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Les descendants d’une immigration « communautaire » en France : l’exemple turc

Maïtena Armagnague
Maïtena Armagnague est ATER en sociologie à l’Université de Bordeaux 2 et chercheure au LAPSAC. 2006-2010 : thèse (soutenance en octobre 2010) de doctorat : « L’évolution d’une immigration « communautaire » en France et en Allemagne. Le cas des jeunes d’origine turque ». Responsable d’une opération de recherche en 2007 en France et en Allemagne pour la (...)

citation

Maïtena Armagnague, "Les descendants d’une immigration « communautaire » en France : l’exemple turc ", REVUE Asylon(s), N°8, juillet 2010-septembre 2013

ISBN : 979-10-95908-12-8 9791095908128, Radicalisation des frontières et promotion de la diversité. , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article948.html

résumé

Les parcours des descendants de migrants en France sont contrastés, notamment en raison de la persistance de discriminations à l’encontre de certains d’entre eux. Toutefois, le maintien ou la construction de solidarités communautaires diversifie ces parcours, y compris chez les jeunes pouvant être les cibles de pratiques discriminatoires. La minorité turque en France entretient, dans une certaine mesure, ce type de solidarités tout en étant la cible de représentations relativement négatives. La jeunesse d’ascendance turque connaît, de ce fait, des parcours sociaux très différents la rapprochant tour à tour de diverses conditions sociales connues par différentes vagues migratoires.

En France [1], la stigmatisation de la jeunesse porte en premier lieu sur les jeunes issus des migrations des anciennes colonies. Cette jeunesse est régulièrement victime d’amalgames entre son statut de « minorité visible » et les thématiques d’insécurité et de déviance. Ces amalgames témoignent de la difficulté française à appréhender les questions des minorités et de la jeunesse défavorisée. Au sein de la jeunesse urbaine la plus précarisée, les « jeunes issus de l’immigration » sont fortement représentés. En conséquence, ils le sont aussi dans les mouvements oppositionnels à leur domination tels qu’ont pu l’être les émeutes urbaines de l’automne 2005 (Lagrange, 2006 ; Le Goaziou & Mucchielli, 2006 ; Kokoreff, 2008). Toutefois, tous les jeunes issus de l’immigration ne participent pas aux violences urbaines notamment parce que tous ne subissent pas les mêmes relégations scolaire et socioéconomique et/ou parce que tous ne portent pas le même regard sur cette condition sociale. Certains jeunes mettent en scène des figures de mobilité conformes aux normes dominantes de réussite scolaire et sociale (Santelli, 2001), d’autres ont la possibilité de s’appuyer sur des solidarités économiques communautaires et s’en saisissent. Les adaptations sociales des jeunes d’ascendance étrangère sont diverses, il n’existe pas une seule et unique façon de s’inscrire dans les sociétés « majoritaires » et les réactions des jeunes à leur situation ne sont pas la stricte conséquence d’un seul et unique phénomène social mais d’un faisceau de caractéristiques, de contraintes et de ressources structurant les expériences individuelles et collectives. En France, la marginalité est souvent analysée comme une conséquence d’une assimilation achevée, ayant fabriqué des aspirations en termes de réussite sociale semblables à celles de toute la jeunesse. Mais ni les institutions françaises, ni la famille ne parviennent à répondre à ces espoirs de mobilité sociale, situation génératrice de ressentiment et de révolte.

L’observation de différentes vagues migratoires en France révèle que les populations d’origine étrangère se sont comportées différemment face au projet politique d’assimilation républicaine de la France. Par conséquent, les prises en charge des jeunesses de seconde et troisième générations ont connu des variantes d’une immigration à l’autre. Dans le contexte post-Trente glorieuses, certaines populations ont joué, tant que faire se pouvait, le « jeu » de l’école et de la mobilité individuelle, d’autres moins. Par exemple, les dynamiques migratoires turque et portugaises ont certaines similarités et diffèrent assez nettement des choix des Algériens et leurs descendants, sur les aspects scolaires notamment (Schiff, 2009). À d’autres égards, les jeunes d’origine turque se rapprochent des « jeunes du quartier », issus des immigrations postcoloniales.

