citation
Kamel Doraï,
"Du camp à la ville. Migrations, mobilités et pratiques spatiales dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban ",
REVUE Asylon(s),
N°5, septembre 2008
ISBN : 979-10-95908-09-8 9791095908098, Palestiniens en / hors camps.,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article802.html
résumé
Ces derrières années, un nombre croissant de recherches se sont intéressées à la question des réfugiés en milieu urbain, en mettant l’accent principalement sur les problèmes de protection et d’accès aux services dans les principales métropoles du tiers monde. Si la différence entre réfugiés en milieu urbain et ceux résidant dans les camps a été étudiée, la transformation des camps en espaces urbains a été peu abordée. Les catégories de réfugié urbain et d’habitant des camps sont le plus souvent – si ce n’est exclusivement - produites à partir du lieu d’habitation des réfugiés et non en relation avec leurs pratiques de l’espace et de la ville. La production de ces catégories relève d’une distinction opérationnelle produite pour l’essentiel par les organisations chargées d’apporter protection et assistance aux réfugiés. L’analyse des parcours et des pratiques spatiales développées par les réfugiés est nécessaire pour rendre compte des dynamiques socio-spatiales développées par les réfugiés et pour comprendre les articulations camp/ville. Cet article propose une relecture de ces catégories à partir de l’exemple des réfugiés palestiniens au Liban à Beyrouth et à Tyr.
Mots clefs
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"Tous ceux qui ont observé des camps de réfugiés y voient des sortes de villes, par la taille bien sûr, et par les formes de vie qui semblent vouloir y renaître."
Michel Agier Aux bords du monde, les réfugiés
La plupart des études sur les réfugiés établissent une différence entre les réfugiés dans les camps et les réfugiés urbains habitant en ville. Le cas des Palestiniens, en raison de sa durée exceptionnelle et du contexte d’urbanisation rapide de leurs différents pays d’accueil, permet une relecture critique de cette dichotomie. La plupart des camps de réfugiés palestiniens au Liban – comme d’ailleurs dans la majeure partie des villes de la région – font maintenant partie des principales agglomérations qui les accueillent. D’un côté ils apparaissent comme des espaces singuliers, marginalisés et sont l’objet d’une ségrégation particulière liée à leur statut juridique et aux différents modes de contrôle – en constante évolution - développés par l’Etat libanais. De l’autre, les camps de réfugiés sont fortement connectés à leur environnement urbain, cette connexion étant perceptible à travers les différentes formes de mobilités que développent les réfugiés palestiniens, la présence croissante d’autres groupes de réfugiés ou de migrants, ainsi que les différentes formes d’activités commerciales qui tendent à redéfinir les frontières des camps, les rendant plus poreuses.
L’instabilité et la mobilité sont deux aspects principaux qui caractérisent la vie des Palestiniens au Liban, qui contribue à relativiser la distinction entre camp et ville. Si l’on considère les itinéraires des Palestiniens sur le long terme (i.e. individuel, familial et intergénérationnel), la plupart des réfugiés ont expérimenté la vie dans et hors les camps. Les différentes formes de mobilité quotidienne transgressent continuellement les frontières du camp. La plupart des réfugiés se déplacent quotidiennement hors du camp pour aller travailler ou étudier, ou s’ils habitent à l’extérieur du camp, effectuent le parcours inverse. De plus, d’autres formes de pratiques de l’espace, liées aux activités commerciales, à l’accès aux services ou à l’assistance ou la visite de famille ou d’amis amènent à fréquenter différents quartiers de la ville.
Les réfugiés du Liban se trouvent aujourd’hui marginalisés dans leur société d’accueil. Leurs spécificités, et l’urgence de trouver une solution durable à leur situation, sont régulièrement soulignées par l’UNRWA [1]. Cette communauté, parce qu’elle cristallise des enjeux géopolitiques tant à l’échelle régionale qu’à celle de leur pays d’accueil, est un champ d’investigation privilégié qui permet de soulever de nombreuses interrogations ayant trait aux rapports entre réfugiés, acteurs politiques et dynamiques spatiales. Les migrations engendrées par les multiples recompositions de l’échiquier politique libanais et moyen-oriental singularise ces réfugiés au sein de la diaspora (Doraï, 2003). Depuis le départ de l’OLP du Liban dans les années quatre-vingt, l’attention portée aux Palestiniens du Liban est en net recul. La guerre civile, ainsi que les deux invasions israéliennes, ont profondément marqué cette population. Elle est actuellement l’une des plus défavorisées de la diaspora. Aujourd’hui au Liban, plus de 50% des réfugiés résident dans les camps de l’UNRWA. Ce taux élevé est l’un des signes de la précarité de l’installation des Palestiniens au Liban. A cela il convient d’ajouter les contraintes juridiques auxquels ils sont soumis qui les privent de nombreux droits essentiels comme l’accès au marché du travail. Paradoxalement, pendant plus de dix ans, de 1969 à 1982, les Palestiniens ont connu dans ce pays une liberté d’action que nul autre Etat d’accueil ne leur a donné, ce qui leur a permis d’inscrire de façon prononcée leur présence dans certains espaces comme celui des camps et de participer à la transformation profonde de certains quartiers des villes libanaises.
