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Références

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Sylvie Thénault

L’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne

résumé

C’est dans le versant policier de la guerre que s’inscrivit le recours à l’internement. Il apparaissait comme un des moyens de neutraliser ces ennemis qu’étaient les nationalistes algériens et leurs sympathisants.A l’époque, les camps d’internement n’étaient pas désignés comme tels par les pouvoirs publics. Ils étaient appelés centres de détention administrative (CDA) en Algérie, et, en France, centres d’assignation à résidence surveillée (CARS).

à propos

Cet article est la réédition en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur, de l’introduction du numéro "L’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne" de la revue Matériaux pour l’histoire de notre temps No.92, octobre-décembre 2008, dirigé par SYLVIE THÉNAULT.

L’internement en France pendant la guerre d’indépendance algérienne

L’existence de camps d’internement en France et en Algérie, pendant la guerre d’indépendance, est liée à la nature particulière du combat mené par les nationalistes algériens, qui déployèrent leur action en dehors du terrain traditionnel de l’affrontement militaire. En Algérie, les maquis et cellules terroristes étaient soutenus par des réseaux logistiques de collecte de fonds, de ravitaillement et de propagande. En France, les attentats, la collecte et l’acheminement de fonds au profit du Front de libération nationale (FLN) nécessitaient également l’organisation de structures logistiques clandestines. La réponse des forces de l’ordre françaises — armée, police ou gendarmerie — releva alors très largement d’une activité de démantèlement de réseaux constitués, fondée sur l’arrestation de simples ‘‘suspects’’, leur interrogatoire, leur fichage et leur détention. Cette dernière pouvait être judiciaire, en prison, après signature d’un mandat de dépôt par un juge d’instruction ou condamnation par un tribunal, ou bien administrative, dans un camp, sur décision du gouverneur général en Algérie et du ministère de l’Intérieur en France. C’est donc dans le versant policier de la guerre que s’inscrivit le recours à l’internement. Il apparaissait comme un des moyens de neutraliser ces ennemis qu’étaient les nationalistes algériens — ceux du FLN comme de son concurrent le MNA (Mouvement national algérien), d’ailleurs — et leurs sympathisants.

Les camps, résultat de législations d’exception spécifiques…

A l’époque, les camps d’internement n’étaient pas désignés comme tels par les pouvoirs publics. Ils étaient appelés centres de détention administrative (CDA) en Algérie, et, en France, centres d’assignation à résidence surveillée (CARS). Leur existence résultait de la législation d’exception élaborée pour encadrer le conflit. La loi d’état d’urgence, votée le 3 avril 1955 et progressivement appliquée à l’Algérie, autorisait en effet l’assignation à résidence de toute personne « dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », tout en interdisant, à la suite d’un amendement parlementaire, la création de camps ; cette interdiction fut cependant rapidement bafouée, les premiers camps algériens ouvrant dès le mois de mai 1955. Après l’abrogation de l’état d’urgence, les pouvoirs spéciaux accordés au gouvernement de Guy Mollet pour agir en Algérie, le 16 mars 1956, lui permirent de reconduire l’assignation à résidence. Un des décrets qu’il signa, en outre, légalisait l’existence de camps : « L’autorité responsable du maintien de l’ordre prendra toutes dispositions pour assurer la subsistance et l’hébergement des personnes astreintes à résidence » [1].