Le contexte de l’intégration marqué par les migrations postcoloniales


Dans le débat public, les questions d’intégration sont souvent posées comme des « problèmes » attachés aux immigrations entrées en France pendant les Trente Glorieuses, comme si les précédentes vagues migratoires (belges, polonaises, italiennes) n’avaient jamais posé question. C’est nier les actes racistes que ces populations ont connus dans les mines et les industries du nord, de l’Est, les actes de « ratonnades » sur les Italiens [2]. Mais dans l’imaginaire collectif, l’immigration devient problématique à partir de l’arrivée de populations originaires d’Afrique du Nord ou d’Afrique subsaharienne. Souvent, il s’agissait d’immigrés intégrés dans la classe ouvrière ou, plus marginalement, dans l’agriculture. Cette « première génération » a activement participé aux luttes et acquis syndicaux ayant marqué les années 1960 et 1970 (Noiriel, 1984). À partir du milieu des années 1970, la situation économique change structurellement ; dans le même temps, le regroupement familial diversifie démographiquement les populations d’origine étrangère. Simultanément, la France décide de démocratiser son système d’enseignement en instaurant le « collège unique » (réforme Haby, 11/07/1975). Désormais, les enfants d’ouvriers (immigrés ou non) auront, formellement, toutes les chances de connaître une ascension sociale via l’école. L’institution scolaire était profondément imprégnée de l’idéal méritocratique et universaliste. Le « collège unique », inspiré du plan Langevin Wallon après la Deuxième guerre mondiale, véhiculait des valeurs d’émancipation individuelle et d’égalisation des conditions. Dans ce contexte les enfants d’immigrés (souvent ouvriers) vont accéder à l’école. À la même période, dans les années 1970, les familles immigrées accèdent aussi à une mobilité résidentielle avec l’accès au logement social. Les HLM sont, à l’époque, une amélioration des conditions résidentielles comparées aux baraquements des cités transît.

La fin de la forte croissance accompagnant les Trente Glorieuses changera profondément et durablement la donne et remettra en cause tout un système de société que l’on croyait immuable. Dès lors, certaines populations seront plus régulièrement confrontées au chômage, au travail précaire, à la discrimination. Paradoxalement, l’acculturation de certains jeunes d’origine étrangère (notamment issus des anciennes colonies) devient parfois un handicap puisqu’elle produit des espoirs inassouvis. L’inexistence de solidarités ethniques fragilise et atomise un certain nombre de jeunes (Gans, 2007). À l’inverse, d’autres populations originaires de vagues migratoires plus récentes, comme les Portugais ou les Chinois, ayant maintenu une certaine distance à l’égard du modèle assimilationniste français en entretenant des réseaux communautaires, ont réussi à développer des stratégies leur permettant de contourner les risques de marginalisation économique frappant les jeunesses urbaines (Safi, 2006). Les descendants de migrants turcs forment un cas intéressant dans la mesure où l’on trouve, au sein des jeunes générations, des itinéraires combinant différentes tendances des processus d’assimilation segmentée (Portes & Zhou, 1993) [3] dans un contexte d’affirmation de communautés transnationales et d’aggravation de la ségrégation urbaine.

À l’heure actuelle, l’installation dans la durée des migrants turcs [4] dans la société française, dont témoigne la constitution achevée d’une jeune génération, autorise la comparaison avec les générations équivalentes des immigrations antérieures, d’autant que ces jeunes ont évolué au sein des institutions françaises et dans des contextes souvent communs de ségrégation urbaine. Pour les descendants de migrants turcs, les solidarités communautaires sont mises à mal par le danger du paupérisme juvénile des cités disqualifiées, par l’islamophobie, par l’injonction à l’assimilation d’une République crispée sur la hantise du communautarisme, et par des formes parfois radicales d’ethnicité.
Dans ce contexte, la jeunesse d’origine turque s’illustre par son hétérogénéité du fait de l’existence simultanée de solidarités communautaires et d’une stigmatisation (religieuse notamment). Ces jeunes se trouvent, de fait, à la croisée de plusieurs univers sociaux (communauté, société majoritaire, « ghetto ») dont les logiques d’action sont parfois contradictoires, ce qui peut rendre les positionnements identitaires et sociaux difficiles.