En raison de l’urbanisation rapide que connaissent les pays du Moyen-Orient, la plupart des camps de réfugiés fait désormais partie des principales agglomérations de leurs pays ou région d’accueil respectifs, comme le souligne Ishaq Al-Qutub :
"In the case of the Palestinian Arab refugee camps – such as those existing in the occupied West Bank and Gaza Strip, Lebanon, Jordan and Syria – they are prevailing features of the urban structures of these states. […] The camp cities, both small and large, can be considered as urban conglomerations in the demographic and ecological sense. […] These cities represent a unique urban pattern, which has special features, problems, structures, and consequently requires a special classification in the study of urban societies in the Middle East." (Al-Qutub, 1989 : 91, 107)
Après une présentation des catégories de réfugiés urbains et de réfugiés habitant des camps, l’urbanisation des camps de réfugiés palestiniens au Liban est abordée à travers deux exemples, celui de Mar Elias à Beyrouth et celui d’Al Buss à Tyr.
Ces derrières années, un nombre croissant de recherches se sont intéressées à la question des réfugiés en milieu urbain, en mettant l’accent principalement sur les problèmes de protection et d’accès aux services dans les principales métropoles du tiers monde [2]. Si la différence entre réfugiés en milieu urbain et ceux résidant dans les camps a été étudiée (e.g. Agier, 2001 & 2002 ; Fresia, 2006 ; Hyndman, 2000 ; Malkki, 1995), la transformation des camps en espaces urbains a été peu abordée. Les catégories de réfugié urbain et d’habitant des camps sont le plus souvent – si ce n’est exclusivement - produites à partir du lieu d’habitation des réfugiés et non en relation avec leurs pratiques de l’espace et de la ville. La production de ces catégories relève d’une distinction opérationnelle produite pour l’essentiel par les organisations chargées d’apporter protection et assistance aux réfugiés. L’analyse des parcours et des pratiques spatiales développées par les réfugiés est nécessaire pour rendre compte des dynamiques socio-spatiales développées par les réfugiés et pour comprendre les articulations camp/ville.
2.1. Des catégories produites dans le champ institutionnel.
Le HCR établi une distinction claire entre les réfugiés dans les camps et les réfugiés urbain. Cette catégorisation est liée à la mise en place des politiques de protection et d’assistance.
"UNHCR protection and assistance programmes are generally implemented at the field level. A key question in every project is the settlement pattern of the assisted population : are refugees living in camps, in urban areas or in rural areas among the local population ? The exact numbers of refugee camps and people living in them are difficult to establish, for many reasons, including the lack of definition and the dynamic of camps. Should a camp have a minimum size or population density ? Should camps have a clearly marked perimeter ? Should detention centres, transit centres, collective centres and settlements be considered as camps ? Moreover, reliable camp statistics may not always be available due to lack of UNHCR access or presence." [3]
Les camps de réfugiés, qui retiennent l’attention de nombreux observateurs ne sont pas, selon les statistiques publiées par le HCR, le principal lieu de résidence des réfugiés dans le monde. Les camps regroupent environ un quart du total des réfugiés.
"In 2005, the type of location was reported for some 14.2 million persons in 129, mainly non-industrialized countries. This represents 77 per cent of the total population of concern. Of these, 3.6 million were residing in camps or centres (26%), 2.5 million (18%) in urban areas, whereas 8.1 million persons (56%) were either living in rural areas among the local population or their type of settlement was unknown." [4]
En raison de la proportion élevée de réfugiés vivant en milieu urbain, le HCR a décidé de développer des approches spécifiques pour ce type de population, dont la protection et l’assistance sont plus difficiles à mettre en place en raison de leur dispersion géographique. La politique mise en place par le HCR a donc été modifiée ces dernières années pour prendre en compte les spécificités propres des réfugiés urbains. [5]
2.2. Le cas palestinien.
Dans le cas palestinien la situation est semblable aux autres populations réfugiées, même si la proportion des réfugiés immatriculés dans les camps est plus élevée. Près du tiers des réfugiés palestiniens sont immatriculés dans les camps. Cette proportion est cependant très variable d’un pays et/ou région à l’autre comme le montre le tableau suivant.
