J’ai grand plaisir à commenter [1] l’ouvrage de Michel Agier à la fois parce que j’ai eu l’occasion de travailler avec lui ces dernières années dans le cadre du réseau TERRA et dans des équipes de recherches qu’il a dirigées sur la question des camps et aussi parce que ses travaux m’ont accompagné dans les différentes étapes de mes recherches sur les formes d’internement et de mise à l’écart des étrangers [2]. C’est notamment à ses livres et articles d’anthropologie urbaine [3] et à ceux sur la dimension politique et urbaine des camps de réfugiés auxquels je pense [4]. Je ne réagirai ici que sur cette dernière question laissant de côté les autres points qu’il aborde comme le gouvernement humanitaire et me risquerai ensuite à quelques mises en perspective pour élargir la réflexion sur les camps comme espace post-colonial.
Des camps, du Sud au Nord
Au-delà de l’impressionnante somme de matériaux empiriques accumulés depuis la Colombie jusqu’au Soudan et au Kenya en passant par le Libéria, le Sierra Léone et la Palestine, le plus grand mérite de ce texte est selon moi d’offrir une grille d’interprétation du monde des camps reliant les pays du sud et ceux du nord. Il propose d’abord (partie 1. Un monde d’indésirables, un dispositif de camps) de problématiser cette réalité multiforme et multi-située en faisant fond sur le concept de « sans-Etat » de H. Arendt recoupant ceux de « surnuméraires » chez M. Davis, de « déchets humains » chez Z. Bauman, de « vie nue » chez W. Benjamin ou encore de « parias » chez E. Varikas et L. Wacquant pour tenter de rendre compte de la convergence entre processus d’exclusion sociologique et de mise à l’écart spatiale. « Seule une communauté existentielle, fondée sur l’expérience partagée et la situation vécue, réunit alors ces foules anonymes dans une histoire faite de ruptures violentes, puis dans une catégorie identitaire administrative (réfugiés, déplacés, clandestins, demandeurs d’asile) et enfin dans un traitement sécuritaire et humanitaire à part. » (p. 31). Qu’est-ce que veut dire gouverner les sans-Etats ? Il s’agit pour Agier d’une pure affaire de police de plus en plus perfectionnée qui consiste à identifier les indésirables et les contenir en les tenant à l’écart. (p. 34). Ce type de traitement sécuritaire et humanitaire provoque une extrême transitivité et commutativité des catégories successivement de déplacés, réfugiés, clandestins, maintenus, demandeurs d’asile, déboutés, expulsés, sans-papiers, tolérés, etc. (p. 54), dans une logique absurde et dévastatrice.
Il dresse ensuite une tentative d’inventaire des différentes espaces qu’il classe selon leurs fonctions en prenant soin de s’écarter des typologies et des catégorisations des institutions concevant et gérant ces territoires de ban-lieux. « Avec les déplacements de populations, les espaces frontières et les camps forment une réalité mouvante dans l’espace, mais aussi ‘‘liquide’’ dans sa substance. (…) Camps et zones de frontières sont exemplaires jusqu’à l’excès de cette liquidité, voire d’une certaine plasticité. (…). Ce sont les espaces de la mobilité » qu’il faut resituer dans « un ensemble plus large d’espaces de confinement et de circulation. » (p. 59). [5] Il distingue ainsi les refuges auto-organisés, les centres de tris, les espaces de confinements et les réserves non protégées. J’attire ici l’attention sur les premiers (p. 64) qui permettent de rapprocher l’expérience des camps libériens de la situation des regroupements du Bois de Dubrulle dans le Calaisis ou des forêts de Belyounech ou de Gourougou au Maroc et de rendre compte de situations limites [6]. Ces Cross borders points, campements, jungles, ghettos, zones grises et autres squats constituent des refuges au premier sens du terme. Ce sont des cachettes et des abris provisoires dans les forêts ou les villes, des lieux de repos ou d’attente pour se rendre invisible entre deux postes frontières dans l’attente d’un passage éventuel. Les espaces informels occupés illégalement par des sans Etats, au sens littéral de la formule, sont des enclaves de fixation momentanée près d’une frontière. M. Agier montre néanmoins l’organisation d’un ordre interne, avec la succession de chairmen en fonction des départs, qui débouche sur une certaine spécialisation structurant les rythmes de franchissement des grilles ou l’approvisionnement. Il en est de même dans les squats urbains à Monrovia, qui, un temps ville de transit, a pu fonctionner comme un immense « camp de déplacés », avec de nombreuses installations spontanées dans d’anciens hôtels ou dans des immeubles en construction, des maisons désaffectées, détruites ou inachevées parfois dirigées par des « boss » et où se structurent de petits commerces. « Toutes ces situations sont marquées par une grande précarité matérielle et par le sentiment qu’ont celles et ceux qui s’y installent de n’être là que pour de courtes périodes. Si c’est effectivement le cas en général, ces zones sont aussi des plaques tournantes durablement établies, et parfois des lieux de stabilisation urbaine » (p. 73). Ces « zones grises », figures extrêmes de hors-lieux, constituent le « premier étage du grand édifice des camps d’aujourd’hui ». Selon Agier on peut établir une continuité de sens et de fonction reliant les campements et les occupants, car dans ces seuils et ces interstices, dans ces territoires incertains et liminaires, ni ruraux ni urbains, les individus restent sous l’emprise de l’Etat qui conserve le pouvoir de les contrôler ou de les abandonner.
