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Esquisses

Recueil Alexandries

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septembre 2011

Elsa Bailly
Laurent Licata

De l’ombre à la lumière, du déni à la reconnaissance : Une approche psychosociale de l’implication des sans-papiers dans des mouvements d’occupations d’églises

résumé

Être sans papiers aujourd’hui en Europe implique non seulement de vivre dans une grande précarité matérielle, mais également d’être privé de toute reconnaissance sociale. Cette reconnaissance est pourtant indispensable afin de pouvoir développer et maintenir une identité positive, et donc une estime de soi satisfaisante. Dans cet article, nous examinons en quoi l’implication active de certains sans-papiers dans des actions collectives – en l’occurrence, des occupations d’églises à Bruxelles – peut contribuer à leur permettre de faire face à ces atteintes identitaires. Nous rendons compte d’entretiens menés auprès de personnes sans-papiers afin d’illustrer la pertinence d’une approche des mouvements des sans-papiers en tant que lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2002) et que stratégies collectives visant à faire face à une identité sociale négative (Tajfel et Turner, 1986). Il en ressort que ces actions collectives ont aidé les personnes impliquées à recouvrer une image positive d’elles-mêmes grâce, d’une part, à l’établissement de liens sociaux entre les sans-papiers et, d’autre part, grâce à la reconnaissance sociale dont ce groupe a pu bénéficier de la part de citoyens de la société belge.

citation

Elsa Bailly, Laurent Licata, "De l’ombre à la lumière, du déni à la reconnaissance : Une approche psychosociale de l’implication des sans-papiers dans des mouvements d’occupations d’églises", Recueil Alexandries, Collections Esquisses, septembre 2011, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1193.html

1. Les « sans-papiers » : un nouveau mouvement social

Depuis les années 1990 est apparu un type nouveau de mobilisation collective, que l’on a qualifié de « nouveaux mouvements contestataires ». En particulier, les mouvements des « sans » ont attiré l’attention (Sommier, 2003). Le premier d’entre eux fut le mouvement des sans-logis en 1994 en France. A sa suite ont vu le jour deux autres mouvements : celui des sans-papiers en 1996-1997 (McNevin, 2006) et celui des sans-emploi en 1997-1998. Ces mouvements de « groupes à faibles ressources » présentent des propriétés communes telles que la focalisation sur les aspects symboliques de la promotion de leur cause. Largement tributaires du traitement dont ils font l’objet dans les médias pour « peser » dans l’espace public, ils visent souvent à occuper l’espace public de manière à être visibles. En effet, le facteur médiatique est généralement la principale, voire la seule ressource permettant aux « sans » de faire inscrire leurs demandes à l’agenda médiatique puis public et enfin politique (Neveu, 2002).

Dubar (2002) constate que les mobilisations des « sans » ont été conçues comme le « signe d’un processus d’appropriation de l’identité de ‘sans’ ». L’action protestataire constitue un acte public de prise de position qui peut être classant pour l’individu mobilisé ainsi que dans le regard des tiers. Dès lors, le militantisme agirait comme un mécanisme de réassurance permanente de sa propre identité, d’une identité valorisante, de même que la participation à un collectif semblerait offrir à l’individu la possibilité de revendiquer de l’appartenance. Une analyse de ces mouvements sociaux mettant en jeu la construction d’une identité sociale positive ou la transformation d’une identité sociale dévalorisée ou stigmatisée semble ainsi la plus féconde. Ces mouvements sociaux traduiraient l’émergence de conflits dont le fondement ne serait plus le monde du travail mais une certaine reconnaissance sociale, révélant la place croissante des enjeux symboliques dans les conflits sociaux (Fraser et Honneth, 2003). Ainsi, aujourd’hui, la « lutte des places » (de Gaulejac, 1997) est une lutte d’individus solitaires contre la société pour retrouver une « place », c’est-à-dire un statut, une identité, une reconnaissance et une existence sociale.

A travers cet article, nous nous focaliserons sur le mouvement des sans-papiers en Belgique. Ces personnes occupent des positions particulièrement précaires au sein de nos sociétés. Cette précarité matérielle se double d’une atteinte profonde de leur identité, entraînant un mal-être, voire une mise à mal de leur santé mentale (Beneduce, 2008). Cette situation difficile est aggravée par l’isolement social qui découle de l’existence clandestine que mènent ces personnes. Pourtant, certains de ces « sans-papiers » ont pris le risque, à différentes reprises et dans différents contextes géographiques, d’entreprendre des actions collectives – occupations d’églises, de bâtiments publics, d’universités, grèves de la faim, etc. – afin de faire entendre leurs revendications. Nous tenterons d’évaluer les éventuels bénéfices psychologiques que ces mobilisations collectives peuvent apporter aux personnes qui y participent. En interprétant ces mobilisations comme des exemples de « lutte pour la reconnaissance » (Honneth, 2002), nous tenterons d’estimer leur impact sur l’identité et l’estime de soi individuelles et sociales des personnes qui y prennent part. Dans un premier temps, nous commencerons par décrire la situation des sans-papiers ainsi que ses implications psychosociologiques. Nous envisagerons ensuite les bénéfices psychologiques potentiels de la mobilisation collective. Enfin, nous présenterons une enquête qualitative par interviews réalisée auprès de personnes sans-papiers ayant participé aux occupations d’église à Bruxelles, avant de resituer ces résultats dans le cadre d’une discussion plus large sur les apports de la participation à ce type d’actions collectives.

De l’émigration à l’immigration

Depuis les années 70, durant lesquelles des mesures ont été prises en Belgique, et dans toute l’Europe, pour mettre un terme à l’arrivée des travailleurs immigrés, la sélection, l’admission, l’entrée, le séjour et l’établissement des étrangers sont basés sur des dispositions législatives et réglementaires de plus en plus restrictives. Par ailleurs, amorcé depuis le milieu des années 80, le processus de communautarisation à l’échelle européenne des politiques d’immigration et d’asile va dans le sens d’une limitation autant que possible de la venue d’étrangers extracommunautaires (Clochard, Decourcelle, et Intrand, 2003 ; Geddes, 2000). Cependant, on ne peut conclure qu’une politique d’immigration plus restrictive entraîne de facto une diminution du nombre d’immigrants sur le territoire européen. La mise en place des différents dispositifs restrictifs nationaux en matière de franchissement des frontières semble avoir plutôt encouragé le développement d’une immigration illégale (Belorgey, 2008), et l’on a constaté au cours de ces dernières années une nette augmentation du pourcentage de personnes « hors procédure » en Europe (Düvell, 2008). Ainsi, force est de constater que toutes ces mesures, limitant de plus en plus l’accès au territoire européen, représentent aujourd’hui les facteurs essentiels à l’origine de l’émergence des personnes dites « sans-papiers ».

Etre « sans-papiers »

Est considérée comme « sans-papiers », « toute personne dépourvue de toute pièce d’identité officielle en cours de validité, source de droits et de devoirs, permettant à son détenteur de décliner, en cas de besoin, non seulement son appartenance nationale, mais aussi son statut par rapport au territoire sur lequel il se trouve » (Kagné, 2001). L’expression de « sans-papiers » a l’avantage d’être inclusive et globalisante pour définir la situation administrative d’une certain nombre de personnes, mais elle donne peu d’indications sur la pluralité des trajectoires individuelles, l’un des buts visés étant de regrouper ces personnes, afin de mieux se défendre et de rendre légitime auprès des autorités et de l’opinion publique la cause supposée commune. Cette expression de « sans-papiers » a d’ailleurs connu une large diffusion auprès du grand public à la suite de l’occupation d’églises parisiennes par des collectifs revendiquant une régularisation massive de leur situation à la fin des années 90.

D’une vie au grand jour à l’ombre de nos sociétés

Ces derniers temps, les conditions de vie se sont faites de plus en plus difficiles pour les migrants sans papiers ne jouissant d’aucune identité officielle, et donc d’aucun droit civil, sur le territoire du pays d’accueil. Après un rude et long voyage, ces personnes rencontrent des obstacles virtuellement infranchissables qui leur barrent tout espoir d’obtenir les papiers nécessaires à la poursuite de leurs trajectoires de vie. Confrontés à un monde différent, inconnu, et à une existence dans les coulisses de la société, ils passent de la vie au grand jour à la clandestinité. Constamment menacés par une expulsion, ils mènent une vie où l’incertitude et l’entre-deux sont quotidiens. Progressivement, ces personnes prennent conscience de leur situation de grande précarité matérielle et financière, de la promiscuité, de l’exclusion d’un monde professionnel protégé, aggravées par la mise en doute systématique de leur parole par les autorités du pays qui les forcent sans cesse à prouver qu’ils ne sont pas des « fraudeurs » ou des « profiteurs » (Rousseau et Nadeau, 2003). Cette mise à l’écart est observable dans les domaines de l’accès au marché de l’emploi, aux soins médicaux, et au logement, mais également dans la jouissance de certains droits inhérents à tout individu dans une société, notamment le droit à l’éducation et à une vie conforme à la dignité humaine (Kagné, 2000). L’exclusion du sans-papiers est une exclusion dite « disqualifiante », qui se définit comme clandestine et concrètement pathogène. Elle aboutit à écarter l’individu, non pas de tel ou tel groupe, mais globalement de la communauté humaine, car elle lui dénie sa qualité d’humain semblable aux autres (Jodelet, 2005). La gravité de l’exclusion disqualifiante est liée à cette frontière identitaire qu’elle crée entre les inclus et les exclus (Maisondieu, 1997). Comme l’a souligné Gély (2006), le propre de l’exclusion en tant que sortie du réseau social est d’échapper à toute forme de distribution des rôles sociaux, à toute appartenance.

Conjuguée à une grande précarité matérielle, et même si de nombreux sans-papiers parviennent à rester en contact avec leurs proches restés au pays grâce à différents moyens de télécommunication, cette exclusion symbolique peut porter gravement atteinte au bien-être psychologique de ces personnes. Comme l’observe de Gaulejac (1997, p. 30), « lorsque la société ne permet plus à chacun d’avoir sa place, d’être reconnu, elle contraint les individus à la mort. Mort sociale, puisqu’elle entraîne vers l’inactivité et le silence ». Ce déni de reconnaissance peut engendrer une souffrance sociale aux effets psychiques et somatiques parfois graves. Ainsi, selon Maisondieu (1997, p. 16), « il n’y a pas que la maladie qui rend les gens malades, le contexte aussi est capable de faire souffrir au point de rendre malade ou de provoquer chez un individu des symptômes qui en imposent pour de la maladie ». De même, en avançant le concept de « souffrance sociale », Kleinman, Das et Lock (1997) soulignent que la santé est à la fois un indicateur social et un processus social, auquel concourent des éléments aussi variés que le système politique, le pouvoir institutionnel, juridique, et met en évidence le lien étroit entre les problèmes personnels et sociaux, l’individuel et le collectif, la psychopathologie, l’idéologie et le politique.

