La vision du monde et de l’autre s’élabore dès le plus jeune âge, au cours des interactions familiales et amicales, par l’intermédiaire des médias ainsi qu’à l’école. L’éducation formelle, ou la scolarisation, au côté de l’éducation informelle (famille, médias, etc), aide l’enfant à se construire et à devenir adulte.
« L’école est un lieu où émergent les mythes et les représentations fondamentales d’une société. » [1] Un des objectifs qui lui est attribués est de faire entrer les enfants dans une culture commune et officielle. Ainsi, un programme est établi et l’enseignant doit le suivre. Les manuels scolaires « reflètent les initiatives, les grandes lignes qui viennent d’en haut, par le biais des instructions officielles et autres documents d’accompagnement des programmes » [2].
Or « les livres d’école ne sont pas ces objets banals et approximatifs qui s’effacent sans lendemain des mémoires adultes. Jouant un rôle qui dépasse la simple transmission de connaissances scolaires, ils sont des acteurs importants de la culture, et des témoins exceptionnels des valeurs, des pratiques sociales, dans leurs variations et leurs continuités historiques et géographiques. Leur étude donne des aperçus pertinents sur les idées, mais aussi les préjugés qu’une société véhicule. » [3]
Ce qui est transmis par les manuels, et plus largement par l’école, marque les enfants pour longtemps, prend place dans la construction de leur personne et a de réelles répercutions sur leur vision du monde et de l’autre.
Partant de cela, nous pouvons nous interroger sur la manière dont l’école française, par l’intermédiaire des manuels scolaires, présente l’autre. Joue-t-elle un rôle dans le développement et la persistance des préjugés sur les étrangers présents ou non sur le territoire français ? Quelle est la vision de l’autre qui ressort de ces manuels et dont les enfants vont se servir pour se construire et trouver leur place dans cette société ? Comment présente-t-elle les rencontres, les contacts avec les autres peuples, Etats, etc. ?
Nous avons étudié l’image de la personne non occidentale et des périodes de contact entre Occidentaux et non Occidentaux – nous ne traiterons ici que de ces périodes de contact - qui est véhiculée par les manuels scolaires utilisés par les collégiens. Nous avons choisi ces manuels car ils sont adressés à des adolescents et l’adolescence est une période de construction et d’affirmation de soi qui peut déboucher sur un rejet de l’autre. D’où l’intérêt de voir comment est présentée l’altérité dans les manuels.
Nous concentrerons notre étude sur les manuels d’histoire-géographie de 4ème et de 3ème, publiés entre 2002 et 2004 et mettant en application les programmes fixés pour le cycle central (5ème- 4ème) par l’arrêté du 10 janvier 1997 et pour la classe de 3ème par l’arrêté du 30 septembre 1998 [4]. Ces manuels traitent des colonisations [5] et décolonisations. Nous avons étudié séparément les décolonisations en générale et celle de l’Algérie, notre hypothèse étant que les manuels ne traiteraient pas de la même manière la décolonisation de l’Algérie et celle d’autres parties du monde, en raison de la proximité de l’évènement et de l’implication particulière de la France.
Les manuels n’offrent pas la même place à ces différents évènements. Le nombre de pages consacrées à ces derniers est révélateur de l’importance accordée à l’évènement et donne une idée de la manière dont celui-ci sera traité (superficiellement ou plus en détail). L’endroit où est situé l’étude d’un événement dans les manuels est également significatif de la manière de le concevoir.
Les manuels consacrent entre 14 et 16 pages aux « grandes découvertes » [6], entre 10 et 14 au « partage du monde » [7] et entre 8 et 10 pages à la décolonisation [8]. Il faut noter que nous trouvons des références à la décolonisation, plus ou moins développées, dans des chapitres non spécifiques à celle-ci, notamment dans ceux sur la IVème et la Vème République.
Dans les 7 manuels étudiés, la guerre d’Algérie est abordée dans différents chapitres : celui sur la décolonisation et celui sur la France après 1945. Ces différentes parties du manuel d’histoire sont séparées d’au moins 100 pages dans tous les cas [9]. Ainsi, le thème de la guerre d’Algérie est découpé et parsemé dans les manuels ce qui empêche d’avoir une vue d’ensemble de celui-ci et en minimise l’ampleur, l’importance [10].
Il nous faut remarquer que dans les manuels consacrant un dossier à la guerre d’Algérie [11], celui-ci est intégré, à une exception près (Hatier), dans le chapitre concernant la politique française après 1945, entre un cours sur la IVème République et un autre sur la Vème, et non dans le chapitre sur la décolonisation. Il en est de même pour la partie du manuel de Hachette consacrée à l’indépendance de l’Afrique française. La décolonisation de l’Algérie y est donc perçue comme un élément de la politique nationale et non internationale. Elle est incluse dans l’histoire de la France et non dans l’histoire des mouvements de libération ou dans celle du pays libéré.
Il s’agit ici d’étudier la manière dont l’histoire des « grandes découvertes », des colonisations et des décolonisations est exposée dans les manuels. Nous nous intéresserons donc à la présentation de ces phénomènes, au choix des évènements rapportés - car ce choix n’est pas neutre [12] - ainsi qu’à l’origine des documents présentés et à la place occupée par les différents acteurs.
Il ressort de nos recherches que les manuels d’histoire de collège présentent une histoire événementielle partielle et partiale. Ces deux caractéristiques sont en partie liées, la partialité découlant en partie du caractère partiel de l’histoire telle que l’expose les manuels (1). Mais la partialité résulte également des modalités de présentation : documents utilisés, place laissée aux différents acteurs et tournures grammaticales ainsi que du vocabulaire utilisés (2).
1. La partialité découlant du caractère partiel de l’histoire présentée par les manuels scolaires
L’histoire telle que présentée dans les manuels scolaires de collège est essentiellement une histoire factuelle et déshumanisée [13] : les auteurs des manuels ont tendance à présenter des successions de faits, d’évènements. Nous avons remarqué que plus l’évènement présenté est proche et douloureux pour la partie occidentale et notamment française, plus l’histoire de celui-ci se résume à une succession de faits. Il en est ainsi en particulier pour la guerre d’Algérie [14].
