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Esquisses

Recueil Alexandries

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octobre 2009

Orazio Irrera

Pouvoir et narration historique dans les études postcoloniales. Sur Edward Saïd

résumé

Est-il possible de rassembler dans la même perspective théorique et méthodologique, d’un côté, l’analyse du discours centrée autour de la production, de la diffusion et de la circulation d’un ensemble anonyme et impersonnel d’énoncés et, de l’autre, un point de vue qui porte sur des auteurs et des processus de subjectivation à la fois éthiques et politiques qui concernent les pratiques d’écriture ? À partir de celui qui semble le plus grand paradoxe de l’œuvre de Edward Saïd, notamment dans son texte le plus important, c’est-à-dire Orientalisme, j’ai cherché à montrer comment depuis Beginnings ce paradoxe relève du rapport entre pouvoir et narration historique. Par ces questions j’ai essayé de reconstruire le rôle fondamental joué par la notion de « carrière » en tant qu’ensemble d’oppositions « technoéthiques » qui passent par les différentes subjectivités impliquées dans les ré-énonciations successives du discours. Loin de conduire à la dissolution des régularités discursives par une subjectivité quelconque, cette notion, selon Saïd, rend compte d’une perspective de recherche singulière visant à historiciser les moments où le discours rencontre les différentes subjectivités qui en permettent la réactualisation. Même depuis Orientalisme, lorsque la question de la résistance devient capitale, les références à la subjectivité éthique et politique continuent à traverser, par ses « lectures en contrepoint », les diverses narrations de l’impérialisme et de la décolonisation. Le thème de la carrière est décliné enfin par les pratiqués connexes de « réception » et de « résistance » qui tracent ainsi le profil d’un humanisme en mesure de relever les défis et les besoins d’un présent toujours en lutte.

à propos

Retrouvez la thèse d’Orazio IRRERA publiée dans sa langue d’origine, l’italien, dans la collection "Etude" :"Pouvoir et narration historique dans les études postcoloniales. Sur Edward Saïd"

citation

Orazio Irrera, "Pouvoir et narration historique dans les études postcoloniales. Sur Edward Saïd", Recueil Alexandries, Collections Esquisses, octobre 2009, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article920.html

Mon travail, qui porte sur la relation entre pouvoir et narration historique, part de Beginnings, un texte publié à la moitié des années ’70 qui a soulevé d’importants débats dans les pages des revues les plus célèbres de critique culturelle aux États-Unis. Dans ce volume la pensée du philosophe napolitain Giambattista Vico reste un élément central pour comprendre les noyaux théoriques et pratiques de toute l’œuvre de Saïd. Un « perspectivisme critique » selon lequel le développement historique forme une multiplicité d’approches à la réalité est centré autour de l’interprétation de Vico. C’est déjà à partir de cette époque que Saïd partage cette position avec Erich Auerbach et d’autres philologues bien connus, qui sont – comme il l’avouera lui-même – un « modèle de conscience critique ». En outre, dans les années qui précédent la publication de Beginnings, la pensée de Vico se présente comme un domaine à l’intérieur duquel un certain nombre d’importantes figures du milieu universitaire américain cherchaient à décoder plusieurs thèmes et problèmes mis en place par la vague poststructuraliste (French Theory) en s’accrochant à des idées beaucoup plus radicales que celle d’Auerbach. Ces auteurs envisageaient Vico comme le précurseur de la ligne plus générale de pensée qui voit le discours comme ce qui crée les objets mêmes qu’il prétend décrire de façon réaliste. Dans le premier chapitre de mon travail j’ai cherché à montrer que c’est à partir de ces positions théoriques autour de la pensée de Vico que Saïd commence à se poser des questions spécifiques et à repérer des outils méthodologiques fondamentaux pour les travaux successifs. J’ai donc examiné sa lecture de Vico justement à la lumière d’un problème de grand retentissement lorsque Saïd écrivait son texte, à savoir comment imaginer un ordre des actions humaines et des ses traces linguistiques. Afin de répondre à cette question Saïd exclut radicalement, d’une parte, le concept d’« origine » aves ses paradigmes explicatifs liés à la dérivation linéaire et continue d’un principe qui joue le rôle de fondement (ce qui Saïd appelle « histoire sacrée ») et, de l’autre part, la dispersion aléatoire du sens et des actions des hommes. En lieu de ces perspectives Saïd propose la notion de « commencement » (beginning). Cette idée ne renvoie pas seulement à une option historiographique différente mais aussi à une dimension pratique capable d’expliquer la productions des actions que l’historiographie même vise à comprendre. Le commencement est donc pensé en tant que condition de possibilité de l’histoire à la fois comme res gesta et comme historia rerum gestarum. Dans le premier cas le commencement, ou mieux, les commencements (car ils sont toujours pluriels) sont imbriqués avec une multiplicité d’actes de la volonté qui instituent le sens. Cependant, dans le deuxième cas, celui de l’historia rerum gestarum, ces actes de la volonté ne sont pas dérivés de façon généalogique à partir d’un principe commun mais par une logique particulière de dispersion (non aléatoire) et de la contigüité que Saïd appelle « adjacence » (adjacency). Toutefois cette notion pose le problème de concilier l’agency individuelle (impliquée dans la référence à la volonté) et la nécessité de repérer des régularités sans lesquelles il n’y a aucune histoire (historiographie). Par un examen rapproché de l’interprétation de la pensée de Vico donnée par Saïd, j’ai cherché de mettre à jour comment la volonté en tant que beginning intention ne peut être pas entendue comme un commencement, dans le sens absolu du terme – c’est-à-dire pareil à une creatio ex nihilo – mais plutôt comme quelque chose qu’il faut mettre en relation avec une dimension collective, à savoir le fonds linguistique et social où vont se sédimenter les actions humaines qui précédent tous les actes de commencement de la volonté (beginning intention). Selon ce paradigme historiographique les institutions du sens se disséminent d’une façon qui n’est pas coordonné généalogiquement par un fondement quelconque (comme dans l’histoire sacrée), et par conséquent, il faut se servir non seulement d’une perspective historiographique plurielle mais aussi bien d’une configuration générale capable d’encadrer le concept de commencement dans le contexte de la volonté. Ce type de commencement peut, en effet, créer du nouveau en l’introduisant à l’intérieur des régularités de sa propre tradition et de sa propre histoire. Ce que Saïd vise à mettre en valeur dans la pensée de Vico c’est surtout une façon de rassembler, d’un côté, la créativité des actions humaines (conatus) – par rapport soit à la mythopoièsis soit à l’institution de lois – et, de l’autre, les régularités générales de sa théorie cyclique (corsi et ricorsi) qui consente quand même l’intelligibilité des actions humaines malgré l’absence de coordination générale liée à la multiplicité des constructions du sens.

Si les actions humaines ainsi que l’histoire sont tous deux un produit de l’agir des hommes (verum ipsum factum) alors – note Saïd – il faut garder l’analogie entre le macrocosme de l’histoire et le microcosme de l’esprit humain. L’effort de reconduire ces deux niveaux à la constellation conceptuelle délimitée par le commencement, la volonté et l’histoire, se traduit, dans la perspective saïdienne, dans l’exigence de mettre en rapport l’histoire et l’historiographie (celle de La science nouvelle) par le thème de la volonté, en tant que travail que Vico exerce sur soi-même afin de rejoindre un style dans le sens plus large du terme, à savoir en tant que dimension morale (selon l’Autobiographie de Vico). Donc, j’ai cherché à expliquer comment, dans l’interprétation de Saïd, la pratique réitérée du commencement en tant qu’exercice de la volonté est en fait inséparable du niveau de l’écriture, car l’écriture exige un certain nombre de changements dans les modalités d’orienter le regard sur le monde et sur soi-même afin de poursuivre un style cohérent. De cette façon la constellation conceptuelle composée par la volonté, le commencement et l’histoire s’enrichit et se spécifie selon un sens éthique à travers le rapport entre ascèse et écriture.

Dans la deuxième partie du premier chapitre j’ai tenté de relier l’issue de la lecture de Vico à la perspective critique employée par Saïd comme critique littéraire. Par conséquent, la notion de commencement a été alors moins examinée à la lumière du rapport entre volonté et histoire que comme relation entre originalité et tradition. Chaque auteur lutte de quelque façon, à l’intérieur de ce cadre, pour s’affirmer par une rupture avec les modèles canonisés (remarquable ici est l’influence de Harold Bloom). De façon encore plus évidente que dans la lecture de Vico, on peut s’apercevoir comment la question du style et de la constitution du sujet passe par un travail marqué par les exigences de l’écriture. Les thèmes du commencement et de la volonté sont ainsi déclinés comme rapport vécu en fonction des textes ; deux notions capitales pour comprendre l’échafaudage épistémologique émergent de cette façon aussi bien de Beginnings que d’Orientalisme, c’est-à-dire la notion d’auteur et celle de carrière. De cette perspective découlent ainsi deux dynamiques complémentaires, d’un côté c’est l’auteur qui produit les textes constituant sa carrière et, de l’autre, au contraire les textes eux-mêmes produiront l’auteur de façon spécifique et selon des rapports déterminés que Saïd appelle « ensemble d’oppositions technoéthiques ».

J’ai cherché donc à souligner la valence à la fois éthique et esthétique de ce noyau d’oppositions qui structurent la volonté en tant que beginning intention, et, également, les modalités par lesquelles ces oppositions marquent la carrière selon les notions fondamentales de Beginnings, c’est-à-dire commencement et commencer-à-nouveau, intention et méthode, volonté et textualité. De ces oppositions, il faut le remarquer préalablement, ne découle ni la subjectivation de discours vrais ni le besoin de représenter un soi originaire ou une vérité à redécouvrir et à réactiver. Il faut toujours penser à la notion de carrière comme mouvement dynamique entre ces nœuds qui enserrent la volonté. Il ne s’agit pas, alors, de repérer une dimension profonde de l’intériorité dont il faudrait découvrir le fonctionnement, mais au contraire d’une série réglée et réitérée de pratiques que l’artiste (ou l’auteur) exerce sur lui-même en se reconnaissant en tant que tel. Cette prise de conscience, d’ailleurs, entraîne le projet esthétique – la carrière – toujours au-delà de soi-même et ne permet d’aucune manière de fixer des tâches définitives : il s’agit au fond d’une éthique et d’une esthétique de l’inquiétude. En employant, au fil des différents chapitres de Beginnings, des termes comme « ascèse », « style », etc. Saïd se réfère justement à cette dimension éthique réglée par des modalités techniques. Ces modalités demandent une application constante, une méditation sur ce qu’on a fait et sur ce qui est encore à faire, et, enfin, une responsabilité envers ses propres textes. Tout cela implique des stratégies textuelles et éthique. J’ai alors tenté d’explorer ce noyau d’oppositions mis en place par Saïd dans la perspective de la valence pratique que ces moments comportent pour l’auteur et sa carrière. Ainsi, dans le premier ensemble d’oppositions, celui entre « carrière et non-carrière », j’ai souligné comment cette tension est gérée par le soi de l’auteur grâce à ce que j’ai appelé une série de pratiques ou technique du détachement. Ces pratiques se réfèrent à la variété de modes de concevoir et d’affirmer en permanence la différence qualitative entre le temps de la vie et le temps de l’art, le rôle joué par le « silence », la « distanciation » de la vie ordinaire, l’isolement, la concentration sur soi-même, l’effort herméneutique à découvrir ses propres défaites, ses propres mécontentements et les hémorragies de sens qu’il faut arrêter par l’écriture. Dans la deuxième opposition entre la « cohérence » de la carrière et la possibilité de sa « dispersion », j’ai remarqué l’émergence d’un type de techniques qu’on peut appeler pratiques de contrôle et de cohérence. Celles-ci problématisent sans cesse le rapport de l’auteur à son public, contrôlent le rapport général avec ses propres textes en tant que techniques de « desséchement » de la vie non-littéraire à l’avantage de la carrière, ou encore marquent la relations avec les textes selon le principe d’une « écriture perpétuelle », c’est-à-dire l’impossibilité d’arriver à une image définitive, pleine, totale. Enfin, ces techniques gardent l’importante fonction de maintenir haute la tension entre soi et ses propres textes. Dans la troisième opposition, celle entre « fidélité et innovation », j’ai relevé comment des techniques de transfiguration sémiotique du soi déclenchent l’élaboration de son propre vécu par la création d’un certain nombre d’alter ego, de simulacres qui assurent une duplicité essentielle pour façonner ses propres énergies psychiques et sexuelles. Cette pratique textuelle crée des dispositifs sémiotiques capables de désarticuler le soi pour le recomposer à travers une série de stratégies narratives seulement si les signes sont projetés sur l’axe du désir – lequel reste également délimité par un simulacre, un alter ego virtuel. Ces techniques de « contre-focalisation » permettent d’accepter le présent et c’est seulement grâce à une telle « contre-sémiose » que dans le présent on peut apercevoir ses lignes de fragilité et, par conséquent, des parcours de possibles transformations. Enfin, dans la dernière des oppositions, celle entre « fin de la vie » et « fin de l’œuvre » j’ai identifié des pratiques de perpétuation à travers lesquelles le soi façonne sa propre relation avec la mort par les exigences de sa carrière littéraire et le besoin de la mener à la fin. Dans cette phase finale il faut agir contre les tendances frénétiques qui auraient des conséquences négatives sur la gestion de la fin de sa propre vie qui va se rapprocher.