Cette souffrance sociale naît lorsque le désir du sujet ne peut plus se réaliser socialement, lorsqu’il ne peut pas être ce qu’il voudrait. C’est le cas lorsqu’il est contraint d’occuper une place sociale qui l’invalide ou le disqualifie. L’absence de confort matériel se double ainsi d’une absence de reconnaissance sociale.

Le besoin pour chacun de savoir d’où il vient et d’avoir des papiers qui lui assignent une place et des droits se mesure en négatif dans la détresse des sans-papiers. Généralement, ces derniers se rendent invisibles, inexistants, avec toute la difficulté que cela comporte : comment faire pour se fondre dans l’anonymat, pour s’effacer, alors que leur peau, leurs gestes, tout en eux affiche leur différence et que dans cet effacement de soi survient la peur de perdre son identité ? Quelles possibilités ont ces personnes de conserver ou de restaurer une identité personnelle et une estime de soi positives dans un pays qui les ignore en les obligeant à se terrer dans la clandestinité ?

Identité et reconnaissance

Le mot « identité » évoque ce qu’un individu a de plus personnel. Pourtant l’identité n’émerge pas spontanément chez un individu isolé : elle est le fruit de processus progressifs qui nécessitent l’intervention des autres et l’insertion dans une société humaine porteuse de normes (Mead, 1934/2006). Ainsi, l’identité repose sur les procédures par lesquelles la société identifie les sujets et lui assigne une position, en fonction de son appartenance à différentes catégories sociales. Il s’agit donc souvent d’une identité « prescrite » ou assignée, dans la mesure où l’individu n’en fixe pas, ou pas totalement, les caractéristiques (Lipiansky, 1990). Selon Dardy (1998), nous vivons dans une société d’ « inscrits » car pour y être identifié comme être humain à part entière, avec un nom, un visage, et pour jouir de certains droits et devoirs inhérents à toute société humaine, il importe d’être inscrit administrativement, opération matérialisée par une pièce d’ « identité » établie par les autorités compétentes. Le papier d’identité apparaît comme le vecteur cardinal d’existence sociale, dans le sens d’une identification citoyenne (Kagné, 2000). Ainsi, définir l’identité-citoyenneté entraîne la double conséquence de l’inclusion et de l’exclusion.

La théorie de l’identité sociale de Tajfel et Turner (1986 ; voir Licata, 2007 pour une synthèse) repose sur l’hypothèse selon laquelle nous avons tous besoin d’une identité personnelle favorable et que le statut des groupes auxquels nous appartenons y contribue, puisque nos identités sociales font partie du Soi. A travers un processus de comparaison sociale, l’évaluation du groupe d’appartenance est faite relativement aux autres groupes : une différence positive entre ce groupe et un autre groupe produit un prestige élevé, une différence négative un prestige faible (Tajfel et Turner, 1986). Il fait peu de doute que la situation des sans-papiers, porteurs d’une identité sociale négative, ne leur permet guère d’acquérir une estime de soi positive à travers leur appartenance à une catégorie sociale valorisée. D’après la théorie de l’identité sociale, lorsque ce besoin de disposer d’une identité sociale positive n’est pas satisfait, les gens s’engagent dans des stratégies destinées à y remédier. Ces stratégies peuvent être individuelles ou collectives, selon la manière dont ils perçoivent la situation sociale. Cette théorie met donc en rapport les préoccupations identitaires des individus et leur propension ou non à s’engager dans des actions collectives, dans le cadre de rapports entre groupes sociaux, en tant que réaction à la non-reconnaissance.

Dans la théorie de la reconnaissance, le philosophe Axel Honneth (2002) prend pour point de départ l’expérience de mépris social dont peuvent faire l’objet les membres de groupes minoritaires. Il distingue trois sphères de reconnaissance – amour et amitié, droit et solidarité – nécessaires à la réalisation d’un rapport positif à soi. Ainsi, la reconnaissance dans la sphère privée de l’amour et de l’amitié procure aux individus la confiance en soi nécessaire à la participation à la vie sociale ; la reconnaissance dans la sphère légale permet aux personnes de développer un sentiment de respect de soi ; et la reconnaissance dans la sphère de la solidarité permet le développement et le maintien d’une estime de soi positive. Alors que la sphère de l’amour et de l’amitié a trait aux relations interpersonnelles à l’intérieur d’un groupe social, les enjeux des relations entre groupes se situent essentiellement dans les sphères légale et de la solidarité. Les individus, en tant que membres de catégories sociales, peuvent y être reconnus – ou non-reconnus – comme sujets porteurs de droits (sphère légale), ou comme individus possédant des qualités spécifiques, ainsi qu’une identité culturelle valorisée (sphère de la solidarité). Selon Honneth, ces sphères sont des aires d’interactions où les minorités formulent des demandes visant à satisfaire leurs aspirations pour l’intégrité, l’autonomie et la possibilité d’exercer un contrôle sur leur destinée, et où les majorités peuvent leur accorder ou leur dénier cette reconnaissance. Si l’une de ces trois formes de reconnaissance fait défaut, l’offense sera vécue comme une atteinte menaçant de ruiner l’identité de l’individu tout entier. C’est pourquoi celui-ci peut tenter de se dégager de la non-reconnaissance en opérant une forme de « ressaisissement identitaire ». Il s’engagerait alors dans une démarche de « lutte pour la reconnaissance », qui peut déboucher sur des actions collectives dans la mesure où l’expérience du déni de reconnaissance est partagée par les membres du groupe (Licata, Sanchez-Mazas, et Green, 2011 ; Sanchez-Mazas, 2007). Selon Honneth, les sentiments personnels identifiés comme « typiques d’un groupe tout entier » pourront former la base motivationnelle d’une résistance collective et trouver un aboutissement dans un engagement politique.

Suivant l’idée selon laquelle le groupe constitue le siège de la reconnaissance pour ses membres (Sanchez-Mazas, 2004), nous pouvons considérer que cette lutte misera sur l’importance d’une appartenance à un groupe porteur d’une identité sociale positive. Cette identité fournira ainsi à l’individu une reconnaissance en tant que membre de ce groupe, mais aussi en tant qu’individu autonome et différencié au sein du groupe et de la société. Cette reconnaissance constituerait alors une forme de validation d’une identité sociale et personnelle positive pour la personne. Ainsi, les mouvements de revendication, tels ceux entrepris par les sans-papiers, peuvent être interprétés, au-delà de leurs objectifs concrets manifestes – obtenir des documents d’identités donnant accès au marché du travail, aux droits sociaux, etc. –, comme des exemples de luttes pour la reconnaissance (Lamont et Bail, 2005). En conséquence, il est raisonnable d’envisager que la participation à ces actions puisse apporter aux personnes qui s’y engagent certains bénéfices psychologiques liés à l’atteinte d’une identité plus positive, même si elles n’aboutissent pas formellement à la régularisation officielle de leur statut.

Dans la partie suivante, nous verrons comment, ces dernières années en Belgique, certains sans-papiers ont décidé de ne plus accepter cette existence dans l’ombre de nos sociétés, les réduisant à des êtres sans droits, sans place et sans parole, en se jetant sous les feux des projecteurs. N’ayant plus rien à perdre, ces « fantômes de nos démocraties » n’ont pas attendu qu’on leur donne une place et une parole, ils l’ont prise.

Le mouvement social de l’Udep

En juin 2004, émerge en Belgique le mouvement contestataire de l’Udep (Union pour la Défense des Sans-Papiers). Ce mouvement est organisé pour et par les sans-papiers eux-mêmes, dans le but de permettre l’émergence et l’organisation des sans-papiers dans le débat politique, social et culturel, pour une autre politique migratoire en Europe, et en Belgique en particulier. L’objectif du mouvement est de soutenir et de défendre les intérêts des sans-papiers dans le pays. Dans un premier temps, c’est à l’église St-Boniface d’Ixelles, en octobre 2005, que les premiers sans-papiers sont allés se réfugier, toutes nationalités confondues. Ils étaient alors quelques dizaines à réclamer la régularisation de tous les sans-papiers, l’arrêt des expulsions et une politique européenne de migration dans le respect des conventions internationales. A la suite de cette première action, des occupations d’églises et de locaux publics se sont multipliées dans toute la Belgique, culminant durant l’année 2006 à près de 40 lieux d’occupation différents. Le combat s’est poursuivi, avec l’occupation de locaux universitaires, d’églises et de locaux publics et plusieurs grèves de la faim. Nous décrivons à présent l’enquête réalisée auprès de personnes ayant participé à ce mouvement social.

2. A la rencontre des membres du mouvement

Notre enquête (Bailly, 2007) a été menée durant l’année 2007. Elle consistait à aller rencontrer des personnes sans-papiers, membres de l’Udep, qui avaient participé à une des occupations d’églises ou de locaux publics organisées par le mouvement, entre 2005 et 2007. Notre objectif était alors d’évaluer chez ces personnes sans-papiers, considérées au départ comme porteuses d’une identité sociale négative et dévalorisée, les bénéfices symboliques de l’action collective, en mettant plus particulièrement en avant les facteurs qui avaient éventuellement permis une revalorisation de leur identité sociale et personnelle. Nous évaluerons, d’une part, le rôle de l’appartenance à un groupe social valorisé et, d’autre part, le rôle de la reconnaissance de la société, comme stratégies de revalorisation identitaire.

Les sujets interrogés étaient des personnes étrangères, en situation d’irrégularité administrative au moment de leur participation aux actions du mouvement de l’Udep, présentes sur le territoire belge depuis plus d’un an au moment de l’entretien. Nous avons mené des entretiens semi-directifs auprès de huit de ces personnes : quatre hommes et quatre femmes, dont la tranche d’âge se situe entre 30 et 50 ans. La taille très restreinte de cet échantillon ne permet bien entendu pas de généraliser les résultats de cette enquête. Elle se justifie, d’une part, par la difficulté d’établir une relation de confiance avec des personnes en situation précaire, craignant toujours les dénonciations aux forces de l’ordre et le risque de l’expulsion. D’autre part, cette étude vise avant tout à mettre en évidence les qualités dynamiques d’une situation sociale particulière, plutôt qu’à évaluer de manière proportionnée les relations existant entre ses constituants (Crouch et McKenzie, 2006).