Si généralement ces faits sont exposés comme causes, parties du déroulement et conséquences ou bilan de tel ou tel événement historique, bien souvent les auteurs ne présentent pas toutes les causes, tous les éléments et toutes les conséquences, ou limitent l’étude d’un événement, en partie pour une raison de manque de place dans les manuels et de temps (a). Parallèlement, ils mettent en avant certains éléments (b). Ces omissions et mises en avant ont pour conséquence de légitimer les actions occidentales ou de minimiser leurs échecs (c).
a. Omission, simplification et/ou limitation de certains éléments ou évènements
Nous allons étudier successivement les omissions, simplifications et limitations dans les parties consacrées aux « grandes découvertes », à la colonisation et à la décolonisation.
α. En ce qui concerne les « grandes découvertes », les manuels véhiculent l’idée que les conquêtes furent faciles et rapides, qu’il n’y eut pas ou très peu de résistance de la part des populations colonisées ou conquises [15]. Cela ressort soit du texte de la leçon : « la conquête est rapide » (Nathan p.164), « les conquêtes sont rapides et faciles » (Hatier p.174) ou des questions liées aux documents : « Pourquoi peut-on s’étonner de la facilité de cette victoire ? » (Magnard p.125). Les manuels présentent ces conquêtes comme le combat d’un homme (Cortès ou Pizarre) accompagné de quelques centaines de soldats contre un empire, ce qui rend la victoire espagnole d’autant plus surprenante et donne l’impression qu’il n’y avait pas en face des Espagnols d’adversaires de taille, voire pas d’adversaires du tout. Les auteurs du manuel de Hachette Adoumié écrivent que « les Indiens (...) n’ont opposé que peu de résistance » [16].
On trouve dans le manuel de Nathan une question liée aux difficultés que les conquistadores ont pu rencontrer lors des conquêtes : « en vous aidant des cartes p.301, dites quelles difficultés ont pu rencontrer les conquistadores. » [17] Or, les cartes de la page 301 de ce manuel sont les cartes du relief et des climats de l’Amérique. Donc les difficultés rencontrées ne tiennent pas aux hommes qu’ils ont à combattre mais au relief et au climat de la région.
La chute des empires inca et aztèque n’est pas expliquée. Les manuels ne font référence qu’aux victoires écrasantes des conquistadores sans donner de raison à l’effondrement de ces empires face à quelques centaines d’hommes [18].
Seul le manuel de Hatier avance une série d’explications à cette facilité : « les conquêtes sont rapides et faciles parce que les Indiens sont persuadés que les Espagnols sont les envoyés des dieux ; ils sont très impressionnés par ces hommes blancs (...). Par ailleurs, les Indiens ont un armement de pierre très simple alors que les conquistadores utilisent des canons et des armes à feu. Enfin, les Indiens sont divisés : Cortès reçoit ainsi le soutien des peuples indiens hostiles aux Aztèques. » [19]
Il nous semble que sans ces explications les élèves ne peuvent rester qu’interloqués par le fait que des empires dont les manuels vantent les réalisations, l’avancée technique, soient balayés par quelques centaines d’hommes sans qu’aucune résistance ne leur soit opposée.
β. Pour ce qui est de la colonisation, les manuels présentent essentiellement celle de l’Afrique. Si l’on relève les occurences se rapportant aux pays et régions « découverts » et colonisés, on constate que les pays africains et l’Afrique elle-même sont les plus cités dans les leçons de tous les manuels. Vient ensuite l’Asie. Rares sont les références à d’autres régions du monde. On en trouve une à l’Amérique Latine et/ou aux Caraïbes dans les manuels de Hachette, Hatier et Magnard ; deux à l’Océanie dans le manuel Hachette et une dans le manuel de Nathan ; et une au Moyen-Orient dans le manuel de Hatier. Aucun document spécifique n’est consacré à une de ces régions. Le phénomène mondial de colonisation est donc étudié d’une manière limitée, centrée sur l’Afrique et dans un second temps sur l’Asie [20].
Seul le manuel de Hachette contient un dossier sur la conquête de l’Algérie où figurent : un document illustrant la prise de la smala d’Abd el-Kader ; une carte de « la lente conquête de l’Algérie » (il faut noter ici que c’est la seule fois dans tous les documents des manuels que la conquête est qualifiée) ; un texte d’Alphonse Daudet faisant référence aux « révoltes des Arabes » ; et une biographie d’Abd el-Kader. Cette exception est surprenante car si la colonisation se concentre sur l’Afrique noire, la décolonisation, elle, est traitée en grande partie avec l’exemple du Maghreb et notamment de l’Algérie. Ainsi, il n’y a pas de suite logique. Un moyen de comprendre la décolonisation est de s’intéresser à ce que fut la colonisation. Comme le souligne Olivier Le Cour Grandmaison, pour ce qui est plus spécifiquement de l’Algérie, « ignorer ces années décisives au cours desquelles cette colonie fut fondée, ses liens avec la métropole, fixés dans les termes que l’on sait et sanctifiés, selon la formule consacrée, par le sang et les souffrances des soldats de l’Armée d’Afrique, ou tenir les premières pour secondaires au motif qu’elles appartiennent à un passé trop ancien, nuit gravement à la compréhension de la période contemporaine que l’on ampute de ces origines. De là d’importantes erreurs (...). » [21] Or, dans les manuels, ces deux périodes semblent totalement déconnectées l’une de l’autre.
En outre, la vie des colonisés pendant cette période, ce qui pourrait là encore être une explication des mouvements de décolonisation, est absente à l’exception du manuel de Hachette Adoumié.
γ. Les décolonisations sont également étudiées de manière limitée que ce soit spatialement ou temporellement.
■ Les décolonisations en général
Tous les manuels présentent les décolonisations dans le cadre de l’Afrique et de l’Asie. Ainsi, tous abordent la décolonisation en Asie avec le cas de l’Inde et celui de l’Indochine, et en Afrique du Nord avec les exemples de la Tunisie et du Maroc d’une part et de l’Algérie d’autre part. La plupart des manuels expose également la décolonisation de l’Afrique Noire. Il nous faut noter que rares sont les manuels qui donnent en exemple ou citent des colonies africaines non françaises. On trouve le Zaïre dans les manuels de Hachette et Magnard, le Kenya dans celui d’Hachette Adoumié et une référence aux « colonies portugaises » dans le manuel de Nathan.
