citation
Ségolène Barbou des Places,
"La catégorie en droit des étrangers : une technique au service d’une politique de contrôle des étrangers ",
REVUE Asylon(s),
N°4, mai 2008
ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article762.html
résumé
Nous souhaitons montrer que les catégories juridiques, lorsqu’elles concernent les étrangers, ne sauraient être appréhendées comme une technique neutre de découpage et de classement nécessaire à l’édification d’un statut des étrangers. La catégorisation n’est pas une simple opération mécanique, dénuée de sens, de valeur ou d’effet social. Le travail de catégorisation répond à une logique de contrôle qui doit être mise en lumière. A l’aide d’exemples tirés des droits français et communautaire, il est possible de montrer que la catégorisation des étrangers offre aux Etats un double levier pour maîtriser et contrôler les populations étrangères sur leur territoire. La catégorisation est un instrument de fabrication de la réalité migratoire car elle assigne aux étrangers une identité reconstituée. La catégorisation permet, ensuite, d’opérer un tri des étrangers en toute légitimité.
Mots clefs
Pour le juriste François Terré [1], la catégorie « implique la recherche d’un « lieu » convenable et approprié, une place satisfaisante du curseur intellectuel sur la trajectoire qui relie le fait au droit et le droit au fait ». La catégorie juridique [2] sert en effet à déterminer, pour chaque élément de fait (tel objet, évènement, ou personne), le droit pertinent, c’est-à-dire le régime juridique qu’il convient d’appliquer. Avant de pouvoir appliquer un régime juridique, un statut, l’autorité compétente procède toujours à la qualification juridique, c’est-à-dire au classement d’une chose, d’une personne, dans une catégorie juridique existante. Les catégories sont donc si essentielles aux juristes que certains les considèrent comme leur matière élémentaire [3]. Mais, les catégories de personnes, il faut le reconnaître, sont parmi les plus suspectes, chargées qu’elles sont d’idéologie et ayant, « au-delà de leur portée pratique, une dimension symbolique » [4] . Que penser, dès lors, des catégories juridiques d’étrangers ?
Les catégories juridiques d’étrangers, que nous définissons ici comme les classes ou ensembles de personnes étrangères regroupées sous une dénomination commune aux fins d’application d’un statut juridique, nous semblent mériter la considération pour de nombreuses raisons. Tout d’abord, c’est leur multiplication qui attire l’attention. En effet, la France réajuste et modifie de façon presque permanente son droit de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile depuis une vingtaine d’année. Chacune de ces réformes a conduit à l’apparition de nouvelles catégories d’étrangers, dont certaines deviennent, à l’image de la catégorie « étranger pouvant contribuer au développement de la France en raison de ses compétences et talents », emblématiques d’une nouvelle orientation de la politique migratoire. Ensuite, il est frappant d’observer, avec le développement progressif de la politique communautaire d’immigration et d’asile, l’émergence d’un nouveau niveau de fabrication de catégories d’étrangers. Parfois, les catégories sont identiques en droit français et communautaire. Mais il arrive que le droit communautaire, qui s’impose en droit français, fasse apparaître une nouvelle catégorie. Ce fut le cas, par exemple, de la catégorie de l’étranger résident de longue durée, ou du bénéficiaire de protection temporaire. Il importe par conséquent de saisir la portée du renouvellement de ce cadre catégoriel.
Mais notre ambition n’est pas ici de mener une étude désincarnée des catégories juridiques. Bien plus, cette étude propose d’examiner les droits communautaire et français de l’immigration et de l’asile au travers du prisme des catégories d’étrangers contenues dans ces droits. Nous proposons de montrer comment et combien la catégorie juridique de migrant, loin d’être une technique neutre servant le fonctionnement d’un ordre juridique autonome, est un outil privilégié de la politique de contrôle des étrangers [5].
Cette contribution repose donc sur un examen des catégories juridiques d’étrangers posées par le code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (ci-après ceseda) et par les normes communautaires relatives à l’immigration et l’asile. Il s’agit d’étudier leur développement et de comprendre le fondement de leur édification. Cela nous conduira à nous émanciper de l’analyse que font de nombreux juristes sur leurs catégories : ils estiment que les catégories juridiques n’ont « pas d’autre valeur que celle que leur confère les réalités qu’elles prétendent traduire » [6]. La catégorisation ne serait, dès lors, qu’un procédé intellectuel, une technique de mise en œuvre des réalités juridiques qui ne doit pas les dénaturer.
Il nous semble, pourtant, que devraient raisonner les propos d’Eisenmann rappelant aux juristes, en 1966, qu’une classification est une réponse à une question, à un problème que l’on se pose au sujet d’un groupe d’objets, « d’où il suit que n’importe quelle classification n’est pas rationnellement possible du point de vue de n’importe quel problème » [7]. Cette remarque nous guide donc vers la recherche d’une rationalité à l’œuvre dans l’édification des catégories d’étrangers.
Nous souhaitons montrer que les catégories juridiques, lorsqu’elles concernent les étrangers, ne sauraient être appréhendées comme une technique neutre de découpage et de classement nécessaire à l’édification d’un statut des étrangers. La catégorisation n’est pas une simple opération mécanique, dénuée de sens, de valeur ou d’effet social. Le travail de catégorisation répond à une logique de contrôle qui doit être mise en lumière. A l’aide d’exemples tirés des droits français et communautaire, il est possible de montrer que la catégorisation des étrangers offre aux Etats un double levier pour maîtriser et contrôler les populations étrangères sur leur territoire. La catégorisation est un instrument de fabrication de la réalité migratoire car elle assigne aux étrangers une identité reconstituée (I). La catégorisation permet, ensuite, d’opérer un tri des étrangers en toute légitimité (II).
L’Etat, muni d’outils politiques, législatifs, administratifs, est dans une situation statique face à une réalité migratoire, mouvante par essence, qu’il lui faut tenter de saisir. Face aux étrangers, qui lui échappent en raison de leur extranéité et de leur altérité, la seule réponse que trouve l’Etat est la double tentative de leur « domestication » (A) et de leur fixation (B). Les catégories juridiques sont l’instrument privilégié de cette double opération, qui prend la forme juridique de la catégorisation [8].
A- Les catégories juridiques, instrument de « domestication » des étrangers
Les catégories juridiques posées par les droits français et communautaire de l’immigration et l’asile, parce qu’elles ne sont pas érigées en partant de la réalité de l’étranger, mais expriment l’intérêt et les valeurs de l’autorité publique, sont des catégories stato-définies et hétéro-définies. Il est frappant de constater que ces catégories servent en réalité des objectifs purement étatiques (1). En outre, ces catégories juridiques conduisent à appréhender la personne étrangère sur la base de critères assez largement indifférents à la réalité personnelle de l’étranger. La réalité, l’identité de l’étranger est ainsi reconstituée, redéfinie (2). L’ensemble permet à l’Etat de domestiquer, en les transformant, des étrangers qui sont, en quelque sorte, « naturalisés ».