Les réfugiés palestiniens enregistrés auprès de l’UNRWA - 31 Décembre 2006
Région | Camps Officiels | Réfugiés enregistrés | Réfugiés enregistrés dans les camps | % de réfugiés dans les camps |
Jordanie | 10 | 1 858 362 | 328 076 | 17,6 |
Liban | 12 | 408 438 | 215 890 | 52,8 |
Syrie | 9 | 442 363 | 119 055 | 26,9 |
Cisjordanie | 19 | 722 302 | 186 479 | 25,8 |
Bande deGaza | 8 | 1 016 964 | 478 272 | 47 |
Total | 58 | 4 448 429 | 1 321 772 | 29,7 |
UNRWA, http://www.un.org/unrwa/, 2007
En réalité le nombre de réfugiés palestiniens vivant dans les camps est plus élevé s’il on y ajoute les camps non officiels (reconnus comme tels par les Etats d’accueil et non l’UNRWA) ou les groupements informels qui ne bénéficient pas des mêmes services que les camps de l’UNRWA. Les frontières entre camps et groupements informels sont parfois minces et de nombreux réfugiés vivent dans des contextes s’apparentant à des camps sans pour autant être comptabilisés en tant que tels.
La distinction opérée entre réfugiés des camps et réfugiés urbains est donc fondée sur une base opérationnelle par les institutions internationales. Cette catégorisation est à différentier de l’évolution des camps de réfugiés ainsi que des pratiques par les réfugiés eux-mêmes, comme le relève Michel Agier.
"De par leur hétérogénéité même, les camps peuvent être la genèse de villes imprévues, de nouveaux contextes de socialisation, de relations et d’identification" (Agier, 2002)
Les camps de réfugiés peuvent devenir partie intégrante des espaces urbains qui les accueillent, comme c’est le cas de nombreux camps de réfugiés au Moyen-Orient, ou devenir eux-mêmes des centres urbains en raison de leur poids démographique, de la diversité des activités qui s’y développent – socio-économiques et politiques - ainsi que du rôle central joué par ces espaces dans la société palestinienne en exil. Dans certains cas spécifiques, la catégorisation dépend de l’institution en charge des camps. Par exemple à Damas, le camp de Yarmouk est considéré par les autorités syriennes comme un camp alors que l’UNRWA ne le reconnaît pas comme tel. En Cisjordanie les camps ne bénéficient pas des services municipaux même s’ils sont "intégrés" aux espaces urbains qui les accueillent. Au niveau opérationnel (responsabilités internationales, accès aux services, contexte légal, etc.) une distinction claire existe entre les habitants des camps et les réfugiés urbains. Mais en analysant le développement géographique des camps de réfugiés dans leur contexte local, les différentes échelles de mobilité (mobilité quotidienne, sortie et installation de population dans les camps, arrivée de nouveaux groupes de migrants), les pratiques développées par les réfugiés vivant dans les camps (économique, politique, activités culturelle et sociales) invite à considérer les camps comme des espaces urbains à part entière. La dimension temporelle de l’exil palestinien est aussi un élément important à prendre en considération. Près de soixante d’exil a engendré un rapport particulier avec leurs sociétés d’accueil respectives, qui combine une forte intégration locale en relation avec l’urbanisation rapide de leur pays d’accueil parallèlement à des formes de ségrégation liées au contexte socio-politique et légal.
2.3. L’expérience urbaine des réfugiés palestiniens au Liban.
Les déplacements forcés de population palestinienne durant les épisodes de guerres ont été étudiés (Husseini, 1992 ; Sayigh, 1979 & 1994), alors que d’autres formes de déplacements internes et de mobilité ont été peu traités dans la littérature. Comme le souligne Rosemary Sayigh vivre dans un camp ne protége pas les réfugiés palestiniens des déplacements forcés pour échapper à la violence, l’occupation, etc. Le camp ne peut être simplement considéré comme un espace de mémoire, de continuité et de stabilité dans l’exil, c’est aussi un espace de vulnérabilité.
"During the conflicts of the last thirty-five years, several camps have been completely razed, others severely damaged. Originally 15, the refugee camps today number 12. Some camps, for example Shateela, have been destroyed more than once. A survey carried out in 1988 found a total of 4,468 Palestinian families (around 25,334 individuals) scattered over eighty-seven locations. Of the surveyed families, 75.2% had been displaced more than once, 19.7% more than three times. A later study found that between 1972 and 1988, 90% of Palestinian refugees had been forced from their home at least once, two thirds had been forced twice, and 20% three or more times" (Sayigh, 2004 : 5)
Les catégories de réfugiés urbains et de réfugiés des camps est appréhendée à partir du lieu de résidence et non au regard des pratiques de l’espace développées à court ou long terme. La mobilité est un élément fondamental à prendre en considération parce que cela donne à lire les relations et/ou les complémentarités des différents espaces d’une même ville. L’existence de relations entre le camp et la ville ne signifie par pour autant la fin de toute forme de spécificités du camp. Des relations asymétriques se développent qui maintiennent les camps dans les marges urbaines.