En outre, seul le manuel de Hachette mentionne l’Océanie et seul celui de Hatier parle du Moyen-Orient et notamment de l’Irak et de l’Egypte.
Nous pouvons donc constater que les manuels offrent une vision des décolonisations centrée sur les territoires anciennement colonisés par la France.
L’étendue des décolonisations peut également être abordée en s’intéressant aux cartes présentant la décolonisation utilisées dans les manuels. Trois manuels font figurer une carte du monde (Hachette, Hatier, Nathan), trois une carte de l’Asie et de l’Afrique (Belin, Bréal dans lequel figure également un encadré sur l’Amérique centrale et les Caraïbes dans un coin de la carte, Magnard) et un une carte des indépendances africaines (Hachette Adoumié). Sur les cartes du monde, ne sont indiqués que la Jamaïque, le Guyana, le Surinam, ainsi que Porto Rico et les Bahamas pour le manuel de Hatier.
Nous pouvons également noter que sur certaines cartes, l’Egypte et l’Ethiopie, indépendantes avant 1945, ne sont pas nommées et/ou apparaissent en « territoires blancs ».
En ce qui concerne l’étendue temporelle des décolonisations étudiées, les manuels commencent l’étude des décolonisations généralement dans l’immédiat après guerre et l’arrêtent dans les années 1960 avec l’indépendance de la majorité des pays africains anciennes colonies françaises. Seul le manuel de Hatier parle des décolonisations des années 1930, en particulier celles de l’Egypte et de l’Irak. Le manuel de Nathan quant à lui précise que les colonies portugaises ne seront indépendantes qu’en 1975.
Cette période est généralement découpée en deux phases : les décolonisations en Asie, puis en Afrique. Les décolonisations sont essentiellement abordées de manière chronologique.
Nous retrouvons la même période limitée dans les cartes représentant les décolonisations. Ces dernières présentent les décolonisations en plusieurs phases. La première commence toujours en 1944 ou 1945. La dernière phase quant à elle est plus variable : ce peut être à partir de 1963 (Bréal), de 1965 (Magnard, Nathan), de 1970 (Belin et Hachette) ou de 1966 à 1990 pour le manuel de Hatier [22]. Cela explique que l’Egypte et l’Ethiopie entre autres n’apparaissent pas sur ces cartes.
En outre, il n’est fait aucune référence aux décolonisations latino-américaines qui se sont déroulées au XIXème siècle. Effectivement, elles n’entrent pas dans le cadre du programme qui ne traite que du XXème siècle. Cependant, elles relèvent de la même logique de mouvement pour l’indépendance. Les manuels traitent de la colonisation de ces régions mais ensuite plus rien n’est dit sur leur évolution, leur libération des jougs espagnol et portugais.
Les auteurs des manuels ne présentent donc pas les décolonisations dans leur globalité. Il s’agit plus pour eux de montrer des exemples de décolonisations, principalement dans les empires anglais et français, à certains moments, que d’étudier le phénomène dans son entier temporel et spatial.
■ La décolonisation de l’Algérie : des causes et des antécédents souvent absents ou non exploités
Les manuels ne s’étendent pas sur les causes de la guerre d’Algérie. Deux manuels seulement (Hachette Adoumié et Nathan) font référence à l’échec des réformes ayant eu pour but de réduire les inégalités existant entre Français d’Algérie et « Algériens ». Les inégalités sociales et démographiques sont illustrées dans les manuels de Belin, Hatier et Nathan par un tableau comparatif des caractéristiques des populations algérienne et française d’Algérie [23]. Cependant, aucun lien n’est fait entre cette situation d’inégalité et les revendications d’indépendance.
Le manuel de Hatier présente un extrait du roman de Jules Roy, La guerre d’Algérie [24], dans lequel il aborde certaines raisons qui ont poussé les Algériens à se révolter contre le colonisateur : « C’est là que les mots qui ont engendré la révolte prennent leur sens et leur poids et c’est là seulement qu’on peut les entendre : « Pourquoi voulait-on que nous restions des hommes de qualité inférieure ? Pourquoi nous refusait-on d’appartenir à la fois au monde arabe et occidental ? Pourquoi exigeait-on que nous n’ayons que des salaires dégradés et une condition d’êtres voués au mépris ? » [25]. Ainsi apparaissent l’incompréhension des colonisés et leur situation d’infériorité. Jules Roy énonce ensuite également la pauvreté dans laquelle vivent les Algériens. Cependant, les questions liées à ce document n’insistent aucunement sur cet aspect du texte, elles se concentrent sur la situation militaire à Alger et sur le sentiment le plus répandu dans la ville.
Dans le même sens, il n’y a que les manuels de Magnard et de Nathan [26] qui évoquent des « antécédents » à la guerre d’Algérie : les évènements de 1945 [27]. Le manuel de Magnard, dans le chapitre sur la décolonisation, indique qu’ « en Algérie, le soulèvement de 1945 est durement réprimé et la guerre déclenchée en 1954 » et celui de Nathan, dans le chapitre sur la IVème république, précise que « le général de Gaulle annonce une politique de réformes dans l’Empire. Mais des émeutes éclatent en Algérie en 1945 ». Aucun de ces deux manuels ne donnent d’explications, de précisions sur ces évènements, outre le fait qu’ils font suite à une déclaration du général de Gaulle. La structure de la phrase du manuel de Magnard laisse à penser qu’il y aurait un lien entre ce « soulèvement » et la guerre, mais rien de plus n’est dit.
En outre, dans toutes les périodes étudiées, les manuels parlent rarement des relations d’échanges intellectuels, économiques, etc. qui ne sont pas basées sur la domination d’un partenaire par l’autre. De même, la vie des peuples, des hommes, n’est que très rarement abordée.
Ces omissions s’accompagnent à l’inverse d’une mise en avant de certains éléments.
b. Mise en avant de certains éléments
La mise en avant de certains éléments est particulièrement visible dans l’étude de la colonisation et de la décolonisation.
