... du premier tome
I Problématisation de la recherche
1 Les conditions épistémologiques de la recherche
1.1 Un objet problématique
1.2 Les obstacles épistémologiques
1.3 « La forme du projet »
2 La France et l’Afrique : la construction d’une relation de dominance particulière
2.1 La notion de dominance
2.2 La genèse de relations ambiguës entre République et colonies dominance
2.3 Les premières étapes de la colonisation .
2.4 L’idéologie de l’impérialisme colonial
2.5 De l’association à l’émancipation
2.6 Le « changement dans la continuité »
3 Colonisation, progrès, civilisation, développement : un état des savoirs sur les mots et les choses
3.1 Les domaines du savoir
3.2 Un état des savoirs sur la colonisation
3.3 Un état des savoirs sur le progrès
3.4 Un état des savoirs sur la civilisation
3.5 Un état des savoirs sur le développement
3.6 Une synthèse de l’état des savoirs
4 La recherche : problématique discursive
4.1 Le système de dominance et ses éléments structurants
4.2 Les discours, acteurs dans la relation de dominance
4.3 Le point de vue et l’objet
4.4 Les phénomènes discursifs de la recomposition d’une dominance
4.5 La construction du corpus
II Le cheminement théorique vers les analyses de discours
5 En-quête du discours
5.1 Analyse du discours versus analyse de contenu
5.2 De la parole au discours
5.3 Les effets de problématisation de l’« extériorité discursive » .
6 Des « choses dites » au dicible : les formations discursives
6.1 Les héritages
6.2 Une archéologie des « choses dites » (Foucault)
6.3 Une analyse du dicible (Pêcheux)
6.4 En conclusion : quel statut de la formation discursive ?
7 Pratiques discursives, idéologie(s) et dominance
7.1 La circulation des discours : continuité et changement
7.2 Pratiques discursives et actes dans l’espace social
7.3 Organisation du discours et dominance
8 L’organisation du monde en catégories
8.1 La classe nominale : noms concrets, noms abstraits
8.2 La catégorisation : types et prototypes
8.3 Catégorisation de l’altérité : les stéréotypes
9 Un état des apports théoriques
9.1 Une perspective d’analyse du discours
9.2 Les pratiques discursives
9.3 Formation discursive et fonctionnement idéologique
9.4 Les transformations
9.5 Organisation du discours
III Analyses discursives sur un corpus d’étude
10 Hypothèses heuristiques et programme archéologique
10.1 Des hypothèses heuristiques
10.2 Des processus discursifs
10.3 Présentation du corpus d’étude
11 La construction de la matrice discursive coloniale
11.1 Quelques configurations discursives constituantes
11.2 Premières configurations discursives coloniales
12 Reconfigurations de la matrice discursive coloniale
12.1 Commerce, religions et civilisation
12.2 La rhétorique de l’expansion coloniale
12.3 Les discours du transsaharien : le spectacle de la dominance
13 La matrice discursive du développement
13.1 Quelques marqueurs de transformation
13.2 L’organisation discursive des discours du développement
14 Un état des analyses de corpus
14.1 Les notions de civilisation et développement
14.2 La construction d’une forme d’espace énonciatif
14.3 Catégorisations de l’altérité et dominance
14.4 Notion(s), interdiscours et ordre des places : cohérence des contradictions
Conclusion générale
Bibliographie
Index des auteurs
Index des termes linguistiques
Index des autres termes
Liste des tableaux
Table des matières
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Introduction : Un parcours personnel dans le monde du développement
Avant de devenir un objet de recherche, le sujet qui m’occupe dans le cadre de ce mémoire de thèse a d’abord été un objet de préoccupation dans ma vie professionnelle de consultante en développement [1], pour les gouvernements des pays bénéficiaires de l’aide au développement sur financement des organisations internationales [2].
L’engagement dans un travail de recherche a répondu à une nécessité, celle de résorber un malaise éprouvé lors des missions d’étude [3] que j’ai réalisées pendant près de quinze ans [4]. Ce malaise que j’éprouvais dans l’exercice de ma profession et qui, au fil des années, s’est transformé en une forme de colère larvée, était l’expression confuse d’une contradiction interne entre des idées de justice sociale et de respect de l’autre et des pratiques professionnelles qui, sous couvert d’une fin pour le moins respectable, l’aide au développement, utilisaient, à mes yeux, des moyens éthiquement contestables.