Par l’analyse détaillée de ce noyau d’oppositions j’ai voulu argumenter leur importance capitale dans l’économie de Beginnings, car c’est seulement la mise à jour de cet ensemble de pratiques délimité par les conditions « technoéthiques » qui permet de marquer le domaine effectif à l’intérieur duquel se passe la détermination de la volonté.

Les oppositions et les pratiques de la carrière constitueront une catégorie analytique de grande importance dans l’œuvre de Saïd, comme je chercherai à montrer, dans le troisième chapitre, en examinant l’échafaudage épistémologique d’Orientalisme. Je soutiendrai alors à qu’interpréter les chapitres centraux de ce texte fondamental de la critique culturelle américaine comme s’ils étaient soient composés seulement par une série de biographies intellectuelles, à travers lesquelles s’organise le discours orientaliste, reste une opération très partielle. Inversement, il faut considérer tous les problèmes éthiques et théoriques qui tournent autour de la notion de carrière, même lorsque la carrière semble se présenter come une simple catégorie analytique ou comme une unité taxonomique.

La forte tension théorique qui traverse une œuvre méthodologiquement complexe comme Orientalisme, ne peut apparaître qu’à la condition de donner un relief irréductible à l’effort d’intégrer l’analyse du discours de Michel Foucault avec la constellation théorique qui gravite autour de la notion de carrière (volonté, agency, techniques de subjectivation, etc.). Si, du reste, l’importance de l’analyse du discours pour Orientalisme est bien connue, alors, afin de reconstruire le projet épistémologique de cette œuvre fondamentale il faudra le mettre en perspective à partir de ce que Saïd écrit à propos de Foucault depuis les années précédant la publication de Beginnings. Saïd, on le sait bien, a joué un rôle décisif dans l’introduction de la pensée de Michel Foucault dans les débats scientifiques aux États-Unis déjà à partir des premières années ’70. À cette époque Saïd publie trois articles importants qui portent sur les thèmes et les textes du philosophe français en cherchant de profiler la particulière physionomie théorique et méthodologique de l’œuvre foucauldienne par rapport aux autres figures célèbres de la scène parisienne de cette époque-là. Deux de ces trois articles seront ensuite intégrés presque entièrement dans le cinquième chapitre de Beginnings, l’Abecedarium Culturae, tandis que certaines parties du troisième article seront placées juste dans le chapitre où on traite de l’écriture et des oppositions technoétique. En examinant ces textes, dans le deuxième chapitre de mon travail, j’ai tenté de reconstruire le rapport problématique entre Saïd et Foucault à partir de ce qui semble d’abord le plus grand paradoxe, à savoir pourquoi la notion individuelle de la carrière joue un rôle d’une telle importance, bien que Saïd rappelle, à plusieurs reprises, que l’une des caractéristiques les plus significatives de la théorie foucauldienne du discours est justement la mort de l’auteur qui cesse d’être une des conditions d’existence du discours même ? Si à l’égard de l’auteur on a désormais annoncé sa disparition au profit des formations discursives qui le constituent, pourquoi Saïd ne reconnaît-il aucune contradiction avec sa perspective centrée justement autour de l’auteur ?

Malgré ce paradoxe apparent et très débattu, la carrière, avec tout son lexique lié à l’auteur, occupera une place fondamentale dans l’œuvre de Saïd. Il suffit de remarquer que dans les pages d’Orientalisme, on l’examinera plus tard, il ne s’agit pas simplement d’analyser les interactions entre pouvoir et savoir qui produisent « l’Orient » en tant qu’objet de la connaissance, mais aussi d’une série de carrières qui se déroulent par les textes et tout au long de contextes (non seulement discursifs) à l’intérieur desquels ces carrière mêmes s’inscrivent. J’ai alors essayé d’explorer le rapport entre carrière et discours en considérant que ces notions sont employées par Saïd de façon différente dans Beginnings et dans Orientalisme. La carrière esquissée dans le premier c’est principalement celle de l’écrivain et du poète alors que, dans Orientalisme, c’est celle de l’orientaliste qui, par contre, embrasse un ensemble beaucoup plus large de figures du savoir : du politicien à l’érudit, de l’homme de sciences à l’homme de lettres. Le modèle de textualité impliqué dans les deux textes est en outre bien différent : dans Beginnings prédomine la fonction expressive de la carrière tandis que, dans Orientalisme, les textes produisent de l’information qui prétend se poser en tant que « scientifique ». De même, l’appui par les instituions du pouvoir politique sera de tout autre type, puisque cette relation sera évidemment plus marquée et, par conséquent, plus fouillée dans Orientalisme. Pour finir, bien que certaines figures – on pense à Flaubert, Renan, Lawrence, etc. – sont également évoquées dans les deux textes, il faut remarquer comment Saïd sépare toujours la production esthétique et littéraire propre à ces auteurs de la fonction que eux-mêmes ont joué pour la formation du savoir orientaliste. Néanmoins, il demeure que la notion de carrière en Orientalisme implique toute une série de questions technoéthiques dont l’importance et la profondeur peuvent être abordées seulement à travers l’ensemble pratique et problématique tracé par Beginnings.

En revenant au paradoxe entre « carrière » et « discours » d’où je suis parti, il faut d’abord préciser que Saïd, en posant la carrière comme lieu d’exercice pratique pour la volonté, n’assigne pas forcement à la volonté elle-même une valeur, pour ainsi dire, « absolue », c’est-à-dire dénuée des tous liens discursifs, à la fois anonymes et collectifs qui, selon Foucault, au contraire, contraignent les possibilités de l’action et de la signification de la volonté individuelle selon des régularités épistémiques et des rapports de force historiquement a priori. Pour autant, si dans le premier chapitre de mon travail, j’ai esquissé les problèmes de la carrière en tant qu’ensemble pratique, en suspendant le jugement sur la compatibilité avec l’analyse foucauldienne du discours, en revanche, dans le deuxième chapitre j’ai mis à l’épreuve l’effort saïdien de joindre le lexique de la volonté et de l’intention à un paradigme relatif aux mécanismes de formation, circulation et consolidation d’un champ anonyme et impersonnel d’énoncés, discours, archives. De telle façon, en analysant les textes saïdiens (compris les articles qui à la fois précédent et préparent Beginnings), j’ai repéré une singulière « mislecture » (au sens complexe du terme qu’en donne Paul de Man) de la notion foucauldienne de discours essayant à mettre en rapport les dynamiques de déplacements des énoncés avec certaines problématiques éthiques concernant les subjectivités impliquées dans les réitérations successives des formations discursives. Néanmoins, le même Saïd a d’ailleurs toujours mis en évidence que l’importance de l’analyse du discours dérive de notions comme « raréfaction » (ou « rareté »), « découpage », « extériorité », etc., puisqu’elles portent sur les dynamiques réglant la répétition des énoncés (que par ailleurs Saïd réfère à un modèle de textualité bien plus large) évitant les concepts de la création individuelle ou de l’expression d’une intériorité. Bref, Saïd laisse carrément entendre que l’un des trait de spécificité de l’analyse du discours de Foucault consiste justement dans exclusion de l’auteur de processus anonymes et impersonnels impliqués dans l’émergence, la consolidation et la diffusion des énoncés. Malgré tout, il essaye également d’introduire les questions de l’éthique et de la subjectivité dans le cadre des formations discursives par une opération qui, à mon avis, sera capitale pour la mise en place des outils épistémologiques utilisés ensuite pour Orientalisme. En partant du fait que Saïd semble accepter sans réserve la théorie du discours strictu sensu lorsqu’il s’agit de la solidité et de la stabilité qui caractérise un certain nombre d’énoncés à travers les constantes réactualisations du champ discursif relatif ; en revanche, on s’aperçoit que Saïd va situer la question de l’éthique là où il s’agit de vérifier comment le discours se ré-énonce au niveau des subjectivités singulières entraînées par sa répétition. De cette manière, les conditions d’émergence de certains énoncés, leur « rareté » ou « raréfaction », en présupposant des inclusions autant que des exclusions, réclament selon Saïd un choix éthique dans la mesure où ce choix requiert un positionnement de la subjectivité envers la répétition même des régularité discursives. Cela veut dire pour Saïd que la théorie du discours de Foucault se configure enfin comme une véritable « éthique du langage ». En effet d’après ce passage de Beginnings il arrive justement que Saïd pose la question des oppositions technoéthiques qu’on a traité dans le chapitre précédent. C’est en outre le moment où la distance entre la perspective particulière de Saïd et l’analyse du discours rigoureusement foucauldienne devient plus évidente : penser le sujet éthique comme caractérisé par une capacité de jugement de telle sorte qu’il puisse de quelque manière peser sur l’organisation discursive, bien que cela n’arrive jamais à comporter une instabilité du même champ discursif semble ici demeurer encore le paradoxe. De tels moments subjectifs restent alors un cas toujours singulier de variations spécifiques et particulières à l’intérieur d’un ensemble complexe de règles qui se répètent. De ce point de vue, l’auteur et la carrière ne présupposent pas d’emblée le refus des régularités discursives, en revanche ces notions semblent ainsi des outils analytiques pour comprendre de quelles façons le discours travaille par ses ré-énonciations continues et successives, produisant une série de variations qui restent pourtant à l’intérieur du discours même. C’est pour cette raison que la structuration de la volonté à travers les conditions technoéthiques ne peut d’aucune façon faire abstraction de cette dimension discursive qui va plutôt articuler au fur et à mesure qu’on examine le discours de façon plus détaillée. Le renvoi à la rareté du discours en tant que forme du jugement éthique porte donc sur les modalités par lesquelles les impératifs du discours lui-même peuvent être acceptés ou rejetés, mais qui au préalable invoquent quand même une réélaboration de la subjectivité toujours contingente. Bref, ces catégories relèvent – à l’intérieur de l’analyse du discours – moins des ruptures épistémiques que de la singularité des événements énonciatifs qui étayent la surface solide du discours.