α. En ce qui concerne la colonisation, sont mis en avant son caractère économique et ses « effets positifs » ainsi que ses conséquences pour les grandes puissances.
■ L’intérêt économique des colonies et les effets positifs de la colonisation [28]
Une caractéristique commune à tous les manuels tient au fait qu’ils abordent tous et de manière importante le caractère économique de la colonisation [29] et ses « bienfaits » [30]. En effet, la majeure partie du texte concernant la colonisation en tant que telle traite de l’exploitation des terres et des sous-sols, d’import-export, d’échanges commerciaux entre métropole et colonies.
Tous les manuels parlent des infrastructures construites par les colons : routes, ports, voies de chemin de fer. Dans les manuels de Hachette Adoumié, Hatier et Magnard, il est précisé que celles-ci sont faites car elles sont « nécessaires à ce commerce » [31], « afin de faciliter le commerce avec la métropole » [32] ou car elles « favorisent ces échanges » [33]. Les auteurs du manuel de Nathan ne précisent pas en quoi consistent ces infrastructures, ils les qualifient juste d’ « économiques » [34].
A l’exception du manuel de Hachette Adoumié, le développement de ces infrastructures se doublent de construction d’écoles, et souvent d’équipement sanitaire. Il s’agit ici de ce qu’on peut appeler les « bienfaits de la colonisation ».
Nous pouvons constater cette vision positive de la colonisation dans le vocabulaire utilisé. Dans le manuel de Hatier, nous trouvons des verbes valorisant : « construire », « bâtir », « créer » ; les termes tels que « voies de chemins de fer », « ports », « villes », « écoles », « campagnes de vaccination » sont en caractères gras. A l’inverse, il n’y a que le mot à valeur négative « corvées » qui est en gras [35]. Dans tous les manuels, que ce soit dans les documents ou le texte de la leçon, il y a un écart entre l’importance du vocabulaire à valeur positive et la faible utilisation du vocabulaire à valeur négative [36].
Le manuel de Nathan précise également que cette domination est « aussi culturelle » [37]. De même, dans le manuel de Hachette Adoumié : « la colonisation s’accompagne presque partout d’une domination culturelle » [38]. Mais cet élément n’est pas explicité dans les autres manuels. Les auteurs abordent la question de l’école, mais seulement pour nous dire que les colons en construisent et que « les enfants y apprennent la lecture et l’écriture, ainsi que la langue et l’histoire de la métropole » [39]. Rien n’est dit sur le caractère destructeur de la domination culturelle véhiculée en partie par l’école.
Les manuels présentent bien des côtés négatifs de la colonisation, à l’exception de celui de Hachette. Ils parlent du travail forcé (Hachette Adoumié pp.166 et 169), des impôts et des corvées qui pèsent sur les colonisés (Hatier p.176), des déplacements de population et des morts dues aux conditions de travail (Magnard p.149), du bouleversement des modes de vie des colonisés ainsi que du fait qu’ils soient « méprisés » et « tenus à l’écart » (Nathan p.168). Ce sujet ne tient pour autant pas une grande place dans les leçons, les auteurs y consacrant deux lignes au maximum sur tout le texte concernant la colonisation. C’est la seule partie de ce texte qui est consacrée aux populations extra-occidentales. Le reste n’est que le point de vue des Européens, ce qu’ils peuvent retirer des terres colonisées, et par conséquent tout ce qui a trait aux échanges commerciaux. [40]
De même, à part dans le manuel Hachette Adoumié, les documents les plus nombreux sont ceux qui traitent des « bienfaits » de la colonisation : le développement des infrastructures routières, ferroviaires ou portuaires ; les leçons de chants ou de lecture ; les séances de vaccinations ; l’assainissement des terres ; etc.
Nous retrouvons dans tous les manuels des documents montrant l’intérêt économique des colonies : ressources naturelles, importance des importations et des exportations de produits et de capitaux, etc.
Le manuel de Hachette Adoumié est celui qui présente le plus de documents critiquant la colonisation (notamment deux documents d’origine extra-occidentale) ou montrant des aspects négatifs de celle-ci. Il faut noter que dans tous les manuels il y a au moins un document critique de la colonisation.
Nous pouvons remarquer que le même document figure dans les manuels de Hachette Adoumié, Magnard et Nathan (photo de la construction d’une voie ferrée) [41] mais ces derniers n’insistent pas forcément sur les mêmes éléments. Le manuel Hachette Adoumié titre cette photo « Des colons allemands surveillant la construction d’un chemin de fer au Cameroun (1905) ». Trois lignes explicatives suivent ce titre. Il y est notamment dit que « les chantiers (...) utilisent la main d’oeuvre « indigène » dans le cadre du travail forcé. Ces chantiers font des milliers de morts. ». Dans le manuel de Magnard, nous retrouvons cette photo sous le titre « L’utilisation de la main d’oeuvre indigène ». Il y est également précisé que « l’aménagement de la voie ferrée (...) a causé la mort de milliers d’hommes ». Par contre, dans le manuel de Nathan, rien de tel n’est précisé. La photo est intitulée « Construction d’un chemin de fer au Cameroun en 1909 » et illustre une partie du texte de la leçon : « les Européens ont apporté un début d’équipement économique ». Les auteurs n’expliquent pas qu’il s’agit de corvées, de travail obligatoire pour les populations colonisées ni que la construction de cette voie ferrée a causé de nombreuses morts.
■ Les conséquences essentiellement occidentales des colonisations
Les conséquences des colonisations sont surtout traitées du point de vue des relations entre les grandes puissances. Les manuels se consacrent essentiellement aux rivalités entre les colonisateurs. Les manuels de Hatier et de Magnard y consacrent un dossier spécial, celui de Nathan une leçon entière.
Les rivalités internationales occupent 3 lignes et 9 documents dans le manuel de Hatier, 7 lignes et 2 documents dans celui de Hachette Adoumié, 10 lignes et 1 document dans celui de Hachette, 10 lignes (dans une leçon entière consacrée aux nationalismes européens) et 4 documents dans le manuel de Nathan, 10 lignes et 5 documents dans le manuel de Magnard.