Les pouvoirs spéciaux furent ensuite reconduits par l’Assemblée Nationale à chaque changement de gouvernement, et c’est au moment de leur vote au bénéfice du successeur de Guy Mollet, Maurice Bourgès-Maunoury, en juillet 1957, qu’ils furent étendus à la métropole. L’assignation à résidence, se traduisant par l’internement dans un camp, devenait donc possible sur la rive nord de la Méditerranée. Lors de la discussion parlementaire, des députés de profession juridique, de tous bords politiques, tant Jacques Isorni que Roland Dumas, s’élevèrent contre l’arbitraire de la mesure. En réponse, Jean-Gilbert Jules, ministre de l’Intérieur, leur concéda la nécessité d’une sanction judiciaire préalable : l’internement ne pouvait être pratiqué aussi largement qu’en Algérie. La loi du 26 juillet 1957 prévoyait ainsi que, dans l’Hexagone, seuls des condamnés, pour toute une série d’infractions en rapport avec le terrorisme, pouvaient être internés, à l’expiration de leur peine purgée en prison. Contournant l’obstacle dans l’attente d’une législation plus favorable à leurs besoins répressifs, les pouvoirs publics usèrent alors de subterfuges pour envoyer dans les camps d’Algérie des militants nationalistes repérés en France. C’est ainsi que des Algériens qui vivaient en France et demandaient à rentrer en Algérie le temps de leurs congés payés virent apposer une mention spéciale sur leur autorisation de voyage, provoquant leur arrestation à leur arrivée et leur assignation à résidence dans un camp ; d’autres furent l’objet de mandats d’amener de la part de juges d’instruction d’Algérie, qui rendaient ensuite un non-lieu une fois que les ‘‘suspects’’ avaient été transférés de France, les rendant ainsi disponibles pour une assignation à résidence dans un camp. Finalement, il fallut un texte contournant la discussion parlementaire pour que l’internement devienne possible, en métropole, sur un motif vague laissant toute latitude aux autorités. Le 7 octobre 1958, une ordonnance permit ainsi au ministre de l’Intérieur d’interner « les personnes dangereuses pour la sécurité publique en raison de l’aide matérielle, directe ou indirecte, qu’elles apportent aux rebelles des départements algériens ».

Cette ordonnance s’inscrivait dans un triple contexte, puisant dans des durées plus ou moins éloignées de cet automne 1958 : l’aboutissement de revendications policières formulées de longue date, y compris avant la guerre d’indépendance des Algériens [2] ; la tentative, par le FLN, d’ouvrir un ‘‘second front’’ en France, pendant l’été 1958 [3] ; la volonté, pour le nouveau pouvoir gaulliste, d’en finir avec les moyens compliqués, lourds et à la limite de la légalité employés jusque-là pour transférer et faire interner en Algérie les ‘‘suspects’’ de métropole [4]. Le recours à l’internement désormais facilité, les camps se multiplièrent. Celui de Vadenay, situé dans l’enceinte du camp militaire de Mourmelon, fut mis en place en décembre 1957, puis, en avril 1958, celui de Saint-Maurice l’Ardoise. Le camp de Thol, situé sur la commune de Neuville-sur-Ain, dont le nom sert aussi parfois à le désigner, entra en service en décembre 1958, et celui du Larzac en avril 1959 [5]. Ils offraient une capacité totale atteignant les 6000 places : 500 à Vadenay, un millier à Thol et à Saint-Maurice l’Ardoise, 3000 au Larzac.

… qui créent des circuits répressifs complexes

Ni la loi de 1957, ni l’ordonnance de 1958 ne posaient de condition de sexe ou de statut aux personnes visées. En théorie, l’internement aurait pu s’appliquer à des femmes et des Français pleinement citoyens, non ‘‘musulmans’’ — au contraire des Algériens qui, tout en étant juridiquement Français, restaient soumis à un statut personnel local et ne bénéficiaient pas, avant juin 1958, d’une pleine citoyenneté. En réalité, seuls des Algériens furent internés en France, alors même que les ‘‘porteurs de valise’’ , par exemple, entraient bien dans le champ de la catégorie des personnes « dangereuses pour la sécurité et l’ordre publics » définie dans l’ordonnance de 1958.

Concrètement, le circuit répressif suivi par un Algérien arrêté en France pouvait prendre des cheminements complexes. Comme le montre Emmanuel Blanchard dans son article, le parcours le plus simple le conduisait des locaux de police, où il avait été amené lors de son arrestation, vers d’autres lieux de détention policière appelés ‘‘centres de triage’’. Il pouvait y rester, en théorie, suivant la réglementation, jusqu’à 15 jours, en vertu d’un arrêté d’assignation à résidence signé par le préfet du département. Ce n’est qu’ensuite, à l’issue de l’expiration du délai de 15 jours de l’arrêté préfectoral, que l’individu arrêté pouvait être dirigé vers un camp d’assignation à résidence, en vertu cette fois d’un arrêté signé par le ministère de l’Intérieur, et pour une durée indéterminée. Si le ‘‘suspect’’ avait été remis à la justice après son arrestation, il pouvait encore être interné une fois libéré par cette dernière (qu’il ait purgé sa peine, qu’il ait bénéficié d’un non-lieu, d’une relaxe ou d’une peine avec sursis) ; en région parisienne, il pouvait être détenu à Vincennes, qui constituait un centre de détention de nature tout à fait particulière, avant d’être envoyé dans l’un des quatre camps de province. A toutes ces combinaisons s’ajoutait aussi la possibilité d’être détenu un temps par la police sans aucune couverture juridique, ainsi que celle d’être renvoyé en Algérie, à tous les stades : après l’arrestation, après la décision de libération rendue par la justice, pendant ou après l’internement… Autant de parcours complexes que l’étude de cas précis, individuels, permet d’éclaircir : Bassirou Barry, dans sa contribution à ce numéro, souligne ainsi l’apport des archives de Jean-Jaques de Félice, déposées à la BDIC, pour la connaissance précise des circuits répressifs subis pendant cette période par les Algériens vivant en France.