Les issues d’une telle perspective focalisée sur les notions d’auteur et de carrière seront, on l’a déjà dit, fondamentaux pour l’œuvre successive de Saïd. Toutefois, si dans Beginnings la carrière en tant qu’ensemble d’oppositions technoéthiques a été pour la plupart abordée en tant que celle de l’écrivain et du poète, centrée donc sur les procédures que l’artiste exerce sur lui-même, dans Orientalisme la carrière pointe sur des pratiques de subjectivation pareilles, mais non identiques, qu’il faut mettre en rapport à un type particulier de discours vrai, celui de l’orientalisme. À la lumière de l’analyse de Beginnings, il devient possible de comprendre comment la perspective discursivement sui generis de Orientalisme vise non seulement les modalités par lesquelles l’orientalisme est créé en tant que discours au niveau du système des énoncés, mais aussi, et peut-être premièrement, les stratégies que constituent des subjectivités pour lesquelles l’orientalisme même se pose en tant que discours vrai. Cela rend réductive une interprétation strictement « discursiviste » de Orientalisme qui regarde certaines importantes parties de ce texte comme une anthologie bizarre et au fond contradictoire ralliant de simples biographies pointillées parfois des données intellectuelles, scientifiques ou de données personnelles et intimes.

La tâche de Saïd – j’essayerai de l’expliquer dans le troisième chapitre par un examen fouillé d’Orientalisme – c’est mettre en place un plan d’analyse où vont jouer ensemble la configuration épistémique du discours, l’action des soutiens institutionnels et disciplinaires et, enfin, le déploiement des différentes lignes de subjectivation pour lesquelles un discours déterminé se pose en tant que vrai. L’enjeu de cette « perspective méthodologique hybride » déborde de quelque manière l’analyse foucauldienne du discours visant à un rapport entre pouvoir et narration historique centré sur les procédures d’écriture qui essayent à représenter l’autre et, parallèlement, par le même geste, donnent lieu aux processus de subjectivation à l’intérieur de relations de pouvoir bien déterminées. La création de l’Orient en tant que discours, qu’objet de connaissance, qu’attitude textuelle bloquant la reconnaissance de l’autre, distorsion idéologique, élément culturel situé au cœur des relations de pouvoir, ne peut se concevoir qu’à partir des dynamiques de la subjectivité par lesquelles devient possible d’articuler tous ces niveaux parfois tellement hétérogènes. C’est dans le cadre de ces rapports complexes que les notions d’auteur et de carrière dévoileront tout leur potentiel explicatif.

Mais en revenant aux thèmes esquissés par le deuxième chapitre de mon travail, il faut remarquer comme cette interprétation très personnelle de l’analyse du discours de Foucault a été en effet la première étape d’un rapprochement plus général entre Foucault et Saïd, embrassant la carrière de tous les deux dans son intégralité et se référant, également, même aux textes de Saïd successifs à Beginnings. Pour autant, il faut pour le moment mettre de côté les rapports entre Beginnings et Orientalisme aussi que ceux entre « discours » et « carrière » et revenir sur ce que j’ai essayé de mettre à jour dans les parties restantes de ce deuxième chapitre, à savoir comment Saïd aboutit à un refus progressif des positions à la fois théoriques et politique du philosophe français à partir de l’initial intérêt pour la perspective foucauldienne (bien que découpée de façon très originelle). J’ai tenté de souligner comment cet éloignement s’enracine dans deux conceptions différentes du pouvoir. À partir des années successives à la publication de Beginnings, Saïd met de plus en plus en valeur une perspective influencée notamment par le marxisme d’Antonio Gramsci, de Raymond Williams et d’autres. En découle ainsi une lecture troublante du concept foucauldien de pouvoir, qui de son côté, justement à cette époque, va s’imbriquer de la façon la plus radicale dans celui des formations discursives. Cette lecture reproche à la notion de pouvoir foucauldienne, traversant des textes comme Surveiller et punir et La volonté de savoir, un certain « déterminisme » à cause duquel il n’y aurait aucune façon d’échapper ni d’opposer une quelconque résistance. Je me suis engagé à ramener cette interprétation à la fois tendancieuse et inexacte dans le cadre des événements politiques de cette période, notamment à l’égard du conflit israélo-arabe, autant qu’à la relation aux différent projets généalogiques qui marquent les recherches de tous les deux.

À ce propos j’ai cherché de montrer comment au fond de telles critiques demeure une conception différente du pouvoir, des ses points d’appui et de ses modalité d’exercice. Une diversité de perspectives qui mène non seulement à une façon alternative d’aborder la question historiographique du changement historique et social mais qui entraîne aussi une divergence quant aux stratégies à opposer au pouvoir. Il arrive justement dans les pages d’importants articles publiés entre la fin des années ’70 et le début des ’80 qu’en contrepoids théoriques aux idées foucauldiennes, Saïd insiste sur les références au marxisme pointant notamment à la lutte de classe et à l’importance de la base économique pour expliquer l’insurrection et la révolte. J’ai donc essayé de mettre à jour comment le lexique marxiste de la révolution, ou autrement dit, de la prise par la force du pouvoir de l’État va sans doute délimiter de façon toute à fait différente le champ effectif des rapports de pouvoir foucauldien. S’il est vrai que les analyses de Foucault n’affrontent pas directement la question des déterminations géopolitiques et celle des modalités d’exercice du pouvoir colonial, il est vrai aussi que Foucault étale un certain scepticisme au regard de tels problèmes, dans la mesure où ils sont approchés par un paradigme emprunté en premier lieu au point de vue de l’État autant qu’à celui de la dialectique de la révolution et de la contre-hégémonie, à savoir par un cadre théorique et politique que Foucault estime partiel et insuffisant. J’ai essayé d’éclairer comment, nonobstant que Saïd concorde avec Foucault quant au caractère productif du pouvoir, toutefois, en évoquant le marxisme, le thème de la classe et des blocs historiques, il accède à un terrain qui, selon Foucault, est resté lié à l’État d’une façon exorbitante (cela présuppose en effet les notions de souveraineté et de répression, incompatibles avec la perspective foucauldienne qui regarde l’État en tant qu’issue d’une série de rapports de force). J’ai donc continué à expliquer comment pour le philosophe français le marxisme (mais non la vision historicisée de la pensée de Marx) demeure au fond une « philosophie de l’État » s’appuyant sur les structures institutionnelles qui à leur tour dérivent de relations de pouvoir déjà existantes. C’est pour cette raison que Foucault se plaint que les partis d’inspiration marxiste soient passés sur les questions de la médicine, de la sexualité, de la raison et de la déraison – ce sont des questions situées à une échelle microphysique, inversement au pouvoir lié à l’État. J’ai souligné comment dans la pensée de Foucault le rapport entre pouvoir et résistance est exploré par une perspective négligée par le marxisme, comportant une conscience à la fois plus immédiate et concrète des luttes qui pouvaient ouvrir un champ qui justement à celle époque-là a rallié de problèmes bien spécifiques et non-universels, souvent différents de ceux du prolétariat et des masses : il s’agissait de luttes réelles, matérielles, quotidiennes qui rencontraient également, mais de manière différente, l’adversaire même du prolétariat, des paysans, des masses. C’est par rapport à ces luttes que selon Foucault il faut entendre la notion de résistance : elle déborde donc la lutte pour la prise du pouvoir de l’État invoquée par le marxisme.

Inversement, j’ai cherché à indiquer comment le projet généalogique saïdien est déterminé par un ensemble différent de luttes, à savoir les luttes de libération coloniale attribuant, au contraire, au cadre de l’État une importance que Foucault ne peut lui donner puisque, selon Saïd, Foucault s’occupe, le plus souvent, de la scène européenne. Ce différent agenda politique exige un échafaudage théorique autant qu’une vision du pouvoir alternatifs. J’ai cherché de montrer comment Saïd insiste sur les blocs historiques gramsciens afin d’aboutir à une ré-articulation stratégique alternative à l’égard des rapports de pouvoir, en réclamant un déplacement de l’horizon aussi que des modalités de la lutte elle-même. C’est juste au fil de cette ré-articulation différente qu’il faut interpréter le détachement et les reproches de Saïd envers Foucault. La recodification en termes marxistes du champ effectif des rapports de pouvoir à la lumière de la réinscription topographique de l’impérialisme, présente bien sûr des problèmes difficiles et jusqu’au présent loin d’être résolus. Néanmoins, cette recodification à entraîné Saïd dans l’effort de polariser l’intérêt et la sensibilité du monde académique envers le domaine de sa recherche comme, de même, envers le champ de sa lutte politique. J’ai enfin conclu que l’indifférence attribuée à Foucault au regard des problèmes découlant du monde colonial et postcolonial semble justement être la raison capitale qui a amené Saïd à prendre ses distances de Foucault, jusqu’à lui reprocher directement un désengagement politique face aux problèmes du présent. Afin de soutenir et argumenter cette conclusion j’ai conduit une analyse des modèles d’intellectuels respectifs impliqués par deux agendas aussi bien politiques que théoriques, que Saïd cherchait désormais si non à opposer au moins à distinguer carrément. J’ai donc repéré les différences qui passent entre saïdien « séculier » et l’intellectuel foucauldien « spécifique » en relevant la diversité concernant les prémisses théoriques, politiques, éthiques respectives.

En essayant de déployer le profil de l’intellectuel « séculier », j’ai arrêté mon attention en particulier sur trois auteurs par lesquels se manifestent les réserves de Saïd quant à la position et au rôle de l’intellectuel foucauldien, à savoir Antonio Gramsci, Frantz Fanon et Noam Chomsky. En effet, c’est au fil de ce rapprochement entre Foucault et ces figures que Saïd essaye d’esquisser son alternative au modèle proposé par le philosophe français. Assez hétérogènes entre eux, les noms de ces auteurs sont le plus souvent posés « en contrepoint » à celui de Foucault, surtout lorsque Saïd devient de plus en plus critique et polémique à l’égard du philosophe français. C’est donc en examinant ces rapprochements que, d’autre part, reviennent les thèmes étudiés avant (le domaine des relations de pouvoir, la résistance, le changement historique, les déterminations politique, etc.) qu’il a fallu pour autant affronter à nouveau, en les transposant à un niveau politique – c’est-à-dire entre une dimension où domine surtout la contingence de l’action politique et celle de l’engagement intellectuel. En prenant appui sur un certain nombre d’interviews données depuis la publication d’Orientalisme, à savoir entre les années ’80 et ’90, j’ai essayé de démontrer que ce qui découle de ces rapprochements entre Foucault et cette triade peut être schématiquement résumé en disant que la lecture de Gramsci a mis en évidence le refus du couple foucauldienne « l’intellectuel universel » / « intellectuel spécifique » aussi bien que l’exclusion de la « politique de la subjectivité » de l’agenda théorique du critique engagé. Par la figure de Fanon, diversement, Saïd a reproché à Foucault de négliger le contexte impérialiste et les déterminations géopolitiques du pouvoir, devenant, par conséquent, un « intellectuel solitaire » détaché des luttes sociales et politiques. Pour finir, à la suite du célèbre débat entre Foucault et Chomsky, Saïd a embrassé l’idée du linguiste américain par laquelle le rôle de l’intellectuel se déploie en imaginant une société à venir en vertu des idéaux de justice et solidarité.