1-Des catégories servant des objectifs purement étatiques
Les catégories juridiques d’étrangers ne sont pas fabriquées dans le dessein de rendre compte d’une réalité migratoire préexistante, étrangère à l’Etat, que le droit tenterait d’épouser de façon aussi harmonieuse que possible. Au contraire, les catégories créées semblent très largement servir l’autorité publique, qui réalise l’une ou l’autre fonction souveraine qu’est l’accueil, la protection des personnes, ou, à l’inverse, le contrôle des mouvements migratoires, voire leur empêchement. C’est donc toujours de l’Etat que partent ces catégories.
Ainsi, telle personne, indépendamment de son parcours et de sa réalité sociale, sera considérée avant tout comme « étranger en situation irrégulière ». Or, cette notion d’entrée irrégulière ne peut être définie que par l’Etat, lui seul déterminant souverainement ce qui est régulier, et pour l’Etat, car lui seul a besoin de nommer, pour la sanctionner, l’irrégularité. La catégorie de l’étranger « entré ou séjournant irrégulièrement » n’a donc pas d’autre intérêt que de permettre à l’autorité publique d’appréhender un individu pour lui permettre de rester sur le territoire national, ou au contraire fonder son éloignement du territoire. Dans la même lignée, une catégorie comme celle du « demandeur d’asile », permettra à l’Etat d’appréhender une personne en fonction de ce qu’il est disposé à faire à son égard : examiner sa situation pour décider s’il lui accorde sa protection. Nul ne conteste que, outre la recherche de l’asile, cette personne souhaite surtout pouvoir travailler, subvenir aux besoins de sa famille, et fonder de nouveaux espoirs de vie. Mais en posant la catégorie demandeur d’asile, en en appréhendant cette personne sous cette catégorie, l’Etat part de ses besoins, sa rationalité, sa logique.
De manière générale, on observe que les critères utilisés pour catégoriser les étrangers mettent fortement l’accent sur les circonstances de l’entrée d’un étranger sur le territoire étatique (entrée régulière, fuite de la persécution, etc). Ce faisant, elles négligent souvent l’objet du séjour et les droits que l’individu souhaitent obtenir car elles mettent l’accent sur la fonction étatique mobilisée : autoriser ou refuser l’entrée, éloigner du territoire, protéger, contrôler ses frontières. L’apparition, dans la loi du 24 juillet 2006, de la catégorie de l’étranger « pouvant apporter ses compétences et talents à la France » est particulièrement significative. Il va de soi que la contribution, au développement de la France, d’étrangers compétents et talentueux est une réalité bien antérieure à 2006. Mais la création d’une nouvelle catégorie doit être interprétée comme le signe de la volonté de l’Etat d’attirer ces étrangers. La catégorie consacrée par la loi de 2006 n’est donc pas descriptive, elle ne rend pas compte d’une nouvelle donnée sociologique dont il faudrait témoigner. Bien plus, elle apparaît comme une technique permettant à l’Etat de désigner certaines personnes particulières, qui méritent selon lui un traitement spécifique. Le renouvellement du cadre catégoriel traduit bien la volonté de pouvoir déterminer, dans l’ensemble de la population migratoire, ceux qui représentent une valeur ajoutée pour l’Etat.
En somme, les catégories partent de l’Etat et viennent se poser sur les étrangers. Ces derniers ne sont jamais que l’objet de la réglementation, ils ne sont pas à la source de celle-ci. Cela est d’autant plus important que les catégories sont des outils d’assignation identitaire.
2-Des catégories assignant une identité reconstituée
Les catégories d’étrangers sont des catégories « hétéro-définies ». Lors de la formation de la catégorie, l’étranger n’est pas invité à se dire, ou à exposer son parcours, ses aspirations. L’autorité normative crée donc une catégorie à partir d’une réalité migratoire qui lui est étrangère mais qu’elle tente d’appréhender et de saisir. Les catégories d’étrangers sont donc des instruments d’appréhension juridique d’une réalité sociologique ou biologique. Certes, dans certains cas, le droit ne fait que transcrire une réalité existante : il entérine ainsi la différence entre homme et femme, la qualité de mère ou de père, il prend acte de l’âge de la personne ou de son état de santé. Parfois, une catégorie va rendre compte d’une histoire en reconnaissant celui qui a subi une persécution, ou l’« étranger qui a été confié depuis l’âge de 16 ans aux services de l’aide sociale à l’enfance. Dans d’autres cas, c’est le projet de la personne qui peut être utilisé pour ériger la catégorie : ainsi la catégorie étudiant.
Mais même dans ces hypothèses, le processus de catégorisation juridique est bien plus que la reformulation dans le langage du droit d’une donnée sociale. Un exemple suffit à le montrer. La première des catégories, celle de « l’étranger », se définit en droit en fonction du lien de nationalité puisque le code des étrangers régit le séjour des personnes « qui n’ont pas la nationalité française, soit qu’elles aient une nationalité étrangère, soit qu’elles n’aient pas de nationalité » [9]. Cette catégorie est, malgré les apparences, proprement juridique et étatique. En effet, contrairement à la notion d’immigré qui se définit par le lieu de naissance de la personne, et qui donc se construit sur la base d’une réalité personnelle et subjective, la notion d’étranger se construit sur la base du critère de nationalité qui est un lien juridique que l’Etat attribue au titre d’une compétence exclusive. La nationalité ne s’acquière par l’individu que si l’Etat le veut, selon les conditions posées par l’Etat, et seuls les Etats pouvant conférer leur nationalité. L’attribution de la nationalité est donc bien une question étatique, la nationalité définissant un des éléments constitutifs de l’Etat, sa population. La catégorie juridique « étranger » part donc de l’Etat et non de l’individu, elle est une catégorie contrôlée par l’Etat, fondée sur un critère essentiellement juridique et qui vient redéfinir la personne en lui attribuant un rattachement à tel ou tel Etat de la société internationale. En somme, la création des catégories juridiques permettant d’appréhender les personnes, elle sert à les constituer juridiquement.