Le manuel de Nathan aborde une autre conséquence de la colonisation : « l’Europe devient le "banquier du monde" » [42].
Les conséquences de la colonisation pour les colonies sont rapidement abordées dans les manuels de Hachette Adoumié (2 lignes), Magnard (4 lignes) et Nathan (4 lignes). Il s’agit comme nous l’avons déjà vu auparavant, des massacres durant les conquêtes (Hachette adoumié p.169), de la ruine de l’artisanat local, de l’impossibilité de créer une industrie dans les colonies qui « restent (donc) sous-industrialisées » (Hachette Adoumié p.169 et Magnard p.149), du « déplacement massif de population » (Magnard p.149), du bouleversement du mode de vie des peuples colonisés qui sont « méprisés » et « tenus à l’écart » (Nathan p.168).
Le manuel de Nathan présente un texte de Rabindranāth Tagore exposant certaines conséquences de la colonisation [43]. Il y écrit notamment qu’« elle consume les peuples, qu’elle envahit et extermine les races qui gênent sa marche conquérante ». Le manuel de Magnard quant à lui ne consacre pas explicitement un document à ces conséquences. Mais on retrouve une de celles-ci (« la mort de milliers d’hommes ») dans le commentaire de la photo précitée. Dans le manuel de Hachette Adoumié, un dossier traite du « choc de la colonisation ». On y retrouve le même document que dans le manuel de Nathan avec la même précision dans le commentaire de celui-ci. Les auteurs du manuel de Hachette Adoumié [44] présentent également un document (photo) sur les répressions en Indochine après les révoltes de 1908 et un texte d’Aymé Césaire dans lequel il décrit l’autre face de la colonisation, celle qui est vécue par les colonisés et les conséquences de celles-ci pour ces derniers : « de(s) sociétés vidées d’elles-mêmes, de(s) cultures piétinées, [...] de(s) terres confisquées, de(s) religions assassinées (...) de(s) millions d’hommes sacrifiés (...) arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie (...), de(s) millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir (...) (des) économies naturelles (...) désorganisées, de(s) cultures vivrières détruites, de (la) sous-alimentation installée ». Ce document illustre ainsi ce qui est nommé assez sobrement « bouleverse(ment) » dans le manuel de Nathan [45]. La question qui accompagne ce document est la suivante : « Comment Aymé Césaire montre-t-il que la colonisation a déstabilisé les sociétés indigènes ? ». Le terme « déstabilisé » est relativement faible pour un texte où l’auteur traite d’acculturation, d’asservissement, de destruction et de morts.
Dans les deux autres manuels (Hachette et Hatier), rien est dit des conséquences de la colonisation pour les peuples colonisés.
La colonisation et ses conséquences sont présentées essentiellement du point de vue des colonisateurs. Ce sont en effet les conséquences de celle-ci sur les relations entre ces derniers qui sont majoritairement étudiées dans les manuels [46].
β. En ce qui concerne la décolonisation, les manuels mettent en avant les conséquences de celle-ci avec les violences, la mise en place de dictatures et l’instabilité - montrant ainsi l’incapacité de ces nouveaux Etats à se gouverner - ainsi que le rapatriement des pied-noirs après la guerre d’Algérie, centrant les conséquences de l’indépendance de l’Algérie sur les Français d’Algérie.
■ Les conséquences de la décolonisation : violences, dictatures et instabilité
Tous les manuels traitent des conséquences de la décolonisation de l’Inde et s’accordent sur trois éléments : la division de l’Inde en deux Etats, les déplacements des populations hindouistes et musulmanes et les affrontements entre ces deux communautés. Ils insistent essentiellement sur ces deux derniers éléments. Seul le manuel de Bréal offre un document sur une conséquence à plus long terme de la partition : un article du Monde sur le problème du Cachemire. Ainsi, les élèves peuvent voir qu’un événement passé peut avoir des répercussions encore aujourd’hui.
En ce qui concerne les conséquences plus générales des décolonisations, il s’agit principalement de la naissance du Tiers-Monde [47], pays généralement caractérisés par leur instabilité (affrontements internes, coups d’Etat, guerres avec d’autres Etats), leurs régimes dictatoriaux et leurs difficultés économiques. Seul le manuel de Hachette réunit ces trois types de caractéristiques. Ces caractères se retrouvent chacun dans trois manuels différents : le caractère « instable » dans les manuels de Hachette (2 références), Magnard (3) et Nathan (1) ; le caractère « dictatorial » dans les manuels de Hachette, Hatier et Nathan ; et le caractère « pauvreté » dans les manuels de Bréal, Hachette et Magnard. Aucun critère positif ne vient contrebalancer cette vision négative des pays du Tiers-Monde.
On peut penser que cette insistance sur l’instabilité politique et économique des pays du Tiers Monde, ainsi que sur les violences entre Hindous et Musulmans, est une sorte de légitimation a posteriori de la colonisation. Les manuels semblent nous dire d’une manière indirecte que tant que les grandes puissances étaient là-bas, il n’y avait pas de problème, le pays se développait, la tranquillité était assurée, et que maintenant que ces pays sont indépendants, que les grandes puissances n’y sont plus, c’est la guerre et la famine [48]. Cela véhicule l’idée que ces pays ne sont pas capables de se gouverner eux-mêmes et que par conséquent la tutelle d’un autre Etat est nécessaire.
■ L’indépendance de l’Algérie : le rapatriement des pieds-noirs
Dans tous les manuels traitant des conséquences de la guerre d’Algérie, est abordée l’obligation des Français d’Algérie de rejoindre la métropole. Seul le manuel de Bréal présente un document faisant le bilan en nombre de morts militaires et civils français, algériens et harkis.
Le rapatriement des pieds-noirs fait l’objet de développement dans les parties texte et, à part dans le manuel de Belin, est présent dans un document. L’accent est ainsi mis sur ce phénomène. Et les questions liées au document insiste : « Quelle est la conséquence de l’indépendance pour les Français d’Algérie ? » (Magnard), « Pourquoi les Français quittent l’Algérie après les accords d’Evian ? » (Hatier) ou encore « dans quelle situation se trouvent les pieds noirs en arrivant en France ? » (Nathan). Les documents et les textes sont donc axés sur cette problématique et ne laissent que peu de place pour d’autres éventuelles conséquences de la guerre d’Algérie.