Afin de mettre à l’épreuve la consistance de ces critiques, qui restent bien fondamentales même pour la solidité générale de la perspective politique de Saïd, je me suis engagé dans la reconstruction du rôle et de la fonction de l’intellectuel foucauldien. J’ai pour autant examiné certains textes centrés sur ces sujets, et ensuite, les manières dont ceux-ci se rapportent à son engagement politique, en soulignant l’activité de Foucault au sein du G.I.P. pour revenir à nouveau aux problèmes de la représentation des opprimés ainsi qu’à celui de la formation de l’intellectuel à partir de savoirs locaux et spécifiques. Ces questions marquent pour Foucault une véritable alternative soit à l’intellectuel universel de Sartre soit aux modalités de lutte politique mises en place par les formations marxistes qui soutenaient à celle époque-là, elles aussi, les mêmes foyers de révolte. Enfin, j’ai rappelé la position de Foucault au sujet de l’Iran pendant la révolution contre le Shah afin de montrer que Foucault pointe moins sur les aspects liés à la libération d’un régime despotique qu’aux problèmes situés dans la quotidienneté, où les mailles du pouvoir ont une graine plus fine qu’au niveau du pouvoir de l’État en s’appuyant, au contraire, sur les configurations de micro-pouvoir déjà existantes. Le rapport de Foucault avec la situation iranienne a été alors le pivot d’une réflexion à l’égard des limites qui entourent l’historien, le philosophe ou encore même l’intellectuel spécifique – limites non seulement épistémologiques mais aussi nécessairement politiques. Ces limites-ci dépendent de la spécificité historique à la fois linguistique et géographique des archives que l’intellectuel est en mesure d’ouvrir en délimitant de telle sorte sa propre « carrière ». Ainsi j’ai tiré la conclusion que l’actualité d’un présent en lutte exige des recherches qui se déploient dans les directions les plus disparates, différentes justement comme les fronts de bataille. Pour autant, il ne semble pas productif de reprocher à un intellectuel qu’il n’appartient pas au même front de lutte – au moins dans la mesure où on accepte de remettre en cause le statut de l’intellectuel universel. Cette dernière position, que Saïd semble avoir adoptée, risque en fait de négliger la dimension concrète de la lutte de l’intellectuel ainsi que l’horizon spécifique de la carrière où telle ou telle lutte s’enracine. Cela semble un paradoxe assez bizarre si on considère l’attention réservée par Saïd aux dynamiques de la carrière ; néanmoins, il peut être expliqué par l’investissement saïdien à polariser l’attention du monde académique sur un agenda politique visant principalement la libération des régimes coloniaux. J’ai enfin suggéré que, face à ces critiques trop faciles et partiales, il serait plutôt productif de relancer les demandes et perspectives de recherche issus de fronts de lutte différents à l’intérieur de l’horizon politique propre afin de tester les limites de sa propre perspective comme celles du propre front de lutte.

Bref, ayant d’abord discuté des questions de la volonté et de l’histoire, en mettant en évidence l’importance de la notion de carrière, j’ai ensuite tenté, par le rapprochement avec la pensée de Foucault, d’esquisser aussi de quelle manière particulaire la carrière se décline à l’intérieur de l’analyse du discours. Enfin, au fil du rapprochement ultérieur entre Saïd et Foucault à l’égard du pouvoir et de l’intellectuel, j’ai remarqué comment « la perspective méthodologique hybride » qui découle est fonctionnelle dans un certain contexte d’intentions à la fois théoriques et politiques. C’est donc le cadre complexe où j’ai essayé de situer l’analyse d’Orientalisme.

Dans le troisième chapitre, « Reconsidérant Orientalisme : histoire, narration, carrière », j’ai traversé Orientalisme à la lumière des questions capitales de Beginnings afin d’établir les limites ainsi que la force explicative déployée par l’analyse du discours. En partant de la considération qu’il reste assez problématique de traiter l’orientalisme comme un discours, puisque les auteurs jouent en effet un rôle décisif dans l’économie de cet ouvrage, j’ai essayé remarqué comment, toutefois, les fréquents glissements méthodologiques, vérifiables ici et là dans le texte, déplaçaient l’analyse discursive strictu sensu au bénéfice d’une sorte de paradigme ressemblant plutôt à une histoire des idées ou à la formation d’un canon littéraire. Ces apparentes faiblesses sont encore plus marquées si on examine les modes de découpage géopolitique qui bornent le texte de Saïd comme tous ses repères chronologiques. Cependant, j’ai focalisé l’analyse sur la partie qui présente les caractéristiques discursives les plus marquées afin de montrer de quelle manière a été mise en place une notion de discours, malgré tout, assez originale. Le noyau le plus profond de l’orientalisme, épistémologiquement stable, dérivé de celles formes discursives fixées de façon lexicographique et stéréotypique, nommé par Saïd « orientalisme latent », est traversé par une tension déstabilisante que Saïd reconduit à la narration historique, en soulignant comment les ré-énonciations successives du discours orientaliste créent certains écarts, en rendant, pour cette raison, imparfaite chaque réactualisation. La narration historique se réfère à une dimension discursive que Saïd désigne comme « orientalisme manifeste ». Bien que présentant des éléments différentiels, cela ne présuppose d’aucune manière des ruptures de régularités discursives. J’ai donc tenté d’expliquer en quoi consiste l’importance des narrations historiques singulières de l’orientalisme s’il est vrai que ses dogmes n’en étaient pas touchés de façon significative. J’ai alors cherché à mettre en rapport les variations propres à l’orientalisme manifeste avec quelque chose d’autre que le discours tout court. À ce propos j’ai donc considéré les positions énonciatives particulières qui réactualisent à chaque fois le discours même, à savoir les carrières. Si de telles positions dans Beginnings étaient limitées par des questions éthiques concernant la volonté et ses modalités technoéthiques de structuration, je me suis soucié de vérifier si, parallèlement, dans Orientalisme, on peut imaginer une pareille dynamique. Ainsi, j’ai repéré des groups d’auteurs (ou carrières) traités dans le texte de manière plus fouillée afin de proposer une lecture qui explique comment interpréter les carrières de l’orientalisme par un ensemble de pratiques tirées des oppositions technoéthiques de Beginnings.

Il a déjà été rappelé que la première série d’oppositions concernant la carrière littéraire était centrée sur les techniques du détachement de la quotidienneté mises en place par l’écrivain afin de se réserver une sorte d’espace à la fois ascétique et esthétique d’où transfigurer le temps de la vie ordinaire en celui de la création artistique. Si dans Beginnings cet ensemble de pratiques visait de quelque manière à un éloignement du soi de la vie de tous les jours, dans Orientalisme, au contraire, cette opposition est totalement inversée par la question : de quelle façon et en quelle mesure celui qui écrit au sujet de l’Orient est-il impliqué dans la dimension politique où, inversement, il faut chercher à connaître et par la suite à soumettre les populations orientales ? Ou encore, si dans Beginnings être en mesure d’arrêter les hémorragies de sens produites par le présent, grâce à la séparation du présent même, était le terminus ad quem de toute une série de pratiques et d’attitudes, une telle faculté de distanciation constitue-elle dans Orientalisme, différemment, seulement l’une des extrémité d’une ligne dont le pôle opposé resterait la passivité face aux directives et aux pressions soit du projet impérial soit du savoir consolidé à l’intérieur de ses soutiens institutionnels ? Bref, le premier segment dont la notion de carrière se compose dans Orientalisme déterminera les modalités et le degré d’implication à l’intérieur des institutions politiques et culturelles d’une certaine époque et d’un certain contexte géopolitique. La pratique de l’écriture orientaliste ne peut être abordée sans tenir compte de cette détermination.

La deuxième opposition de la carrière littéraire posait l’exigence de ne faire nullement dépendre l’écriture des attentes des lecteurs, en visant, au contraire, à une sorte de responsabilité vers ses propres textes et envers l’écriture elle-même. Il en découlait la nécessité de pratiques de cohérence et de control des images crées par l’écriture. En cette phase l’ascèse qui caractérise ces pratiques s’exerce sur la vie de l’artiste en cherchant à maintenir une certaine tension entre les images mêmes qui sont « textualiser ». Pour cette raison, il faut que ces images restent ouvertes et que leur contenu demeure de quelque manière insaisissable. Par là, j’ai montré l’importance de l’exemple kafkaïen, comme celui du « scorching out » joycien, où l’écriture tire sa nourriture de l’impossibilité à rejoindre l’image. Dans Orientalisme, la responsabilité envers sa propre recherche exige, au contraire, de saisir et de textualiser à travers des images les populations et cultures orientales. Alors il faut recentrer la question de la pratique de l’écriture à l’intérieur d’un cadre éthique concernant le rapport même avec les orientaux. Cela se déploie en deux directions : dans la première il s’agit de vérifier directement les modalités éthiques du contact effectif avec l’Orient et les Orientaux (là où il a eu lieu) ; alors que dans la deuxième il s’agit d’examiner de quelle manière cette rencontre a été textualisée, c’est-à-dire dans quelle mesure les pressions du pouvoir/savoir orientaliste ont opérés afin de fermer et de déterminer, de la façon la plus exhaustive, l’expérience avec l’Orient, ou, inversement, comment les images produites par l’écriture ont pu conserver une « ouverture » à l’égard de ce qui s’offre à l’expérience, en s’efforçant à éviter toute généralisation orientaliste. Dans cette dernière possibilité la pratique de l’écriture impliquera la conséquence éthique d’ouvrir elle-même aux formes diachroniques de l’histoire et de la différence qui circule au-dessous des signifiants tellement généraux comme l’ « Orient » ou les « orientaux ». Dans ce passage l’écriture est traversée par une tension éthique dont se charge enfin l’interrogatif épistémologique « comment représenter les Orientaux ? ».