Le Ceseda contient d’autres catégories, très nombreuses, qui reposent sur un critère étranger à la nature des choses, biologique, sociologique, ou historique. C’est le cas, de catégories reçues du droit international ou européen comme la catégorie du « résident de longue durée CE » qui découle de la directive de 2003 sur le statut de résident de longue durée. Mais surtout, on trouve dans le ceseda une large place à un type de catégorie que l’on pourrait résumer sous la formule de « l’étranger qui ». C’est le cas, par exemple, de l’étranger qui est entré régulièrement ou qui est en situation régulière depuis 10 ans, de l’étranger qui arrive en France par voie ferroviaire, maritime ou aérienne et qui n’est pas autorisé à entrer (article L221-1). L’autorité publique ajoute donc, à une réalité naturelle ou sociologique, une ou plusieurs conditions qui sont indépendantes de la réalité migratoire, et parfois de la maîtrise de la personne concernée. En effet, la qualité de situation régulière n’existe pas dans le monde non juridique. Elle suppose nécessairement une règle juridique qui fixe ce qui est régulier et c’est l’Etat qui détermine souverainement ce qu’est une situation régulière.
Parfois, une catégorie est basée sur une réalité sociologique ou biologique mais elle est transformée, l’autorité publique se saisissant, en la reformulant, de la réalité qui est à la base de la construction de la catégorie. C’est le cas de la catégorie de l’étranger « bénéficiaire de l’autorisation de regroupement familial ». A l’origine de la catégorie se trouve une réalité sociologique prise en compte, le lien familial. Mais la catégorie est celle des « bénéficiaires d’une autorisation », ce qui fait repartir la catégorie de l’Etat et de sa compétence d’octroyer ou non l’autorisation. En d’autres termes, l’autorité publique se saisit du rapport familial et le reformule.
Plus généralement, de nombreuses catégories sont construites par référence à un pouvoir de l’Etat ou d’une autorité publique compétente pour gérer les migrations. Ainsi, l’article L 213-2 du Ceseda fait référence à l’étranger qui « fait l’objet d’une interdiction du territoire ou d’un arrêté d’expulsion » ; l’article L 213-3 vise l’étranger qui n’est pas ressortissant d’un Etat membre et à qui l’entrée est refusée en application de l’article 5 de la Convention de Schengen ; l’article L221-1 mentionne le « candidat à l’asile en provenance d’un pays sûr ». Or, c’est l’Etat qui dicte, selon des règles qu’il maîtrise, les mesures d’interdiction du territoire ou d‘expulsion, qui a ratifié la Convention de Schengen et les règles qu’elle pose, ou qui détermine quels sont les Etats « sûrs ». De même, au lieu de viser des catégories d’étrangers « entrés ou résidant » pour la première fois en France, le Ceseda mentionne les étrangers « admis » pour la première fois au séjour en France ou qui « entrent régulièrement » en France. De façon persistante, l’autorité publique se positionne au centre de la catégorie qu’elle édicte. Ce faisant, la catégorie vient se poser sur une réalité migratoire, mais ne part jamais d’elle.
On observe donc, de la part de l’autorité publique, une opération constitutive. Le critère servant la formation de la catégorie est, soit strictement juridique (comme par exemple la notion d’entrée irrégulière), soit biologique mais juridicisé (ainsi le passage du lien biologique de famille à la notion de « conjoint autorisé à rejoindre un Français »), soit totalement maîtrisé par l’autorité étatique. La catégorisation apparaît, dès lors, comme un réel travail de reconstitution, de fabrication de la réalité de la population étrangère qui est appréhendée par bribes et distribuée dans tel ou tel étage de la classification. Ces exemples permettent surtout de conclure que, par la création de catégories selon des critères purement étatiques servant des objectifs étatiques, l’autorité publique opère une réelle assignation identitaire. Elle redéfinit des personnes en les qualifiant « d’étranger en situation irrégulière » ou « de bénéficiaire d’une protection temporaire », de « membre de la famille d’un ressortissant communautaire » ou de « travailleur salarié ». La qualification juridique vient se poser sur la personne et elle va opérer comme une nouvelle identité, mobilisée par l’autorité publique pour contrôler la personne désignée selon le vocabulaire du droit de l’Etat. En juridicisant des situations sociales complexes, la catégorie juridique sert donc à appréhender, en la contrôlant, une réalité migratoire qui, autrement, échapperait. C’est en cela que la catégorie participe d’une logique de « domestication » des étrangers, qui est complétée par la tentative de l’Etat de fixer les étrangers.
B- Le cadre catégoriel, outil de fixation des étrangers
La maîtrise de l’autorité publique est considérable dans le processus d’édification des catégories d’étrangers, car elle définit le critère discriminant qui permet l’érection de la catégorie. Il faut en effet mesurer que, n’étant pas citoyen, l’étranger ne vote pas et ne participe ni n’influence le droit posant les catégories d’étrangers. Mais surtout, l’étranger ne choisit pas d’appartenir à telle ou telle catégorie. La qualification s’impose à lui (1), elle lui assigne un espace clos (2).
1. Un rattachement catégoriel obligatoire
Les catégories juridiques, non seulement ne sont pas entre les mains de ceux qui en relèvent, car ils ne participent pas à leur définition. Mais en plus, les catégories ne sont pas optionnelles ; l’individu ne choisit pas – ou de façon très limitée - d’appartenir à une catégorie ou à une autre. La question de l’appartenance à l’une ou l’autre catégorie sera même la première réalité qu’il affronte. Dès la demande de visa, l’objet de son séjour lui sera demandé, ce qui servira à aiguiller son classement dans telle ou telle catégorie. Il ne pourra alors que choisir – parfois – entre deux catégories préconstituées, celle à laquelle il veut – ou a le plus de chances de – pouvoir appartenir. La réalité migratoire est donc capturée, fixée, organisée. Elle échappe à celui qui en est l’acteur, l’étranger lui-même.
Pour ajouter à ce constat de la maîtrise publique de la réalité migratoire par l’opération de catégorisation –entendue ici comme création et application du cadre catégoriel-, il faut réaliser que la catégorisation a vocation à appréhender la totalité des étrangers. L’opération de saisie des étrangers par le droit est une opération qui se veut totale. Le monde divisé en catégories est un monde sans espaces non catégorisés. Il y a sans doute là une spécificité des catégories juridiques, qui, au nom de la sécurité juridique, doivent appréhender tous les aspects de la vie avec un nombre acceptables de règles de droit. Au cœur de l’opération de catégorisation, il y a toujours une volonté d’exhaustivité.
Il en résulte que l’autorité publique « rangera » nécessairement toute personne dans une catégorie (membre de la famille d’un Français, demandeur d’asile, travailleur, entrée régulièrement ou non), puis des sous-catégories (enfant mineur ou majeur, demandeur de protection au titre de la Convention de Genève ou sur un autre fondement, etc). Même les étrangers parfois considérés comme ne relevant d’aucune catégorie (par exemple les étrangers dits « non régularisables ni expulsables ») n’échappent pas au classement catégoriel, car ils seront, au moins, situés dans la catégorie matrice de « l’étranger », ce qui conduit à leur conférer un certain statut juridique, différent de celui des nationaux. Dire qu’il n’y a pas d’espaces non couvert par l’espace catégoriel, c’est donc dire qu’il n’est pas possible d’échapper à l’appréhension par l’autorité publique. Le découpage catégoriel prend ainsi la figure d’un monde intégral. Ce monde totalement catégorisé est aussi un monde clos.