Le fait de passer devant la justice avant d’être envoyé dans un camp offrait à l’interné la chance d’entrer en contact avec un avocat qui, ensuite, en suivant son parcours, pouvait saisir les autorités de son cas, ainsi que le rapporte Jean-Jacques de Félice dans l’entretien qu’il nous a accordé en février 2008. L’avocat pouvait en effet saisir la commission de sauvegarde des droits et libertés individuelles, présidée par Maurice Patin, dont le champ de compétence couvrait toutes les atteintes aux droits de l’Homme, ou bien la commission de vérification des mesures de sécurité publique, dite aussi ‘‘commission Viatte’’, du nom de son président, habilitée à recevoir tous les recours gracieux déposés par des internés. Cependant, privées de pouvoir de décision, ces deux instances ne pouvaient guère qu’intercéder auprès des pouvoirs publics en faveur des recours dont elles étaient saisies ; elles contribuèrent avant tout à canaliser les réclamations [6].

D’Algérie en métropole, ou en métropole comme en Algérie ?

Ces circuits répressifs n’étaient pas inédits. Ils ressemblaient à ceux qui avaient été élaborés en Algérie. Là-bas, avant d’arriver éventuellement dans des camps dits ‘‘centres d’hébergement’’, destinés à un internement sans durée prédéterminée, à l’identique des CARS de métropole, les personnes arrêtées par l’armée pouvaient être détenues, sous couvert d’un arrêté d’assignation à résidence, dans des ‘‘centres de tri et de transit’’, aussi appelés ‘‘centres de triage et de transit’’. Comme les locaux de police utilisés en métropole, ces lieux de détention militaire, légalisés en 1957, étaient des lieux d’interrogatoire où la durée de l’internement était théoriquement. La traduction en justice était aussi possible, sans compter les aléas des arrestations et des détentions secrètes, propices à la pratique de la torture, aux exécutions sommaires et aux disparitions.

Dans un contexte historiographique où l’analyse de l’appareil répressif métropolitain, et en particulier celui créé par Maurice Papon en région parisienne, repose sur l’idée selon laquelle ce dernier aurait importé d’Algérie les méthodes répressives qu’il avait eues à pratiquer lorsqu’il était en poste à Constantine [7], cette analogie interroge. Est-ce par reproduction d’un modèle algérien que la France se vit doter d’un tel appareil de détention administrative, combinant des lieux de détention provisoire, destinés à l’interrogatoire, et des lieux de détention de longue durée, pour la mise à l’écart des nationalistes et de ceux qui étaient considérés comme leurs sympathisants ? La progressivité de l’élaboration de ce système oblige à nuancer cette hypothèse. En Algérie, il fallut l’accumulation de toute une série de mesures et de décisions, depuis l’état d’urgence en 1955 jusqu’à la légalisation des ‘‘centres de tri et de transit’’ militaires en 1957, pour aboutir à l’organisation de ces lieux de détention administrative et à leur combinaison avec la répression judiciaire, qui donna naissance, in fine, à un système de répression légal spécifiquement créé en réponse à la lutte des indépendantistes et, surtout, aux formes qu’elle prenait. En métropole, la mise en place du système de détention administrative, tout en étant effectivement postérieure et plus rapide, fut elle aussi progressive, depuis la loi de 1957 jusqu’à l’ouverture du dernier camp en avril 1959, en passant par l’ordonnance de 1958 et l’organisation des ‘‘centres de triage’’. Il ne s’agissait donc pas de l’importation d’un système d’abord créé de toutes pièces, entièrement, en Algérie, avant d’être transposé tel quel au nord de la Méditerranée.