Il faut noter que les manuels de Hatier et Magnard traitent en même temps que le départ des pieds noirs de celui des harkis (Algériens qui ont servi aux côtés de l’armée française). Mais ces derniers ne bénéficient pas du même intérêt. Quelques mots dans le texte généralement. Seul le manuel de Bréal présente un document et des questions sur « le sort des harkis » rappelant les raisons pour lesquelles les harkis ont combattu avec l’armée française et le fait qu’ils se battent pour obtenir maintenant la reconnaissance de la France.
Seul le manuel de Magnard parle du traumatisme provoqué par les violences, la torture et les actes de terrorisme ayant eu lieu pendant cette guerre, précisant que « les traces (de celui-ci) sont encore vivantes aujourd’hui » mais pas si ce traumatisme est partagé par les deux parties algérienne et française.
Un manuel aborde très brièvement les conséquences dans les relations entre Français et Algériens (Belin) en notant que « la guerre d’Algérie creuse le fossé entre Français et musulmans ».
Les manuels n’abordent pas les conséquences de la guerre d’Algérie pour l’Algérie, outre l’indépendance et la présentation de photos montrant des Algériens la fêtant. Une exception est à noter : le manuel de Nathan précise que « les premiers mois de l’indépendance sont marqués en Algérie par la violence » et que « la guerre civile se déchaîne entre les différentes factions qui luttent pour le pouvoir ». Conséquence que l’on ne peut qualifier de positive et qui renforce l’idée selon laquelle les colonies ne peuvent se gouverner elles-mêmes et qu’elles avaient besoin de la métropole pour vivre en paix et se développer.
Ces omissions, simplifications, limitations ou mises en avant de certains éléments et évènements ont pour objectif, ou tout au moins comme conséquence, de légitimer une partie des actions occidentales.
c. Légitimation des actions occidentales et minimisation des échecs
La légitimation « consiste à présenter pour raisonnable et justifiable une action particulière de l’en-groupe dans le but d’innocenter les acteurs, les responsables de la décision ou de l’action » [49].
Le cas le plus flagrant de légitimation des actions occidentales, et plus particulièrement françaises, concerne le déclenchement de la guerre d’Algérie. Nous l’avons dit précédemment, les causes de la guerre d’Algérie sont rarement exposées dans les manuels ce qui ne permet pas aux élèves de comprendre pourquoi une telle guerre a été déclenchée.
En outre, les manuels font peser la responsabilité du déclenchement du conflit sur les Algériens. En effet, dans la plupart des manuels, le FLN « déclenche une insurrection armée » [50] à laquelle la France ne fait que répondre. Marlène Nasr relevait déjà ce procédé « qui présente l’action de l’acteur français comme une riposte à des actes du FLN où l’acteur algérien a toujours l’initiative. Ceci suggère que la responsabilité initiale de la violence est toujours du côté algérien » [51].
Si le manuel de Belin va dans ce sens dans la partie intitulée « bilan », dans la partie consacrée à la décolonisation de l’Afrique française, les auteurs nous présentent la France comme en partie responsable du déclenchement de cette guerre. Ils y écrivent : « (la France) tente de retarder par la force l’émancipation de l’Algérie ». Mais dans les documents adjoints à ce texte, en lien avec la proclamation du FLN, il est demandé aux élèves : « par quels actes de guerre la guerre débute-t-elle ? », redonnant la responsabilité de celle-ci aux Algériens.
Le manuel de Magnard fait exception. En effet, un document relevant la chronologie des évènements de la guerre d’Algérie la fait débuter par « l’insurrection déclenchée par le FLN » mais le responsable n’est pas explicitement cité dans le texte (partie IVème république) : « quand, en 1954, éclate l’insurrection algérienne, la France attachée à cette colonie de peuplement refuse toute négociation. ». D’une part, le FLN n’est pas pointé du doigt comme initiateur du conflit et la France, elle, n’est pas exemptée de toute responsabilité. D’autre part, il est implicitement dit que le FLN était prêt à négocier et que c’est la France qui l’a refusé.
Ainsi, le fait de ne présenter qu’un élément déclencheur en dehors de tout contexte socio-économique et de toute autre raison politique, permet de rendre l’action française légitime, n’intervenant qu’en second lieu, en légitime défense.
Dans le cadre de la colonisation, nous trouvons également des omissions permettant de légitimer les actions occidentales. Ainsi, par exemple, les terres colonisées sont présentées comme des territoires vides, la population n’apparaît pas ou très peu dans les manuels. Par conséquent, si ces terres ne sont pas habitées, pourquoi les Européens auraient-ils dû s’en priver ?
De même, la mise en avant des bienfaits de la colonisation permet de faire passer au second plan le travail forcé des populations colonisées et sous silence la destructuration de la société qui s’en est suivie [52].
Nous trouvons d’autres types de légitimation des actions occidentales. Dans le manuel de Hachette, la conquête de l’Algérie est présentée comme une libération de « cette terre dominée jusqu’alors par les Ottomans », le colonisateur français venant donc libérer l’Algérie de ces derniers.
Le manuel de Magnard quant à lui met en avant le côté « légal » des conquêtes en présentant un traité passé entre Savorgnan de Brazza et Makoko, un chef africain, et par lequel le territoire de celui-ci passe sous domination française. Le contenu de ce traité n’est pas explicité. S’il s’agit réellement d’un contrat entre les deux personnages, il devrait y avoir des contreparties mais il n’en est rien dit. Nous retrouvons ici un procédé que Roy Preiswerk et Dominique Perrot avaient déjà dévoilé : « Dans les relations de colons à colonisés, la légitimité de l’occupation de terres constitue un problème particulièrement délicat. Une façon d’éluder celui-ci est de faire croire à une simple transaction, une sorte de contrat entre deux parties placées sur un pied d’égalité. (...) Le compromis, quelque soit sa forme, n’est souvent qu’un prétexte tendant à éviter l’affrontement brutal ou à voiler le vol caractérisé » [53].