A ces contraintes s’appliquant aux camps de réfugiés il faut ajouter celles concernant les réfugiés eux-mêmes. La législation libanaise régissant les droits des Palestiniens, très contraignante, a été mise en place dès l’arrivée des premiers réfugiés, puis elle a été modifiée au gré des accords, et des désaccords, entre l’OLP et les différents gouvernements libanais. Elle limite l’accès des réfugiés au monde du travail, à l’éducation, à la mobilité internationale, aux services sociaux, ainsi qu’à la propriété. Le statut juridique des Palestiniens a d’importantes implications sur l’organisation socio-spatiale de cette communauté au Liban. Les réfugiés tendent à être confinés dans le secteur informel ou dans les activités les moins rémunératrices qui ne nécessitent pas l’obtention préalable d’une autorisation de travail (Al-Natour, 1996 ; Said, 2001). De plus, le départ de l’OLP en 1982 a privé nombre de réfugiés des emplois induits par la forte présence des institutions politiques palestiniennes au Liban. Dans un contexte économique en proie à de nombreuses difficultés depuis la fin de la Guerre civile, les Palestiniens se trouvent marginalisés sur le marché du travail libanais, fortement concurrentiel avec l’arrivée d’une importante main d’œuvre étrangère (Jureidini, 2003 ; Chalcraft, 2005).
2.4. La présence migrante dans les camps, interactions et marginalisation.
Les camps de réfugiés palestiniens – ou les quartiers à forte concentration palestinienne - accueillent aujourd’hui un nombre croissant de migrants arrivés depuis une dizaines d’années, et qui sont pour partie demandeurs d’asile comme c’est le cas d’Irakiens rencontrés dans le camp de Shatila à Beyrouth, ou de travailleurs migrants pour la plupart sans papiers, comme des Soudanais ou des Sri Lankais dans le camp de Mar Elias toujours à Beyrouth. La présence de cette population non palestinienne dans des camps de réfugiés qui ne leur sont pas destinés nous invite à revisiter la perception que nous avons des camps de réfugiés et de les comprendre comme des espaces de relégation urbaine. Comme le relève Isaac Joseph, l’arrivée de différentes strates de populations migrantes dans un territoire donné, participe à la redéfinition de ce lieu.
"La ville n’est jamais simplement l’organisation spatiale de la mosaïque de territoires : les territoires de deuxième implantation viennent tôt ou tard bousculer cette organisation pour fabriquer un moral bien plus confus, composés d’hybrides culturels produits par la succession des populations migrantes, appartenant à la même communauté ou à des communautés différentes" (Joseph, 1998 : 93).
La question du logement des populations migrantes en situation précaire relève de plusieurs impératifs : un coût relativement faible étant donné les niveau de ressources des migrants, des espaces sûrs qui leur permette d’éviter d’être exposé aux contrôles policiers, une importante frange des migrants étant en situation illégale et une localisation assez centrale qui leur permette de limiter les déplacements trop longs en ville pour les motifs évoqués précédemment. Les camps de réfugiés palestiniens, comme les zones de forte concentration de population palestinienne présentent à ces égards de nombreux avantages.
Il existe aujourd’hui deux types d’habitation dans des espaces palestiniens qui sont loués à des travailleurs migrants. En premier lieu l’habitation est libérée par une famille palestinienne partie en émigration, le plus souvent en Europe. Le logement vide est souvent confié à un membre de la famille qui a la charge de le louer. Le faible coût des loyers demandés (entre 75 et 150$ par mois en fonction de la taille et du quartier concerné) et la situation dans des quartiers populaires attirent assez souvent des migrants qui louent à plusieurs le logement et divisent ainsi entre eux les frais. Cela permet d’un côté aux Palestiniens de se procurer un complément de revenu et aux migrants de louer pour une somme relativement faible un logement. On rencontre ainsi de nombreux étrangers (Soudanais et Sri lankais pour la plupart) qui résident dans le quartier de Fakhani non loin du camp de Shatila à Beyrouth.