Différents contextes d’arrivée et d’intégration


Comme l’explique I. Rigoni (2005), les conditions d’installation des populations turques sont très différentes des précédentes vagues migratoires, portugaise ou algérienne par exemple. L’immigration algérienne [5], d’origine rurale, est essentiellement composée, à ses débuts, d’hommes seuls majoritairement ouvriers dans les mines, les aciéries, la construction, l’industrie automobile. Leur intégration économique s’est majoritairement faite de façon individuelle, via le salariat industriel, mais le mauvais accueil de la population française et le ralentissement de l’activité économique dans les années 1970 ont, très tôt, fragilisé cette population et ses descendants. À leur arrivée, les Algériens font l’objet d’une gestion coloniale ou post-coloniale, fondée sur l’association paradoxale d’une ségrégation et d’un devoir d’assimilation (Schiff, 2009). Les femmes algériennes arrivent souvent dans le cadre du regroupement familial, après leur mari et après la période de prospérité économique. Elles accéderont donc peu à l’emploi, ce qui fragilisera d’autant la situation économique du ménage. Tandis que les zones d’habitats social s’homogénéisent et deviennent des repoussoirs pour tous ceux qui ont les moyens de ne pas y rester, nombre de migrants algériens et leur famille demeureront dans ces espaces de plus en plus marginalisés. La France, plus que l’Allemagne par exemple, a connu une forte destruction de son secteur industriel (Tucci, 2008) et les premières victimes de ces réorganisations économiques ont été les migrants occupant souvent les postes les moins qualifiés et notamment les travailleurs algériens. L’immigration portugaise en France a, quant à elle, massivement eu lieu entre le début des années 1960 et le milieu des années 1970. Les Portugais s’intégreront souvent dans les secteurs de la construction (Volovitch-Tavares, 2001) et lorsque les femmes rejoignent leur époux venu seul dans un premier temps, elles accèdent au marché du travail (gardiennage, entretien ménager), contribuant ainsi à l’augmentation des revenus de leur ménage. L’immigration portugaise a été plutôt bien accueillie par l’ensemble de la population française. Durant les premiers temps de leur installation, les Portugais dépendent avant tout de leurs réseaux communautaires (activité économique, logement) et développent des stratégies plus collectives d’intégration. Ils ne sont pourtant pas stigmatisés à ce titre. Ils accèdent plus souvent à la propriété en France ou au Portugal (Charbit et al, 1997) et demeurent peu dans les quartiers défavorisés et stigmatisés.

L’immigration turque, entre sur le territoire français plus tard puisque la majeure partie de ses ressortissants s’installe en France après 1975, c’est-à-dire dans un contexte économique profondément différent de celui prévalant jusqu’alors. À la manière des Portugais, ils sont amenés à privilégier une intégration de type « communautaire », mais à la différence de cette population, les Turcs sont majoritairement musulmans et souffrent, de fait, davantage de discrimination. En outre, les femmes turques de première génération exercent rarement une activité professionnelle. Cette immigration apparaît selon les mêmes formes dès la fin des années 1950 dans plusieurs pays d’Europe : d’abord en Allemagne puis, bien plus tard, en France, en Belgique, aux Pays-Bas et dans les pays du nord de l’Europe. Elle n’est liée à la France ni par sa proximité géographique, ni par une histoire coloniale. Dans tous les pays d’immigration, la venue de populations turques a pour origine les restructurations économiques et démographiques ayant lieu en Turquie. L’exode rural nourrissant le sous-prolétariat urbain des grandes villes turques (Istanbul, Ankara, Izmir), les pouvoirs publics turcs profitent, dès le début des années soixante, des besoins en main d’œuvre de certains pays occidentaux pour diminuer le nombre de demandeurs d’emploi en envoyant ces « incasables » au-delà des frontières nationales. Beaucoup de ceux composant la première génération d’immigrés sont donc ruraux ou appartiennent à l’underclass urbaine des grandes villes turques (parfois elle-même d’origine rurale).

Comme dans les autres cas, dans les premiers temps de l’immigration turque, les ressortissants de Turquie sont essentiellement des hommes seuls. Ils imaginaient le plus souvent leur présence comme temporaire et voyaient leur travail comme le moyen de constituer un capital pour changer de position sociale à leur retour en Anatolie (Establet, 1997). Cette première étape ne dure pas : la fermeture des frontières et le regroupement familial ont accéléré l’avènement d’une phase plus familiale du processus d’immigration. Le projet de retour définitif en Turquie est abandonné, mais les liens et réseaux économiques et sociaux avec la terre d’attache sont maintenus. Progressivement, l’implantation, dans les sociétés d’immigration, d’organisations politico-religieuses transnationales liées à la Turquie donnera à l’immigration turque une allure diasporique. Durant les années 1990, l’immigration turque sera considérée comme particulière en raison de ses solidarités communautaires et sera qualifiée d’ « exception » au modèle républicain (Tribalat, 1995).