Les participants étaient issus de différents pays et continents (Afrique sub-saharienne : 5, Maghreb : 2 et Amérique du Sud : 1) et chacun d’entre eux avait un parcours qui lui était propre (voir Tableau 1 ci-dessous). Concernant les modalités d’entrée sur le territoire belge, la majorité des personnes (les cinq personnes originaires d’Afrique sub-saharienne) avaient introduit une ou plusieurs demandes d’asile qui leur avaient été refusées. Les trois autres personnes n’avaient introduit aucune procédure à leur arrivée et, une fois leur visa touristique expiré, se sont retrouvées en situation d’« illégalité » sur le territoire belge. Tous ont fini par introduire une demande de régularisation, selon l’article 9.3 [1], avant ou pendant leur occupation. Toutes ces personnes avaient participé à une des occupations d’églises ou de locaux publics sur la ville de Bruxelles, et quatre d’entre-elles étaient encore présentes dans leur occupation au moment de l’entretien : il s’agit des occupants de l’église Sainte-Suzanne et de l’église Saint-Curé d’Ars. Enfin, parmi toutes ces personnes, une seule a finalement été régularisée, suite à la toute première occupation de l’église St-Boniface, alors que les 7 autres étaient toujours en attente d’une réponse au moment de notre rencontre.

Tableau 1 : Caractéristiques sociologiques des interviewés

Prénom Sexe Age Pays d’origine Arrivée en Belgique Lieu et début de l’occupation
Aïssatou F 40 Angola 2001 Eglise Ste-Suzanne (Schaerbeek) - Mai 2006
Hamed M 30 Maroc 2000 CIRE et ULB (Ixelles) - Avril et mai 2006
Maria F 42 Equateur 1998 Eglise Ste-Alène (Saint-Gilles) - Mai 2006
Demba M 35 Côte d’Ivoire 2004 Eglise St-Boniface (Ixelles) - Octobre 2005
Souad F 46 Algérie 2001 Eglise St-Curé d’Ars (Forest) - Avril 2006
Macéo M 32 Niger 2001 Eglise Notre-Dame Immaculée (Anderlecht) – Avril 2006
Joséphine F 45 Congo 1998 Eglise Ste-Suzanne (Schaerbeek) - Mai 2006
Paul M 38 Guinée Conakry 2005 Eglise St-Curé d’Ars (Forest) - Avril 2006

Note : Par souci d’anonymat pour les personnes interrogées, nous nous sommes permis de modifier leurs prénoms, tout en nous efforçant de garder la spécificité culturelle de ceux-ci

Le matériel que nous avons utilisé afin d’évaluer les bénéfices de l’action collective des sans-papiers, consistait en des récits de vie, ou plutôt de « tranches » de vie (Bertaux, 2005). Ces récits portaient sur un certain nombre de thèmes identifiés dans un guide d’entretien préparé au préalable, servant de structure de base à l’entretien et prévoyant l’ordre d’apparition des grands thèmes par l’introduction d’une question semi-ouverte.

Les trois thèmes principaux abordés lors des entretiens étaient les suivants :
La situation au pays d’origine et les raisons du départ
L’arrivée en Belgique, les démarches et les difficultés du quotidien
La rencontre avec le mouvement de l’Udep et les bénéfices de l’action collective
Les questions relatives au premier thème se sont avérées utiles afin d’établir le profil et le parcours migratoire de chaque personne. Ces données ne seront pas reprises dans le cadre de cet article, qui se focalisera sur les deux autres thèmes, mais il est possible de les retrouver dans les portraits des différents sujets interrogés qui se trouvent en annexe de cet article. Lors de la présentation des résultats, nous évoquerons, dans un premier temps, le vécu post-migratoire des personnes sans-papiers et les difficultés psychosociales de leur quotidien en Belgique. Dans un deuxième temps, nous nous pencherons plus spécifiquement sur l’implication de ces personnes dans le mouvement social de l’Udep, sur l’action menée en son sein, ainsi que sur les bénéfices de cette action.

Nous avons procédé à une analyse thématique de contenu (Bauer et Gaskell, 2000), qui repère les thèmes communs et transversaux à l’ensemble des entretiens recueillis. Cette analyse horizontale permet d’appréhender en un tout la somme des réponses spécifiques qui ont été recueillies dans divers entretiens. Les grilles d’analyse ont été élaborées à partir du canevas d’entretien établi pour l’enquête et qui fournit a priori les thèmes principaux utilisés. Les catégories de réponses seront illustrées à l’aide de passages significatifs d’entretiens.

Le vécu post-migratoire des personnes sans papiers : une vie dans l’ombre et dans le silence

Cette première partie correspond aux réponses obtenues dans les divers entretiens à la suite de la question concernant « L’arrivée en Belgique, les démarches et les difficultés du quotidien ». Les difficultés les plus fréquemment évoquées au cours des divers entretiens concernaient, d’une part, la situation de précarité matérielle et financière et, d’autre part, la nécessité de vivre dans la peur et dans l’ombre, de devoir se terrer dans la clandestinité, au risque d’être expulsé.

La précarité

La majorité des personnes interrogées avaient connu et/ou connaissaient encore "la vie normale des sans-papiers". Beaucoup d’entre eux (7/8) ont évoqué la question du travail en noir, avec la contrainte de devoir accepter le plus souvent un travail pénible et irrégulier, et le risque d’être souvent exploités. C’est ce que nous dit Souad, par exemple, en déclarant : « Vous voyez la vie, c’est pas facile. Donc moi je ne veux pas être exploitée. Je ne suis pas une esclave. Donc moi, je ne veux pas travailler toute la journée dans la merde, excuse le mot, pour qu’on te jette 10 euros. (...) Si on perd même notre personnalité, qu’est ce qu’il nous reste ? C’est la dignité ! On est exploités par des gens comme des esclaves, c’est ça qui nous fait du mal ». Certains (3/8) ont aussi évoqué la difficulté de trouver un logement et de payer un loyer sans revenu fixe, comme Macéo, qui travaille de manière irrégulière dans le bâtiment et dans le nettoyage depuis plusieurs années, et qui nous confie : « La vie est très difficile..., c’est la débrouille. C’est quand même très difficile d’arriver à payer le loyer chaque mois en tant que sans-papiers. On peut travailler mais pas un travail qui a du revenu (...) ». Hamed lui aussi nous a longuement parlé de sa déception une fois arrivé sur cette « terre d’espoir » : « La vie commence par se compliquer quand tu cherches où dormir, un toit, un abri (...), j’ai essayé de faire ce que je voulais faire (...), déçu, démoralisé, j’ai repris la vie normale des sans-papiers, c’est chercher un travail en noir, travailler, payer le loyer comme tu peux et vivre dans l’ombre ».

La clandestinité

A la précarité matérielle et financière, nous constatons que s’ajoute très souvent, pour ces personnes en situation illégale, le souci de vivre cachées, avec la crainte permanente d’être arrêtées. Le simple fait de sortir de chez soi est ainsi devenu pour beaucoup source d’un stress permanent. Plusieurs des personnes que nous avons rencontrées au cours de notre étude avaient déjà été victimes d’arrestations et nous avons pu constater à quel point ces dernières se trouvaient encore aujourd’hui fragilisées par cet événement, l’angoisse faisant alors partie intégrante de leur quotidien. Notons que cette angoisse face aux autorités s’est retrouvée plus particulièrement chez les quatre femmes interrogées. Celles-ci témoignaient de leur fatigue de vivre dans la clandestinité et dans l’insécurité ainsi que du souci permanent qu’elles se faisaient pour elles et pour leurs enfants, quand elles se trouvaient hors de la maison. Aïssatou, tout d’abord, déclare : « On vit avec la peur, on vivait toujours avec l’angoisse, stressée toujours, ce n’est pas facile (...), on se cachait tout le temps, on restait à la maison, c’est comme un crime d’être sans-papiers ». Maria, qui a été arrêtée à son domicile, avec toute sa famille, il y a quelques années, nous confie elle aussi cette angoisse : « Quand la police nous a pris, il y avait quelque chose dans notre corps, toujours quand on voyait la police, ou quand quelqu’un frappait la porte un peu fort..., on disait « attention », on téléphonait aux enfants pour voir si tout allait bien (...), toujours on était inquiets. En fait, il n’y a pas de liberté (...), savoir que je sors et que je ne sais pas si je vais rentrer (...), fatiguant de ne pas pouvoir avoir la liberté et d’être toujours en stress ». De même que Joséphine, qui nous confie : « On sort à la rue, on ne sait pas ce qu’on va devenir. Si tu tombes dans l’embuscade et qu’on te demande tes papiers, tu n’as rien ! (...) On a peur quand nos enfants sont dans la rue », ou encore Souad qui déclare : « On sort avec la peur au ventre. Quand tu vois un policier, une autorité, tu as une peur bleue ». Macéo nous a, lui aussi, confié sa souffrance d’être en Belgique sans liberté, cette situation le plongeant dans une position de vulnérabilité extrême : « Il y avait un grand handicap sur moi-même, en tant que sans-papiers, il faut toujours rester à la maison, ne pas aller dans certains endroits. Parce que tu es sans-papiers, la police peut faire tout ce qu’elle veut de toi ».

La solitude

Cette vie dans l’ombre et dans le silence, avec "la peur au ventre" de sortir de chez soi, évoquée par beaucoup, induit alors souvent un vécu de grande solitude. On constate ainsi que la peur et la méfiance de l’autre amènent le plus souvent ces personnes à se replier sur elles-mêmes et à vivre isolées du monde et des autres. Sans échanges, sans véritable groupe d’appartenance, elles se disent souvent « perdues » et « sans repères ». Macéo évoquera plus particulièrement cette difficulté en déclarant : « En tant qu’être humain, tu te sens très isolé, tu ne sais pas où aller... ».