En deuxième lieu, certains palestiniens habitant dans les camps de réfugiés, construisent un étage supplémentaires à leur habitation – le plus souvent de façon illégale -, et y aménagent un ou des logement(s) qu’ils louent à des migrants. Cette activité procure ainsi un supplément de revenu pour les propriétaires palestiniens qui n’ont pas le droit de travailler au Liban, et permet aux migrants de trouver un logement peu cher. Le fait d’habiter dans un camp de réfugié procure aussi un avantage non négligeable pour les migrants illégaux : les autorités libanaises ne pénètrent pas dans les camps et de ce fait c’est un espace sécurisant pour les migrants. On retrouve différents types de population dans les camps, des travailleurs étrangers précaires et des demandeurs d’asile déboutés irakiens ou soudanais. Certains y résident sur le long terme et sont installés en famille, comme des Soudanais rencontrés à Mar Elias, d’autres y trouvent leur premier point de chute à leur arrivée à Beyrouth et ne font que passer avant de trouver un travail et d’activer des réseaux de solidarités communautaires qui leur permettront de stabiliser leur situation ou de poursuivre leur parcours migratoire vers les pays occidentaux.
On assiste donc à des formes de complémentarités entre populations migrantes issues de vagues différentes qui s’expriment dans ces quartiers de la relégation urbaine où se développe un marché du logement parallèle qui satisfait tant les populations installées de longue date que les nouveaux arrivants. Les petits commerces de proximité que l’on retrouve dans les camps ou les groupements palestiniens bénéficient aussi de l’apport de ces clients qui cherchent le plus souvent à s’approvisionner au plus prêt et au moindre coût selon les témoignages recueillis auprès de petits commerçants palestiniens installés dans ces quartiers.
3.1. Localisation géographique
Le camp de Mar Elias a été créé en 1952 par l’UNRWA sur une superficie de 5 400 m² au sud ouest de la municipalité de Beyrouth. En 1958, selon l’UNRWA, 449 réfugiés y étaient inscrits et 612 en 2005 [6]. Le nombre réel d’habitants se situe plus certainement autour de 1 500 à 2 000 personnes. Le camp a été bâti à côté du couvent grec orthodoxe de Mar Elias.
"A la suite du massacre de Deir Yassin en Palestine, le 9 avril 1948, et de la création d’Israël le 15 mai 1948, un bateau accoste, dans le port de Beyrouth, au mois de mai de la même année, transportant des réfugiés fuyant la Palestine. Les équipes de secours du gouvernement prennent en charge ces nouveaux arrivants et constatent lors de leur débarquement, que la plupart de ces passagers viennent de Haïfa et Jaffa et qu’ils sont tous chrétiens. Ils sont transportés au couvent Saint Elie des Grecs Orthodoxes, où ils sont logés dans les dépendances du couvent et dans le jardin, et ce, jusqu’à l’année 1952, date à laquelle le patriarcat orthodoxe décide d’ouvrir un noviciat au couvent. Les réfugiés évacuent les lieux, mais sont relogés dans un camp érigé dans le horch (bois), à proximité." (Sfeir-Khayat, 2001 : 36).
Aujourd’hui le camp est situé au carrefour entre la banlieue sud de Beyrouth de Bir Hassan et Ouzaï d’un côté, Ras Beyrouth et le pont de Cola de l’autre. Cette localisation centrale facilite la circulation tant des habitants du camp qui se rendent dans d’autres quartiers de la ville, que la venue de personnes – palestiniennes ou non – habitant Beyrouth ou des agglomérations de la côte plus au sud.
3.2. Un espace fortement concerné par les migrations.
Cette localisation centrale a joué un rôle important dans le développement du camp. Tout d’abord, cela a facilité l’installation de nouveaux groupes de migrants dans le camp. Cela a également permis l’essor d’activités commerciales reposant essentiellement sur de la clientèle résidente hors du camp, qu’elle soit palestinienne ou non. Et cela a facilité la mobilité des Palestiniens eux-mêmes, qui peuvent par exemple vivre dans le camp et travailler dehors ou inversement.
En raison de la très forte émigration interne et internationale, seules quelques familles présentes dans le camp en 1952 sont toujours là. Elles ont été petit à petit remplacées par des familles palestiniennes venues d’autres camps comme celui de Tell Zaatar après sa destruction en 1976, ou de Rashidiyyeh au sud de Tyr. D’autres réfugiés s’y sont installés en 1991 après avoir été déplacé durant la guerre civile. L’importance de l’émigration des habitants originels s’explique par trois facteurs. En premier lieu, de nombreux réfugiés palestiniens qui ont trouvé refuge dans le couvent de Mar Elias avaient de la famille libanaise par mariage. Leur intégration locale a donc été facilitée par l’existence de liens avec la société d’accueil précédent leur exil. En deuxième lieu, contrairement à la majeure partie des réfugiés palestiniens habitant dans les camps, ceux de Mar Elias étaient pour la plupart d’origine urbaine [7]. Cela a accéléré leur insertion dans la ville. En troisième lieu, et ce dernier point est fortement lié au précédent, une part importante des réfugiés arrivés à la création du camp étaient diplômés ce qui a favorisé leur émigration vers l’étranger. C’est donc une combinaison de facteurs – origine urbaine, appartenance religieuse, réseaux familiaux, niveau d’éducation – qui a entraîné les départs du camp vers d’autres quartiers de Beyrouth ou à l’étranger.