En outre, la question d’un éventuel transfert ne peut être posée de la même façon selon que l’on s’intéresse à l’échelon gouvernemental ou à celui des fonctionnaires en charge de l’encadrement des migrants et/ou de la répression du nationalisme. Ces derniers, de fait, consciemment ou non, volontairement ou non, transportaient avec eux, d’un poste à l’autre, d’Algérie en métropole, de métropole en Algérie, ou encore de colonie en colonie, un savoir-faire, des pratiques, des compétences et des représentations. [8] En revanche, les gouvernements qui, à Paris, mirent en place les législations autorisant l’assignation à résidence et prirent la décision d’ouvrir des camps d’internement, eux, ne pensaient pas les deux espaces — métropolitain et algérien — comme séparés. L’Algérie n’était pas vue comme un laboratoire d’expérimentation répressive, où aurait pu être testée l’efficacité d’un système d’arrestation et de détention susceptible d’être ensuite reproduit en France. De leur point de vue d’autorités confrontées à l’action du FLN — et dans une moindre mesure à celle du MNA —, il s’agissait de déployer un arsenal de lutte approprié, où que ce soit, en Algérie, comme en France. L’analogie des deux systèmes relève donc plus d’une configuration dans laquelle, d’une certaine façon, les mêmes causes ont produit les mêmes effets. Plus exactement, le déploiement de la lutte pour l’indépendance, en Algérie d’abord, en métropole ensuite, appelait des réponses identiques, créant un mouvement d’extension, de part et d’autre de la Méditerranée, de moyens de répression similaire dans leur nature.

L’analogie entre les systèmes répressifs algérien et métropolitain, en outre, connaît de sérieuses limites, au premier rang desquelles le fait qu’en Algérie l’armée était aux commandes, tandis qu’en France c’étaient les services de police et les gendarmes qui étaient au front. La pratique de la torture, de même, si elle exista en France, n’y prit pas la même ampleur qu’en Algérie. Les oppositions, enfin, qu’elles se situent au Parlement ou dans l’espace public, se révélèrent plus efficaces sur le terrain métropolitain : les députés y obtinrent en effet, dans un premier temps, la nécessité d’une condamnation judiciaire préalable, alors qu’ils ne purent éviter l’installation des premiers camps algériens, malgré leur interdiction inscrite dans la loi d’état d’urgence. Les écrits des anticolonialistes, que Nicolas Hubert analyse dans son article, circulaient en France malgré les saisies, et des manifestations pacifiques comme celles de l’Action civique non-violente (ACNV), décrites par Tramor Quémeneur, étaient inimaginables de l’autre côté de la Méditerranée.

La lutte contre les camps, pourtant, resta marginale. A travers l’étude de la mobilisation de l’ACNV, Tramor Quemeneur montre que, en ces temps proches encore de la fin de la Seconde Guerre mondiale, alors qu’à la découverte des camps nazis s’était ajoutée la dénonciation du goulag soviétique, cette question relevait de la morale et de l’humanisme. La dénonciation des camps pâtit-elle, par ailleurs, de l’ombre portée sur l’ensemble de la répression par la torture, cause éminente et emblématique de la dénonciation de la guerre ? Selon Nicolas Hubert, les camps ne furent pas vraiment oubliés ni rejetés au second plan au profit d’une mobilisation d’abord fondée sur la dénonciation de la torture ; ils faisaient partie du tout répressif dénoncé par les anticolonialistes, dont l’argumentaire mêlait la torture, les exécutions sommaires, les massacres, les enfermements de toutes natures ou les regroupements meurtriers de population. En fait, les camps restèrent peu visibles aux yeux des contemporains, y compris de ceux qui s’engagèrent dans la solidarité avec les nationalistes et agissaient au cœur du système répressif, comme s’en souvient Jean-Jacques de Félice. S’il connaissait leur existence, il n’eut l’occasion de se rendre qu’au Larzac, pour rendre visite à son ami et ‘‘patron’’ Mourad Oussedik, avocat dirigeant le collectif de défense du FLN, qui y fut interné en 1960.