2. Le cadre catégoriel, un monde clos.
La qualification de la personne comme étant étranger de telle ou telle catégorie, si elle permet de lui attribuer un statut et parfois même des droits, va également se révéler être une opération de bornage de cet étranger. Ainsi, en droit français et communautaire, une ligne de séparation existe entre ce que l’on appelle parfois la « migration d’asile » et la « migration économique » ; le statut des demandeurs d’asile et réfugiés est toujours réglé par des normes spécifiques. Pourtant, à de nombreux égards, cette séparation manque de pertinence, car il n’est pas certain qu’elle corresponde à une réalité empiriquement observable. Une personne fuyant la persécution décide de quitter son pays et cherche à se rendre dans un autre Etat dans lequel elle pourra s’installer et recommencer sa vie. La rigidité des catégories juridiques imposera tout d’abord à cette personne de choisir entre deux éléments de sa vie et son parcours : se définit-elle comme fuyant la persécution, et elle entrera alors dans le régime asile, ou se projette-t-elle comme futur travailleur ? Il lui faudra opérer un choix car l’entrée et le séjour de cette personne ne pourront être appréhendés que sous l’un ou l’autre des régimes. Il se peut que, pour multiplier ses chances d’accéder à un territoire, cette personne se définisse, non par ce qu’elle considère comme le plus substantiel dans sa vie, mais par ce qui lui permet d’optimiser ses chances de recommencer une vie. Le décalage par rapport à la réalité sociale est alors patent. La personne est appréhendée selon une vision monolithique, simplificatrice, et peut être même caricaturale.
Mais surtout, une fois déterminée la catégorie de rattachement (entrée comme demandeur d’asile, étudiant, etc), cette personne se trouve enfermée dans sa catégorie. La configuration catégorielle conduit même à maintenir certains étrangers, et en particuliers les réfugiés, dans une posture très problématique. Ainsi, l’étranger admis comme réfugié, qui a recommencé une vie normale, travaille et s’intègre, est maintenu dans une position passéiste et victimaire. Il risque d’être constamment renvoyé à son passé, qui a encore, plusieurs années après son entrée, un effet sur son statut, le privant de la possibilité de se penser autrement. Dans un tel cas, l’étranger est réduit à un trait qui a servi à l’identifier à un moment de son parcours migratoire.
En outre, l’enfermement de l’étranger dans une catégorie, dans un statut, n’a pas seulement une dimension matérielle : il a également une dimension temporelle. Tant qu’une catégorie existe et n’est pas modifiée, elle est fixe. Par conséquent, l’individu qui ne sort pas de cette catégorie reste régi par le statut attaché à cette catégorie. Or, la temporalité de la migration, du trajet migratoire, et celle du droit qui pose la catégorie et lui attache un régime juridique, ne sont pas comparables. Le temps du droit est spécifique, plus long et il peut même être une forme de contrainte. Danièle Lochak montre bien que « plus stables encore que les règles de droit sont les catégories qui les sous-tendent. Les règles peuvent bien changer, les catégories, elles, semblent vouées à la pérennité ». On les voit naître, à un moment donné ; on les voit beaucoup plus rarement disparaître [10].
Ce double enfermement matériel et temporel est effrayant et c’est pourquoi l’étranger classé dans une catégorie est tenté de vouloir en sortir. Mais il va se heurter à l’étanchéité des catégories composant le cadre catégoriel. Le cadre catégoriel est rigide, parce que les catégories juridiques sont séparées et les statuts juridiques indépendants les uns des autres. Cette imperméabilité se manifeste à plusieurs égards. Tout d’abord, le cumul des statuts devant être impossible, un étranger ne saurait relever de deux catégories. Ainsi, la loi de 2003, transposant la directive 2001 sur la protection temporaire, spécifie bien que la protection temporaire ne peut pas être cumulée avec le statut de demandeur d’asile. Quant à l’article L741-1 du Ceseda, relatif au droit de séjour des demandeurs d’asile, il prend bien soin de mentionner que tout étranger présent sur le territoire français qui, n’étant pas déjà admis à séjourner en France sous couvert d’un des titres de séjour prévus par le présent code (…) demande à séjourner en France au titre de l’asile, forme cette demande (…) ». De nombreux autres exemples pourraient être donnés, comme l’impossibilité de relever d’un statut de travailleur ou d’étudiant en même temps (alors que certains étudiants étrangers vont travailler pour financer leurs études). Dès lors, chaque étranger relève d‘une seule catégorie, d’un seul statut qui lui est assigné en fonction des circonstances de son entrée ou de l’objet (principal) de son séjour.
Mais surtout, une fois l’étranger rattaché à une catégorie, il va suivre un « parcours tubulaire ». Celui qui est entré comme étudiant aura du mal à changer de statut juridique, celui qui est entré au titre de l’asile restera cantonné au régime de l’asile. Les directives communautaires sont particulièrement éclairantes sur ces points [11]. La directive de 2003 sur le statut des résidents de longue durée confère un statut protecteur aux ressortissants d’Etats tiers qui résident dans l’Union européenne depuis plus de 5 ans. Or, sont expressément exclus du champ d’application de la directive [12], les ressortissants de pays tiers qui séjournent pour faire des études ou suivre une formation professionnelle. En outre, l’article 4 de la directive pose une durée de résidence de cinq années pour obtenir le statut de résident de longue durée. Or, selon l’alinéa 3 du même article, « les périodes de résidence effectuées aux fins d’études ou de formation professionnelle peuvent n’être comptées que pour moitié dans le calcul de la période de résidence légale et ininterrompue visée au paragraphe 1 ». En d’autres termes, l’étranger entré en Europe au titre de la catégorie « étudiant » ne peut pas être directement rattaché à la catégorie résident de longue durée. Et, s’il a résidé plus de 5 ans dans un Etat, son temps de résidence en tant qu’étudiant ne sera pas automatiquement comptabilisé pour accéder au statut de résident de longue durée. Tout est donc prévu pour que le passage d’une catégorie à une autre soit difficile. Cela correspond à la volonté des Etats de cantonner les étrangers à des parcours prédéfinis. L’étanchéité entre les catégories sert à prévenir les étrangers qu’une stratégie consistant, par exemple, à entrer en Europe au titre de la catégorie étudiant pour tenter ensuite de glisser vers le statut de travailleur, n’est pas une option pertinente [13].