Pourtant, l’expertise à l’international ne manquait pas d’attraits : les voyages dans des pays lointains parfois peu connus, la découverte d’autres paysages et d’autres cultures, la richesse et la chaleur des contacts humains... sans oublier la reconnaissance de facto que confère la position d’expert occidental représentant une organisation internationale renommée, aussi bien en France que dans les pays étudiés, pour qui l’Occident, et notamment la France, représente un certain idéal de vie.
J’ai ainsi eu l’opportunité de participer à des projets aussi variés que le plan directeur de développement du tourisme de la Mongolie, la mission de planification des zones rurales de la Cisjordanie, l’identification des besoins d’Assistance Technique du secteur du tourisme en Arménie, l’identification des potentialités écotouristiques pour un projet de Parcs Nationaux aux Philippines, le programme d’assistance technique au développement des secteurs d’exportation [5] des pays ACP [6] dans le cadre de la Convention de Lomé ACP/CEE (Direction Générale VIII).
Le contenu des tâches à accomplir dans ces études de développement n’était pas à mes yeux sans intérêt : comprendre et analyser une situation sous ses différentes facettes, pour proposer des recommandations de développement et un plan d’actions, implique des visites de sites, des entretiens, des lectures de rapports d’étude, des recherches documentaires, la rédaction de rapports. Sur le papier, le tableau d’ensemble de l’activité professionnelle avait de quoi me séduire : j’aimais découvrir, comprendre, analyser, concevoir, rédiger... Cependant, dès les premières missions sur le terrain par lesquelles débute le travail d’étude, malgré ou peut-être devrais-je dire, en raison du pouvoir fascinant de la découverte culturelle, je me trouvais désemparée, confrontée à des situations auxquelles je ne savais pas faire face et qui me renvoyaient à une foule de questions en chaîne qui restaient sans réponses. Je mettais en doute le bien fondé de la place accordée et du rôle joué par les consultants au nom des organisations internationales. Ils m’apparaissaient relever de l’exercice d’un pouvoir, que je ne savais pas accepter comme tel et que je remettais inlassablement en question, tout en n’ayant aucune solution alternative à proposer, lorsqu’il m’arrivait d’oser exposer mon doute à mes collègues de travail. De quelle place parlons-nous et quelle est la légitimité de l’Occident à donner des leçons à l’autre partie du monde ? Notre mode de vie est-il à ce point enviable et satisfaisant pour être érigé en modèle universel ? Ne sommes-nous pas en train de modifier les réalités culturelles de ces pays et de quel droit ? Ne participons-nous pas, nous, experts internationaux, à la construction d’une mondialisation [7] des cultures ? Je me trouvais dans des équipes d’experts européens de toutes nationalités et de toutes disciplines (économistes, juristes, sociologues, statisticiens, architectes, écologues [8]), que les appels d’offres internationaux réunissaient autour d’un pro jet, forts de leur science, faisant corps avec leur mission, persuadés du bien fondé du modèle de développement occidental et de l’universalisation de ses recettes, bien souvent condescendants et parfois méprisants à l’égard des interlocuteurs, notamment en Afrique. Je ne parvenais pas à m’investir pleinement dans le rôle qui m’était dévolu et je faisais un pas de côté pour observer d’un œil critique la scène dans laquelle j’étais néanmoins actrice. Me positionnant moi-même dans l’ambiguïté, j’étais de moins en moins apte à tenir le rôle ; je gagnais en revendication et je perdais en crédibilité.