Faire la guerre au camp

Dans la logique de réponse à une menace politique, l’assignation à résidence, se traduisant par l’internement dans un camp, fut également employée contre les activistes de l’Algérie française. Dans les jours qui suivirent la tentative de putsch conduite à Alger par les généraux Salan, Challe, Jouhaud et Zeller, le général de Gaulle usa de l’article 16 de la Constitution pour signer, le 24 avril 1961, une « décision » étendant les dispositions de l’ordonnance du 7 octobre 1958 à toute personne participant ou encourageant une quelconque « entreprise de subversion ». Les activistes de l’Algérie française étaient visés. Ils succédèrent alors aux Algériens au camp de Thol, au printemps 1961 — voir l’article d’Arthur Grosjean — puis à Saint-Maurice l’Ardoise, de janvier à juillet 1962 — voir l’article de Didier Lavrut. Leurs conditions de détention furent cependant sans comparaison : outre le fait que leur nombre même, plus réduit, rendait les conditions matérielles d’internement plus favorables, la coercition et la surveillance exercées par les autorités furent extrêmement atténuées. La possibilité, pour des internés de Saint-Maurice l’Ardoise, de s’évader en creusant un tunnel, analysée par Didier Lavrut, est révélatrice : elle pose, dit-il, « des questions autres que matérielles ». Emmanuel Blanchard, dans sa contribution, note également que la quinzaine d’activistes de l’Algérie française internés à Paris, à l’hôpital Beaujon, en octobre 1961, « bénéficiaient de conditions proches de celles des élèves gardiens de la paix internes dans le même ensemble de bâtiments », ce qui ne fut jamais le cas des Algériens qui y furent conduits.

Entre les Algériens internés et les autorités françaises, la guerre se prolongeait à l’intérieur du camp, chaque partie y reproduisant ses moyens de lutte contre l’ennemi. C’est en tout cas ce qui ressort de la consultation des archives des cabinets des préfets concernés, à partir desquelles la plupart des auteurs de ce dossier ont travaillé [9] : préfet de l’Ain pour le camp de Thol, de l’Aveyron pour celui du Larzac et du Gard pour Saint-Maurice l’Ardoise. Ces archives comprennent notamment les rapports des directeurs de camps et des agents des Renseignements

Légende : Pour la paix, non aux camps. Recto d’un tract de l’ACNV (Action civique non-violente) appelant à un rassemblement silencieux place Beauvau le 28 mai 1960 (coll. BDIC).

Généraux qui y étaient affectés, ainsi que ceux du Service d’Action Educative et Sociale (SAES) qui y était implanté. Côté français, l’action psychologique, considérée comme une arme essentielle dans cette guerre où l’appui de la population était censé faire la différence, fut mise en œuvre par des fonctionnaires issus d’un corps créé pour la reconversion, en France, des administrateurs des services civils d’Algérie : les conseillers techniques aux affaires musulmanes (CTAM). Dans son article, Arthur Grosjean montre cependant, à travers l’exemple du camp de Thol, que cette logique de prise en charge des internés par un personnel de l’Etat, dans le but de supplanter l’encadrement du FLN, se solda par un échec, autant en raison de la faiblesse des moyens investis qu’à cause du succès rencontré par les nationalistes pour organiser les hommes enfermés. La lutte contre le FLN prit alors des formes répressives plus frontales, comme en témoigne l’analyse, par Jean-Philippe Marcy, des réponses de l’administration à la résistance organisée par le FLN au Larzac : brassage et isolement des internés dans différents espaces au sein même du camp, transfert vers d’autres camps, envoi en Algérie. La gradation dans l’application de ces mesures donne à voir des autorités dépassées par la permanence d’une résistance qu’elles échouent à éradiquer, les ‘‘meneurs’’ et ‘‘irréductibles’’ étant sans cesse remplacés. L’envoi en Algérie était perçu comme une solution radicale pour éliminer les militants les plus aguerris de l’espace métropolitain. Il ne faisait pourtant que déplacer le problème, sans le résoudre : les internés transférés en Algérie poursuivaient là-bas leurs engagements, et constituaient un groupe particulièrement redouté de l’administration des camps algériens, où leur arrivée pouvait être synonyme de déclenchement d’une nouvelle vague de contestation, de revendications ou de grèves de la faim…

Du côté du FLN, l’organisation d’une résistance au sein des camps était considérée comme une double victoire. Outre qu’elle prolongeait la lutte pour l’indépendance, sous la forme d’une opposition têtue à l’autorité française, à l’intérieur même des lieux d’enfermement, elle consacrait aussi la logique du parti-Etat que voulait le FLN être et qui le poussait, écrit Linda Amiri dans ce numéro, à « contrôler, encadrer et régir la vie quotidienne de ceux qu’il considér(ait) comme ses ressortissants ». L’analyse, du point de vue du FLN, et à partir de ses documents, de la résistance des Algériens à l’intérieur des camps conduit à privilégier, d’abord et avant tout, cette dimension interne au camp algérien. Pour le Front de libération nationale, l’enjeu de la lutte au sein des camps semblait être moins de continuer à faire la guerre à la France que de mobiliser les troupes des migrants à son propre profit. L’utilisation de sources internes au FLN opère ainsi un changement de perspectives.