Une même logique est présente pour les demandeurs d’asile, de plus en plus souvent accusés de vouloir abuser du système d’asile. On observe ainsi que sont exclus du bénéfice du statut de résident de longue durée, au titre de la directive, ceux qui sont autorisés à séjourner dans un Etat membre en vertu d’une forme temporaire de protection, d’une forme subsidiaire de protection et ceux qui sont réfugiés. Or, s’il n’est pas aberrant, du point de vue logique, de ne pas faire entrer dans une norme ayant pour objet un statut de longue durée, des personnes relevant d’un statut temporaire, comment justifier l’exclusion des réfugiés ? Une telle approche est en totale contradiction avec la volonté, énoncée par les Etats et la Commission, d’agir en faveur de l’intégration des réfugiés sur leur territoire. A moins que l’on ne lise cette exclusion comme une tentative de contrôle de l’abus du système d’asile. C’est ainsi, d’ailleurs, que la volonté étatique de contrôler les stratégies de changement de régime est exprimée par la directive relative aux conditions d’entrée et de séjour aux fins d’étude, de formation professionnelle ou de volontariat. L’article 3-3 exclut du champ d’application de la directive les demandeurs d’asile et les personnes jouissant d’une protection temporaire ou subsidiaire. Pour la Commission, cette exclusion concerne le fait que ces personnes ne pourront se fonder sur la présente directive pour introduire une demande visant à changer de statut (par exemple à passer de la qualité de demandeur d’asile à celle d’étudiant), « de tels changements n’étant possibles qu’en vertu de dispositions plus favorables dépendant de chaque Etat membre. » Le même type de restriction existe à l’égard des demandeurs d’asile qui souhaiteraient passer du statut de demandeur d’asile à celui de « chercheur » qui est un statut plus favorable. Une fois encore, la Commission indique sa réticence à l’égard des changements de statuts [14].
A travers ces quelques exemples, apparaît un système que les Etats tentent de maîtriser, où sera voué à l’échec toute tentative d’utiliser un canal d’accès à l’Europe (comme l’est, ou a pu l’être le canal de l’asile) pour ensuite accéder à un statut de « migrant économique ». Les Etats ont verrouillé les statuts, assignant à chaque étranger un statut à l’entrée et s’efforçant d’empêcher ou de rendre difficile le passage entre les statuts et catégories.
Les Etats tentent donc, par tous les moyens, de saisir une réalité migratoire qui leur échappe. Le processus d’édification des catégories, en tant qu’élément de domestication et de fixation des étrangers, doit être analysé comme un acte de puissance, et parfois même un acte de souveraineté. Par cet acte de puissance, l’autorité normative tente de restaurer une capacité de contrôle qu’elle sait (ou pense) menacée. L’assignation identitaire opérée par la catégorie sera donc précieuse pour l’Etat. La catégorie juridique, levier de l’action étatique sera, par ailleurs, mobilisée pour permettre, en toute légitimité, de trier les étrangers.
La catégorisation, processus de fabrication de blocs distincts, est une réelle œuvre de découpage, de fragmentation des éléments catégorisés. Ce découpage, lorsqu’il s’applique à des personnes prend une valeur symbolique très forte. L’idée de catégoriser des personnes physiques, rappelle Dany Cohen, suscite presque immanquablement une réticence, « car elle apparaît idéologiquement ambigüe, ou plus exactement ambivalente. Cette ambivalence tient à ce que la catégorie est un instrument au service d’une finalité susceptible de varier considérablement » [15]. Nous souhaitons montrer comment la fabrication des catégories d’étrangers permet de servir certaines finalités, et notamment la finalité de contrôle et de tri des étrangers. En effet, le découpage catégoriel est un outil indispensable d’une politique migratoire qui poursuit le but de choisir les étrangers (A). Surtout, la catégorie juridique permet l’accoutumance aux différenciations opérées par l’autorité chargée des questions migratoires (B).
A- Le découpage catégoriel, instrument de hiérarchisation et de tri des personnes
A chaque catégorie juridique correspond toujours un régime juridique. A chaque catégorie d’étrangers correspond donc logiquement un statut, c’est-à-dire un ensemble spécifique de droits et obligations. En opérant le découpage catégoriel, l’autorité publique distribue donc les droits et obligations entre les catégories d’étrangers. Dès lors, la catégorisation est le support d’une action différenciée (1) qui peut conduire à la hiérarchisation et au tri des étrangers (2).
1- Découpage catégoriel et pouvoir de différenciation des étrangers
La catégorisation, et cela est essentiel en droit des étrangers, est tout d’abord une fabrique des différences. Créer des catégories, cela consiste à séparer, délimiter, ou encore opposer pour individualiser, car toute classification repose toujours sur un « trait commun et différentiel ». Lorsqu’elle concerne les étrangers, l’opération de catégorisation consiste à déterminer, dans la population étrangère, ce qui distingue les personnes les unes des autres. Et, ce faisant, l’autorité auteur de la catégorie énonce, rend publiques, et parfois même crée, des différences entre les personnes qu’elle range dans des catégories distinctes.
La distinction entre les personnes, opérée par le découpage catégoriel, crée des césures, des lignes de partage entre les personnes et découpe les groupes sociaux préexistants. C’est ainsi que les membres d’une même famille peuvent relever de catégories distinctes pour la raison qu’un des enfants est plus jeune que l’autre, ou que la famille est entrée par deux voies distinctes en France, l’une régulière et l’autre non. Les membres d’une même nation, d’un même village pourront, en fonction d’un critère utilisé par le cadre catégoriel, relever de catégories juridiques différentes. Un tel découpage est inhérent au système juridique, dont l’objet est d’attribuer des droits et des obligations. Mais il n’en demeure pas moins que la catégorisation apparaît bien comme une fabrique de différences. Cela compte car, en droit, la différence est le socle d’un traitement différencié.
En effet, dès lors qu’il y a catégorisation, c’est-à-dire répartition d’un ensemble de personnes en au moins deux catégories, apparaît, en droit, un traitement différencié des personnes rattachées à ces catégories. Par conséquent, au moment même où l’auteur crée une catégorie, il induit la création de traitements différents. Il faut donc comprendre combien une simple opération de catégorisation peut servir la volonté différencialiste de l’auteur des catégories. De surcroît, le principe d’égalité impose de traiter de façon comparable ce qui est comparable. Dès lors que des personnes relèvent de catégories distinctes, l’autorité normative n’est plus tenue de leur d’accorder les mêmes droits. La catégorisation, consécration des différences, permet donc à l’Etat de conférer plus de prérogatives à certains étrangers qu’il souhaite attirer (chercheurs, personnes ayant des compétences et talents utiles à la France), sans être tenu accorder un même traitement à d’autres catégories d’étrangers. De même, il pourra circonscrire les bénéfices que le droit international ou européen lui impose d’accorder à une catégorie (demandeur d’asile, ressortissant communautaire) et ne pas les étendre aux autres migrants.