L’incertitude

L’insécurité matérielle et financière de ces hommes et de ces femmes, mais aussi la peur vécue au quotidien, ne leur permettent très souvent pas de se projeter dans l’avenir et d’élaborer, pour eux et pour leur famille, de véritables projets, l’instabilité de leur vie plongeant leur existence dans un vécu d’incertitude. Deux de nos sujets commenceront l’entretien en évoquant spontanément cette difficulté. Les premiers mots de Macéo seront : « Quand vous êtes débouté du droit d’asile en Belgique, vous n’avez plus d’avenir ». Souad, quant à elle, déclarera d’emblée : « On peut dire, on n’a pas de vie..., on attend..., on attend comme des personnes malades qui attendent de recevoir un organe ». Ces extraits mettent bien en évidence à quel point l’obtention des papiers équivaudrait pour eux à ce qui leur permettrait de recommencer à « vivre » : « On aimerait avoir un avenir et vivre comme des êtres humains » (Souad). Maria, elle aussi, évoquera cette vie dans l’entre-deux, en déclarant : « La vie continue toujours dans l’incertitude, on ne peut pas acheter une maison, on n’a pas de situation stable ». Enfin, Aïssatou nous confie, triste et fatiguée : « Tu fais rien, tu attends, demain qu’est ce qu’il va se passer ? ».

L’identité sociale de « sans-papiers »

Un autre type de difficultés, relatives à l’identité de "sans-papiers" a aussi été évoqué. En effet, certains de nos sujets (3/8) nous ont confié la difficulté de se sentir encore "quelqu’un" au sein de notre société quand on n’est "rien". Souad, par exemple, déclare : « Voilà, pour moi, une sans-papiers, je suis presque rien (...) On n’est pas considérés (...). Tu n’as pas de papiers, tu n’existes pas aux yeux du pays. (...) J’ai une identité, je ne suis pas tombée du ciel. Nous ici, c’est pas une identité qu’il nous faut, c’est un laissez-passer ». Pour elle, être « sans-papiers » ne signifie pas pour autant être « sans identité », contrairement à ce que Hamed évoquera durant notre rencontre ; le sentiment d’être « sans identité, sans droit et sans valeur » aux yeux des autres, et plus particulièrement aux yeux des institutions du pays où il vit. Ce sentiment d’être "sans existence", "hors jeu", témoigne bien d’un rapport à soi difficile lié au manque de reconnaissance dont les sans-papiers font l’objet. Cette altération de l’image de soi s’illustre particulièrement bien dans les propos de Macéo qui nous confiera s’être souvent senti « exclu », et passant par des interrogations telles que « Suis-je humain comme les autres ? ». A cela, il ajoute : « Tu es venu dans un pays pour te mettre à l’abri et des fois tu te sens pire que dans ton pays ». D’autres (3/8) ont évoqué les divers stigmates dont ils étaient victimes en Belgique : du "voleur" au "profiteur", le sans-papiers est encore très souvent perçu comme une menace pour le pays d’accueil : « Parce que tu es illégal, tu es pire qu’un chien, pire qu’un animal » (Maria).

Le déni de reconnaissance

Non reconnus par la société au sein de laquelle ils évoluent, certains (3/8) évoquent plus spécifiquement le déni des institutions belges face à leur vécu, parfois dramatique, au pays d’origine et qui constitue, le plus souvent, le motif de leur départ pour la Belgique. Cette question de la "reconnaissance" semble se poser différemment pour les demandeurs d’asile que pour les clandestins. Pour les demandeurs d’asile, l’asile politique en tant que « reconnaissance administrative » correspond à une protection par l’attribution du statut de « réfugié », à partir des critères de la convention de Genève. Dès lors, le refus de ce droit est souvent vécu comme un déni de reconnaissance des persécutions subies au pays d’origine. Ici, plus que jamais, le déni peut être ressenti comme une blessure face au vécu et face à la souffrance : « J’ai été persécuté et je rentre dans les critères de la Convention de Genève (...), quand on te donne le refus et qu’on te dit « histoire non fondée », moi ça me blesse » (Demba). Cette question de la reconnaissance semble se poser différemment pour les clandestins, n’ayant introduit aucune procédure sur le territoire belge, leur migration étant le plus souvent liée à des motifs économiques. Pour ces derniers, le déni de reconnaissance trouvera son origine dans le fait qu’il n’existe pas réellement de lois concernant cette catégorie de migrants : « Dans les lois de l’immigration, les Maghrébins et les Latinos ne figurent dans aucun critère de régularisation, vu que c’est ce qu’on appelle l’asile économique qui n’est pas reconnu par les lois européennes » (Hamed).

Une souffrance physique et psychique

Les conditions de vie difficiles et instables, l’exclusion, la précarité, la peur, le stress et la solitude, mais aussi la dévalorisation identitaire et le déni de leur existence et de leur souffrance sont autant de facteurs susceptibles d’altérer la santé physique et mentale des personnes sans-papiers. De fait, ces difficultés tendent à s’exprimer, plus particulièrement chez les femmes (4/8), par des plaintes fréquentes de « fatigue  » et d’« épuisement », ainsi que par la manifestation de troubles somatiques et anxieux, et de divers signes de dépression. C’est Aissatou qui exprimera le plus clairement cette souffrance, en nous confiant : « Avant, moi je prenais pas les médicaments, et là je prends des médicaments que je dois prendre à vie ! Je me sentais très déprimée, j’avais des gros problèmes d’hypertension, j’ai commencé à grossir (…), je ne pouvais pas dormir sans les médicaments. Je pleurais tout le temps… Il n’y avait pas un jour où j’ai dormi sans pleurer… ». Il est important de noter que dans le cas d’Aissatou, des choses très dures semblaient avoir déjà été vécues au pays, où elle a été emprisonnée et violentée. Dès lors, les symptômes présentés pourraient être le résultat de traumas antérieurs aggravés par les conditions de vie au pays d’accueil. Souad, quant à elle, chuchotera, à la fin de notre entretien : « La vie est tellement courte, j’ai déjà 46 ans. A l’intérieur, c’est parfois une femme de 70 ans ! », illustrant les répercussions somatiques engendrées par cette situation.

L’implication dans le mouvement social de l’Udep : sortir de l’ombre et du silence

Face aux difficultés précédemment évoquées et face à l’acquisition d’une image de soi dépréciée et fragilisée, les personnes sans-papiers que nous avons rencontrées avaient décidé de se joindre au mouvement collectif de l’Udep et de participer aux actions de protestation menées en son sein, en s’impliquant activement dans une des occupations. Bien que pour la grande majorité de ces personnes, qui se sont jointes au mouvement à la suite de la régularisation des sans-papiers occupant l’église St-Boniface, les objectifs de départ étaient à l’origine essentiellement d’ordre matériel, tels que "avoir des papiers pour pouvoir travailler ou se loger légalement en Belgique" (Hamed), il semble que des enjeux symboliques aient eux aussi rapidement occupé une place importante dans leurs préoccupations et leurs revendications. L’action collective était dès lors également motivée par des besoins importants d’« appartenance » et de « reconnaissance ». Ainsi, nous avons pu constater au cours des divers entretiens, que ces sans-papiers qui avaient participé, parfois durant de nombreux mois, aux occupations de l’Udep, ont pu mettre en avant une série de bénéfices symboliques relatifs à la réalisation de besoins plus secondaires. C’est ce que nous allons découvrir dans la partie suivante qui correspond aux réponses obtenues à la suite de la question concernant « La rencontre avec le mouvement de l’Udep et les bénéfices de l’action collective ».

L’appartenance à un groupe : du « je » au « nous »

« Il faut s’unir pour aller plus loin dans notre combat pour la dignité » (Paul)

D’après les personnes interrogées, ce mouvement a, tout d’abord, permis aux sans-papiers eux-mêmes de reprendre en main leur destin, en affirmant haut et fort leur identité sociale commune : « Comme on dit, l’Udep, c’est moi, c’est toi, c’est tous les sans-papiers » (Joséphine). Au-delà de leurs multiples différences, concernant leur pays d’origine, les motifs de leur émigration ou encore les trajectoires parcourues au pays d’accueil, ils se sont regroupés autour de leur absence commune de statut et donc d’existence en Belgique : « Les sans-papiers, ils ont les mêmes histoires, les mêmes problèmes. Chacun a sa situation à part, mais la situation actuelle que nous vivons en Belgique, tous les sans-papiers ils sont égaux » (Macéo). Du "je", ils sont passés au "nous", transformant leur identité sociale négative, en la retournant et en la revendiquant comme un point d’appui positif qui leur a, dès lors, permis d’assumer cette nouvelle identité en revalorisant l’image qu’ils avaient d’eux-mêmes. A tel point qu’il est parfois difficile, après tout cela, de se retrouver soi-même en tant qu’individu, comme l’explique Demba, aujourd’hui régularisé : « Je me comporte toujours comme si j’étais un sans-papiers, je m’adresse toujours en "nous", en tant que "sans-papiers" », de même que Hamed qui nous confie : "Je crois que même après avoir obtenu les papiers, je serai toujours un sans-papiers. C’est dans l’âme, je défendrai toujours les sans-papiers... ».

Cette rencontre avec le groupement de l’Udep a en outre permis à certains de nos sujets (3/8) de sortir de la solitude dans laquelle ils s’étaient souvent enfermés, en permettant de nouvelles rencontres et en créant de la solidarité entre les sans-papiers eux-mêmes. Souad, par exemple, explique : « Je croyais que j’étais la seule ou qu’on était deux ou trois, mais quand j’ai vu le rassemblement, ça m’a rassurée. Ici à l’Udep, on est tous ensemble. Il y a cette solidarité..., ça donne de l’assurance ». Paul, quant à lui, déclare  : « Quand on se regroupe, tout ne peut pas être heureux mais on peut le surmonter avec le temps. La participation dans ce mouvement m’a permis de voir les choses autrement. On rencontre des gens..., il y a de bons rapports qui se sont tissés ici. On est devenus comme des frères. Même quand l’occupation sera finie, les rapports vont continuer ». Des "frères", des "sœurs", ils sont plusieurs à en avoir trouvé au sein même de leur communauté, ce facteur accroissant d’autant plus l’homogénéité du groupe et la force des liens les unissant, comme nous le démontre bien Maria, originaire d’Equateur : « Sainte-Alène, des équatoriens... On était bien attachés, on a mangé ensemble, on a pleuré, on a raconté des histoires personnelles (...). Le mouvement nous a aidés à mieux nous connaître, à être solidaires entre nous. On disait toujours "Nous sommes ici tous, et tous on va bouger. Si la police vient prendre une personne, elle prendra tout le monde" ». L’inscription dans ces réseaux de sociabilité primaire a permis à beaucoup de ces sans-papiers de se sentir reconnus dans la sphère de l’amour et de l’amitié, et ainsi de recouvrer la confiance en soi qui leur faisait défaut.