Ainsi, la partialité des manuels découle en partie du caractère partiel des éléments fournis à l’étude, certains étant omis et d’autres mis en avant, processus qui permettent entre autre de légitimer les actions des Occidentaux, de les montrer sous leur meilleur jour. Mais la partialité des manuels découle également des modalités de présentation des évènements.
2. La partialité découlant des modalités de présentation
La partialité des manuels résulte également d’autres éléments : en premier lieu, de l’origine des documents présentés (a) ; en second lieu, de la place qui est faite dans les manuels aux différents acteurs, occidentaux et extra-occidentaux (b) ; et en troisième lieu, de l’utilisation de certains outils et tournures linguistiques (c).
a. L’origine des documents présentés
Nous avons étudié l’origine des documents présentés dans les manuels. Nous avons pris en compte les textes (extraits de romans, de journaux, témoignages, déclarations officielles), illustrations (photos, affiches, etc) et biographies. Sont donc exclus de notre étude les cartes et tableaux figurant dans les manuels et les documents présentés dans les parties autres que la leçon (exercices, préparations au brevet, etc.).
Nous avons classé les documents en fonction de leur origine : occidentale ou non occidentale. La répartition s’est opérée en fonction de l’auteur du document (quand il est indiqué ou trouvable) ou du contenu de celui-ci (par exemple pour les photographies).
Une troisième catégorie a été nécessaire pour l’étude des documents liés à la décolonisation. En effet, un document était d’origine « mixte ». Il s’agit de la photographie des négociations pour l’indépendance de l’Union indienne où figurent Lord Mountbatten, Nehru et Jinnah.
Nous avons constaté que dans la majeure partie des cas les documents d’origine occidentale sont les plus nombreux.
Nous trouvons une très faible proportion de documents d’origine extra-occidentale pour ce qui est des « grandes découvertes » et de la colonisation. En effet, en ce qui concerne les « grandes découvertes », les manuels de Hachette Adoumié et de Magnard présentent chacun trois documents d’origine extra-européenne [54] ; celui de Hatier fait figurer deux extraits de codex [55], et celui de Nathan le témoignage d’un Aztèque recueilli par un moine espagnol comprenant la langue aztèque.
Pour la partie concernant le « partage du monde », nous trouvons deux documents (sur 21) dans le manuel de Hachette Adoumié (un texte d’Aymé Césaire et un texte d’un auteur vietnamien) et un texte (sur 19 documents) dans le manuel de Nathan (de Rabindranāth Tagore). Dans les autres manuels, il n’est présenté que des documents d’origine occidentale.
Les documents ayant trait à la guerre d’Algérie sont à 80% d’origine française et à 20% d’origine algérienne [56]. Ces résultats ne sont pas surprenants au regard de ce que nous venons de dire mais il nous faut les comparer à ceux tirés de l’étude des documents illustrant la décolonisation en général. En effet, il n’y a que sur ce thème que les manuels présentent plus de documents d’origine extra-occidentale qu’occidentale. Sur l’ensemble des manuels, nous relevons 66,3% de documents d’origine extra-occidentale. Cela semble aller dans le sens de notre hypothèse d’un traitement différencié de la décolonisation et de la décolonisation de l’Algérie.
Cette faible proportion de documents d’origine extra-occidentale dans les manuels fait apparaître le parti pris des auteurs. En effet, comme l’écrit Anissa Bouayed, à propos des croisades dans les manuels d’histoire, « cette omission (de documents d’auteurs arabes) (...) est dommageable car sans connaître les raisons, les analyses des deux parties en présence dans ce conflit, il est difficile de présenter une histoire objective » [57]. Les manuels présentent donc essentiellement voire exclusivement la vision occidentale de ces évènements (exception faite de l’étude de la décolonisation). L’absence de documents extra-occidentaux est une manière de passer sous silence la vision d’un événement par l’autre partie impliquée dans celui-ci. Il en résulte une présentation partielle et partiale de cet événement.
b. La place faite aux différents acteurs
L’analyse de la place faite aux acteurs occidentaux et non-occidentaux dans les manuels est un autre indice de la partialité des manuels.
Nous avons relevé les occurrences se rapportant à ces deux catégories d’acteurs dans les textes des leçons et mené une étude quantitative. L’objectif était de comparer le nombre d’apparition de l’acteur occidental d’une part et de l’acteur non occidental d’autre part. Une nette différence entre les deux indiquent que les auteurs des manuels privilégient une partie (celle qui est la plus présente) et négligent l’autre (la moins présente).
En ce qui concerne les « grandes découvertes », les termes désignant l’acteur occidental représentent au moins 70% des termes se rapportant à un des deux acteurs [58]. Ce pourcentage minimum est de 73% pour ceux concernant la colonisation si l’on excepte le manuel de Hachette Adoumié [59].
Pour ce qui est de la guerre d’Algérie, nous avons relevé les termes afférents à chacun des trois acteurs principaux de la guerre d’Algérie dans la partie texte des manuels. [60] Sur l’ensemble des manuels, les termes relevés se répartissent ainsi : environ la moitié se rapporte aux Français de France ; 28,9% désignent les Français d’Algérie et 21,6% la partie algérienne. La plus grande place est donc donnée à la partie française. [61]
Cette analyse des quantités de termes utilisés pour désigner les uns ou les autres permet de se faire une première idée de la place donnée aux différents acteurs du conflit. Nous constatons qu’à l’exception du manuel de Magnard, les auteurs de tous les manuels offrent une plus grande place à l’acteur français.
En analysant les documents présentés dans les manuels, nous pouvons faire le même constat. Plus de la moitié des occurrences se rapportent à l’acteur français et plus d’un tiers à l’acteur algérien. Ce sont les Français d’Algérie qui apparaissent le moins souvent, ce qui semblerait minimiser leur rôle dans la guerre d’Algérie [62].