Des questions sans réponse
Les études de développement auxquelles je participais étaient marquées du sceau de la modernité occidentale [9] ; le but du conseil, de l’étude, de la mission était in fine de faire entrer les pays en développement dans l’économie mondiale. Le raisonnement est simple : pour aider les pays à se développer, pour « nourrir les hommes, soigner les hommes, instruire les hommes » (Perroux 1981), il faut que ces pays intègrent l’économie de marché et pour ce faire, ils doivent produire plus pour exporter plus, afin de rétablir leur balance commerciale déficitaire et pour consommer plus. Les études, dans le cadre de l’assistance technique au développement, qui sont pensées sur cette base, sont organisées par secteurs économiques : le tourisme, l’artisanat, le prêt-à-porter, l’alimentation, l’agriculture, le bois, la pêche, etc. pour ne citer que ceux dans lesquels j’ai travaillé. Le nom développement, dans la terminologie de ces études de développement sectorielles, comporte un présupposé [10], celui de la croissance économique comme facteur essentiel de développement pour les pays sous-développés et leurs habitants. Le facteur économique, bien que n’étant pas le seul moteur du développement, n’est pas contestable en soi, mais c’est l’effet de recouvrement de la notion de développement par celle de croissance économique qui pose problème. Elle est manifeste dans les rapports d’étude comme par exemple, dans le rapport final provisoire du Plan directeur de développement du tourisme du Mali (1988) [11], on peut lire dans la sous-rubrique Développement :
« Optimiser la contribution du tourisme au développement du Mali : [...] Retombées économiques : privilégier l’emploi malien, améliorer la balance des paiements malienne, favoriser le développement économique national.
Retombées politiques : donner une image nationale et internationale du Mali ». [Groupe Huit 1988]
Cette « évidence » s’est marquée avec d’autant plus de vigueur à partir de la chute du mur de Berlin qui, en éliminant l’option alternative communiste, a de fait consacré l’économie libérale comme « pensée unique », le mode d’accès au développement. La France engage des budgets importants dans des programmes d’aide au développement, via les organisations nationales (programmes bi-latéraux) ou internationales (programmes multi-latéraux). Cette participation financière place les organisations, non seulement dans la maîtrise d’œuvre des projets, mais aussi comme intervenants au niveau de la maîtrise d’ouvrage en amont, ce qui leur donne de facto un certain degré de participation dans les politiques nationales des pays bénéficiaires et par conséquent un droit de regard, qui peut être perçue comme une ingérence dans les affaires des États indépendants disposant de leur souveraineté. Par ailleurs, si l’aide se traduit par l’exercice d’un pouvoir des donateurs occidentaux sur les pays récipiendaires, elle contribue également à accroître leurs dépendances mutuelles. L’aide est perverse, elle ne stimule pas les initiatives, elle encourage la culture d’une certaine forme d’assistanat. Les aides sont attendues voire exigées. Les gouvernements des pays en développement sont rarement dupes de l’intérêt et de l’efficacité des études de développement ; les « cols blancs » venus d’Europe sont tolérés parce que les budgets qui sont à la clef sont soumis à des études préalables sans lesquelles les aides ne sont pas accordées. Bien souvent, les études sont inutilisées, faute de moyens, de cadres formés pour la mise en œuvre des actions programmées, parfois de volonté politique, mais également parce qu’elles sont difficilement utilisables par les intéressés. Le conseil en développement est une activité dans laquelle les discours constituent une part non négligeable de l’exercice et c’est l’une des critiques qui est souvent émise à l’encontre de cette forme d’aide : les rapports d’études constituent les seuls produits laissés aux pays par les experts, à l’issue de missions dans lesquelles des fonds importants ont été engagés. Après le départ des équipes d’experts, le pro jet reste souvent en archive sur les rayons des ministères ou avorte. Les études deviennent alors rapidement obsolètes ou inadaptées au contexte et nécessitent alors des réactualisations, qui génèrent de nouveaux marchés pour les bureaux d’étude et de conseil. Cette forme d’ingérence et la relation de dépendance qu’elle induit posent la question de la pérennisation d’une relation de dominance qui s’exerce sur des pays jouissant pourtant du statut d’État indépendant. Les programmes d’aide et d’assistance au développement sont une des expressions de ce nouveau type de dominance qu’Hamadou Hampaté Bâ, l’écrivain malien, a résumé dans sa maxime célèbre :
« La main qui reçoit est en dessous de celle qui donne ».