Quinze ans après ces approches, des générations entières ont été socialisées en France. Dans les faits, on constate que les solidarités communautaires peuvent être différemment mobilisées, elles infléchissent donc de manière diverse les expériences individuelles, celles-ci résultant pour partie des compositions entre les ressources et obstacles institutionnels, communautaires et spatiaux se proposant ou s’imposant aux jeunes d’ascendance turque. La jeunesse d’origine apparaît donc hétéroclite.

L’influence de stratégies d’adaptation différentes

Les trajectoires des jeunes d’ascendance turque sont marquées à la fois par des stratégies d’intégration que l’on peut qualifier de communautaires (caractéristiques des populations portugaises) et par des stratégies de mobilité individuelle notamment mises en œuvre par les jeunes d’ascendance algérienne.
Comme certains jeunes d’origine portugaise, une partie de la jeunesse originaire de Turquie se caractérise par une assimilation « sélective » (Portes & Zhou, 1993), dans la mesure où les échanges matrimoniaux, associatifs et économiques se font largement entre compatriotes. Cette jeunesse souffre relativement peu de discrimination et est plus faiblement touchée par le chômage (Silberman, 2002) notamment grâce à l’existence de débouchés offerts par des entreprises dans le secteur de la construction (Brinbaum & Kieffer, 2005). En conséquence, poursuivre des études scolaires générales et longues est parfois hasardeux et représente un coût important, expliquant l’engagement dans des scolarités plus courtes que celles que suivent les jeunes d’origine algérienne, par exemple. Les jeunes d’ascendance algérienne ont souvent plus confiance dans le système scolaire, ils en attendent une chance de mobilité proportionnelle à leur mérite et s’y investissent davantage. La parentèle est souvent motrice d’un tel rapport à l’école, croyant en la méritocratie républicaine. Les difficultés professionnelles connues par les pères dans une industrie en crise, l’inactivité des mères et la conscience de la stigmatisation les conduisent à rejeter les métiers de manœuvre considérés comme dégradants (Beaud, 2002). L’école offrant les clés d’accès aux métiers les plus prestigieux, ils la perçoivent comme l’unique voie de réussite sociale parce qu’ils formulent des ambitions scolaires très hautes. Ils privilégient donc une scolarité dans des filières générales puis l’enseignement supérieur universitaire et désertent autant que possibles les voies les plus appliquées et les plus courtes. Dans cette perspective, lorsque l’orientation dans une filière technique ou professionnelle leur est imposée, ces jeunes la vivent comme une injustice humiliante, à la différence de nombre de leurs homologues d’origine turque. Parce que ces jeunes adhèrent à une vision républicaine de l’intégration, que leurs liens communautaires sont très faibles, qu’ils utilisent la langue et des espaces de loisirs français (non-communautaires) ces jeunes sont assimilés d’un point de vue culturel (Dubet, 1989). Conjuguée à une absence d’intégration économique (Dubet, 1989) ou à une intégration économique dégradée et fragile (chômage, contrats précaires, temps partiels subis, « stages » flexibles à répétition, missions d’intérim), l’effectivité d’une assimilation culturelle offre les capacités de « conscientiser » sa place dans la société selon les normes de référence de cette même société. Cette capacité est productrice d’amertume et peut se fixer dans le développement de cultures urbaines se définissant par leur opposition à la société majoritaire qui n’intègre pas (Lepoutre, 1997 ; Dubet, 1987). Cette situation favorise l’éclosion de « néo-communautés » urbaines dont les identités (sociales, politiques, associatives ou religieuses) sont variables.

Les situations sociales contrastées que vivent les descendants de migrants montrent combien chaque génération est à la fois tributaire de la précédente et marquée par les évolutions socio-économiques conjoncturelles du pays d’accueil. La recomposition du secteur industriel des années 1980 et la dévalorisation des diplômes due à la massification scolaire ont bien davantage affecté la jeunesse issue de l’immigration algérienne. Celle-ci est souvent demeurée captive du ghetto (Lapeyronnie, 2008) alors qu’elle n’y bénéficiait d’aucune solidarité ethnique structurée, à la différence de nombreux migrants turcs et portugais qui ont su conserver leurs liens et réseaux ethniques, y compris en accédant à la propriété en maison individuelle [6]. Le cas des jeunes d’ascendance turque illustre des parcours très divers à la fois parce que cette jeunesse est stigmatisée (souvent en raison de sa religion), parce qu’elle réside souvent dans les grands ensembles et parce qu’une partie de cette jeunesse se préserve du déclassement et du ressentiment en entretenant des solidarités communautaires.

