et feront augmenter le chiffre des interpellations liées à l’activité de la PAF. Plusieurs interpellations correspondent à une seule personne. S’il n’était donc pas uniquement question d’interpellations, de « NA » comme on les appelle sur le port, mais de personne, à combien serait le taux de camions concernés par la dites « pression migratoire », ces 0,21 % faits de 95,84% de personnes relâchées ? 0,05%, 0,02% du trafic transitant par Calais ou moins encore ?
Alors on fabule, on rêve, on "chimérise". La menace vient de l’Autre, de l’étranger, de celui que l’on maintient dans sa condition d’étranger. L’angoisse d’une incertitude diffuse, d’une économie fragile mise sur un marché mondial, aux hordes de marchandises qui transitent chaque jour « conduit à se pencher sur la crainte de l’insécurité ; cette peur ne fait qu’accentuer la figure ambivalente et imprévisible de l’étranger. Des étrangers rôdent dans les rues, près de chez nous [...], tout est mis au service d’une seule chose : ne pas laisser les étrangers entrer » (Zygmunt Bauman, 1999, p. 184). Au pied du mur, on cultive le mythe. L’emprunt récurrent à la mythologie pour nommer les opérations de luttes contre l’immigration est aussi significatif. Les opérations menées par Frontex s’appellent Nautilus dans les eaux méditerranéennes entre la Sicile, Malte et la Libye ; Hera I, II, III au large des Canaries, de la Mauritanie, du Sénégal et du Cap Vert ; Poséidon entre la Grèce, la Turquie, l’Albanie et la Bulgarie ; Minerva, Indalo, Hermes, entre les pays d’Afrique du Nord, l’Espagne et l’Italie ; ou encore Ulysse, Triton, Neptune, Atlantis. A Calais, l’opération Ulysse est un dispositif policier mis en place en 2006 qui « consistait principalement à éloigner les exilés du Calaisis » (CFDA, 2008, p. 54). On crée un amalgame permanent entre chercheurs d’asile, migrants venus vendre leur force de travail, et criminels. On sacralise les opérations de mise à l’écart, de refoulement, de rejet de l’Autre. Les migrants eux, n’ont pas d’autres choix pour continuer leur mouvement et s’affranchir de l’obstacle : payer le prix fort à des réseaux spécialistes du contournement, des filières tant montrées du doigt. Ces organisations mafieuses sont-elles les seules à profiter de la situation ? Les migrants, privés de mouvement, ne servent-ils pas plus fondamentalement à assouvir les discours politiques sécuritaires ?
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