L’ingérence politique s’accompagne de ce que l’on pourrait nommer une ingérence culturelle par le biais des transferts technologiques et culturels qui constituent les mesures d’accompagnement des programmes d’aide. Dans l’objectif d’accroître le niveau de croissance économique, les études de développement préconisent les moyens les plus rentables en terme d’efficacité au niveau de la production et de la commercialisation, tout en tenant compte de l’environnement naturel et humain, tant que faire se peut (des sociologues et des spécialistes de l’environnement sont requis pour veiller à cette exigence). La logique de marché repose sur la production d’une offre, qui, tenant compte des potentialités productives, notamment des ressources locales, doit rencontrer la demande des consommateurs des pays riches en quête de produits exotiques et « ethniques » (séjours touristiques, artisanat, prêt-à-porter, produits alimentaires, etc.), de facture traditionnelle, mais néanmoins adaptables aux modes de vie occidentaux. Or, bien qu’attractives, les productions locales satisfont rarement telles quelles aux exigences des consommateurs occidentaux : la qualité n’est pas stable, la production n’est pas régulière ; les formes, les tailles, les couleurs, les saveurs ne sont pas conformes aux habitudes occidentales, qui sont, de plus, sensiblement variables selon les pays d’origine. La politique de la demande qui prévaut dans le marketing impose d’adapter les productions locales à cette demande occidentale et, par conséquent, de modifier les ob jets fabriqués de manière traditionnelle afin qu’ils deviennent des produits reproductibles en nombre et vendables sur les marchés occidentaux. Ces contraintes de marché ont deux conséquences. D’une part, l’adaptation des produits locaux aux diktats du marché requiert une formation des mentalités à un mode de production autre, qui nécessite d’intégrer un mode de pensée et de vivre autre et qui entraîne à terme une forme d’occidentalisation des modes de vie, des valeurs culturelles et des comportements sociaux. L’introduction de nouvelles technologies qui sont adjointes à ces programmes recatégorise les choses du monde et modifie les praxis sociales et culturelles des pays bénéficiaires. D’autre part, cette formation des mentalités, qui pose les interactants dans une relation de maître à élève, contresigne la « suprématie » de l’Occident sur « les autres » [Bessis 2001] qui a pu être identifiée comme une des formes nouvelles du colonialisme :
« On a pu parler très légitimement en ce sens de néocolonialisme, qu’il s’agisse de la pression exercée par les démocraties populaires sur les pays qui sont dans leur mouvance, pression qui empêche les peuples de s’exprimer librement ; ou qu’il s’agisse, de la part des pays occidentaux, à travers l’assistance technique ou les investissements de capitaux, de maintenir, sous les apparences d’une indépendance reconnue, une domination de fait ». [Daniélou 1962]
La question du développement s’inscrit dans le contexte généralisé de la « mondialisation » ou « globalisation » qui impose ses lois au niveau planétaire, un processus que l’économiste Serge Latouche a nommé « l’occidentalisation du monde » [Latouche, 1989]. La lecture d’ouvrages ou de revues spécialisées fort documentées, mais non dénuées de positionnement idéologique générait de nouvelles questions qui restaient sans réponse, parce que mal posées, et ne faisait qu’alimenter le malaise ressenti dans l’exercice de mon activité professionnelle. Au fil des missions d’études, plus mon regard devenait critique, moins je parvenais à construire des analyses, d’abord parce que mon point de vue n’était pas distancié ; de par mon implication dans l’activité, que je devais néanmoins mener à bien, je ne pouvais pas marquer une distance suffisante pour formuler les bonnes questions et je ne disposais pas de repères théoriques, ni d’outils d’analyse me permettant de le faire avec pertinence et acuité.