La reconnaissance sociale : du « fantôme » à l’ « être humain »

« On combat toujours pour qu’ils reconnaissent qu’on existe » (Joséphine)

Participer aux actions du mouvement de l’Udep et pouvoir revendiquer, sur la scène publique, leur existence a également permis à ces sans-papiers de "sortir de l’ombre". Aujourd’hui, les sans-papiers affirment ne plus avoir honte de leur situation et oser sortir, sans crainte : « Je me sentais très important. Maintenant je suis devant les gens, et c’est pas la honte sur nous. Depuis ce temps-là, n’importe quel endroit, j’ai pas peur, parce que je vois que vraiment je suis sans-papiers mais quand même je suis humain comme les autres ! Je n’ai plus peur de sortir, et je n’ai plus peur de parler de ma situation » (Macéo).

Plusieurs d’entre eux (6/8) ont évoqué la revendication de leur droit fondamental "d’avoir des droits". En effet, cette notion apparaîtra dans une grande partie des récits recueillis et représente une des revendications principales du mouvement : « Ce groupement, c’est bien parce que cela nous a ouvert les yeux, donc on sait nos droits » (Souad). Maria, elle aussi, nous confiera : « L’Udep nous a aidés à comprendre qu’il existe des droits, qu’il y a des lois écrites sur du papier pour les droits de l’Homme, que ça existe (...), à savoir que pour les immigrants il y a le droit des études et de la médecine. La façon que nous sommes immigrants, ça ne veut pas dire que nous sommes n’importe quoi, nous avons des droits ! ». Le mouvement a ainsi permis aux sans-papiers de revendiquer le droit d’être traités dignement et à valeur égale de tous les êtres humains. Beaucoup d’entre eux nous ont confié se sentir ré-exister en tant qu’« être humain », avec le respect de ses droits fondamentaux, tels que le droit universel à la santé ou encore le droit à la scolarité pour tous les enfants. Cette notion de « droit », qui implique dès lors une certaine « reconnaissance de leur personne », nous est effectivement apparue fortement associée à la notion d’« existence ». Et ce plus particulièrement dans le discours de Demba qui parle de « reconnaissance en tant qu’êtres humains qui avons besoin de nos droits fondamentaux ». Certains d’entre eux ont surtout mis en avant l’importance de se regrouper et de mener collectivement la lutte pour défendre leurs droits : « Moi comme cela je ne pouvais pas revendiquer mon droit à la dignité alors qu’avec l’Udep, je peux parler à la radio, à la TV, sortir de l’ombre quoi ! Moi tout seul, je n’aurais pas pu revendiquer ma dignité. Ensemble, on peut se défendre. Même mon avocat me dit "Tu vois c’est toi qui te défends !" C’est une véritable reconnaissance sur beaucoup de fronts » (Paul). D’après certains répondants, cette revendication collective de leurs droits fondamentaux leur a redonné le courage et l’espoir d’envisager la vie au futur et d’y croire : « L’Udep donne le courage ! Je suis fatiguée, mais je ne perds pas espoir » (Joséphine) ou « Depuis ce temps-là, je dis qu’il ne faut plus reculer, mais aller de l’avant, pour défendre nos droits  » (Macéo).

Cette ré-existence en tant qu’être humain semble aussi fortement corrélée au soutien qu’ont reçu les occupants sans-papiers de la part de citoyens belges. En effet, des mouvements de solidarité avec les sans-papiers ont émergé durant les occupations d’églises : certains Belges ont tenté d’apporter une aide matérielle ainsi qu’un soutien moral et un appui politique. En les reconnaissant comme des individus dignes de respect et d’existence, ceux-ci ont permis aux sans-papiers de retrouver le sentiment d’avoir une place dans la société. Ainsi, à défaut d’être reconnus administrativement, les sans-papiers se sont sentis exister aux yeux de certains Belges, et reconnus par ces derniers comme des « êtres humains », nous diront la plus grande partie d’entre eux (6/8). Ainsi, Macéo nous confie : « Après l’occupation je peux dire que les sans-papiers se sentent, tu m’excuses d’utiliser le mot, ils se sentent "humains" ! (...), on mange ensemble, on sort ensemble. On a comme ça vraiment des gens qui nous écoutent maintenant et qui nous ont dit qu’ils vont tout faire pour nous aider ». Plus que d’un « simple » soutien, Macéo évoque aussi la construction de réels liens d’amitié avec des citoyens Belges, lui ayant permis de sortir de son isolement : « Bien avant d’occuper l’église, moi j’avais pas d’amis..., j’avais pas des amis belges. Aujourd’hui, j’ai des amis belges que je peux fréquenter et qu’on s’entend très bien et que vraiment je me sens heureux si je suis avec eux. Aujourd’hui j’ai à qui parler ». Souad, elle aussi, évoquera cet aspect en déclarant : « Contre la Belgique, il y a le négatif et il y a le positif. Le positif, c’est déjà quand tu trouves des gens pour te comprendre et qui ne sont pas de ta famille. (...), quand je suis ici dans la galère, ce sont des Belges qui me soutiennent et qui sont là pour moi », ajoutant par la suite : « On n’est pas reconnus par l’Etat mais il y a des gens qui sont là avec nous. On a leur soutien. C’est grâce au mouvement qu’on peut connaître la personne. On me voit comme une personne ».

L’estime de soi : du « non-moi » au « moi »

« Grâce aux sans-papiers, je me sens fier de moi » (Hamed)

Après s’être souvent sentis "inutiles" aux yeux de la société, l’implication dans le mouvement a pu permettre à certains sans-papiers de redonner un sens à leur vie, en recouvrant un sentiment d’utilité. Ces observations nous sont apparues d’autant plus vraies chez deux des sujets masculins que nous avons rencontrés. Tout d’abord, chez Macéo, qui nous explique : « Avant de connaître l’Udep, je suis toujours à la maison, je sais rien faire (...), mais dès que je connais l’Udep, on se parle entre nous, on fait des réunions, on donne des idées pour organiser des manifestations, pour faire des AG. Tout ça donc, ça me fait vraiment oublier tous mes problèmes ». Ensuite, chez Hamed, qui déclare : « Là, j’ai senti que pour la première fois depuis ma présence en Belgique, j’ai senti que je suis en train de faire quelque chose de bien, que j’étais sur le bon chemin. Des fois sincèrement je me sentais fier de moi. Là je fais quelque chose qui pourra m’apporter quelque chose dans l’avenir ».

Plus que des sentiments d’utilité et d’efficacité, ce sera la notion de fierté qui sera mise en avant par certains (2/8). Chez ces derniers, le fait d’avoir participé aux différentes actions et d’avoir lutté ensemble représente parfois un des moments cruciaux de leur vie, en jouant un rôle important dans la construction même de leur identité. Hamed, tout d’abord, revendique plus particulièrement une place privilégiée qu’il a pu occuper dans le mouvement : « J’ai fini par être le porte-parole et le meneur de l’occupation, (...) main droite d’Ali Guissé [2] (...), désigné à l’unanimité des gens pour parler des clandestins », et la fierté d’avoir pu occuper cette place : « Je suis très fier de moi grâce à l’Udep (...), grâce à l’Udep et grâce à tout ce qu’on a pu faire ensemble, je suis fier de dire que je suis un sans-papiers ». Enfin, pour Demba, qui se considère comme « réfugié politique », cette expérience semble avoir été une belle revanche sur les raisons de son exil : « J’ai toujours rêvé pouvoir changer les choses, j’ai toujours rêvé pouvoir apporter quelque chose à l’humanité. La seule satisfaction c’est de se dire "Voilà il y a des résultats qui sont arrivés, ça veut dire que quand on ose, on peut avoir quelque chose. (...), c’est une grande satisfaction que j’ai eue, je suis sorti et j’ai représenté tous les sans-papiers. (...), fierté de dire que quand on ose, on peut toujours avoir une victoire, on peut toujours avoir des résultats. J’ai jamais perdu espoir pour ma lutte, j’y ai toujours cru ».

3. Discussion : les bénéfices identitaires d’une mobilisation collective

Cette enquête de terrain partait de l’hypothèse que l’individu sans-papiers, défini par une identité sociale négative et dévalorisée, non reconnu, voire exclu par la société d’accueil, était le plus souvent porteur d’une image de soi fortement dévalorisée. Puisque, selon les théories de l’identité sociale (Tajfel & Turner, 1986) et de la lutte pour la reconnaissance (Honneth, 2002), l’action collective peut être considérée comme un moyen de revalorisation identitaire, nous avons cherché, à travers une analyse des récits de vie que nous ont confié des personnes sans-papiers, à évaluer les éventuels bénéfices identitaires ressentis par ces personnes suite à leur implication dans un mouvement d’occupation d’église. Nous résumons à présent les principaux apports de cette analyse.

De multiples difficultés, liées à une existence dans les coulisses de la société, ont été évoquées au travers des différents témoignages de sans-papiers recueillis. Tout d’abord, ces individus évoquent une vie dans l’ombre et le silence de la clandestinité, dans un climat d’insécurité permanent. Il n’est pas rare en effet d’avoir déjà été arrêté, seul ou avec ses enfants. Cette vie est décrite comme matériellement et financièrement très précaire ; conséquence de leur exclusion du monde du travail régulier, et donc des acquis sociaux qui y sont associés. Presque tous évoquent l’obligation de travailler au noir dans des conditions souvent pénibles et pour des salaires dérisoires qui s’apparentent à de l’exploitation. Ces hommes et ces femmes se retrouvent ainsi le plus souvent dans des positions de grande vulnérabilité et d’extrême fragilité face au monde dans lequel ils vivent et travaillent, parfois depuis de nombreuses années, avec l’impression de ne rien valoir aux yeux des autres. Cette réalité plonge ces individus dans un « no man’s land », vécu d’incertitude du lendemain, qui ne leur permet souvent pas de penser leur vie au futur et d’élaborer des projets pour l’avenir. L’angoisse, la peur, mais aussi la méfiance et le repli sur soi prennent alors le pas sur la possibilité d’un processus d’intégration et amènent ces personnes à vivre dans une grande solitude. La stigmatisation sociale dont souffre le « sans-papiers » est également très présente dans le discours de nos sujets. Ainsi certains nous ont confié leur sentiment de représenter le « pire » pour le pays d’accueil, considérés par la société comme un « non-moi », voire comme une menace.