Il s’intéresse par ailleurs à trois dimensions de la transformation que provoque la vie dans les camps et qui sont liées entre elles, la subjectivation, la politisation et la citoyenneté (partie 2 : la vie quotidienne dans les camps de réfugiés). Il pose à la suite la question de l’urbanité des camps et des reconfigurations à l’œuvre dans ces espaces en particulier la transitivité des catégories et la capacité d’appropriation de la part des réfugiés, qui y trouvent parfois des programmes bénéfiques de protection et de formation, des femmes en particulier. Il observe comment les espaces d’enfermement gérés par le « gouvernement humanitaire » deviennent parfois des espaces publics dont les occupants parviennent à s’arracher à la condition de « victime » et à faire émerger une parole et une action collectives. « Parler des camps aujourd’hui – c’est le but le plus essentiel et d’une certaine façon, le plus politique de cette enquête –, c’est contribuer à les faire sortir de la non-existence, de la non-temporalité, les socialiser eux-mêmes en tant que milieux profondément hybrides et vivants. » (p. 125)
A partir d’histoire de vie de réfugiés rencontrés dans les camps de Guinée (p. 144 et suiv.), Agier raconte les expériences partagées par ces civils, sortes d’Ulysses contemporains qui auraient pu apparaître sous les plumes d’I. Babel ou de V. Grossman pendant la révolution russe ou de A. Kourouma ou J.M. Coetzee dans les conflits africains, dans de longues périodes dans « le son de la guerre » (et l’exposition aux pratiques d’exécution, de viol, d’enlèvement et de torture, de mutilation et d’esclavage y compris dans certains camps), puis des périodes d’allers-retours entre les camps ou les villages et les forêts avoisinantes où l’on doit se terrer, cacher de la nourriture ou se nourrir de tubercules, résister aux privations et survivre au manque de soins avant de retrouver les grilles d’un autre camp. Se développent un mode de vie et une culture de guerre qu’il repère dans les camps par où passent les réfugiés et dans lesquels il constate que des « changements importants ont lieu au cours de cet apprentissage de la vie dans un habitat et un cadre écologique qui ne sont ni tout à fait ruraux, ni tout à fait urbains, mais proche en apparence des lotissements, des quartiers populaires, de petites agglomérations, des invasions périphériques, des townships. » (p. 161). Ces « villes nues » qui proposent un cadre totalement nouveau pour leurs habitants sont le théâtre de ruptures et de recompositions des solidarités. Les relations dans les camps et avec leur environnement évoluent avec le temps. Se pratique la débrouille dans un climat souvent tendu et marqué par la suspicion et la stigmatisation puis apparaissent les éléments d’une stratification sociale entre anciens et nouveaux réfugiés. Malgré les conditions très précaires, des cases sont parfois aménagées avec soin et décorées, un marché alimentaire et une production maraîchère s’installent, et des recompositions familiales et identitaires s’opèrent dans le camp entre des individus arrachés à leur groupe d’origine, bandes d’adolescents, femmes seules avec enfants, blessés et vieillards, catégories dites de « vulnérables » [7].
Agier envisage aussi l’émergence d’une parole collective sous la forme de revendications (p. 125), de manifestations et de leaders parmi les réfugiés qui font entrer la population des camps dans le politique alors même qu’elle est sans-Etat et que la situation d’exception qu’elle connaît la renvoie, tout comme les pratiques des interlocuteurs humanitaires, à sa condition « passive et résignée d’assistée » (p. 135) de victime absolue, de « vie nue », conceptuellement inapte à la condition de citoyen. Les « cas-limites, palestinien et sahraoui, du point de vue du (non-) devenir des camps et de leur rôle comme lieu d’édification d’un projet politique de retour, l’attitude consistant à penser la temporalité des camps de réfugiés comme absence et attente du retour se nourrit paradoxalement d’une présence et d’une longue socialisation dans l’espace des camps eux-mêmes » (p. 122).