La rencontre avec l’analyse du discours et l’engagement dans la recherche
La reprise d’études en sciences du langage à l’Université Paul-Valéry Montpellier III et la rencontre avec l’analyse du discours et en particulier avec la linguistique praxématique, à travers les enseignements de Paul Siblot, m’ont ouvert des perspectives inespérées. En effet, ce type d’approche, dans le cadre du questionnement qui était le mien, m’est apparu opératoire, car il permettait de situer l’analyse de la problématique du développement, non pas au niveau des événements historiques ou des idées politiques, mais au niveau des discours auxquels cette problématique a donné et donne lieu et qu’il
s’agit d’interroger avec des outils appropriés. L’approche anthropologique et matérialiste de la praxématique, qui associe langage et expériences pratiques du monde (sensible, social, culturel), ce que Robert Lafont a nommé « la fonction pratique du langage » [1978, p. 164], dans la production du sens, cette approche me paraissait tout à fait pertinente pour appréhender une problématique du réel à travers le prisme des discours qui, à la fois, en rendent compte et contribuent à leur construction. C’est cette perspective que j’ai adoptée dans le mémoire de maîtrise conduit sous la direction de P. Siblot, « Essai de caractérisation des discours identitaires au Mali en contexte post-colonial » [2001], dans lequel je m’étais donnée comme projet « d’explorer, à partir d’un échantillon réuni pour un premier sondage [12], comment s’exprime l’identité malienne en langue française » ; dans le cadre de cette recherche, j’avais mobilisé les outils de l’analyse textuelle, en appliquant aux textes des grilles d’analyse élaborées à partir des concepts de l’analyse du discours et de la praxématique ; j’avais ainsi pu repérer des récurrences dans les nominations identitaires des uns et des autres, mettant à jour les liens interdiscursifs entre ces textes et avec les discours coloniaux sur l’Afrique. Cependant, même si les résultats avaient semblé prometteurs, la méthodologie employée ne pouvait suffire aux ambitions d’une recherche de plus grande envergure et ce qui avait fonctionné, à l’échelle de trois textes, montrait rapidement ses limites dans une application à l’échelle d’une archive. C’est le séminaire de DEA, puis les journées d’étude organisées par P. Siblot, « Formations discursives : de l’analyse du discours à celle des idéologies [13] », qui m’ont ouvert des perspectives nouvelles en me permettant d’envisager l’analyse des discours de manière transversale, non pas dans l’horizontalité des textes, mais dans la verticalité du discours, en considérant les textes analysés comme partie d’une formation discursive constituée de discours ou plutôt de textes reliés par un interdiscours, constituant du discours. La notion de formation discursive, introduite par M. Foucault dans L’archéologie du savoir, reprise par M. Pêcheux et l’AAD, et retravaillée par différents linguistes contemporains, permet d’envisager les discours dans leur épaisseur, comme des pratiques discursives reliées à des pratiques sociales. Elle représente également l’espoir d’accéder à une analyse discursive de la notion d’idéologie [14].
Après un détour par un mémoire de DEA consacré au rapport entre le mythe et la raison dans la dialectique franco-africaine, j’ai alors décidé de mettre un point final à mes activités de conseil en développement pour me consacrer pleinement à la recherche dans le cadre universitaire. L’engagement dans un travail de thèse n’a pu prendre existence que grâce à une mise à distance que la participation aux activités de la sphère du développement en tant qu’actrice ne permettait pas. L’engagement dans un tel travail répond à une nécessité, celle de la mise en œuvre d’un chantier, qui se donne pour objectif d’ouvrir des pistes de recherche, en mobilisant les cadres théoriques de l’analyse du discours, de la praxématique et des formations discursives. L’horizon d’attente n’est pas d’apporter des réponses à des questions auxquelles quiconque ne peut répondre de manière assurée, mais d’appréhender cette problématique complexe de la manière la plus rigoureuse et la plus auto-critique possible, afin d’échapper à un positionnement contre-idéologique duquel ce sujet polémique ne met pas à l’abri, si un balisage préalable n’a pas été mis en place. Ce chantier, de par son envergure, dépasse l’empan d’une thèse de doctorat ; son ambition est de jeter les bases d’une méthodologie d’analyse qui soit suffisamment opératoire pour repérer des fonctionnements discursifs récurrents et qui puisse être appliquée à d’autres types de discours et dans des contextes géopolitiques différents.