Dans la troisième opposition technoéthique, on rappellera que le principe de fidélité au style de l’écriture était travaillé par l’obsession de l’originalité. Par ce dilemme Saïd a recentré cette opposition au fil des stratégies de transfiguration sémiotique du soi de l’artiste déclenchant une « contre-focalisation » en mesure de réorienter sa perspective sur le monde et le présent. Si dans Beginnings ces pratiques devaient nourrir l’originalité et la créativité littéraire, dans Orientalisme, en revanche, elles rendent compte de la manière comment est construit le point de vue de l’écrivain au regard de l’expérience directe de l’Orient et de sa mise en texte. Autrement dit, il s’agit d’explorer les modalités stratégiques et pratiques par lesquelles l’auteur orientaliste réclame sa propre autorité. Evidemment, au niveau de l’écriture orientaliste, cette opposition est fort rattachée à la précédente, c’est-à-dire au rôle effectif joué par les orientaux dans le rencontre avec chaque carrière orientaliste. Dans ce cadre, cette rencontre avec une altérité donne lieu, à plusieurs reprises, à quelque chose de similaire à une écriture ethnographique. Cependant, il faut remarquer au préalable qu’il y a des cas où cette rencontre avec les populations orientales n’est pas soulignée par Saïd ; parfois il fait référence à quelque auteur, par exemple Renan, dont la carrière ne compte aucune rencontre effective avec des Orientaux. Malgré cela, le type particulier d’autorité des énoncés de son ouvrage ne peut d’aucune façon laisser de côté les stratégies rhétoriques par lesquelles il a essayé de construire son autorité d’orientaliste. En outre, à ce moment se rencontrent au moins deux tendances générales qui impliquent la présence d’un soi et la revendication à figurer comme garante de la vérité. À la première de ces deux tendances correspondent des techniques d’écriture ethnographiques (dans ce cas orientaliste) pour la plupart impersonnelles alors que dans la deuxième le soi de l’auteur sera sémiotiquement embrayé : ce seront les cas des témoignages personnels, c’est-à-dire comptes rendus de voyages, journaux intimes et ouvrages littéraires. Positionner sémiotiquement et stratégiquement son propre soi avec toutes ses instances d’autorité amène à un « renversement performatif » de l’épistémologie en éthique puisque, en adoptant un point de vue marqué d’une telle sorte, l’écrivain, ou le simple observateur, entraîne non seulement des conséquences épistémiques mais aussi pratiques qui déterminent de quelle manière les vérités ré-énoncées sans cesse par le pouvoir/savoir orientaliste se manifestent sous la forme de la subjectivité autant que de ses pratiques d’écriture.

La dernière opposition dont s’occupait Beginnings portait sur la phase de la carrière où l’on sent se rapprocher la fin de la vie et, pour autant, il s’agissait d’explorer de quelle manière il faut résister aux tentations à produire des ouvrages qui résument et définissent la carrière une fois pour toutes, en se coupant de cette façon de la possibilité de continuer jusque à la fin à créer des ouvrages originaux et irréductibles à quelconque interprétation partielle ou totalisante. Dans Beginnings cette opposition décèle une certaine nature existentielle et donc relève plus de la carrière littéraire que de celle de l’orientaliste. Néanmoins, j’ai essayé de trouver une analogie à partir de la tendance à imaginer sa propre œuvre comme étant en mesure de sortir des effets bien après la fin matérielle de la carrière. Si cette phase de la vie littéraire risque de rester « fermée » car elle est résumée dans une représentation d’ensemble qu’il faut au contraire excéder, sur la scène orientaliste il s’agit, en revanche, de résumer et justifier chaque action et chaque ouvrage en sorte que la carrière soit inscrite dans le cadre d’une « mission » ou à l’intérieur d’un « projet de rédemption ». Par conséquent, ce niveau rend compte des toutes les pratiques textuelles et rhétoriques que visent à dépasser les bornes de la carrière individuelle. De la sorte, on va ainsi contribuer à un projet se déroulant de manière téléologique, ou autrement dit, eschatologique. C’est juste cela qui donne enfin une valeur fondamentale à l’activité de toute carrière.

La phase centrale esquissée par Orientalisme pointe sur la période entre l’invasion de l’Égypte par Napoléon et la fin de la première guerre mondiale. Cela comprend un très grand nombre d’auteurs et de textes citées en exemple afin de montrer de quelle façon l’autorité discursive à propos de l’Orient se consolide et se diffuse dans les domaines les plus différentes du savoir. Cependant, le nombre de carrières, dans le sens fort du terme, celles qui sont fouillées en profondeur, comme il a déjà noté, reste assez limité. J’ai voulu explorer comment ces carrières sont abordées dans le texte de Saïd par la perspective des lignes de subjectivation tirées dans Beginning. En partant des modalités par lesquelles les stratégies épistémologiques employées par Saïd à l’égard de son objet, j’ai donc essayé de repérer les implications éthiques rattachées aux ré-énonciations du discours orientaliste. Par conséquent, en me référant pour la plupart à cette période centrale, j’ai repéré en tant que carrière au sens fort, celles de Silvestre de Sacy, Ernst Renan, Edward W. Lane, Richard Burton, Thomas E. Lawrence, François-René Chateaubriand, Alphonse Lamartine, Gustave Flaubert, Gérard de Nerval, pour terminer avec le couple d’auteurs composé par Henri Massignon et Hamilton A. R. Gibb, dont l’activité se déploie, en vérité, après la fin de la première guerre, mais en portant quand même à terme une ligne de rapprochement qui prend sa source à partir des autres carrières citées.

C’est donc à travers l’opération préalable de dérivation des lignes de subjectivation orientaliste de celles de la carrière littéraire que j’ai cherché à démontrer par une investigation fouillée des pages d’Orientalisme que la carrière constitue en fait l’objet historiographique privilégié de ce texte, soulignant en même temps que le rapport entre discours et auteurs demeurait encore carrément influencé par la perspective théorique de Beginnings. Cependant, dans les pages d’Orientalisme, ce rapport n’est jamais traité directement en tant que question théorique ; en revanche, on peut le retrouver en arrière-plan, au niveau de la méthode, où on voit comment un véritable fil rouge ressemble en fait à un très grand nombre de thèmes et de problèmes abordés par la « perspective hybride » de recherche dont Saïd lui-même a parlé dans l’ « Introduction » à Orientalisme. J’ai donc recentré mon investigation autour des modalité par lesquelles les vérités de l’orientalisme performent un ensemble de subjectivités particulières, celui des carrières.

À partir de cette interprétation de la « perspective hybride » saïdienne, après un examen conduit carrière par carrière, j’ai enfin conclu que si chaque carrière résulte en quelque sorte alignée aux dogmes fondamentaux de l’orientalisme, il faut bien remarquer que certaines carrières semblent d’autre part traversées par des moments ambigus et contradictoires qui ouvrent le champ à certaines pratiques performant la carrière de façon différente par rapport à ce qu’exigent les régularités discursives de l’orientalisme. Pour autant, à contre-jour va se profiler une notion de carrière non monolithique mais plutôt composée de façon modulaire. Il ressort de là que la prise de pouvoir orientaliste n’arrive jamais à totaliser exhaustivement l’ensemble des pratiques présupposées par la carrière. C’est justement en vertu de ce filtre épistémologique complexe (la carrière) que peuvent apparaître les imperfections et les écarts des ré-énonciations du discours orientaliste. C’est justement parce que les pratiques résultent ainsi décentrées et hétérogènes par rapport aux différentes carrières examinées qu’il devient possible de comprendre pourquoi le pouvoir/savoir orientaliste peut en fait rencontrer des résistances. En repérant des moments pratiques partiaux à l’intérieur des subjectivations orientalistes proposées par Saïd, on peut envisager certaines pratiques ou certaines attitudes en tant que contre-conduites. Même si celles-ci ne sont pas en mesure de « dé-assujettir » entièrement la carrière, elles peuvent néanmoins problématiser de façon critique le rapport de la carrière même avec le régime de vérité où cette carrière se subjectivise.

Cette perspective configure un objet et une méthode qui me semblent de fait assez originaux. À mon avis ceci reste dans Orientalisme du plus grand intérêt, c’est-à-dire la tentative d’historiciser les moments où le discours orientaliste rencontre les différentes subjectivités qui en permettent la réactualisation. Par conséquent, situer l’orientalisme dans un contexte historique ne peut d’aucune manière laisser de côté les processus de subjectivation orientaliste avec ses modalités éthiques de structuration. Cette perspective historiographique trouve son objet dans la problématisation éthique du point de vue de ceux qui narrent l’histoire des Orientaux ou content les rencontres avec des habitants de l’Orient. À cet égard on peut constater que narration historique et écriture ethnographique convergent en se rassemblant autour de la dimension éthique de la subjectivité en tant que résultat de cet ensemble de pratiques propre de la carrière. Cette perspective reste irréductible à une simple histoire de l’historiographie car son objet spécifique ne traite pas seulement de reconstruction historiographique ou d’histoire des idées, etc., au contraire, elle aborde les subjectivités qui rencontrent le monde colonial avec leurs armature discursive par laquelle on peut faire de l’histoire. De telles subjectivités exercent ces pratique et prennent, en même temps position, selon des modalités éthiques, par rapport à la fois au discours, à ceux qu’elles rencontrent et à ce qu’il y a enfin à écrire. C’est par cet élargissement théorique et méthodologique de l’analyse foucauldienne du discours qu’on peut comprendre de quelle manière Saïd recentre ses recherches historiques autour de la « pression » que la forme de la narration historique exerce sur la vision consolidée et autorisée par le discours. Sans cette dimension technoéthique de la carrière, une telle pression ne peut qu’apparaître comme un simple épiphénomène qui ne remet nullement en cause la configuration discursive, laquelle, de son côté, se répéterait absolument identique par ces ré-énonciations successives.

Toutefois, par ces acquisitions, j’ai essayé de comprendre ce qui demeure, peut-être, une limite de la perspective de Orientalisme. Dans l’effort de historiciser le positionnement éthique des subjectivités par lesquelles passe la réitération du discours orientaliste, Saïd a exclu de son propre projet les modalités d’action et de représentation des populations « orientalisées ». J’ai posé l’hypothèse que cette limite épistémologique relève du politique comme de l’éthique. Focaliser sa propre perspective sur les modes par lesquels les carrières entrent en rapport avec les vérités de l’orientalisme, a signifié, implicitement, refuser la prétention même de pouvoir représenter l’Orient et ses populations, car ce geste répéterait à sa manière l’axiome orientaliste rappelé par la citation marxienne « ils ne peuvent se représenter eux-mêmes, ils doivent être représentés ». Au contraire, rendre l’Orient à la fois opaque et indisponible par rapport à la présence occidentale porte sur le seul objet dont peut s’occuper Saïd, à savoir l’historicisation épistémologique et éthique du regard occidental sur l’Orient. Dans Orientalisme, à partir de cette prémisse de méthode, se déploie une performativité qui déborde l’investigation historique tout court et qui imbrique même une « dimension personnelle » concernant le même Saïd. Par là, on s’aperçoit que la constitution du point de vue de la carrière dans le champ discursif de l’orientalisme reste opérative même dans la carrière de Saïd, en tant que tâche critique et stratégie de résistance (contre-conduite). Par conséquent, ce moment « critique » constitué par la carrière, rassemble non seulement le plan de l’analyse d’Orientalisme, mais aussi l’intention généalogique qui demeure à sa base. Cette intention-ci, en outre, comme toute généalogie nietzschéenne et foucauldienne, reste liée à un positionnement éthique et politique concernant le présent. De telle manière, en traçant une sorte de généalogie de la généalogie, il résulte que les outils méthodologiques qui se rattachent à la notion de carrière sont impliqués également dans le rôle particulier de l’intellectuel dans lequel Saïd se reconnaît. Une pratique complexe (même historiographique) commence par Orientalisme, suivie également dans les ouvrages successifs, à savoir la mise en place de son propre point de vue dans l’horizon de mondanité (worldliness) invoqué par une attitude critique spécifique. De ce point de vue, son autobiographie et le grand nombre d’interviews visent à lier son activité de recherche avec ses positions politiques et éthiques par le fil rouge de sa carrière particulière. J’ai exploré cette question en remarquant qu’il y a un passage très important dans la dernière section de son Introduction à Orientalisme, appelée justement par Saïd « La dimension personnelle ». C’est ici que l’implication de sa propre perspective personnelle trouve pour la première fois dans l’œuvre de Gramsci les outils les plus adéquats à faire émerger sa position d’intellectuel « séculier ». Dans ce passage Saïd affirme :

« Dans ces Cahiers de prison, Gramsci dit : “Le point de départ de l’élaboration critique est la conscience de ce qui est réellement, c’est-à-dire un ‘connais-toi toi-même’ en tant que produit du processus historique qui s’est déroulé jusqu’ici et qui a laissé en toi-même une infinité des traces, reçues sans bénéfice d’inventaire. C’est un tel inventaire qu’il faut faire pour commencer”. Mon investissement personnel dans cette recherche vient en grande partie du fait que, en grandissant dans deux colonies anglaises, j’ai compris que j’était un “Oriental”. Dans ces colonies (la Palestine et l’Égypte) puis aux Etats-Unis, toute mon éducation a été occidentale, et pourtant ce sentiment ancien et profond a persisté. En étudiant l’orientalisme, j’ai essayé de bien des manières de faire l’inventaire des traces laissées en moi, sujet oriental, par la culture dont la domination a été un facteur si puissant dans la vie de tous les Orientaux. C’est pourquoi j’ai dû centrer mon attention sur l’Orient islamique […] Rien […] ne m’a fait perdre le contact avec la réalité culturelle d’un Oriental, avec l’implication personnelle qui me constitue comme tel ».