Les hors-lieux et les camps comme institution globale
Dans un deuxième temps je voudrai discuter la notion de hors-lieux forgée par Michel Agier puis proposer quelques pistes d’élargissement de la perspective. « Les hors-lieux se constituent d’abord comme des dehors, placés sur les bords ou les limites de l’ordre normal des choses –un ordre ‘’normal’’ qui reste jusqu’à aujourd’hui, en fin de compte un ordre national. Ils sont caractérisés a priori par le confinement et par une certaine ‘’extraterritorialité’’. Celle-ci se construit pour les réfugiés et les déplacés dans l’expérience d’une double exclusion de la localité : une exclusion de leur lieu d’origine, perdu à la suite d’un déplacement violent ; et une exclusion de l’espace des ‘’populations locales’’ (…). » (p. 267). Plusieurs termes peuvent être rapprochés de ces hors-lieux dont parle Michel Agier. L’hétérotopie foucaldienne, à laquelle il fait référence, est effectivement très heuristique en mettant l’accent soit sur le caractère utopique de ces espaces autres soit sur leur dimension de contre-emplacements. « Il y a également, et ceci probablement dans toute culture, dans toute civilisation, des lieux réels, des lieux effectifs, des lieux qui ont dessinés dans l’institution même de la société, et qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » [8]. La notion de non-lieux de Marc Augé, elle aussi mentionnée, convient également. « Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu. L’hypothèse ici défendue est que la surmodernité est productrice de non-lieux, c’est-à-dire d’espaces qui ne sont pas eux-mêmes des lieux anthropologiques et qui, contrairement à la modernité baudelairienne, n’intègrent pas les lieux anciens. » Augé évoque « les points de transit et les occupations transitoires (les chaînes d’hôtels et les squats, les clubs de vacances, les camps de réfugiés, les bidonvilles promis à la casse ou à la pérennité pourrissante)... » [9]. Mais Agier montre bien dans son ouvrage comme dans les précédents que les camps se transforment dans certaines conditions en bouts de villes ou bien que certaines aires urbaines s’apparentent à des camps, comme les ghettos urbains ou les périphéries autoconstruites. J’ai pour ma part pu étudier la manière dont le camp de réfugiés franco-indochinois (CAFI) de Sainte-Livrade sur Lot était devenu depuis sa mise en service en 1956 un quartier à part entière, même s’il est resté stigmatisé, et constitue maintenant un pivot identitaire et mémoriel de la communauté imaginée qui s’est dispersée à partir du camp [10]. Ce non-lieu dans l’optique d’Augé, ne l’est plus, connecté qu’il est dorénavant avec le cimetière local ou les rares traces matérielles de l’occupation, et l’activisme mémoriel d’ex-occupants. Néanmoins, marqué par les caractères négatifs habituels des lieux choisis pour implanter des camps (terrain, éloigné du centre ancien, d’une poudrerie inachevée installé sur un terrain inondable ayant accueilli des réfugiés espagnols en 1938), le camp de Sainte-Livrade devrait prochainement être détruit après plus de cinquante ans d’utilisation pour faire place à une opération immobilière pilotée par la mairie, et les dernières occupantes expulsées. C’est peut-être dans cette incertitude tenace sur la nature de l’espace et dans l’insécurité inhérente à son occupation que réside le fait d’être un hors-lieux ou un non-lieu.
Tentons maintenant d’élargir la réflexion sur la notion de camps dans le monde contemporain. Comme l’esquisse Michel Agier mais sans s’y arrêter, il est tout d’abord possible d’étendre l’analyse à d’autres politiques et à d’autres conflits comme ceux des guerres asymétriques, de la guerre contre les migrants et même contre les groupes sociaux catégorisés comme déviants [11]. On peut mentionner les proximités entre les techniques de traitement des ennemis civils dans les guerres postmodernes et celles de prise en charge répressive des classes populaires racisées et infériorisées [12]. Les buts et la gestion des camps américains en Irak, en Afghanistan ou encore ceux du réseau de prisons secrètes des « transferts extraordinaires » sont en droite ligne des modalités d’incarcération dans les complexes pénitenciers de sécurité maximum. De même le développement des camps de migrants dans les pays occidentaux et à leurs frontières pose aussi la question de la généralisation des modes de gouvernement militaire et humanitaire à la fois.