***

D’un point de vue historique, l’existence de camps d’internement est essentielle pour comprendre la nature même de cette guerre qui opposa la France aux Algériens en lutte pour l’accès à la souveraineté nationale, et ne se joua pas seulement sur le terrain des opérations militaires, ni sur le seul sol algérien. La recherche sur ce terrain, pourtant, est encore balbutiante, au point que le lecteur pourra trouver redondantes, au fil des articles, les indications bibliographiques qui, en notes de bas de pages, renvoient à quelques références : un article pionnier de Benjamin Stora auquel se sont ensuite ajoutés des articles de Marc Bernardot portant sur le camp du Larzac, puis les travaux récents de l’équipe constituée par les correspondants de l’Institut d’histoire du temps présent qui ont conduit, quatre ans durant, une recherche collective sur la France en guerre dans ces années 1954-1962 [10], et dont sont issus la plupart des auteurs de ce numéro de Matériaux. Se dessine ainsi, progressivement, une histoire longue de l’internement en période de conflit, en France au XXe siècle, dont la guerre d’indépendance algérienne constitue un troisième volet, après la Première et la Seconde Guerres mondiales. [11]

Sylvie THÉNAULT

NOTES

[1] Décret n°56-274 du 17 mars 1956, article 1er.

[2] Voir Emmanuel Blanchard, « Contrôler, enfermer, éloigner. La répression policière et administrative des Algériens de métropole (1946-1962) », Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault (dir.), La France en guerre, 1954-1962. Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Autrement, 2008, pp. 318-331.

[3] C’est le facteur retenu par Benjamin Stora dans « La politique des camps d’internement », in L’Histoire, n° 140, janvier 1991, article repris dans L’Algérie des Français, présentation de Charles-Robert Ageron, Paris, Seuil, 1993, pp.295-301.

[4] Maurice Patin, président de la commission de sauvegarde des droits et libertés individuelles, dénonça ces subterfuges dans un rapport remis au général de Gaulle en septembre 1958. Pour y mettre un terme, il concluait à la nécessité de rendre l’internement possible en métropole aussi facilement qu’en Algérie. Rapport conservé au Centre des Archives contemporaines de Fontainebleau sous la cote 770119 art. 14 (consultation sous dérogation).

[5] Depuis la réalisation de ce dossier, un mémoire de master a été consacré au camp de Vadenay : Emilie Bourgeat, Le combat politique mené par les militants FLN du centre d’assignation à résidence de Vadenay (1957-1962), mémoire de master « recherche » sous la direction de Guillaume Piketty, Paris, IEP, 2008.

[6] Voir Raphaëlle Branche, « La commission de sauvegarde pendant la guerre d’Algérie : chronique d’un échec annoncé », in Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n° 61, pp. 14-29, et « La seconde commission de sauvegarde des droits et libertés individuels », in Association française pour l’histoire de la justice, La justice en Algérie 1830-1962, Paris, La Documentation Française, 2005, pp. 237-246.

[7] Voir les ouvrages récents de Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’Etat et la mémoire, Paris, Tallandier, 2008, et de Linda Amiri, La bataille de France. La guerre d’Algérie en métropole, Paris, Robert Laffont, 2004.

[8] A ce sujet, voir le dossier coordonné par Françoise de Barros et Tom Charbit, La colonie rapatriée, in Politix, n° 76, 2006.

[9] C’est l’occasion de remercier ici les services d’archives départementales qui leur ont accordé des dérogations, et tout particulièrement ceux de l’Ain et de l’Aveyron, qui ont également autorisé la reproduction de documents iconographiques pour illustrer ce numéro de Matériaux.

[10] Voir Raphaëlle Branche et Sylvie Thénault (dir.), La France en guerre, 1954-1962, op. cit.

[11] Sur ces deux guerres , voir Jean-Claude Farcy, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, Paris, Anthropos, 1995, et Denis Peschanski, La France des camps. L’internement 1938-1946. Paris, Gallimard, 2002.