Parallèlement à ce mouvement d’émigration, le camp a vu l’arrivée de réfugiés palestiniens venus d’autres camps de Beyrouth ou d’autres régions du Liban ainsi que l’arrivée - certes encore assez marginale –de ressortissants libanais ainsi que d’immigrants syriens, asiatiques et africains depuis la fin de la guerre civile. Le camp joue donc un rôle d’accueil de populations migrantes, le plus souvent pauvres et récemment arrivées. Le camp a donc accueilli différentes vagues de réfugiés et de migrants, comme d’autres quartiers pauvres des banlieues sud et est de Beyrouth [8]. Cette attraction des migrants vers certains espaces urbains spécifiques est d’ailleurs relevée par Karen Jacobsen :
"Like all urban migrants, asylum seekers are attracted to urban centres because economic resources and opportunities, including education for their children, are concentrated there, and in cities migrants can access the social networks and ethnic enclaves that supports newcomers, and which initiate the process of integration" (Jacobsen, 2006 : 276).
Le camp joue le rôle d’espace d’accueil pour les migrants et ce pour 4 raisons principales. 1. les Palestiniens n’ayant pas le droit de travailler, certains décident de construire un nouvel étage à leur habitation pour le louer entre 100 et 150 USD par mois dans le camp. Il s’agit donc d’une façon d’accroître – voire de se procurer – un revenu stable. 2. la forte émigration des Palestiniens de Mar Elias – que ce soit pour louer un appartement dans un autre quartier quand ils en ont les moyens ou parce que la famille a émigré à l’étranger – libère des habitations qui sont mises sur le marché locatif. 3. les prix des logements dans le camps sont inférieurs à ceux des autres quartiers de l’agglomération beyrouthine, ce qui attire les migrants pauvres (Soudanais, Sri Lankais, etc.). 4. les forces de sécurité libanaises ne pénètrent pas dans les camps, ce qui procure une certaine sécurité pour les migrants illégaux ou sans papier.
Un autre signe de l’intégration du camp dans la ville est le développement d’activités commerciales depuis la fin de la guerre civile. La plupart des commerçant ne vivent pas dans le camp aujourd’hui et ne sont également pas originaires du camp. Ils ont installé leur activité dans le camp après avoir été déplacés durant la guerre. Ces réfugiés déconnectent donc leur localisation résidentielle de la localisation de leur activité économique. Par exemple, l’un d’eux vit près de Saïda, dans un village parce que les prix des appartements est beaucoup moins élevé qu’à Beyrouth. Il exerce à Beyrouth parce que sa clientèle se situe en ville.
Les commerçants interrogés ont décidé de développer leur activité dans le camp parce que le prix de la location du local y est moins élevé et aussi parce qu’en tant que Palestinien il leur est interdit de travailler hors des limites du camp. La clientèle vient elle en majeure partie des quartiers alentours, le pouvoir d’achat des habitants est généralement très faible et seuls les épiceries et les vendeurs de fruits et légumes vivent grâce à la clientèle palestinienne du camp.
Le camp d’Al Buss et le groupement de Nahr al Samir sont aujourd’hui intégrés à l’entité urbaine de Tyr. Ils ne sont plus séparés de la ville, mais le rond point d’Al Buss sur lequel ils se trouvent constitue aujourd’hui l’entrée nord de la ville par laquelle arrive la route qui vient de Saïda. L’habitat a donc tendance à s’améliorer voire à se développer, par la construction de nouveaux étages par exemple. Deux facteurs permettent d’expliquer ce dynamisme relatif : (1) le camp et le groupement, même s’ils constituent des espaces fermés et délimités spatialement, s’intègrent dans une certaine mesure au tissu urbain de Tyr. Il est par exemple de plus en plus difficile de repérer la limite sud ouest du camp. On assiste à un mitage de l’espace compris entre ce dernier et la ville de Tyr, par des habitations individuelles, souvent construites par des Chiites libanais exilés de la zone sud pendant l’occupation israélienne. Les nombreux commerces qui se sont implantés le long des axes routiers au nord du camp comme à l’est, possédés tant par des Palestiniens que par des Libanais, intègrent la frange extérieure du camp dans le paysage urbain. (2) Le dynamisme économique, surtout commercial, de ces espaces, par les revenus qu’il procure, permet aux Palestiniens d’améliorer leur habitat, qui tend de plus en plus à ressembler à celui des quartiers pauvres ou des classes moyennes libanaises peu favorisées. Les quartiers d’habitat informel ont tendance à évoluer en s’intégrant à l’activité économique et au paysage urbain de la ville de Tyr. C’est la situation du camp d’Al Buss comme du groupement de Nahr de Samir, à l’entrée de la ville, à un carrefour de communication qui favorise cette évolution.