Privé de toute reconnaissance, l’individu sans papiers éprouve un sentiment d’inexistence dans la société dans laquelle il vit, et ce déni d’une société excluante attaque de plein fouet son identité. Défini par des termes tels que « sans » ou « hors », il se retrouve ainsi mis à l’écart du monde « normal » et « humain ». Cette non-reconnaissance en tant qu’ « être humain » lui renvoie alors inévitablement une représentation altérée de son identité personnelle. Le manque de liens sociaux, l’absence de reconnaissance administrative et sociale, l’impossibilité de trouver une place qui donne sens détricotent progressivement son image de soi, jusqu’à toucher les fondements même de l’estime de soi. Ce refus identitaire de l’autre provoque une rupture du lien social, qui engendre très souvent une souffrance sociale aux effets psychiques et somatiques importants. Nous avons ainsi pu relever une série de cas où la plainte somatique se révèle comme mode d’expression d’une souffrance impossible à élaborer.

Ainsi, vivre au bas de l’échelle, ce n’est pas seulement être exclu en ce qui a trait aux revenus, à la scolarisation et aux services médicaux, c’est aussi devoir supporter une série d’affronts symboliques qui portent atteinte à la perception que l’on a de sa propre valeur et de son efficacité. Les résultats obtenus au travers de notre analyse montrent que tant les conditions de vie, précaires, difficiles et instables, que le déni d’existence et l’absence de reconnaissance, induisent une vulnérabilité identitaire et une dévalorisation narcissique importantes.

Afin d’accéder à une identité sociale positive et valorisée, ainsi qu’à une certaine reconnaissance, tant la théorie de l’identité sociale de Tajfel et Turner que la théorie de la reconnaissance de Honneth, prévoient que les membres de catégories sociales dévalorisées puissent, dans certaines conditions, adopter des stratégies collectives destinées à redéfinir le groupe et à reconstruire son identité sur des critères valorisants, au bénéfice d’une image de soi gratifiante. Les discours recueillis auprès de personnes ayant participé au mouvement collectif des sans-papiers à Bruxelles tendent à entériner les apports identitaires de l’implication dans des actions collectives. D’après ces personnes, à défaut de reconnaissance administrative, cette mobilisation collective a été bénéfique à leur identité, tant personnelle que sociale. Ce bénéfice identitaire semble pouvoir être rapporté tant à la reconnaissance dont ils ont pu bénéficier au sein du groupe qu’à la reconnaissance sociétale dont ce groupe a pu bénéficier.

Le mouvement social est producteur d’identité non seulement parce qu’il s’appuie sur des intérêts communs, mais aussi parce qu’il est producteur d’un sentiment d’appartenance collective. La possibilité de créer de l’appartenance à un groupe porteur d’une identité sociale et d’un projet communs, qui potentialiserait la construction d’un rôle valorisant semble ainsi être l’un des facteurs ayant favorisé la reconstruction identitaire de ces personnes. Cette nouvelle appartenance favorise également une perception de soi en tant qu’acteur, en tant que participant au dessein de son existence. Plusieurs des personnes interrogées ont ainsi décrit une véritable transformation de leur identité sociale. Elles ont expliqué à quel point leur implication dans les actions de l’Udep leur avait permis de valoriser ensemble une identité sociale de « sans-papiers », perçue au départ comme négative, en la renversant pour la revendiquer fièrement comme une identité sociale positive. Ce « nous », solidaire et soutenant a ainsi pris le pas sur le « je » isolé et en souffrance, au point parfois que cette identité collective était devenue le principal groupe d’appartenance auquel le sans-papiers pouvait s’identifier. Cette stratégie de « regroupement » correspond à la sphère de reconnaissance de l’amour et de l’amitié définie par Honneth, renvoyant à la reconnaissance au sein du groupe d’appartenance, nécessaire à l’acquisition de la confiance en soi. Ce regain de confiance en soi au sein du mouvement des sans-papiers a en effet été mentionné par plusieurs participants.

Un autre facteur, très fréquemment évoqué, et qui semble avoir lui aussi grandement participé à la reconstruction identitaire de l’individu fragilisé est la reconnaissance sociale dans la sphère de la solidarité, c’est-à-dire le fait d’être reconnu en tant que membre d’une catégorie sociale incluse et valorisée dans la société. Nous avons ainsi pu observer qu’à défaut d’être reconnus administrativement par les institutions du pays au sein duquel ils vivent et travaillent, ces sans-papiers ont tenté d’obtenir, au travers de leur lutte, une certaine reconnaissance au niveau de la société. Mettant de côté leurs sentiments de honte et de peur, ils ont affirmé, sur la scène publique, leur existence de « sans-papiers » aux yeux des médias, des politiciens et de la population belge. Ensemble, ils ont revendiqué le droit « d’avoir des droits », dénonçant l’exploitation et le chantage auxquels ils doivent quotidiennement faire face dans cette situation de non-droit. Ces revendications de « justice » et de « droits » sont apparues d’autant plus importantes pour les demandeurs d’asile déboutés, qui vivaient leur refus de droit d’asile comme un déni de leurs droits fondamentaux et donc de leur personne. Sortis de l’ombre, les sans-papiers de l’Udep ont occupé les églises de nos communes bruxelloises, où ils ont été soutenus par des assemblées solidaires de voisins. Cette solidarité a été fréquemment évoquée par les sujets interrogés comme ayant permis une véritable reconnaissance de leur personne, en tant qu’« être humain » : les citoyens belges, en donnant aux sans-papiers une place dans leur emploi du temps, et dans leurs préoccupations quotidiennes, ont permis à ces individus de retrouver une existence au sein de nos sociétés. Cette reconnaissance, au niveau sociétal, correspond à la sphère de la solidarité, nécessaire selon Honneth à l’acquisition de l’estime de soi. Les personnes interrogées rapportent de fait une augmentation de leur sentiment de dignité et d’estime de soi suite aux divers mouvements de solidarité.

Enfin, alors que dans le premier temps de nos entretiens, ce sont les sentiments d’être « nuisible » et « inutile » qui priment dans le discours et la souffrance des personnes interrogées, le deuxième temps, celui de l’ « après-Udep », a fait éclore des sentiments d’ « utilité » et d’ « efficacité » qui, en redonnant sens à la vie de l’individu, lui ont permis de retrouver une estime de soi positive. Les sans-papiers que nous avons rencontrés ressentaient très positivement le fait de reprendre un contrôle sur leur vie, en rejouant à nouveau un rôle dans leur propre histoire. A ce sentiment d’ « utilité » venait aussi s’ajouter celui de « fierté personnelle » d’avoir participé aux actions de l’Udep : le rôle joué au sein du mouvement avait alors permis à l’individu une certaine « réalisation de soi ». L’expérience de l’occupation et des actions menées au sein de l’Udep constitue alors souvent une étape importante dans la reconstruction de l’identité défaillante, et dans la restauration d’un sentiment de valeur.

Nous pouvons considérer que l’ensemble de ces facteurs, évoqués au travers des différents récits par les sans-papiers comme ayant joué un rôle crucial dans la revalorisation de leur identité, représentent des véritables facteurs de « résilience » permettant à l’individu de recouvrer une image de soi valorisée et une estime de soi positive.

Pour conclure, outre les revendications manifestes qu’articulent les participants aux « nouveaux mouvements sociaux » tels que celui des sans-papiers, ces mouvements sont également porteurs de demandes de reconnaissance. Ils visent ainsi à la reconquête d’une identité sociale positive et, partant, d’une plus haute estime de soi. Le processus même de mobilisation collective, plutôt que son aboutissement par la reconnaissance des droits revendiqués dans la sphère légale, semble permettre d’atteindre en partie ces objectifs. D’une part, l’action collective offre la possibilité de sortir de l’isolement et de renouer des liens interpersonnels positifs à l’intérieur du groupe. De l’autre, l’affirmation identitaire et la revendication publiques permettent de redéfinir l’image de l’ensemble de la catégorie sociale, qui se répercute sur l’estime de soi et le sentiment d’efficacité des sans-papiers. Les marques de soutien exprimées par les membres de la société d’accueil, interprétées comme un démenti de la stigmatisation dont ils se sentaient l’objet, participent fortement à cette revalorisation. Notons toutefois que ces observations ne peuvent en aucun cas alimenter une argumentation selon laquelle, puisque la simple implication dans ces mouvements semble suffire à engendrer des bénéfices psychologiques, l’objet premier de leurs revendications – l’obtention concrète de leurs documents d’identité, et donc d’un statut donnant accès à des droits – passerait au second plan. Seule une reconnaissance formelle de leur présence et de leur apport positif à nos sociétés serait à même de rétablir pleinement leur dignité d’êtres humains.

Enfin, au-delà de ces effets identitaires positifs pour les personnes qui s’y impliquent directement, il est utile de rappeler que, comme l’a observé Balibar (2000), nous avons tous une dette envers les mouvements des sans-papiers. En effet, le combat des sans-papiers, en mobilisant les bases morales et normatives les plus fondamentales des sociétés démocratiques, participent à leur renouvellement et à leur transformation. En particulier, en affirmant la légitimité de leur présence et de leur contribution à nos sociétés, ils remettent en cause la légitimité des actes d’exclusion mis en place par nos Etats, œuvrant ainsi à une évolution éthique tant au niveau national que global (McNevin, 2006). Pour cela, ils paient souvent le prix fort.

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ANNEXE : PORTRAITS.

Les portraits ont été réalisés à partir des thèmes abordés en début d’entretien avec la personne, ainsi que des discussions informelles que nous avons pu avoir avec elles, aux divers moments de nos rencontres. Ils permettent de se faire une idée du profil de chacun des sujets interrogés, et de ne pas négliger l’aspect individuel du vécu de chacun, et ce malgré le choix que nous avons fait de réaliser, dans ce mémoire, une analyse thématique de type horizontal.