Il est un deuxième aspect qui peut élargir encore l’angle d’approche des camps. Ces espaces sont en effet des artéfacts économiques. Michel Agier le note à propos des camps de travail de Firestone (p. 92) et l’exploitation d’un marché officieux de l’emploi (p. 207) de la main d’œuvre réfugiée. Rappelons que les premières formes coloniales de contingentement ont eu des fonctions économiques soit en tant que procédé de mise au travail soit plus globalement comme technique de mise en valeur et d’expropriation [13]. Dans leurs formes actuelles, notamment comme procédé d’enfermement et de déportation d’étrangers illégalisés, l’internement et la mise en camp semblent intégrés au marché du travail en contribuant à sa segmentation [14]. On peut aussi noter l’importance des camps de travail dans le développement post-capitaliste du Moyen-Orient ou de la Chine ou encore dans les pratiques mafieuses de gestion des quartiers de tourisme sexuel et des marchés subalternes notamment agricoles et textiles et dans la systématisation des gated communities [15]. Plus largement encore on peut dire que le camp contemporain prend pleinement sa place au sein du « bidonville global » qu’évoque Mike Davis [16] et assure une fonction économique déterminante dans la « géographie de la domination » que démonte David Harvey [17].
Enfin l’importance croissante de la forme camp dans les sociétés contemporaines interpelle sur la matrice cachée qu’elle peut représenter tant comme dispositif global que comme vision du monde. Les nouveaux régimes de violence politique témoignent d’une routinisation de cadres de pensées d’un Etat racial qui organise une quarantaine des pauvres traités comme des rebelles. Il s’agit d’un processus qui s’inscrit dans la durée. Un lien direct est maintenant établi entre les techniques de guerre psychologique de l’armée française durant les guerres de décolonisation et les dispositifs de l’armée américaine dans la seconde guerre du Golfe [18]. Certains auteurs associent le camp d’internement et le camp de réfugiés dans leur analyse des structures et des politiques raciales au Japon, en Australie ou encore au Canada. La politique d’immigration japonaise actuelle est la continuation des dispositifs de restriction de la mobilité des minorités coréennes et taiwanaises dans l’archipel mis en place durant la Guerre froide. Le processus de démocratisation de l’après-guerre a été marqué par un régime de contrôle des frontières dont le camp était le pivot. Celui-ci combine les traditions du camp militaire et de prisonniers des guerres coloniales et impériales nipponnes et la culture de la réserve indienne et du camp d’internement importée par les cadres américains du Bureau des affaires indiennes et du War Relocation Act contre les Nippo-américains [19]. Le même raisonnement est appliqué à la tradition australienne d’internement [20]. La traduction de « la guerre contre la terreur » dans les politiques de sécurités intérieures du Canada exacerbe les « fissures raciales du corps social » [21]. Gouvernée par l’Etat, qui sous-traite à des groupes privés, dans le paradigme biopolitique, la société de sécurité tend vers un racisme systémique, qui induit la prolifération des camps. La surveillance différentielle porte en elle l’application du camp aux minorités, soit par l’internement soit par l’ombre du camp, c’est-à-dire la menace de son arbitraire et l’effroi qu’il fait peser. Un lien peut aussi être établi entre la politique d’immigration et le développement d’un complexe industriel sécuritaire et carcéral qui a fait de l’internement des réfugiés et des migrants illégalisés une industrie florissante et envahissante. Les camps peuvent être pensés comme le prolongement des discriminations qui touchent les minorités dans leurs capacités d’accès à l’espace social au sens large, dans des Etats libéraux ou non. Car la forme politique et spatiale du camp apparaît dorénavant comme une institution globale visant simultanément les ennemis, les étrangers et les déviants. Un temps secret ou au moins caché à la connaissance du public, elle est désormais généralisée pour combattre le terrorisme, accueillir et expulser les migrants et exilés, corriger administrativement et compléter les décisions de justice à l’encontre des déviants. Longtemps contenu dans des textes administratif organisant l’exception, le recours à l’internement avec la remise en cause de la protection des droits individuels que cela implique, est maintenant l’objet de lois généralistes l’intégrant dans l’appareil légal et répressif. L’internement est en relation directe avec la xénophobie de gouvernement et le néo-racisme des relations internationales, tout en se rattachant aux traditions nationales de mises à l’écart et de racisme. Le camp se développe, se transforme et s’applique comme technique concomitamment à d’autres pratiques extralégales qui vont de l’élimination physique des suspects de terrorisme aux diverses formes de harcèlement qui visent les étrangers jugés indésirables. Il incarne désormais une nouvelle phase des sociétés de contrôle comme un symptôme de l’arbitraire, de la fragmentation de la souveraineté de l’Etat et de la remise en cause des libertés civiles, au Nord comme au Sud.