Cette formulation gramscienne touche à beaucoup de questions rencontrées par ma recherche ; mais ce qu’elle souligne de la façon la plus frappante c’est l’instance à la fois éthique et épistémologique portant soit sur les problèmes historiographiques qui concernent le rapport entre le discours et la carrière soit sur la responsabilité éthique et intellectuelle qui comporte son propre point de vue en tant qu’imbriqué dans les dynamiques de reproduction culturelle occidentale. Le dernier passage cité situe même l’apparat théorique et méthodologique employé par Orientalisme dans un cadre éthiquement et politiquement engagé. De cette façon, j’ai cherché à montrer comment la notion de carrière constitue le fil rouge qui rassemble deux niveaux ainsi mutuellement imbriqués : celui de la « réception » culturelle liée à sa propre activité de recherche et celui de la « résistance » éthique et politique qui entraîne la même activité dans un horizon séculier.

Dans le quatrième chapitre j’ai essayer d’examiner les thèmes et les problèmes plus importants au regard du rapport entre pouvoir et narration historique qui traversent les principaux ouvrages de Saïd successifs à Orientalisme. J’ai souligné qu’à partir des années ’80 la résistance devient l’une des questions prédominantes dans la pensée de Saïd : Culture et impérialisme reste probablement le texte où ce thème a été exploré de la façon plus riche et organique et, néanmoins, imbriqué structurellement dans le problème de la narration historique. On a partiellement déjà abordé la question auparavant, dans le cadre du détachement générale de la pensée de Foucault. Il ne s’agit pas de renvoyer à un problème théorique ou méthodologique précis car, dans les travaux qui suivent Orientalisme, s’occuper de la résistance implique plutôt la mise en place d’une pratique théorique et politique qui porte sur la reconstruction des rapports entre littérature et consensus dans le projet de domination impériale. Sous cet angle, un champ très large de textes, pour la plupart littéraires, est traversé par une analyse dépassant un examen formel centré sur les problèmes textuels. Au contraire, la perspective adoptée par Saïd exige de sortir hors du texte afin de l’explorer en tant que produit séculier, autrement dit, de quelle façon ils se situent dans un domaine discursif et par rapport à spécifiques relations de pouvoir. Selon le vocabulaire marxiste, il s’agit de montrer comment les textes dérivent par une formation idéologique plus générale liée aux projets d’hégémonie des empires à l’époque de leur plus grande expansion. Pour autant les textes littéraires sont considérés en tant que source historique afin de comprendre de quelle manière certaines représentations circulaient, avec divers degrés de conscience, dans le plus large horizon de leur époque. Sensiblement influencé par la pensée d’Antonio Gramsci en ce qui concerne l’impérialisme comme phénomène hégémonique, Saïd tente d’analyser les modalités de formation du consensus à l’égard de la « mission civilisatrice » dont les thèses centrales ralliaient une série de stéréotypes acceptés même par les artistes estimés par Saïd d’un point de vue esthétique. De la sorte, il s’engage à repérer dans plusieurs romans les références narratives au contexte impérial. Les donnés géopolitiques relatives aux projets impériaux représentent, selon Saïd, ce qui a échappé à la perspective soit de Foucault soit du matérialisme historique de Raymond Williams, bien que le même Saïd ne nie jamais ses dettes intellectuelles.

J’ai donc essayé de suivre la recherche de Saïd en soulignant les changements de paradigme apparus entre Orientalisme et ce nouveau texte. J’ai donc noté comment dans Culture et impérialisme la perspective méthodologique se recentre – justement par influence directe de Williams – sur ce qui est appelé « structures d’attitude et de référence ». Ces structures visent à mettre en relation les attitudes individuelles et les dynamiques matérielles impliquées par l’impérialisme, en cherchant à comprendre, au fil de la longue durée propre des processus de sédimentation culturelle, de quelle manière les formes et les conventions de la représentation artistique et littéraire sont en mesure de rendre compte de la solidité transversale et répandue qui concerne le consensus européen envers la mission impériale. Ces structures d’attitude et de référence sont censées relever la masse, effectivement circulante, de conceptions traditionnelles, héritées ou au moins partagées par une époque et par un espace. Il faut éclairer le rôle joué de cette masse, présente en permanence, bien que de façon différentielle et non homogène, dans tout moment de l’articulation du discours culturel produit par l’époque et cet espace-là, dans la mesure où les trames temporelles de la narration se déploient à partir d’une coexistence essentiale des espaces géographiquement et socialement divers. Se référer à la culture et à la narration en tant que points de départ pour aborder les mécanismes de formation du consensus envers le projet impérial entraîne, comme dans Orientalisme, l’ensemble des préjugés et des stéréotypes qui orientent parallèlement, de façon plus ou moins irréfléchie, les créations littéraires, en formant l’arrière-plan immanent de toute expression culturelle. Cette capacité référentielle que présentent les narrations par rapport à leur insertion géopolitique, déborde, pour autant, la simple référence géographique, dans la mesure où se dévoilent les attitudes subjectives qu’elle soient européennes ou coloniales. Face à Orientalisme où la carrière, comme on a noté auparavant, portait sur la valence pratique des attitudes et des modalités eurocentriques et orientalistes de représenter l’Orient et ses peuples, dans Culture et impérialisme, les outils théoriques et méthodologiques centrés sur l’analyse du discours, et ceux centrés sur la carrière, semblent recodés dans le cadre d’une conception matérialiste de la culture, comme on le voit de l’utilisation d’un lexique assez spécifique et des références à certains auteurs et certains textes. Néanmoins, le phénomène qui demeure au centre de cette nouvelle perspective de Saïd est constitué par les représentations les plus significatives d’une collectivité marquée géographiquement et historiquement. Ces représentations sont très importantes car elles orientent la société qui les a mises en place, traversant toute couche et tout domaine dont cette société se compose. Les mécanismes de formation du consensus envers la mission impériale ne devient intelligibles qu’à partir de cette circulation répandue d’expressions à la fois symboliques et politiques, à savoir les structures d’attitude et de référence qui passent par les romans et par les différentes formes culturelles explorées par Saïd. De la sorte, hégémonie et consensus, en tant qu’objet d’investigation historique, résultent fort rattachés aux formes narratives qui les véhiculent et les répandent de manière transversale, discontinue et contingente sur les surfaces « dures » de l’existence, c’est-à-dire dans l’immanence concrète de la politique, de la religion et de l’économie, là d’où tout texte prend sa source – c’est justement à ce propos que Saïd parle de dimension séculière ou mondaine. Les références au contexte impérial, qui émergent des narrations mettent dans un cadre historique la situation générale d’une époque, en spécifiant de quelle façon, à travers différentes modulations, la perception du rapport avec les colonies n’a été guère remise en cause. Au fond, la véritable question épistémologique, historiographique et politique était de comprendre comment à l’époque des grands empires coloniaux, les écrivains et leur public, bien que influencés par des systèmes spécifiques de représentation sociale, négociassent un ensemble de signifiés qui assurait un consensus très large à la rhétorique impériale de la mission civilisatrice. Dans les narrations, de fait, on trouve sédimentés des processus interprétatifs (le plus souvent présupposés, de façon irréfléchie, selon le point de vue de beaucoup de lecteurs) qu’il faut remettre au jour par le repérage de références précises à la topographie impériale et aux attitudes bien enracinées dans les métropoles d’Europe. Par conséquent, on ne peut pas considérer les narrations comme de simples données esthétiques, mais comme la principale clef d’accès à la dimension politique. Elles constituent une sorte de miroir en mesure de capturer une époque à l’intérieur d’un horizon historique large et hétérogène à travers des transactions symboliques. Par là, on voit de quelle manière une représentation se dissémine, passant métaphoriquement de un domaine à l’autre, en consolidant ainsi sa propre capacité de référence et de diffusion. Cela, (je m’en occuperai plus tard), ouvre le champ à la possibilité d’une réécriture stratégique d’un tel matériel culturel par de nouvelles pratiques qui concernent les subjectivités « émergentes ». J’ai cherché, c’est pour cette série de raisons, de remarquer dans mon travail que les narrations analysées par Saïd peuvent justement être appelées « historiques », à savoir par leurs disposition général à reconduire une dimension historiquement « dense » – le rapport entre culture (les narrations) et impérialisme – au niveau des interrogations critiques et politiques invoquées par le présent.

À cet égard, d’un point de vue méthodologique, j’ai tenté d’interroger comment la recherche des structures d’attitude et de référence se rejoignent dans une pratique interprétative plus générale appelée par Saïd « lecture en contrepoint ». Par là, Saïd désigne une stratégie de lecture visant à montrer de quelle manière une narration peut dévoiler des nœuds structurels avec une autre, le plus souvent souterraine et muette, mais qui de fait va éclairer la première en réciprocité. J’ai essayé de repérer, au fil des différents chapitres de Culture et impérialisme, trois diverses modalités de lecture en contrepoint : premièrement la lecture en contrepoint porte sur les structures d’attitude et de référence impérialistes présentes dans les produits de la culture métropolitaine européenne. Ainsi on trouve des références au monde des colonies, parfois à peine esquissées, mais qui jouent également un rôle important dans l’affirmation de la vision idéologique impériale. Deuxièmement, une fois que la narration propre à l’impérialisme européen a été vérifiée, il faut s’occuper de la fondamentale opposition des natifs qui travaille la narration elle-même dans la mesure où le contrepoint à la vision impérialiste dénonce, les stratégies d’appropriation, de conquête et de défense de l’empire, en dégageant le champ à la formation positive d’une identité collective et partagée qui se traduit dans les instances d’émancipation politique auprès des diverses colonies. Enfin, troisièmement, dans le cadre qui ressort de l’indépendance politique des colonies, celui du nationalisme, il s’agit de poursuivre encore les aspirations à une libération qui déborde l’indépendance nationale et se renverse ainsi, de façon répandue, dans le champ social. En partant de la constatation que plusieurs régimes autoritaires qui on suivi la domination européenne n’ont guère été en mesure de mettre un terme aux problèmes et aux violences qui ont vivement secoué ses populations, par conséquent, il faut souligner en contrepoint, comment dans les narrations du nationalisme, autrefois progressives, émergent des visions alternatives du politique et du social qui refusent une identité nationale conçue de manière essentialiste à bénéfice des élites bourgeoises nationalistes. Dans un contexte historiquement et politiquement actuel, où se sont multipliés exils personnels, déplacements forcés de peuples entiers et migrations vers les métropoles occidentales, une lecture en contrepoint pointera sur les dynamiques par lesquelles une identité monolithique est façonnée sans cesse par des pressions qui remettent en cause tout dogme et tout axiome totalisant. Cela exige alors une réélaboration de son propre horizon de valeurs et de ses propres formes de représentation qui ouvrent ainsi un espace de signification aux « pratiques émergentes » produites par des subjectivités historiquement décentrées qui aspirent à être reconnues.