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4.1. Un espace sous contrôle.
Le contrôle à l’entrée des camps joue un rôle non négligeable dans la dégradation de l’état des logements palestiniens. Ces mesures sont le plus souvent appliquées de façon très stricte. Le camp ne dispose que d’une seule entrée contrôlée par l’armée libanaise. Les voitures peuvent être fouillées à chaque entrée. Tout matériel de construction est interdit d’entrée. Cela concerne les parpaings, le bois pour les charpentes, la tôle pour les toits, les vitres, le fer pour les portes et les cadres de fenêtres, ainsi que la peinture, les équipements électriques et les réservoirs d’eau. Ces restrictions empêchent tout entretien ou rénovation des habitations. Une autre conséquence est l’impossibilité pour les jeunes couples de s’installer dans le camp, puisqu’ils ne peuvent bâtir une nouvelle habitation. Pour introduire du matériel de construction il faut obtenir une autorisation préalable des Autorités libanaises. Les réfugiés vivant dans les camps doivent se rendre au tribunal de Tyr pour obtenir ce droit. Ces autorisations ne sont données que rarement. Le contrôle des camps se matérialise dans l’espace par la présence physique de l’armée à l’entrée des camps, et la fermeture de l’ensemble des axes de communications qui relient le camp à son environnement spatial immédiat, ne laissant qu’une seule entrée carrossable.
Ces restrictions sont parfois levées et de nouvelles constructions apparaissent dans le camp. Depuis le printemps 2005, Al Buss connaît une importante densification de son bâti, de nombreuses familles profitant de la levée des restrictions pour élever leur habitation d’un étage, d’autres pour construire une nouvelle pièce. Ces restrictions peuvent être à nouveau imposées sur décision des autorités libanaises.
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4.2. Le camp aujourd’hui.
La zone d’habitation du camp d’Al Buss peut être subdivisée en deux espaces distincts. En premier lieu la partie qui s’est développée autour de l’ancien camp arménien. Il s’agit d’un espace assez densément construit. Plus on s’éloigne de la bordure du camp, moins l’espace bâti est dense. Le maximum de densité se trouve au nord-est du camp. Les habitations sont le plus souvent contiguës et à deux étages. Plus à l’intérieur, les habitations sont plus espacées, et ne disposent que plus rarement d’un étage supplémentaire. On peut noter la présence de jardins autour des habitations. Dans cette partie du camp, les rues sont assez larges et se coupent à angle droit. Elles dessinent donc des îlots rectangulaires plus ou moins vastes.
En deuxième lieu, la partie ouest du camp s’est développée de façon informelle. Plus on se dirige vers le sud-ouest du camp, moins l’habitat est dense. Les ruelles qui séparent les habitations sont étroites et tortueuses. Cette extension est surtout habitée par des Palestiniens originaires du village de Damoun, qui se sont pour partie spécialisés dans la culture des vergers. Un certain nombre d’entre eux ont dégagé d’importants profits de cette activité et disposent donc de maisons à un ou deux étages avec une cour intérieure. On rencontre aussi de l’habitat plus modeste, de type individuel de plain-pied entouré d’un jardin potager. Entre ces deux parties du camp se situent les écoles de l’UNRWA, qui occupent une superficie très importante, étant donné l’investissement fait par l’UNRWA et le nombre d’enfants réfugiés à scolariser.
4.3. Le camp et la ville : les modalités de l’insertion locale.
Le camp d’Al Buss présente une particularité par rapport aux deux autres camps de Tyr, ainsi qu’aux autres camps au Liban, il comporte en son sein deux espaces non palestiniens : un hôpital public libanais ainsi qu’une église maronite. Ces deux espaces sont en fait des héritages arméniens et chrétiens libanais, le premier hôpital de Tyr aurait été construit par les Arméniens d’Al Buss, et l’église ayant été construite sur une terre qui appartient à la communauté religieuse maronite. Pendant la Guerre des camps [9], alors qu’Al Buss était soumis à un blocage presque total par les miliciens chiites libanais d’Amal, c’était les fedayin palestiniens qui assuraient la sécurité des chrétiens pour chaque office religieux. Ce camp incarne spatialement l’imbrication des communautés, palestiniennes et libanaises d’un côté, musulmanes et chrétiennes de l’autre.