La catégorisation permet donc à l’autorité publique de différencier et de nuancer son action. L’existence des catégories est essentielle, car elle offre aux Etats la possibilité de moduler le traitement des étrangers. Elle doit donc être analysée comme le support d’une action différenciée. Mais elle est aussi un instrument de l’immigration hiérarchisée et choisie.
2 - La catégorisation, instrument du choix des étrangers
L’opération de catégorisation ne permet pas seulement d’organiser l’attribution de droits aux personnes ; elle permet en fait la distribution inégale de ces droits. En effet, la catégorisation juridique suppose par nature la différenciation du traitement. En examinant l’ensemble du cadre catégoriel posé par le droit des étrangers, et en observant le statut juridique accordé aux étrangers, on voit clairement apparaître une hiérarchie entre les étrangers. On peut en réalité opérer une réelle classification entre eux, une hiérarchisation allant de ceux qui reçoivent le plus de droits à ceux qui en reçoivent le moins. Pour le dire autrement, on trouve dans le Ceseda des étrangers bénéficiant d’un traitement plus favorable/moins favorable. Dans la première catégorie, on peut ranger les étrangers vulnérables que l’autorité publique souhaite protéger (mineur, personne fuyant une persécution, victime de l’aide à l’immigration clandestine ou de la traite des êtres humains qui coopèrent avec les autorités par exemple), les étrangers récompensés (anciens combattants par exemple), les étrangers que l’on veut attirer (chercheurs, personnes ayant des compétences et talents utiles à la France ou à l’Union européenne). Dans la catégorie des étrangers ayant un statut moins « privilégié », on pourra ranger les étrangers tolérés (étrangers souhaitant travailler dans des emplois qui peuvent éventuellement être pourvus par des Français) et les étrangers non désirés (étrangers risquant de se retrouver à la charge de l’Etat d’accueil). Une hiérarchie existe bien entre les étrangers, qui apparaît dans leur statut juridique. Le statut étant conféré sur l’unique base de la catégorie de rattachement, l’on mesure alors combien la catégorisation est l’outil privilégié de la préférence, de la hiérarchisation entre les étrangers.
C’est pourquoi un cadre catégoriel constitué de nombreuses catégories, précises, permet à l’Etat d’affiner le régime juridique accordé à chaque type d’étranger. Et plus une catégorie juridique d’étranger est étroitement définie, plus elle permet d’identifier, dans la masse des étrangers, certains d’entre eux. On notera que dans le Ceseda, il arrive que la norme ne fasse pas usage d’un concept pour désigner les personnes relevant d’une catégorie, mais procède par énumération des personnes visées. L’identification des étrangers que l’on veut « préférer » - ou au contraire traiter de façon moins favorable- est alors très aisée.
L’opération de catégorisation, en elle-même, n’est donc que l’outil méthodologique d’une politique de choix. Elle ne dit rien du choix qui sera opéré, des critères employés, des valeurs incluses dans l’opération de catégorisation. Ce choix est placé entre les mains de l’auteur de la catégorisation qui va orienter le traitement différencié, et définir ceux qu’il veut « préférer ». La catégorisation n’impose donc pas de privilégier les uns ou les autres, mais elle permet de le faire si c’est l’objectif poursuivi. Cette constatation faite, il n’y a qu’un pas à franchir pour admettre que la catégorisation des étrangers, peut servir de façon très efficace une politique de tri des étrangers dans le cadre d’une politique d’immigration « choisie ».
Le droit français, comme le droit communautaire, reposent depuis longtemps sur une logique de contrôle des étrangers qui se réalise par la maîtrise des catégories d’étrangers et du statut accordé à chaque catégorie. Or, Stéphane Chauvier signale bien que, lorsque l’on affirme qu’une communauté a le droit de contrôler l’immigration, « on ne veut pas simplement dire qu’elle a le droit de savoir qui s’installe sur son territoire. On affirme surtout qu’elle a le droit de refuser l’installation sur son territoire à des étrangers désireux de s’y établir. Or, n’est-ce pas une autre façon de dire qu’elle a le droit de choisir qui peut ou non s’installer sur son territoire ? Une immigration contrôlée n’est-elle pas, fatalement, une immigration choisie ? ». Il est vrai que l’existence des catégories, en droit français et communautaire, permet à l’autorité publique de cibler son action différenciée à l’égard de « types » d’étrangers, ce qui ressemble fort à une politique de choix.
Passant de la fragmentation d’une population à l’identification des personnes à qui l’on veut attribuer tel ou tel statut, il est donc possible, imperceptiblement, de glisser vers une politique de quotas d’immigrants. En effet, grâce à des catégories minutieusement établies, l’autorité publique peut opérer une double sélection, -à la fois quantitative et qualitative - des étrangers. Les catégories permettent en effet de déterminer combien d’étrangers et de quel type (avec quelle compétence, de quelle origine etc.) vont recevoir un statut déterminé.
C’est toute l’ambition, on le sait, de la politique préconisée par le Ministre Hortefeux, qui a convoqué, par un arrêté du 30 janvier 2008 [16], la commission sur le cadre constitutionnel de la nouvelle politique d’immigration. Celle-ci s’est vu assigner la mission d’analyser la faisabilité d’une réforme constitutionnelle, permettant de déterminer les « adaptations nécessaires à la définition de quotas d’immigration, à caractère normatif » ; il s’agit de mettre en oeuvre une régulation quantitative des flux migratoires. Afin de préparer les bases constitutionnelles de la politique de sélection des étrangers, l’arrêté fait référence aux catégories, outil incontournable pour la différenciation entre étrangers qu’il s’agit de réaliser. La définition des quotas d’immigration devra comporter deux éléments. Elle devra permettre une maîtrise globale de l’immigration par la fixation du nombre annuel des migrants admis à entrer et séjourner en France, « conformément aux besoins et aux capacités d’accueil de la France ». Ensuite, la définition de quotas devra permettre de « choisir les différentes composantes de l’immigration, avec comme objectif que l’immigration économique - elle-même analysée par grandes catégories professionnelles - représente 50 % du flux total des entrées en vue d’une installation durable ». Il est demandé aux membres de la commission d’étudier la possibilité de décliner ce quota global et ces quotas catégoriels selon les grandes régions de provenance des flux migratoires.