Donc, il arrive que la lecture en contrepoint renvoie à une série des structures d’attitudes et de références diversifiées en fonction de la narration que l’élément contrepointiste vise à supplémenter. Le roman, selon Saïd, reste l’objet esthétique par excellence dans l’époque de la plus grande expansion de l’impérialisme. Pour cette raison, Saïd commence son analyse en contrepoint à partir du roman européen en explorant comment la question géographique de l’espace trouble le tranquille et pacifié déploiement temporel des romans victoriens grâce à une perception en parallèle des narrations de l’historie métropolitaine et de celles autres contre lesquelles (et avec lesquelles) le discours dominant s’exerce.

J’ai vérifié alors tous les nœuds dont on a parlé auparavant de façon générale en les situant à l’intérieur des analyses particulières élaborées par Saïd dans Culture et impérialisme, notamment celles de Mansfield Park de Jane Austen, Kim de Rudyard Kipling, de l’Aida de Giuseppe Verdi, de plusieurs ouvrages de Albert Camus, pour finir avec Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad. De cette façon, j’ai cherché à éclairer, par rapport à la première modalité de lecture en contrepoint, de quelle façon, selon Saïd, les formes culturelles de la représentation européenne visent à effacer la brutalité de l’occupation et de l’exploitation des colonisateurs en proposant même des justifications fondées sur une certaine supériorité que les Européens se confèrent en autorisant leur mission civilisatrice. Toutefois, selon Saïd, il n’est pas suffisant que la critique culturelle repère les structures d’attitude et de référence rattachées à une certaine variété de stratégies narratives européennes avec tous les positionnements et les processus d’identification concernant les lecteurs européens mêmes. Il demeure que de cette manière on ne peut pas sortir de l’univers de discours et des formes de la représentation à la fois européenne et impériale, même dans le cas de Conrad, où la vision de l’impérialisme dévoile son ambigüité et ses aspects tramés de folie et de barbarie. Il arrive juste à ce moment que Saïd accueille dans sa perspective de recherche les critiques à Orientalisme qui lui reprochent d’avoir négligé le point de vue des natifs et, par conséquent, leurs efforts de résistance. Sous cet angle, les modalités et les causes de l’affirmation de la domination impérialiste demandent l’introduction de un point de vue « autre », débordant la recherche autant des structures d’attitude et de référence que des procédures de légitimation de l’exploitation impériale. Ainsi, la perspective de Saïd se recentre à partir de la question de la résistance afin de comprendre de façon non unidirectionnelle les rapports de pouvoir qui passent à travers le contexte impérial. Saïd fait alors référence à une phase de résistance « primaire » se déployant en tant que lutte armée contre les colonisateurs afin de montrer de quelle façon on passe à une phase successive de résistance appelée « secondaire », ou idéologique, où se multiplient les promesses « ultra-mondaines » faites par leaders politiques, personnalités religieuses et intellectuelles, promesses liées au refus de la religion, de coutumes et des habitudes imposées par les colonisateurs. Ces promesses ont formé une opposition radicale d’où ont découlé plusieurs réactions à la fois extrêmes et violentes aux humiliations infligées par le colonialisme. Dans ce cadre, Saïd ne manque pas de remarquer que l’espace géographique se confirme être une surface d’émergence des nouvelles stratégies de pouvoir et, parallèlement, de nouvelles modalités de représentation. C’est juste à travers le souvenir de la privation des territoires peuplés auparavant par les natifs qu’il a fallu partir pour construire une narration historique en mesure de soutenir la lutte de ceux qui s’opposaient au colonialisme. Sans une « remémoration commune » de celle violence-là il aurait été impossible de structurer la mémoire historique et déclencher les processus de solidification identitaire en fonction des luttes pour la décolonisation. Par conséquent, la reconquête de son propre territoire est un passage fondamental pour exercer le pouvoir de donner un nom à chaque lieu. Ce pouvoir déborde l’organisation institutionnelle en créant un sentiment d’appartenance à la même nation vivement partagé : c’est par là que le « nationalisme » prend sa source. Toutefois, au moins dans la première phase de la décolonisation, les stratégies narratives employées afin de consolider ce nouveau sujet collectif se sont focalisées sur les thèmes essentialistes du nativisme, d’une origine qui veut se présenter à la foi pure et primitive (tandis qu’elle se dévoile au contraire inventée politiquement et rhétoriquement comme telle par les exigences immédiates de l’indépendance) et qui néanmoins reste la seule condition d’accès à l’identité de la nation. Ces stratégies – rappelle Saïd – donneraient lieu à des représentations démagogiques, autrement dit, à une narration (ou à une réalité) des natifs qui échappe aux contraintes du temps et du monde. La « négritude » de Senghor, le mouvement rastafari avec la promesse de retour en Afrique et d’autres narrations de la décolonisation partageaient en effet avec les procédures des représentations impériales, auxquelles elles s’opposaient, une référence commune aux essences sans histoire. Cet imaginaire à joué sans doute un rôle très important à l’avantage des différents régimes autoritaires et des élites nationalistes bourgeoises qui se sont affirmés au débuts des processus de décolonisation, mais un tel imaginaire aurait tristement chargé le futur de guerres intertribales, de génocides et de toute sorte de rivalités. C’est justement à ce moment que Saïd va critiquer les nationalismes : bien qu’il ne cesse jamais de remarquer leur utilité immédiate pour la libération, cela n’est pas suffisant pour une figure comme lui, toujours dévouée aux exigences politiques du présent, aux instances de changement, notamment à l’égard des besoins de ceux qui restent marginalisés par les équilibres sociaux et économiques rejointes à l’intérieur du cadre national.

C’est à partir de ces instances soulevées par une telle marginalité, interne à la nation, que va se profiler la troisième modalité de lecture en contrepoint, une histoire alternative appelée par Saïd « libération » qui travaille de l’intérieur les représentations identitaires du nationalisme. De cette façon, Saïd affirme qu’une véritable libération demande un développement de la conscience sociale qui repousse les limites de l’horizon nationaliste. Par ce passage il s’agit de revenir sur le thème de la résistance, en le recentrant comme contrepoint à la fois politique et culturel au nationalisme nativiste. Cette nouvelle perspective a modifié les stratégies narratives qui cherchaient à réécrire les thèmes et les expériences propres de la production culturelle de l’impérialisme afin de rendre aux natifs le droit de raconter et de revendiquer leur propre territoire. Ces réécritures ne restituent plus une essence nativiste monolithique mais, au contraire, permettent l’émergence des subjectivités, des pratiques et des expériences « liminales » en mesure de représenter, de façon non coercitive, la marginalité déplacée qui ne peut plus être contenue ni dans les vieux stéréotypes impériaux (encore en circulation dans les métropoles occidentales) ni dans les narrations nationalistes, insensibles aux lacérations ressenties par des portions assez larges de la population. Telles stratégies de réécriture correspondent à ce qui est appelé le « writing back ».

Dans ce cadre nouveau Saïd focalise son attention sur un topos narratif particulier appelé « voyage à l’intérieur » car il dévoile carrément la dislocation de l’identité découlant de l’expérience coloniale lorsqu’on la présent soit de manière ironique et provocatrice, par exemple dans les ouvrages de Salman Rushdie, soit par un intense élan dramatique comme dans les « voyages-recherche » de The River Between de Ngugi wa Thiong’o, ou de Saison de la migration vers le nord de Tayeb Salih. Par l’analyse de ces romans Saïd montre de quelle façon la narration devient l’outil privilégié afin de moduler la ré-énonciation de son propre passé autant que la construction de sa propre identité dans le présent. Tout cela se déroule au fil d’un parcours difficile de réinterprétation qui porte enfin à changer sa perspective en l’orientant à refuser toute division binaire qui bloque la différence et fixe l’altérité en tant qu’entité étrangère et hostile contre laquelle il faut, par contre, polariser sa propre violente agressivité identitaire. La narration de la libération vise, au contraire, à accepter et à reconnaître son propre passé hybride tramé d’exploitation et de déplacement afin de le transformer activement selon les instances de reconnaissance qui demeurent dans le monde postcolonial.

J’ai essayé de relever comment le topos du « voyage intérieur » représente d’une certaine manière un important point de suture méthodologique entre des narrations littéraires (Rushdie, Ngugi, Salih, etc.) et des narrations strictement historiques dont Saïd s’occupe juste après. Il s’agit de deux couples de textes, le premier se compose Des Jacobins noirs de C.L.R. James et de The Arab Awakening de George Antonius alors que le deuxième présente A Rule of Property for Bengal de Ranajit Guha et The Myth of the Lazy Native de S.H. Alatas. Ces textes font référence à des situations très différentes, aussi bien géopolitiquement que chronologiquement ; néanmoins ils s’imbriquent dans les narrations littéraires dont Saïd a parlé car ils partagent le même effort pour faire émerger une réalité indigène effacée par l’Europe et homogénéisée par les nationalismes en fonction de leurs tâches politiques. De cette façon, j’ai souligné les continuités et les convergences qui, en vertu du topos du « voyage intérieur », dévoilent la narration littéraire et la narration historique dans la perspective de Saïd.

J’ai arrêté mon attention sur l’analyse saïdienne du texte de Guha afin d’explorer comment, même dans Culture et impérialisme, la question de la résistance et le topos du « voyage intérieur » résultent rattachés au thème de la carrière autant qu’au positionnement éthique et politique de l’intellectuel. J’ai donc essayé d’observer comment cette lecture de Saïd porte encore une fois sur le lien entre la pratique historiographique et les stratégies intellectuelles qui marquent le profil de Guha dans l’horizon culturel de l’Inde, pays ainsi divisé entre continuité et discontinuité par rapport à son passé colonial. Par là, en outre, j’ai cherché à souligner comment questions d’ordre épistémologique ou historiographique montrent une certain interdépendance avec l’instance à la fois éthique et politique de rédiger l’ « inventaire » des traces dont Gramsci a parlé. J’ai alors conclu que, même dans Culture et impérialisme, il reste une question capitale qui déborde la perspective historiographique se proposant de récupérer dans l’histoire coloniale la voix des natifs condamnée au silence. Il faut ultérieurement s’interroger à propos des faiblesses des sociétés indigènes qui l’ont rendue longtemps si vulnérable par rapport soit aux colonisateurs européens soit aux élites bourgeoises autochtones. C’est dans ce cadre que l’effort de Saïd tente à articuler les textes du « voyage intérieur » – c’est-à-dire, vers les masses exclues de toute conquête sociale et politique arrivée par l’indépendance – aux attitudes épistémologiques et éthiques générales imbriquées dans le positionnement politique de l’intellectuel.