AISSATOU, 40 ans, Angola
« Nous aussi on a une place dans la société »

Originaire d’Angola, Aïssatou est mariée et a deux enfants. Au pays, elle était commerçante, tandis que son mari était dans la politique, en tant que membre actif de l’UNITA, le parti opposé à celui actuellement au pouvoir (le MPLA). A. ne s’intéresse pas du tout à la politique et a toujours préféré resté à l’écart de tout ça. Un jour, dénoncés par les voisins, une perquisition a lieu au domicile familial, et son mari s’enfuit. Depuis ce jour-là, A. n’a plus jamais eu de nouvelles de lui. Lors de cette perquisition, A. est interrogée puis arrêtée et emmenée en prison, où elle subira des violences physiques, psychologiques et sexuelles. Pour tenter de lui faire avouer ce qu’elle sait sur les actions « illégales » de son mari. Mais elle dit n’avoir jamais rien su de ce qui se disait lors des réunions et de ce qui se passait chez elle. Aidée par un gardien, A. s’évade de prison en pleine nuit et fuit chez un ami de son mari qui lui obtient un visa pour la Belgique. Arrivée en février 2001, elle introduit directement une demande d’asile dès son arrivée à Zaventem, encore sous le choc de son séjour traumatisant en prison. En attente d’une réponse, A. passera quelques mois dans un centre d’accueil, pour prendre ensuite un appartement social. Elle suit alors des cours d’aide soignante, et se reconstruit peu à peu. Huit mois après, A. reçoit une réponse négative, tout d’écroule à nouveau. A. est épuisée, à bout, et complètement perdue, ses enfants et son pays lui manquent et A. se sent très seule. Elle introduit un recours au Conseil d’Etat dont elle est toujours en attente de réponse depuis 2002. Un an plus tard, A. fait venir ses enfants, restés chez sa sœur au pays, par le biais du même homme qui l’avait aidée à fuir. Ceux-ci sont encore jeunes puisque son fils aîné a alors 10 ans et sa petite fille en a 6 ans. Les enfants sont scolarisés et un quotidien se met en place. A. suit des cours de français et de néerlandais afin de ne pas rester sans rien faire. En 2005, elle entend parler de l’occupation de l’église St-Boniface. Une fois les occupants régularisés, A. regrette de ne pas avoir participé à l’occupation. Quand, en mai 2006, elle entend parler d’une occupation de femmes à l’église Ste-Suzanne, A. n’hésite pas, et rejoint les autres femmes en compagnie de ses enfants. Aujourd’hui, cela fait plus d’un an qu’A. vit dans l’église. Fatiguée, elle attend, encore et toujours...

HAMED, 30 ans, Maroc
« Grâce aux sans-papiers, je me sens fier de moi »

Originaire de Tétouan, Hamed est issu d’une famille relativement défavorisée du Maroc, et rêve depuis très longtemps de partir pour l’Occident. H. décrit la Maroc comme un « pays de misère, de pauvreté, de détresse et de précarité  », et y dénonce surtout l’exclusion et les inégalités sociales existantes : « Chez nous c’est comme ça, on hérite la misère, les problèmes, les dettes, l’idée de fuir, alors que de l’autre côté, certains héritent les villas, les Mercedes, les comptes bancaires et les fauteuils ministériels… Quel paradoxe !  ». Après avoir terminé des études de comptabilité, Hamed accumule plusieurs petits boulots, mais à chaque fois c’est un combat pour être payé correctement, parfois même à peine être payé. De plus, Hamed évoque des difficultés à trouver une femme étant donné sa classe sociale. Un sentiment de désespoir quant à un éventuel avenir au pays l’envahit. H. décide de partir à la recherche d’une terre qui lui laisserait le choix de vivre sa vie comme bon lui semble et lui donnerait l’espoir d’arriver un jour à quelque chose. C’est cette absence de perspectives d’avenir au Maroc qui a poussé H. à venir en Belgique, où il arrivera durant l’année 2000, avec « l’espoir de trouver un travail qui gagne mieux et de pouvoir réaliser ses rêves ». Mais très vite la réalité se présente bien différente de ce qu’il avait espéré, et H. se dit déçu, démoralisé. Sa vie devient alors « la vie normale des sans-papiers », avec la difficulté de travailler en noir, de trouver un logement, etc. En avril 2006, H. se retrouve un peu « par hasard » en contact avec des membres de l’Udep, et participera à l’occupation du CIRE. Un mois plus tard, il se retrouve parmi les initiateurs de l’occupation symbolique des clandestins (maghrébins et latinos) à l’Université Libre de Bruxelles. Suite à cette occupation, H. introduit, en septembre 2006, un dossier de régularisation, dont il attend toujours la réponse.

MARIA, 42 ans, Equateur
« Je suis sans papiers et j’ai des droits »

Originaire d’Ambato, une petite ville au milieu de la Cordillère des Andes, Maria s’est mariée et a eu trois enfants. Au pays, elle travaillait dans un café, et « tout allait bien ». Mais vers la fin des années 1990, l’Equateur connaît une crise économique sans précédents : très vite le dollar remplace le « sucre » et le pays devient très instable. Le coût de la vie augmente d’un coup, alors que la population entière s’appauvrit. M. elle-même ne peut plus payer l’emprunt qu’elle a fait afin d’acheter une maison avec son mari. « La situation était devenue désespérante », nous confie-t-elle. M. décide alors de partir seule pour l’Europe dans le but de « gagner plus d’argent » et de pouvoir l’envoyer à sa famille. En décembre 1998, elle rejoint sa sœur, qui est en Belgique depuis 1994. Son projet est alors de rester ici quelques mois et de retourner ensuite auprès des siens, dans son pays. Mais la situation au pays continue de s’empirer et, quelques mois plus tard, son mari la rejoint accompagné de leurs enfants. Leur espoir est alors que les enfants puissent suivre leur scolarité en Europe et avoir une bonne formation. « Pour nous, le meilleur héritage qu’on va laisser à nos enfants, c’est les études », nous dit-elle. M. travaille alors en noir comme femme de ménage dans une famille, tandis que son mari travaille comme technicien dans un magasin. A ce moment-là, il n’y a pas de problèmes avec la police : « Les policiers étaient très gentils, parfois ils nous ont aidé pour qu’on ne doive pas s’inscrire dans la commune  ». Mais, après la régularisation massive de 2000, il a commencé à y avoir des arrestations et des expulsions. Dans la crainte, M. introduit un dossier de régularisation durant l’année 2001. Cette même année, M. et toute sa famille sont arrêtés à l’aube à leur domicile même, lors d’une rafle générale de trois immeubles habités majoritairement par des Equatoriens et des Brésiliens sans papiers. Emmenées au commissariat, seule la famille de M. et une autre seront relâchées grâce à leur dossier de régularisation en cours et au soutien de leur avocat. Toutes les autres familles seront expulsées. En 2002, la famille reçoit un premier refus à sa demande de régularisation, fait un recours et reçoit à nouveau un négatif en 2004. La vie est alors très instable, et la peur de la police et de l’arrestation est permanente. Durant l’année 2005, M. entend parler de l’occupation de St-Boniface, et rencontre des occupants équatoriens qui ont été régularisés. Elle décide alors de se joindre au mouvement. M. et d’autres Latino-Américains décident d’aller occuper l’église Ste-Alène, à St-Gilles et d’en faire une « occupation de Latino-Américains ». M. devient alors une des principales représentantes de l’occupation. Depuis M. a réintroduit une troisième demande de régularisation en 2006. Elle travaille toujours comme femme de ménage dans la même famille, et participe autant qu’elle le peut aux réunions des occupants de Ste-Alène. Enfin, comme tous les matins depuis près de dix ans, M. prie devant Dieu, que chaque jour qui passe ne soit pas ni pour elle ni pour les siens celui d’une arrestation, et que chacun des membres de sa famille puisse rentrer sans problèmes à la maison le soir venu.

DEMBA, 35 ans, Côte d’Ivoire
« Quand on ose, on peut toujours avoir une victoire »

Né à Abidjan, Demba est de nationalité ivoirienne, mais d’origine sénégalaise et de religion musulmane. Après une enfance confortable au sein d’une famille relativement aisée et des études supérieures en marketing, D. commence à se sentir étranger dans le pays où il est né, où il a grandi, et qu’il considère comme sien depuis toujours. Victime du « concept d’ivoirité », D. commence à subir le problème d’exclusion et d’appartenance, ce qu’il n’aurait jamais pu imaginer, « même dans ses pires cauchemars », nous dit-il. Ce « concept d’ivoirité » a vu le jour à l’arrivée au pouvoir du président de la Deuxième République : Henri Konan Bédié. A ce moment, il y eut des fractures sociales, ethniques et religieuses, et les postes clés ne furent plus confiés qu’à certaines ethnies. « Ce concept d’ivoirité a déchiré les foyers et les personnes ». D. a été victime de ce concept, d’une part en tant que citoyen d’origine étrangère, d’autre part en tant que membre actif de l’AJMCI (Association des Jeunes Musulmans de Côte d’Ivoire), dont il était secrétaire général pour sa section. Jusqu’au jour où un escadron de la mort est venu chez lui. D. quitte alors précipitamment son pays et part seul vers l’Europe. Selon lui, c’est sa soif de justice et ses convictions politiques qui l’ont conduit en Belgique en février 2004. Dès son arrivée sur le territoire, D. introduit une demande d’asile, estimant que sa situation correspond aux critères de la Convention de Genève. Imprégné par la littérature sur « les luttes de classes sociales », D. tente déjà de s’investir et de mobiliser les autres résidents du centre d’accueil, où il séjournera durant ses cinq premiers mois en Belgique. Dès sa sortie du centre, il rejoint l’organisme Amnesty International. En septembre 2004, D. reçoit une réponse négative à sa demande d’asile. Au même moment, il rejoint les débuts du mouvement de l’Udep et devient très vite porte-parole du mouvement au niveau national. Initiateur des actions d’occupations d’églises, il devient le représentant de la toute première et très longue occupation de l’église St-Boniface, à Ixelles (octobre 2005). Pour D., cette occupation représente aujourd’hui pour lui « la plus grande expérience de sa vie ». Régularisé suite à cette action, D. travaille aujourd’hui au CPAS de Bruxelles comme référent culturel, et continue à militer activement dans la problématique des sans-papiers.