Il nous semble donc nécessaire de contester radicalement la description des catégories juridiques, ayant encore largement cours dans certains travaux juridiques, comme des outils neutres rendant compte d’une réalité préexistante. La catégorie est certes un outil, et la catégorisation un processus nécessaire à l’organisation de l’ordre social. Mais les catégories peuvent se transformer en armes au service d’une logique de contrôle, de différenciation et de choix des personnes. Une réflexion semble d’autant plus urgente sur ces points que le passage par les catégories juridiques confère, par certains aspects, une onction à l’autorité normative. Elle légitime certaines préférences et crée une accoutumance aux différenciations opérées.
B- La catégorie juridique, ou l’accoutumance aux différenciations établies par le législateur
Danièle Lochak [17] a très bien montré que la transformation d’une notion en catégorie juridique produit des effets pratiques et symboliques : « qualifier juridiquement une situation ou une conduite, la prendre en compte pour la règlementer positivement, cela revient (…) nécessairement à lui conférer un minimum de reconnaissance officielle, admettre la légitimité de son existence (…) et cela d’autant plus que les termes que le droit intègre à son lexique et transmue ainsi en catégories juridiques se voient volontiers parés du caractère d’objectivité reconnu au vocabulaire technique ».
On ajoutera que le cadre catégoriel, parce qu’il se présente comme un cadre abstrait, impersonnel, va mettre certains choix politiques à l’abri des critiques. En effet, les catégories juridiques sont constituées sur la base d’un travail d’abstraction. L’autorité catégorielle suit une démarche intellectuelle abstraite, impersonnelle, qui a pour objet de saisir des faits sociaux divers, complexes et mouvants, sous une qualification et des règles déterminées. La catégorie juridique, pour cette raison, est souvent présentée comme un facteur de simplification du droit [18]. Il découle de cette simplification par l’abstraction que le droit des étrangers tourne le dos à la diversité des situations individuelles, garantissant ainsi ce que les juristes vont appeler la sécurité juridique.
C’est ainsi, par exemple, que le critère de nationalité a été retenu pour fonder la catégorie « étranger ». Critère simplificateur, « presque simpliste, [il] assujettit toute personne qui n’est pas français, qui n’a pas de nationalité ou qui refuse de la communiquer à un corpus de règles contraignantes sans considérations portée au lien qu’elle pourrait entretenir avec la France ». [19] De même, la catégorie « réfugié », telle que l’a posée la Convention de Genève, n’est attribuée que sur la base de critères objectivement posés : extranéité et peur de la persécution. Ainsi, quand un juge vient à examiner la demande de statut de réfugié, il confronte une situation de fait –celle de la personne ayant déposé la demande d’asile – aux critères constitutifs d’une catégorie impersonnelle et abstraite qui dresse le « portait robot » du réfugié. La conséquence est que le refus éventuel du statut de réfugié, à condition que le droit ait correctement été appliqué à des faits correctement évalués, ne doit en principe pas être sujet à caution. En d’autres termes, l’abstraction permise par le vocabulaire du droit [20] et la dépersonnalisation offerte par la catégorisation juridique éloignent la contestation.
Pourtant, les études sur les migrations forcées [21] ont largement fait apparaître le risque de décalage entre la réalité physique, corporelle, la réalité parfois violente que peut induire un parcours migratoire, et l’appréhension abstraite, désincarnée de l’étranger à travers sa catégorisation. L’approche catégorielle dispense très largement, surtout si le trait différentiel servant à former les catégories est « objectif », de considérer l’humanité de celui qui cherche à entrer sur un territoire et à y séjourner. L’objectivation permise par la qualification permet une distance par rapport à cette réalité de chair et il n’est pas certain que cette distance ne soit pas préjudiciable aux étrangers eux mêmes.
Mais surtout, et c’est pour l’autorité publique un autre intérêt de la catégorisation, cette dernière atténue la violence des distinctions opérées entre étrangers. Si Monsieur A et Monsieur B sont traités différemment, uniquement parce que l’un est entré régulièrement et l’autre non, et si le critère de l’entrée régulière est un critère objectivement posé servant à l’établissement de deux catégories différentes, alors la différence de traitement entre Monsieur A et Monsieur B n’est pas juridiquement discutable. Le passage par le droit, par la classification opérée par le cadre catégoriel, rend donc acceptable ce qui ne le serait sans doute pas hors du droit. En pratique, on observe que l’on ne discute plus la différence entre l’étranger entré régulièrement et celui qui est entré irrégulièrement, entre le demandeur d’asile et le demandeur d’un statut de protection subsidiaire, car le droit pose ces distinctions à travers des catégories énoncées.
Danièle Lochak [22] décrit bien l’influence du droit sur les représentations collectives, en offrant une certaine vision de l’ordre social. Le droit des étrangers diffuse ainsi une certaine idée de la place de l’étranger dans la société française, et persuade chacun du caractère inéluctable de la situation créée par les textes. Le droit, indique-t-elle, « naturalise » les comportements ou les situations qu’il prend en compte, au sens où il contribue à les faire apparaître fondés en évidence, les mettant ainsi à l’abri de toute contestation radicale. Sur l’effet de naturalisation se greffe ainsi un effet de légitimation. Les catégories juridiques, comme tous les mots qui permettent de nommer les choses, produisent un effet d’accoutumance : on s’habitue d’abord aux mots, puis aux représentations qu’ils véhiculent, et on finit par trouver normales, acceptables, les situations et les pratiques qu’ils désignent ».
En fait, les catégories juridiques d’étrangers produisent un double effet. Elles permettent l’accoutumance à l’idée que les étrangers, parce qu’ils relèvent de catégories distinctes, ne sont pas tous les mêmes, et peuvent, à ce titre, être traités différemment les uns des autres. Mais par ricochet, la légitimation des différences entre étrangers conduit à légitimer la summa divisio, la distinction entre le national et l’étranger. La multiplication des sous-catégories d’étrangers ne peut que légitimer la catégorie sur laquelle elles reposent toutes.
Enfin, l’effet social produit par une catégorie juridique va, dans certains cas, valider a posteriori cette catégorisation. La catégorisation, nous l’avons montré, est un processus de découpage de la population étrangère. Or, parce que le découpage est ici le fait du droit, parce que les catégories sont juridiques, le nouveau découpage opéré va s’implanter dans l’ordre social. On doit en effet convenir avec Bourdieu que les énoncés juridiques, énoncés performatifs, sont bien « les actes magiques » qui réussissent « à d’obtenir que nul ne puisse refuser ou ignorer le point de vue, la vision qu’ils imposent. » [23] Quant aux catégories juridiques, en « imposant des discontinuités tranchées et des frontières strictes dans le continuum des limites statistiques » [24], elles introduisent dans les rapports sociaux une « netteté, une rationalité que n’assurent jamais complètement les principes pratiques de l’habitus ou les sanctions de la coutume ». En d’autres termes, les catégories façonnent une nouvelle organisation sociale, sur la base de nouvelles frontières nettes entre les groupes sociaux.