De cette façon j’ai remarqué préalablement comment cette articulation est recodée par Saïd à travers un lexique marxiste en faisant tourner beaucoup de questions autour du thème de la conscience soit lorsque les processus de libération sont interprétés en tant que « transformation de la conscience sociale » soit lorsque la conscience de l’intellectuel semble façonnée par un travail d’élaboration critique qui dramatise la complète altérité de la domination coloniale autant que celle de la propre et immédiate affiliation de classe. C’est justement ce travail d’élaboration critique qui a produit enfin la même instance pour raconter l’histoire des opprimés. La troisième modalité de lecture en contrepoint, celle de la libération, doit alors rendre nécessairement compte de l’interaction fondamentale des deux moments. D’une façon du reste pareille à Orientalisme, la représentation ne peut être conçue qu’à travers un diagramme technoéthique complexe postposant la mise en texte à toute une série de passages (décentrés et hétérogènes) de nature pratique et morale qui concernent la structuration de la subjectivité éthique et qui se mettent en rapport avec une altérité à représenter. Si on peut concevoir une telle représentation comme témoignage, ou trace, de cette rencontre avec l’altérité, il faudra alors voir les modalités de narration historique liées à la libération en tant qu’issue d’un positionnement éthique et politique avec toutes ses techniques, ses stratégies qui vont opérer au niveau de la conscience de l’intellectuel. J’ai donc conclu qu’on présuppose, dans la narration historique de la libération, une « double implication de la conscience » (et de ses transformations). D’une part, une telle implication concerne la transformation de la conscience collective et, de l’autre, celle de la conscience de l’intellectuel qui met en place une pratique historiographique qui tentant de se lier de quelque façon avec les subalternes. Par conséquent, c’est d’une telle manière qu’il faut revenir aux structures d’attitude et de référence propres de ce modèle de lecture en contrepoint, c’est-à-dire celui des contre-narrations de la libération. Bref, il s’agit de repérer quels processus de structuration éthique et politique sont impliqués dans cette nouvelle perspective de recherche depuis les transformations géopolitiques qui ont eu lieu après la décolonisation.

À ce propos j’ai cherché à explorer cette double implication de la conscience dans les pages où Saïd s’occupe de Frantz Fanon, pour revenir ensuite, encore un fois, au cas de Guha. J’ai noté auparavant que le cadre théorique où se situe la perspective saïdienne vise à fondre le lexique marxiste, notamment par la médiation de Gramsci et Lukàcs avec la constellation théorique du commencement et de la volonté, déjà rencontrée dans Beginnings. Tout cela, afin de répondre aux questions du changement historique et de la transformation de la conscience de l’intellectuel. J’ai essayé de montrer que les reconstructions de Saïd à l’égard de Fanon prennent leur source d’une situation que j’ai appelée « un régime multilatéral de séparations » d’où se déclencheraient soit la révolte populaire du côté des masses, soit la dramatisation narrative qui va positionner la conscience de l’intellectuel. Cette interaction donne lieu aux dynamiques de la libération. À travers la prise en charge des séparations dramatiques qui résultent de l’indépendance nationale, la libération dévoile tout son effet politique d’une part, en déconstruisant les identités particulaires et, de l’autre part, en remplaçant ces narrations identitaires avec des narrations de « connexion » entre les éléments différentiels marginalisés par le cadre nationaliste. Ce processus de ré-articulations reste, selon Saïd, infini car il n’aboutit jamais à une identité stable.

En revenant à Guha, j’ai cherché de montrer de quelle façon Saïd s’occupe d’un parcours de subjectivation alternatif par rapport à Fanon, où il n’y a aucune révolte populaire dramatique et violente (au moins par rapport à la biographie personnelle de Guha et non à l’histoire de l’Inde tout court). À travers la formation de Guha comme intellectuel, Saïd essaye d’éclairer comment l’élaboration critique de sa propre conscience apparaît produite par l’histoire. Par là on voit encore l’influence de l’inventaire gramscien des traces dans la mesure où ces traces laissées par l’histoire sur la subjectivité de Guha, l’amènent de façon critique à se déprendre de lui-même car son affiliation de départ montre une évidente continuité avec le pouvoir que le Royaume-Uni à exercé en l’Inde. Cette situation complexe implique une dynamique des séparations dans la mesure où Guha décrit de façon rétrospective son appartenance sociale de départ en fonction d’une séparation de la culture indigène des masses rurales. Cette appartenance, dont il se serait détaché à travers l’élaboration critique, avait été mise en place par un processus éducatif enraciné dans la bureaucratie coloniale crée par les Anglais afin de gouverner à leur avantage sur les territoires et les populations du subcontinent. Toutefois, comme Saïd observe, en grandissant et en procédant avec ses études le jeune Guha découvre une contradiction entre les idéaux révolutionnaires et antiféodaux de Philip Francis et les aspects plus visiblement semi-féodaux du Permanent Settlement, dont les effets auraient marqué directement l’appartenance sociale de Guha en tant que bénéficiaire d’une reforme agraire tellement ancienne et durable. Le véritable choix de Guha porte alors ou bien sur le soutien aux masses populaires, ou, au contraire, sur la défense de sa propre appartenance à cette bourgeoisie dont les richesses étaient dérivées de la privation des droits des natifs à posséder leurs terrains. Face à la séparation mise en place par les Anglais, et continuée partiellement depuis l’indépendance nationale, le moment éthique qui marque la formation de l’intellectuel séculier de Guha s’explique en opposant un acte de séparation et de détachement qui concerne en premier lieu justement soi-même et l’identité propre.

Dans la dernière partie de ce chapitre j’ai essayé d’interroger les rapports entre pratique culturelle et résistance qui configurent la formation de l’intellectuel séculier. Pour autant, j’ai examiné le dernier texte de Saïd en m’efforçant d’éclairer le paradoxe de la référence à la tradition de l’humanisme bourgeois et européen. Face à la critique de l’humanisme en tant que perspective au fond alignée à l’eurocentrisme impérialiste plutôt qu’aux instances de libération réclamées par l’intellectuel séculier, en explorant les conférences qui composent Humanisme et démocratie, j’ai souligné qu’il y a des relations en mesure de recentrer le profil de l’intellectuel séculier à l’intérieur de la tradition humaniste. En focalisant l’attention sur les rapports entre réception philologique et résistance politique, sur la tension entre le facteur esthétique et le nationalisme, sur la dialectique entre appartenance et détachement, j’ai cherché premièrement de reconduire tout cela dans le cadre théorique, éthique et politique remontant soit à Orientalisme qu’à Beginnings. Ensuite, j’ai tenté de soutenir que la pratique humaniste porte sur un ensemble de « techniques troublantes » qui accueillent et multiplient la demande de représentativité enracinée dans le champ social en soulignant comment une telle demande engendre des crises dans le processus de signification narrative. Ces crises se passent parce que la reproduction des symboles de l’activité nationale est mise en place, toujours et en permanence, par des sujets différents qui contribuent de manières multiples et à travers de nouveaux éléments de culture à cette intégration marginale d’individus qui rend compte du mouvement fondamental de la vie de la nation postcoloniale. La pratique humaniste se propose ainsi d’ouvrir un espace de signification aux pratiques émergentes engendrées par des subjectivités historiquement et socialement décentrées. Si une telle imbrication entre engagement et politique peut apparaître superficielle, Saïd va préciser la question en soutenant que le noyau pratique rattaché à ce besoin de résistance qui traverse son idée de pratique humaniste est, au fond, la réception philologique.

J’ai donc rappelé comment selon Saïd l’attitude philologique d’un côté fait référence à Vico en s’efforçant à démontrer que tout artefact culturel reste un produit du processus historique et de l’autre côté présuppose un régime des pratiques performant la subjectivité de l’humaniste de façon très singulière. Le besoin de comprendre un texte qui remonte à un lieu et à une époque parfois assez lointains exige en fait une pratique qui, en s’efforçant annuler la distance entre une époque et l’autre ou entre un sujet et un autre sujet, relativise finalement son propre point de vue autant que sa propre appartenance culturelle. L’attitude éthique et politique mise en acte par la réitération de ces pratiques de réception pousse l’humanisme européen au-delà de soi-même mais en vertu d’un noyau pratique qui, inversement, demeure au fond de lui-même. Considérer Erich Auerbach ou des figures comme Ernst Curtius ou Leo Spitzer comme des modèles de conscience critique devient possible justement à travers ces rapports de nature pratique et morale, à savoir dans la mesure où le noyau technoéthique de la réception philologique produit une attitude qui entraîne le détachement de ses propres affiliations et, en même temps, ouvre la perspective de l’humaniste à la compréhension de l’autre.

À l’intérieur de ce cadre technoéthique il faut remarquer comment même la vieille notion goethéenne de Weltliteratur témoigne d’un effort à la fois critique et éthique qui s’oppose aux rivalités des cultures nationales particulières, en contribuant ainsi à montrer que la même pratique philologique peut fournir une sorte d’antidote contre l’enracinement stricte et exclusiviste à ses propres traditions. C’est pour cette raison qu’en intensifiant la valence performative implicite dans l’idée de Weltliteratur on peut quand même transcender ses prémisses eurocentriques. Selon Saïd, la Weltliteratur peut libérer toute sa force idéelle seulement si elle se transcende en ouvrant le champ à de nouvelles expériences linguistiques et littéraires qui demandent d’être mises en valeur par le même processus de comparaison globale qui demeure au cœur des pratiques interprétatives de la philologie et des études des littératures comparées. Le sens politique qu’on peut tirer de cette relativisation des appartenances monolithiques et dualistes liées à une idée exclusiviste du « nous » devient alors bien éclairé.

Dans cette dimension tout à fait politique le travail du philologue explicite l’impossibilité à se référer seulement au passé qui concerne la seule tradition propre. C’est justement à ce moment que la pratique humaniste joue son contrepoint à partir des besoins du présent, ou comme l’affirme le même Saïd, en explorant « les zones de silence, l’univers de la mémoire, celui de ces groupes humaines en errance qui ont du mal à survivre, les lieux de l’exclusion et de ce qu’on ne montre pas, bref, le genre de témoignage qui ne fait jamais l’objet de reportages ».

Les représentations qui engagent l’humaniste tel que l’entend Saïd doivent être traversées par un esprit généalogique lié à un présent en lutte. De cette façon, il arrive qu’émerge toute une série des trames en mesure de rassembler le présent et le passé à travers des narrations historiques en contrepoint. Celles-ci en exerçant leur fonction performative sont ainsi en mesure de produire de nouvelles subjectivités critiques qui peuvent négocier de manière autonome les limites et les règles de leur propre espace politique et culturel. De façon différente par rapport à des figures comme Auerbach, Spitzer, Curtius, etc., ou mieux, en radicalisant l’exercice de leur pratique philologique, l’humaniste de Saïd s’occupe de représentations qu’il faut reconstruire à l’intérieur d’un horizon mondain et politique tramé de luttes et de rapports de force. Face à toutes ces batailles l’agenda de l’intellectuel saïdien marquera un ordre de priorités à l’avantage des subjectivités et des groupes sociaux dont l’existence est menacée ou niée de façon brutale. Dans ce contexte, il arrive alors que réception et résistance se confirment comme les actes fondamentaux d’une même pratique propre de la particulière subjectivité éthique et politique de l’humaniste saïdien.