Un exemple de pluralité des adaptations sociales des jeunes générations issues d’une immigration « communautaire »

Une partie des jeunes issus de l’immigration turque peut compter sur l’existence de solidarités ethniques économiques (textile, restauration, construction). Mais dans le même temps, les femmes travaillent plus marginalement que dans les familles portugaises et les ménages ont donc moins de revenus pour s’extraire des quartiers défavorisés. En outre, les migrants turcs sont souvent considérés comme non-européens et ils sont musulmans, ce qui fait d’eux des cibles des discriminations. La place « intermédiaire » de cette minorité et la période tardive à laquelle elle est entrée sur le territoire français, excluant toute intégration dans des emplois industriels, fait que certains de ses jeunes ont pu jouer le jeu de l’école et ont connu de fortes réussites scolaires comme certains jeunes issus de l’immigration algérienne. D’autres ont suivi une option « communautaire » d’intégration sociale, à la manière de nombre de jeunes d’ascendance portugaise. Enfin une partie d’entre eux se trouve piégée par la galère de la rue et de la vie dans le ghetto (Lapeyronnie, 2008).

La mobilité ascendante individuelle

Une partie des jeunes d’ascendance turque a connu une mobilité sociale par l’intermédiaire d’une réussite scolaire et intègre progressivement les catégories moyennes et favorisées. Ces parcours ressemblent à ceux de certains jeunes d’origine algérienne (Santelli, 2001). Dans cette perspective, les jeunes partagent les normes et les valeurs majoritaires et s’éloignent quelquefois du groupe communautaire. La parentèle encourage souvent ces jeunes consacrant la réalisation du projet migratoire. L’institution scolaire valorise ce volontarisme en faisant de ces jeunes des « exemples » marquant sa propre efficacité. Ces expériences se caractérisent objectivement aussi par des loisirs non-turcs et des relations sociales nouées avec des jeunes de catégories moyennes. Les relations amoureuses sont plus spontanées et indépendantes des prescriptions matrimoniales. D’un point de vue subjectif, les jeunes portent souvent un regard assez fier sur leur propre parcours et mettent un point d’honneur à la conservation de leur « liberté » ainsi qu’aux thématiques méritocratiques.

Dans ce type d’adaptation, les liens sociaux et familiaux passent souvent, notamment pour les jeunes femmes, par un recentrage sur la famille nucléaire (élargie quelquefois aux grands-parents). Dans certains cas, le reste du groupe turc est considéré comme un frein à la libre réussite et à l’épanouissement individualiste. Les mécanismes communautaires (villageois, traditionnels et religieux) sont alors extrêmisés et accusés de faire barrage à l’entrée dans la modernité et de promouvoir un ordre social et des pratiques réactionnaires. Il peut arriver que cette mise à distance soit douloureuse et angoissante car elle laisse place à un vide. Dans certains cas, les parents ont volontairement négligé d’entretenir des liens à leurs compatriotes ; alors, les réseaux ethniques (sociaux, culturels, spatiaux, économiques) n’ont jamais été entretenus, le but étant de s’éloigner le plus possible de la figure de « l’étranger turc ». Lorsque au contraire les relations au groupe communautaire sont maintenues, elles sont ciblées sur les composantes les plus folkloriques et les plus culturelles de la communauté (la langue ou l’histoire nationales). Le groupe de compatriotes n’est alors pas une alternative à l’assimilation individuelle, il soutient des stratégies de promotion sociale et protège de la démoralisation et de l’atomisation.