Il n’est pas exclu que, dans certaines circonstances, les groupes définis par une norme catégorielle, et désormais unis par une nomination catégorielle, se constituent socialement. On peut observer un effet de construction d’un collectif, éventuellement nourri par des mouvements de solidarité à l’égard de groupes comme ceux des « étrangers en situation irrégulière » ou des « demandeurs d’asile ». Il n’est pas impossible qu’imperceptiblement, ces groupes catégorisés, ayant désormais une existence sociale, viennent concurrencer voire remplacer d’autres catégories, auto-définies mais n’ayant pas d’existence juridique. La réalisation du groupe, sa mise en réalité viendrait alors, a posteriori, justifier la création d’une catégorie qui n’avait, au départ, pas d’autre rationalité que celle de l’Etat souhaitant contrôler la réalité migratoire. Cette hypothèse ne nous semble pas irréaliste. En tout état de cause, elle montre la puissance du droit et témoigne du rôle essentiel des catégories juridiques. Celles-ci doivent être prises au sérieux, car, outil manipulable au service de finalités tout autant que technique privilégiée de la différenciation, elles peuvent se transformer en modèles d’action et de rationalisation d’une politique migratoire fondée sur le seul contrôle des étrangers.
Ségolène BARBOU DES PLACES
Professeur à l’Université de Picardie Jules Verne
NOTES
[1] François Terré, « L’opération de catégorisation », in Pascale Bloch, Cyrille Duvert et Natacha Sauphanor-Brouillaud, Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil, Economica, 2006, p. 4
[2] Catégorie : « 1. Dans un ensemble (une classification), groupe distinctif d’éléments présentant des caractères semblables ; classe, division. » Selon cette définition, la catégorie est alors synonyme d’espèce, de sorte. 2. désigne aussi les notions fondamentales qui, apparaissant dans l’ordre juridique ou la pensée juridique comme une ordonnance rationnelle et systématique, se définissent relativement les unes aux autres par une série de caractères génériques et spécifiques », Cornu, Vocabulaire juridique, Quadrige PUF, 2004, p. 135.
[3] Jean-Louis Bergel, Théorie générale du droit, Dalloz, 4ème édition, 2006, p. 209
[4] Dany Cohen, « Catégories de personnes, égalité et différenciation », in Pascale Bloch, Cyrille Duvert et Natacha Sauphanor-Brouillaud, Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil, Economica, 2006, p. 91
[5] En effet, le droit français prend, depuis la IIIème République, la forme presque exclusive d’une police administrative spéciale qui ambitionne de sauvegarder l’ordre public par un contrôle de l’accès au territoire national et un encadrement du séjour des ressortissants étrangers, voir Vincent Tchen, Droit des étrangers, Ellipses, 2006, p. 7.
[6] Jean-Louis Bergel, op. cit., p. 221
[7] Ch. Eisenmann, « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », Archives de philosophie du droit, Tome XI, 1966, p. 38
[8] Par « catégorisation », nous entendons le processus de fabrication des catégories, le choix des critères qui vont servir à leur édification.
[9] Article L 111-1 du ceseda.
[10] Danièle Lochak, « Les catégories juridiques dans les processus de radicalisation », in Annie Collovald et Brigitte Gaïti, La démocratie aux extrêmes, Sur la radicalisation politique, La dispute, p. 152
[11] Voir Ségolène Barbou des Places et Hélène Oger, « Making the European Migration Regime : Decoding Member States’ Legal Strategies », European Journal of Migration and Law, 2005, pp. 353-379.
[12] Au titre de l’article 3.
[13] On citera dans la même veine l’article L 511-4 du Ceseda, qui donne la liste des étrangers protégés contre une obligation de quitter le territoire ou d’une mesure de reconduite à la frontière. Est protégé celui qui a résidé régulièrement 10 ans en France, « sauf s’il a été, pendant toute cette période, titulaire d’une carte de séjour temporaire portant la mention « étudiant ».
[14] D’autres exemples, nombreux pourraient être donnés. Ainsi, « le décret d’application sur les autorisations de travail du 13 mai 2007 qui décline les différents statuts, en prenant soin de ne laisser aucune brèche permettant de passer d’un statut à un autre et de demeurer en France alors que la personne est devenue sans utilité économique. On prévoit avec soin les mentions à écrire sur les titres, afin que l’étranger soit dan la plupart des cas confiné à un métier et à une zone géographique. Tout est calibré », Du plombier polonais au géomètre malien, Plein droit, 75, décembre 2007.
[15] Dany Cohen, « Catégories de personnes, égalité et différenciation », in Pascale Bloch, Cyrille Duvert et Natacha Sauphanor-Brouillaud, Différenciation et indifférenciation des personnes dans le code civil, Economica, 2006, p. 91
[16] Arrêté du 30 janvier 2008, JO du 7 février 2008, texte n° 22.
[17] Danièle Lochak, « La race : une catégorie juridique ? », Mots, n° 33, 27 mars 1992, p. 291
[18] Jean-Louis Bergel, Théorie générale du droit, Dalloz, 4ème édition, 2006, p. 221.
[19] Vincent Tchen, Droit des étrangers, Ellipses, 2006, p. 18
[20] L’on ne peut, à ce stade manquer le détour par les propos de Bourdieu, nous rappelant combien la langue juridique porte toute les marques d’une rhétorique de l’impersonnalité et de la neutralité. De même, la rhétorique de l’autonomie du champ juridique, de sa neutralité et de son universalité sont « l’expression (…) du travail de rationalisation », Pierre Bourdieu, « La force du droit, Eléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la Recherche en Science sociale, n° 64, septembre 1986, p. 6. La catégorisation offre donc à l’autorité normative, celle-là même qui construit le cadre catégoriel, la protection d’une approche dépassionnée, neutre et sûre.
[21] B. Stein, “The Refugee Experience : Defining the parameters of a Field of Study”, International Migration Review, 1981, 15(1) : 320-30 ; N. Soguk, States and Strangers : refugees and Displacements of Statecraft, Univ. of Minnesota Press, 1999, p. 4.
[22] Danièle Lochak, « Les catégories juridiques dans les processus de radicalisation », in Annie Collovald et Brigitte Gaïti, La démocratie aux extrêmes, Sur la radicalisation politique, La dispute, p. 146.
[23] Pierre Bourdieu, « La force du droit, Eléments pour une sociologie du champ juridique », Actes de la Recherche en Science sociale, n° 64, septembre 1986, p. 13.
[24] Ibidem.