Une problématique complexe
Avant d’aborder le projet de recherche en tant que tel, il convient en préalable de préciser la nature des questions auxquelles cette thèse se donne pour visée d’apporter des éléments de réponses. La prudence oratoire est de mise, qui nous incite à ne pas prétendre apporter des réponses qui se voudraient définitives ou pourraient apparaître comme telles à des questions complexes qui s’insèrent dans un contexte contemporain plus vaste qui est celui des relations entre ce que l’on choisit de nommer par des positions géographiques — Nord-Sud, Orient-Occident —, mais qui réfèrent à des positionnements idéologiques [15]. Cette problématique des relations Nord/Sud fait couler beaucoup d’encre et les points de vue parfois peu nuancés, qui sont énoncés dans les titres des ouvrages, témoignent de l’existence de la situation préoccupante de notre monde aux prises avec la question de la/des civilisations :
— « Le choc des civilisations [16] » (Samuel P. Huntington, 1996/1997)
— « L’Occident et les autres » (Sophie Bessis, 2001)
— « Orient-Occident, la fracture imaginaire » (Georges Corm, 2002)
— « Dialogue among Civilizations. Some Exemplary Voices » (Fred Dallmayr, 2002)
— « Un monde commun mais pluriel » (Bruno Latour, 2003)
— « L’Afrique au secours de l’Occident » (Anne-Cécile Robert, 2003)
— « L’Occident et sa bonne parole » (Karoline Postel-Vinay, 2005),
pour ne citer que quelques-unes des nombreuses parutions sur ce sujet. Cette problématique complexe des relations Nord/Sud, qui s’inscrit en toile de fond de notre questionnement, ne fait que s’imposer au fil des événements internationaux (11 septembre, attentats de Madrid et de Londres, guerre d’Irak, etc.) comme un des sujets majeurs auquel ce XXI siècle débutant se trouve confronté. La problématique soulevée reste bien trop vaste et trop imprécise pour notre projet de recherche, mais elle constitue le contexte global dans lequel s’insèrent nos questions personnelles, liées au développement et à l’aide internationale, au positionnement de la France et à l’impact de ses actions, notamment dans ses relations avec les pays de l’Afrique sub-saharienne. La période récente a vu le retour des débats sur la colonisation, « comme en témoigne Le livre noir du colonialisme XVI-XXI siècle : de l’extermination à la repentance [17] dirigé par Marc Ferro et publié en 2003, « à propos duquel on a pu parler d’un “retour de l’anticolonialisme” » [Boilley 2004, p. 28] ; mais également, l’ouvrage de Gilles Manceron, Marianne et les colonies [Manceron 2003], l’ouvrage collectif de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Françoise Vergès, La République coloniale, essai sur une utopie ou encore l’ouvrage d’Olivier Le Cour Grandmaison, Coloniser. Exterminer. Sur la guerre et l’État colonial [18] paru en 2005.
En témoignent également les débats parfois virulents sur la scène médiatique, autour de l’appel des « indigènes de la République [19] » ou plus récemment encore le tollé général autour de la loi du 23 février 2005, dont l’article 4 mentionnait le « rôle positif de la présence française outre-mer ». Différents ouvrages parus en ce début de siècle suscitent des polémiques : citons deux ouvrages emblématiques de ce type d’événement, celui de l’historien Pétré-Grenouilleau dans son « essai d’histoire globale des traites négrières [2004] et celui du journaliste Stephen Smith [20], Négrologie — Pourquoi l’Afrique meurt [2003]. Cet ouvrage provocateur, largement salué par les magazines presse et médias [21], qui agite le spectre d’une Afrique responsable de sa propre agonie, une Afrique qui « se suicide » [2003, p. 13], a suscité de vives réactions, notamment sous les plumes de François-Xavier Verschave, Odile Tobner et Boubacar Boris Diop (Négrophobie 2005). Cette polémique relance le débat déjà ancien sur la désignation, voire le procès, des responsables des difficultés que rencontrent nombred’États africains, anciennes colonies françaises ou non, aidées par la France depuis les décolonisations. Déjà en 1989, Bernard Lugan signait une Afrique, l’histoire à l’endroit, vérités et légendes, dans laquelle il s’élevait contre « l’entreprise de désinformation » [Lugan 1989, p. 26] engagée dans de nombreux ouvrages sur l’histoire de l’Afrique, dans lesquels les auteurs s’attachaient, selon lui, à donner une représentation accablante pour l’Occident. Ce débat, engagé sur fond de ce qui a été nommé l’« afropessimisme », oppose deux points de vue divergents : celui qui consiste à rattacher les problèmes auxquels le continent africain est confronté aux politiques de la France, qu’elles soient coloniales ou de la « Françafrique [22] », et celui qui, au contraire, en rejette l’entière responsabilité sur les seuls États africains, en vertu de leur indépendance et de leur « souveraineté entière et permanente sur toutes [leurs] richesses, ressources naturelles et activités économiques [23] » :
Plus de quarante ans après les indépendances, largement un siècle après la conquête coloniale qui coïncidait dans les faits avec la fin de la traite négrière, il n’y a plus d’excuses, plus de mythes étiologiques. [Smith 2003, p. 13]
La problématique coloniale, et la post-coloniale dite « ère du “développement” » [Rist 1996, p. 129] qui lui fait suite, prennent un tour particulier, en raison de l’histoire commune qui lie la France et certains pays africains, hier colonies de l’Empire français, aujourd’hui États indépendants. C’est le cas du pays qui constitue le centre de notre étude : le Mali, qui a accédé à l’indépendance en 1960 [24] et qui a été l’objet de nos études précédentes.