Les limites nord et est du camp d’Al Buss sont plus densément bâties que les autres quartiers. De fait les constructions sont mitoyennes les unes des autres. La route qui longe le camp au nord mène vers le centre ville de Tyr, celle qui le borde à l’est se dirige vers le sud Liban ou bien l’intérieur des terres. C’est une zone de trafic intense vers laquelle convergent les flux de voyageurs. Le rond point d’Al Buss (Duwwar Al Buss) qui se situe à l’intersection de ces deux axes, fait office de gare routière, où stationnent les bus et les taxis collectifs qui se rendent à Saïda, Beyrouth ou au sud Liban. Cette zone d’habitat est devenue zone commerciale, où l’on trouve tous types d’épiceries et d’artisans. Depuis la guerre des camps, la zone commerciale est occupée par des Palestiniens et des Libanais.
La plupart des clients qui fréquentent cette zone commerciale n’habitent pas dans le camp. Ils sont originaires pour l’essentiel des villages alentours, et viennent à Tyr pour le travail, pour des raisons administratives ou pour se faire soigner. Ils s’arrêtent faire des achats au rond point d’Al Buss. Ils choisissent cet espace commercial en raison des bas prix pratiqués et de la centralité du lieu. Des échoppes vendant des pièces détachées et autres accessoires pour la voiture se sont également développés, par que ce rond point se situe à un carrefour des principales voies de communications dans la région. Des petits cafés et de la restauration rapide se sont implantés en raison de la proximité de la gare routière connectant le nord et le sud du pays par la côte. Cela signifie que le camp – ou plus exactement ses frontières nord et ouest – n’est pas un simple espace bâti inséré dans le tissu urbain mais qu’il joue un rôle économique non négligeable.
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Tant les commerçants par le développement de boutiques à la frontière du camp et que les pratiques des habitants palestiniens, qui du fait de leur mobilité quotidienne traversent à de nombreuses reprises les limites du camp, participent à une relecture de la place du camp dans la ville. Les camps, comme d’autres quartiers défavorisés de Beyrouth, jouent un rôle d’accueil de population non palestinienne et plus particulièrement de migrants. La taille même des camps, qui concentrent plusieurs milliers de personnes sur des espaces assez restreints, permet de caractériser ces entités comme des espaces urbains. Leurs connexions avec leur environnement contribuent à renforcer leur intégration à la ville, même si aujourd’hui ils demeurent toujours des espaces de ségrégation et de marginalisation d’une population réfugiée soumise à un régime particulier au Liban. Pour reprendre Miche Agier qui note que "[l]a ville est dans le camp, mais elle n’y est jamais que sous la forme d’ébauches perpétuellement avortées" (Agier, 2002 : 124), les camp de réfugiés palestiniens, comme les pratiques de leurs habitants, tendent à désenclaver ces espaces. Mais ces derniers demeurent toujours, du fait du non règlement de la question palestinienne, des espaces singuliers, en suspend, tributaires d’un contexte régional tourmenté et réversible.
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Kamel Doraï
Géographe, chercheur au CNRS à l’Institut Français du Proche-Orient, Damas et chercheur associé à Migrinter
Email : Mohamed-Kamel.Dorai@univ-poitiers.fr
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NOTES
[1] UNRWA : Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, créé en 1949 par l’ONU pour venir en aide aux réfugiés palestiniens installés en Jordanie, Syrie, Liban, Cisjordanie et à Gaza.
[2] Un numéro spécial du Journal of Refugee Studies (vol. 19, n°3) a été consacré à ce sujet en Septembre 2006.
[3] UNHCR Statistical Yearbook, 2005 : 55.
[4] UNHCR Statistical Yearbook, 2005 : 55.
[5] Obi, Naoko ; Crisp, Jeff (2001) Evaluation of the implementation of UNHCR’s policy on refugees in urban aeras, UNHCR – Evaluation and Policy Analysis Unit, EPAU/2001/10, 15 p.
[6] Pour 2001 et 2003 l’UNRWA donne respectivement les chiffres de 1 403 et 1 413 réfugiés inscrits. En 1995, l’UNRWA indique 635 réfugiés.
[7] On estime que deux tiers des réfugiés palestiniens au Liban sont d’origine rurale (Khalidi, 1992)
[8] Cf. par exemple Berthomière & Hily, 2006 et Deboulet, 2006
[9] La Guerre des camps (1985-1987) oppose les Palestiniens à la milice chiite libanaise Amal et se solde par le blocus et la destruction partielle de certains camps à Beyrouth et Tyr.