Les stratégies collective d’intégration

Une importante partie des jeunes d’origine turque se caractérise par un maintien des liens sociaux communautaires dans les domaines sociaux et économiques. Les jeunes sont intégrés dans les secteurs économiques maîtrisés par les Turcs, ce qui les protège de l’exclusion et de l’atomisation. Ces jeunes ont ainsi une place à part entière dans la division du travail, ce qui n’est pas toujours le cas de tous les jeunes issus de l’immigration en France. Derrière l’accès à l’emploi, c’est le travail qui revêt une valeur symbolique parce qu’il est ce par quoi ces jeunes parviennent à se distancer du « jeune de banlieue », constituant un anti-modèle perçu comme un échec social synonyme d’oisiveté et de délinquance. Les ressources économiques communautaires s’avèrent donc directement mobilisables et efficaces dans un contexte structurel de rareté de l’emploi, de discrimination et de ségrégation urbaine. Ceci peut être une des raisons pour lesquelles, parmi toutes les minorités de la deuxième génération, les jeunes d’origine turque sont ceux poursuivant les études les moins longues. Si les résultats scolaires ne sont pas suffisamment bons, s’ils ne permettent pas d’accéder aux filières les plus valorisées de l’enseignement supérieur, ces jeunes, encouragés par leur famille, choisiront l’enseignement professionnel pour détenir un métier opératoire sur le marché « ethnique » du travail. Par là ils s’assurent une qualification suffisante pour s’extraire des tâches non-qualifiées les plus ingrates dans les entreprises turques et aspirent à fonder une entreprise (individuelle ou de petite taille), comme l’ont déjà fait certains jeunes dans l’agglomération bordelaise. Aujourd’hui, il se développe une tertiarisation et une féminisation de ces stratégies avec l’apparition de nouvelles professions dans les entreprises turques : gestion, secrétariat, comptabilité, voire, pour les plus grandes sociétés, communication ou commerce. Souvent, l’apparent désintérêt pour les filières générales et universitaires est directement lié à la crainte de l’échec, pouvant condamner à l’exclusion urbaine et à la relégation aux catégories juvéniles les plus fortement stigmatisées.

Dans ces parcours, la dimension collective est importante mais elle n’empêche pas le développement d’une identité subjective. Celle-ci s’illustre par des négociations avec la communauté et par des « aménagements » visant à rendre congruentes les aspirations individuelles et les prescriptions morales de la communauté. Pour ces jeunes, il est plus facile de se ménager des espaces de liberté au sein de la communauté qu’à l’extérieur d’elle parce que les ressources sociales et économiques dont ils disposent pour être autonomes sont internes à la communauté. Ce gain d’autonomie est possible et accepté par le groupe ethnique parce que les jeunes garantissent tout de même d’afficher des conduites vertueuses, car ils se placent globalement dans la continuité des générations précédentes. Ces jeunes mettent en œuvre -volontairement ou non - une sélectivité dans leurs relations sociales, construite sur une base ethnique et religieuse. Ils se mobilisent fréquemment dans les structures communautaires, religieuses ou culturelles et maintiennent la synthèse turco-islamique dans leur choix matrimonial. Le maintien de l’étanchéité de leurs relations sociales est ici moins lié à une aspiration communautaire in abstracto qu’à une volonté de ne pas être absorbé par la misère juvénile des cités disqualifiées. Dans cette optique, les garçons s’inscrivent dans les espaces publics de manière communautaire en composant des groupes juvéniles exclusivement turcs. Les jeunes filles, elles, se rendent invisibles dans les espaces publics du quartier pour ne pas être associées symboliquement à des groupes sociaux considérés comme immoraux. Elles critiquent néanmoins l’injustice sexuelle ou la faible liberté individuelle dont elles peuvent être victimes. Mais cette remise en cause ne se fait pas par la rupture.

La relégation

Une partie de la jeunesse d’origine turque s’incorpore dans l’univers relégué et paupérisé de la « banlieue ». La situation sociale et économique vécue par ces jeunes est le fruit d’un processus complexe d’intégration paradoxale, se déroulant sur plusieurs générations et constituant un terrain favorable au développement des conduites oppositionnelles voire déviantes. La marginalité de ces jeunes est paradoxale car elle est la conséquence de leur adhésion à un modèle de société consumériste et méritocratique, valorisant la réussite par l’école tout en rendant l’accès à cette mobilité hautement improbable pour ceux qui sont dépourvus de ressources et réseaux sociaux leur facilitant l’accès aux ressources rares que sont un emploi stable et un logement indépendant. Ces jeunes s’éloignent de la communauté d’origine et témoignent, ce faisant, d’une certaine forme d’assimilation : souhaitant connaître une mobilité sociale, ils refusent les emplois pénibles réservés à leurs parents dans les entreprises ethniques. En retour, ils peuvent être rejetés par la communauté. Mais cette assimilation, n’ayant aucune prise concrète aux standards de classes moyennes, et ne s’accompagnant pas d’une réussite scolaire, se fait in situ, dans l’environnement immédiat du paupérisme juvénile urbain. Leur sentiment d’injustice, assorti d’une rhétorique victimaire est très largement construit sur une relation mimétique avec les jeunes issus des migrations postcoloniales portant le stigmate amer du colonisé (Lapeyronnie, 2005). L’origine étrangère et l’islam deviennent des emblèmes de cette identité réactive, d’une altérité revendiquée à l’égard de la société. Cette ethnicité oppositionnelle encourage l’aspiration à la consommation et peut prendre des forme ostentatoires symbolisant le retournement de la domination infligée à leurs aînés. Le but est ici de construire et valoriser des éléments communs pour organiser un ressentiment d’ordre social propre à la jeunesse déclassée et marginalisée des grands ensembles. Cette démarche est donc politique, bien qu’elle soit rarement entendue et considérée comme telle.