Signalons que poser une période coloniale et une « ère du développement » post-coloniale à la fois en les nommant comme telles et en les considérant comme deux phases discontinues, constitue déjà des prises de position dont il conviendrait de se garder. En effet, d’une part, si nous adoptons le point de vue des pays africains, anciennes colonies, dont l’histoire est marquée par la signature des indépendances, on pourra parler alors plutôt de « post- indépendance » que de période post-coloniale. Ce découpage de l’histoire africaine en pré — et post — colonial est contesté par des historiens africains qui y voient une marque d’ethnocentrisme dominateur de la part des anciens colonisateurs :
Il y a un défaut de perspective [...] à vouloir donner un sens à l’évolution très longue et inachevée d’un continent à partir du dernier siècle de son histoire : le siècle colonial. Une telle myopie [...] tient aussi à ce que beaucoup continuent d’y puiser, par leur adhésion ou leur hostilité à ce que la colonisation aurait signifié, la légitimité de leurs positions actuelles. [M’Bokolo 1992, p. 4]
Alors que d’autres, à la suite d’Achille Mbembe, considèrent que l’Afrique n’est pas encore sortie des affres de la colonisation et optent pour le terme de « postcolonies », c’est-à-dire des « sociétés récemment sorties de l’expérience que fut la colonisation, celle-ci devant être considérée comme une relation de violence par excellence » [Mbembe 2000, p. 139-140]. D’autre part, parler d’« ère du “développement” » [Rist 1996, p. 129] pour désigner une période dont l’acte inaugural a pu avoir été le point IV du discours de Truman [25] et qui s’est ouverte, dans le contexte des relations franco- africaines, avec les signatures simultanées des contrats de « coopération » et des indépendances [26], est un point de vue. En effet, si le terme de « développement » devient le mot d’ordre international de la période post-coloniale, dans la perspective de l’intégration des nouveaux États à l’économie mondiale, certains auteurs rejettent cette hypothèse, en défendant la thèse d’une « invention du développement » [Rist 1996, p. 115] et soutiennent l’idée que « le discours du développement est ahistorique et qu’il masque les réalités politiques de l’industrie du développement [27] » :
Further [28], they suggest that it is hegemonic in its construction and regulation of Third World identities and limits the adoption of alternative ways of organizing and achieving social progress. Some of the critics have argued that development is a « neo-colonial » pro ject that produces global inequalities and maintains the dominance of the South, through global capitalist expansion, by the North. [Kothari 2005b, p. 48]
En effet, nous pouvons nous accorder sur le fait que, si le « progrès civilisateur », « la civilisation » avaient été les maîtres-mots des discours coloniaux, celui de « développement », et surtout l’idéologie qu’il véhicule, ne sont pas nouvelles. Pourtant, les discours francophones, sur lesquels portera notre recherche, manifestent des transformations dans leurs « matérialités discursives ». À partir des indépendances, les formulations du « progrès civilisateur », imposant le devoir de conquête, de pacification et de civilisation des peuples indigènes, se tarissent progressivement. L’impossibilité de perpétuer un type de discours, rendu non valide et non dicible par la situation, permet l’émergence d’un nouveau type de discours, impulsé d’outre-manche, le discours du développement, qui est repris par tous, y compris par les pays aidés [29], mais dont certaines formulations ne sont pas sans réactiver les discours antérieurs. La relation coloniale a vécu ; un nouveau type de relation se met en place et les discours se voient recomposés. Cependant, malgré l’égalité constitutionnelle à laquelle les indépendances permettent aux pays d’Afrique d’accéder, face à l’ancien colonisateur, une relation de dominance perdure, sous la forme de la coopération, puis des différentes formes d’aide au développement. Cette permanence, malgré le changement, nous interpelle et la question qu’elle pose ne peut se satisfaire de la réponse facile du « néo-colonialisme ». La problématique est bien plus complexe pour pouvoir se résoudre en ces termes.