SOUAD, 46 ans, Algérie
« J’ai une identité. Je ne suis pas tombée du ciel »

Originaire d’une petite ville à l’Ouest de l’Algérie, près d’Oran, Souad est issue d’une famille modeste de 11 enfants, ses parents ont toujours travaillé dur et se sont battus pour élever et instruire au mieux tous leurs enfants. S., elle-même, a étudié le dessin en bâtiment à la fin des années 80. Après quatre ans de recherche de travail dans son domaine, S. est découragée, car elle ne trouve rien. « Chez nous, on dit le chômage parce qu’on n’a pas trouvé de nom pour dire que quand tu ne travailles pas, tu ne travailles pas… Il n’y a rien ! Tu ne travailles pas, tu n’es pas là ! ». De plus, sa maman est diabétique et faute de moyens financiers, ne peut se soigner correctement. Son état de santé s’aggrave et celle-ci perd la vue. Alors que tous les garçons de la famille ont déjà leur propre famille, les filles s’occupent ensemble de leur mère, avec le désir de vouloir lui rendre quelque chose, elle qui s’est toujours tant battue pour ses enfants. S. commence à faire de la couture le soir pour gagner un peu d’argent et s’occupe de sa mère en journée : « J’ai fait tous les métiers et même les pires pour avoir du travail, au moins pour l’aider ». Mais au bout de quelques années, celle-ci se rend compte que ses revenus sont nettement insuffisants pour pouvoir vivre et payer le traitement de santé de sa maman. Elle décide alors de laisser ses sœurs s’occuper de leur mère et de partir travailler en Belgique. Loin d’idéaliser la Belgique, son seul objectif est alors de pouvoir gagner suffisamment d’argent pour l’envoyer au pays et soigner sa maman. Arrivée en janvier 2001, elle trouve très vite du travail : elle garde des enfants et fait le ménage chez une dame chez qui elle vit. Tout se passe bien, et S. arrive déjà à pouvoir envoyer de l’argent à sa mère. Après un an et demi, la dame chez qui elle travaille part vivre en France, S. se retrouve alors en situation de grande précarité, elle se fait exploiter, arrive à peine à se nourrir et ne peut plus rien envoyer au pays. Avec un constat d’échec total, se mélangent l’envie et la honte de rentrer chez elle, « sans rien » après tant d’années. S. est désespérée. Cette année-là, S. tombe par hasard sur un rassemblement de l’Udep à St-Gilles, et rencontre le porte-parole du mouvement avec qui elle discute. Très vite, elle rejoint le mouvement et prend part à l’occupation de l’église de Forest. Aujourd’hui, S. vit depuis plus d’un an dans l’église, épuisée et dans l’attente…, « comme des personnes malades qui attendent de recevoir un organe »

MACEO, 32 ans, Niger
« Je suis sans papiers mais quand même je suis humain comme les autres »

Macéo vient d’une famille relativement aisée et, au pays, il travaille dans le domaine agricole, au sein de l’entreprise familiale. Macéo est aussi politicien, et appartient au parti politique RDP. Quand le président fut assassiné en 1999, tous les gens faisant parti du parti RDP furent menacés. M. lui-même fut menacé à plusieurs reprises jusqu’au jour où des policiers ont débarqué chez lui en pleine nuit pour l’emmener en prison. Il restera enfermé pendant plus d’un an, jusqu’au jour où, alors qu’il est de corvée pour aller chercher du bois, il en « profite » pour s’évader. Avec l’aide d’un piroguier, il fuit, dans un premier temps, au Bénin, puis, aidé par d’autres Nigériens exilés, il fuit le continent africain pour l’Europe, caché dans les sous-sols d’un navire transportant des conteneurs. C’est ainsi que M. débarque une nuit de janvier 2001, au bout de dix jours de voyage, à peine vêtu d’un pantalon et d’un tee-shirt, dans une ville dont il n’a jamais entendu parler auparavant : Anvers. Le lendemain, M. se rend à Bruxelles, auprès de l’Office des Etrangers où il introduit une demande d’asile. Mais, à peine un mois après, M. reçoit une réponse négative. Par la suite, il multipliera les recours, qui lui sont tous refusés. Débouté du droit d’asile, M. vit très mal le quotidien en Belgique, très isolé, et avec la crainte constante de la police et du centre fermé. C’est suite à la régularisation des occupants de l’église St-Boniface durant l’année 2006 que M. décide d’organiser lui-même une occupation dans la commune d’Anderlecht où il vit. C’est ainsi que ce dernier devint un des piliers de l’occupation de l’église Notre-Dame Immaculée, à Anderlecht, en avril 2006. Cette occupation fut évacuée très violemment quelques mois plus tard, plusieurs arrestations eurent lieu, et des d’occupants de l’église furent envoyés en centre fermé. Par chance pour lui, M. n’était pas à l’église ce matin là. Depuis, l’occupation a été arrêtée, et dans la vie de M., rien n’a vraiment changé, il travaille dans le bâtiment ou fait des nettoyages pour survivre, et il attend…

JOSEPHINE, 45 ans, Congo
« On combat toujours, pour qu’ils reconnaissent qu’on existe »

D’origine burundaise, Joséphine vit depuis ses 10 ans au Congo, qu’elle considère comme son pays. A Kinshasa, J. a toujours vécu de manière aisée en compagnie de son mari et de ses cinq enfants. Elle fait un peu de couture et s’occupe de l’éducation de ses enfants, tandis que son mari travaille à l’aéroport de Kinshasa. La vie suit son cours, jusqu’au jour où son mari lui annonce qu’ils doivent quitter le pays au plus vite car il risque de gros problèmes. Ce dernier, menacé en tant qu’ancien « mobutiste » craint, sous le régime du nouveau président Kabila, d’être emprisonné. De plus, J. elle-même est très mal vue au Congo, en tant que femme d’origine burundaise. « Dans le temps de Kabila, les Burundaises et les Rwandaises n’étaient pas les bienvenues au Congo ! Elles ont toutes quitté le pays ! ». C’est ainsi qu’elle quitte la RDC durant le mois de juin de l’année 1998, et arrive en Belgique avec ses cinq enfants. Son mari, quant à lui, les rejoindra deux mois plus tard, en août 1998. Ils demandent alors l’asile en Belgique, et toute la famille se retrouve durant quatre mois à vivre dans un centre d’accueil. Au début de l’année 1999, la famille sort du centre pour emménager dans une maison. En 2001, J. reçoit un refus de sa demande d’asile, qu’elle ne comprend pas étant donné que le Congo est, selon elle, un pays « où il n’y a pas les droits de l’homme », et dans lequel elle se sent en danger. Déboutée du droit d’asile, J. commence à travailler en noir, elle garde les enfants et fait le nettoyage dans une famille belge. Après plusieurs années, et plusieurs recours qui s’avèrent à chaque fois négatifs, la famille reçoit un ordre de quitter le territoire. J. et ses quatre enfants sont alors arrêtés par la police et envoyés en centre fermé, en attente d’une expulsion vers leur pays d’origine. Mais le mari de J. n’étant pas présent au moment de l’arrestation, et ce dernier refusant de se rendre au centre « pour un contrôle de routine », J. et ses enfants sont relâchés au bout de deux semaines, l’expulsion d’une famille divisée n’étant pas autorisée. Quelques mois plus tard, en mai 2006, J. voit à la télévision « l’occupation des mamans à Ste-Suzanne », qu’elle décide de rejoindre dès le lendemain. Aujourd’hui, J. fait partie des quelques femmes encore présentes dans l’église après plus d’un an. Après dix longues années en Belgique, plusieurs demandes d’asile refusées, une année d’occupation au sein de l’église Ste-Suzanne, J. est aujourd’hui fatiguée, découragée, et craintive quant à ce que l’avenir lui réserve.

PAUL, 38 ans, Guinée Conakry :
« Il faut s’unir pour aller plus loin dans notre combat pour la dignité »

Né à Conakry, Paul est issu d’une famille modeste mais d’intellectuels, où chacun des enfants a eu la chance d’étudier à l’université. P. lui-même a suivi une formation de sociologue. Mais, même diplômé, la vie n’est pas facile en Guinée et P. ne trouve pas de travail dans son domaine : « … la situation était telle que même après les études tu n’as pas d’embauche, tu n’as rien ». P. effectue divers petits boulots à droite, à gauche. Alors que la Guinée est considérée comme « le grenier et le château d’eau de l’Afrique occidentale française  », la vie y est difficile et la pauvreté importante. « Tous les pays voisins venaient chercher la nourriture chez nous. C’était inimaginable pour nous d’imaginer que dans notre pays, les gens mourraient de faim… ». Révolté par la situation, P. soutient l’opposition et mène des actions dénonçant les agissements du président. Lors d’une de ces actions, P. et d’autres jeunes ont barré la route du camion transportant le riz du président, et il y eut des débordements : trois personnes furent tuées par les militaires. Suite à cela, le gouvernement se mit en chasse des meneurs de l’action dont P. faisait partie. En octobre 2004, P. décide de fuir en Côté d’Ivoire. Mais très vite, appartenant à l’ethnie des « Malenkes », P. ne se sent plus en sécurité en Côte d’Ivoire non plus et décide de fuir vers l’Europe, aidé par un ami qui lui procure un visa pour la Belgique. Arrivé en janvier 2005, il introduit sa demande d’asile. Il restera plus d’un an dans un centre d’accueil, pour recevoir un refus à sa demande d’asile. P. se sent alors « dépravé » face à ce refus. Accueilli chez des amis, travaillant par ci par là en noir, la vie est instable. Puis, P. entend parler de l’occupation de St-Boniface et rejoint quelques mois plus tard les débuts de l’occupation de St-Curé d’Ars, à Forest, où il devient très vite un membre actif. Aujourd’hui, cela fait plus d’un an qu’il est là, et les sans-papiers de cette église sont encore les plus nombreux à occuper : « On défend toujours notre occupation », nous dit P. « A bout de souffle », et conscient que vivre dans une église ne peut qu’être temporaire, P. ne perd pourtant pas espoir, et il attend…

Abstract : Being an undocumented immigrant today in Europe does not only imply living in material precarity, but also to be deprived of social recognition. Yet, this recognition is indispensable in order to develop and maintain a positive identity, and hence a satisfying self-esteem. In this article, we examine how the active involvement of some undocumented immigrants in collective actions – namely church occupations in Brussels – can contribute to help them facing those identity threats. We report interviews of undocumented immigrants in order to underline the relevance of an approach of the “sans-papiers movement” as a struggle for recognition (Honneth, 2002) and as a collective strategy aimed at dealing with a negative social identity (Tajfel and Turner, 1986). It turns out that these collective actions helped these people to recover a positive view of themselves thanks to, on the one hand, the establishment of social bonds among the sans-papiers and, on the other hand, through the social recognition this group obtained from members of the Belgian society.

Contact : Laurent LICATA Email : licata@ulb.ac.be Page professionnelle : http://www.psycho-psysoc.site.ulb.a...

Mots clefs : sans-papiers, identité sociale, reconnaissance, mobilisation collective

NOTES

[1] L’article 9.3 correspond à la régularisation qui se définit comme « l’octroi par un Etat d’une autorisation de séjour à une personne de nationalité étrangère qui réside illégalement sur le territoire » (CIRE, 2006).

[2] Porte-parole du mouvement de l’Udep au moment des occupations de 2006-2007.