***

Les jeunes issus de l’immigration turque résidant les grands ensembles urbains ne sont pas figés dans une seule configuration du processus migratoire. Ces différentes dynamiques sont les manifestations de la diversité et de l’hétérogénéité qu’offre l’inscription d’une immigration communautaire dans le temps, c’est-à-dire lorsque celle-ci est en contact durable avec les institutions et les logiques sociales de la société majoritaire, tout en préservant des solidarités ethniques.

L’exemple turc encourage une réflexion quant à l’efficacité des institutions et quant au traitement réservé à la fois à la jeunesse et à la communauté ethnique par le modèle républicain français. Par conséquent, ce cas démontre la difficulté qu’il y a aujourd’hui a raisonner en terme de « modèles », tant les contextes d’intégration apparaissent divers et profondément dépendants des conjonctures économiques, sans cesse renouvelées.

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SILBERMAN, R. (2002) : « Les enfants d’immigrés sur le marché du travail », In : Héran F., Aoudai M., Richard J.-L., Immigration, marché du travail, intégration, Commissariat général du Plan, Paris, La Documentation Française.

TRIBALAT, M. (1995) : Faire France, une enquête sur les immigrés et leurs enfants, La Découverte, Paris.

TUCCI, I. (2008) : Les descendants des immigrés en France et en Allemagne : des destins contrastés, Thèse de Doctorat en sociologie, EHESS, Paris.

VOLOVITCH-TAVARES, M.-C. (2001) : « Les phases de l’immigration portugaise des années vingt aux années soixante-dix ». Actes de l’Histoire de l’Immigration, mars 2001.

NOTES

[1] Je remercie Claire Schiff pour ses éclairages à propos de l’immigration portugaise et maghrébine. Sur ce sujet, voir Schiff/Armagnague (2009) : « Die paradoxen Ausgrenzungen der Jugendlichen mit Migrationshintergrund in Frankreich-Betrachtung der algerischen, portugiesischen und türkischen Einwanderer », in : M. OTTERSBACH ; T. ZITZMANN (Hrsg.), Jugendliche im Abseits. Zur Situation in französischen und deutschen marginalisierten Stadtquartieren, VS Verlag für Sozialwissenschaften, Wiesbaden, 2009.

[2] À ce sujet, on consultera les travaux de B. Stora ou de P. Milza.

[3] Les théories de l’assimilation segmentée mettent en évidence différentes formes d’incorporation dans la société majoritaire. Trois formes centrales sont distinguées. La première est caractérisée par une adaptation sociale via les réseaux immigrés, la seconde par une pénétration dans la classe moyenne et la société majoritaire et la troisième par une mobilité descendante synonyme d’incorporation dans l’underclass urbaine.

[4] Pour un état des lieux de l’immigration turque en France, voir I. Rigoni (2005).

[5] À ce sujet, voir les travaux d’Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, Raison d’Agir, 2006 et La double absence : des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, 1999.

[6] Ces stratégies de mobilité résidentielle ont même été stimulées par le groupe dont les membres mutualisent par exemple les compétences des métiers du bâtiment pour la construction de la maison d’un compatriote, ou hébergent la famille durant l’édification de la maison afin d’éviter à cette dernière de payer un loyer en même temps qu’elle rembourse son emprunt. Les membres sont engagés dans ces solidarités parce qu’ils savent pouvoir compter sur elles en retour pour eux ou pour un de leurs proches (collatéraux, enfants).