En ce qui concerne les acteurs de la décolonisation hors guerre d’Algérie, les occurrences désignant les pays et les personnes anciennement colonisées dans la partie texte des manuels sont toujours plus nombreuses que celles se rapportant aux métropoles et plus largement au monde occidental. Le rapport de l’une à l’autre se situe entre 1 à 1,7 (Hachette Adoumié) et 1 à 3,5 (Hachette). Les autres manuels présentent un rapport entre 1 à 2,3 (Nathan) et 1 à 2,8 (Bréal). Par conséquent, à part dans le manuel de Hachette Adoumié, il y a plus de deux fois plus d’occurrences relatives aux anciens colonisés que d’occurrences désignant les métropoles ou les Occidentaux. Ces derniers sont donc sous-représentés [63]. Il en va de même pour les documents, à part dans le manuel de Bréal. [64]
c. L’utilisation d’outils linguistiques particuliers
Les auteurs des manuels utilisent des tournures grammaticales ou du vocabulaire "neutralisants", notamment des termes impersonnels pour qualifier les acteurs, ce qui instaure une distance. Cela ne donne pas l’impression que ce sont des vies humaines qui sont en jeu. Dans le même sens, les auteurs des manuels ont souvent recours aux noms de pays, faisant ainsi référence aux territoires et non aux personnes y vivant, « l’anonymat de la géographie estomp(ant) la violence d’un phénomène qui a opposé deux peuples » [65].
Marlène Nasr, dans le cadre de l’étude de la colonisation dans les manuels scolaires, expose d’autres moyens grammaticaux permettant de valoriser l’acteur occidental ou du moins d’atténuer la caractère négatif de ses actes : « Les actions coloniales à connotation négative sont atténuées soit par effacement de l’acteur sujet, soit par son déplacement dans la phrase, soit par la transformation des verbes en syntagmes nominaux. (...) Cet ensemble de procédés donne au discours scolaire sur la colonisation un caractère discrètement positif valorisant le colonisateur et occultant le colonisé » [66]. Nous retrouvons ces différentes techniques dans les manuels que nous avons étudiés. [67]
Nous constatons aussi l’utilisation de termes qui atténuent la réalité [68]. Ainsi, nous ne trouvons pas le terme « colonisation » dans les programmes de 4ème. Ceux-ci parlent de « partage du monde » et de « phénomène colonial ». De même dans les manuels, le terme de colonisation est peu employé et très rarement défini alors même que les pages consacrées au « partage du monde » traitent de la colonisation. Seul le manuel de Hachette Adoumié donne une définition de la colonisation dans l’encart vocabulaire (« colonisation : système de domination politique, économique, intellectuel d’un pays par un autre »). Dans deux manuels, le terme « colonisation » est utilisé dans un titre : « Le choc de la colonisation » (Hachette Adoumié) et « de l’exploration à la colonisation » (Nathan). Dans le corps du texte des leçons, les manuels préfèrent employer des termes tels que « partage », « domination », « exploitation », « conquête », « course aux colonies », « acquisition ». Ce constat est particulièrement flagrant dans les manuels de Magnard et de Hachette. Il nous semble que cela peut s’expliquer par la volonté des auteurs d’utiliser des termes plus neutres que celui de « colonisation », des termes connotés moins négativement.
Dans le même sens, lorsque les auteurs parlent de la guerre d’Algérie dans les parties consacrées à la IVème et à la Vème République, ils utilisent rarement le terme de guerre. Ils lui préfèrent ceux de « crise », de « problème », de « lutte armée ». Seul le manuel de Hachette précise, dans un document sur la torture, que « depuis 1999, les évènements d’Algérie sont officiellement considérés comme une « guerre ». » Ce processus opère une mise à distance du caractère violent de cette décolonisation lorsqu’ils en parlent dans le cadre de la politique nationale.
Un autre exemple concernant la colonisation : le manuel de Hatier présente un document intitulé « l’expédition au Dahomey ». Ce document nous montre les combats entre Français et Dahoméens et illustre une phrase de la partie texte : « la supériorité militaire des Européens leur permet de s’imposer facilement ». Cette phrase se poursuit ensuite par : « parfois à la suite de massacre ». Nous pouvons noter la distance qu’il y a entre le titre « l’expédition », qui dans le langage commun renvoie plus à un voyage de découverte, et le contenu du document : une guerre et le massacre d’une population.
Nous pouvons constater que les termes employés dans la partie texte des manuels mais également dans les documents, outre « conquête », sont soit des termes militaires : « assaut », « combat », « prise de » ; soit des termes beaucoup plus neutres qui minimisent la violence de la situation : « expédition », « pénétration », « appropriation », « s’imposer », « s’emparer », « prendre possession », etc. Roy Preiswerk et Dominique Perrot relevaient notamment dans un manuel anglais « un nombre impressionnant d’euphémismes pour désigner une agression d’ordre quelconque tels que : extension, influence, exploration, pénétration, découverte, s’étendre, gagner, s’établir, pousser, se diriger vers, etc, (...). » [69].
Dans le même sens, nous pouvons noter que souvent l’indépendance acquise par une ancienne colonie n’est pas exprimée de manière explicite. Par exemple, nous trouvons dans le manuel de Nathan : « Pierre Mendès France met fin au conflit par les accords de Genève », ce qui est une manière détournée pour dire que le Viêt-Nam devient indépendant.
Ainsi par ces différents processus, les manuels livrent aux élèves une histoire déformée, partielle et partiale, légitimant les conquêtes et atténuant les violences des Occidentaux à l’égard des extra-occidentaux. Il faut ajouter que ces derniers ne sont pas présentés de la même manière dans les manuels : les premiers étant généralement caractérisés par leur omniprésence, leur individualisation, leur supériorité, leur domination et leur activité, alors que les seconds sont eux généralement montrés comme quasi-absents, dépersonnalisés, inférieurs, soumis et passifs.
Nous pensons à la suite de Marc Ferro que « l’image que nous avons des autres peuples, ou de nous-même, est associée à l’Histoire qu’on nous a racontée quand nous étions enfants. Elle nous marque pour l’existence entière. » [70] . Pour cette raison, il nous semble urgent que les auteurs des manuels retravaillent la manière dont sont abordées notamment les périodes de colonisation et de décolonisation mais plus largement les périodes de contact entre Occidentaux et non occidentaux afin de transmettre aux enfants, futurs adultes et citoyens, une histoire qui prenne en compte tous les acteurs et pas seulement les grandes puissances.
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