La question qui se pose à nous est celle du « sens » de cette dialectique du changement et de la continuité, dans les relations si particulières entre la France et les pays du continent africain, relations dans lesquelles les deux parties se trouvent prises.
Ces questions relatives au sens, nous souhaitons les poser aux discours qui enregistrent la mémoire de la dominance, tout en participant à produire. Elles ne sont pas de l’ordre du « pourquoi ? », mais s’attachent à comprendre le « comment ? » de la dominance dans et par les discours pour essayer d’en dégager des éléments de signifiance.
Comment s’opère la recomposition discursive de la relation de dominance ?
Quelles sont les modalités du passage d’un type de discours à un autre, d’une idéologie à une autre ?
Comment les discours participent-ils à l’exercice d’une relation de dominance et, à travers elle, celle de l’idéologie occidentale sur les pays africains depuis les indépendances ?
Les analyses, à partir desquelles nous soutiendrons notre thèse, sont d’ordre discursif ; nous traiterons par conséquent, dans ce mémoire, de ce que nous nommons, à la suitede Dominique Maingueneau, à qui nous empruntons ce terme [1983, p. 9], la « dominance discursive [30] », c’est-à-dire les modes defonctionnement d’un type de discours, qui en font une voix dominante. Et par conséquent, ce qui retiendra notre attention sera le rôle spécifique exercé par ce discours dominant dans la relation de dominance proprement dite.
Une étude en trois temps et deux volumes
La recherche s’est organisée en trois temps qui constituent les trois parties du premier volume de ce mémoire qui en comportent deux.
Une première partie s’attache à problématiser notre questionnement en objet de recherche : en premier lieu, nous explorons les conditions épistémologiques de la recherche, la posture du chercheur et son implication dans sa recherche, afin de garantir la distanciation critique nécessaire à une problématisation de l’objet d’étude ; puis, à partir des discours des chercheurs spécialisés sur l’Afrique, nous essayons de repérer les étapes de la construction des relations de la France avec l’Afrique et des positionnements contrastés auxquels ces relations ont donné lieu ; enfin nous établissons un état des savoirs, sur la colonisation [31] et le développement [32] et leurs corollaires la civilisation [33] et le progrès [34], à partir de l’analyse de discours lexicographiques et encyclopédiques. Les sources — lexicographiques, encyclopédiques, scientifiques — sont des discours, qui constituent une première forme de corpus, appréhendés comme des observatoires préalables aux analyses sur le corpus d’étude. Cette partie se clôt par la formulation de la problématique discursive et du corpus soumis à l’analyse.
Le sujet de recherche, qui émerge de la synthèse de la première partie, est constitué de deux objets d’analyse complémentaires :
— l’analyse des processus linguistiques du passage des discours coloniaux aux discours du développement, c’est-à-dire l’analyse des modes de transition entre ce qui semble a priori donné comme deux ensembles de discours que délimitent les événements historiques des décolonisations et de l’avènement des indépendances. À la lecture des textes, on constate qu’au sein même de l’ensemble constitué de discours coloniaux stricto sensu, il est bien difficile de fixer des limites : quand débute ce que l’on nomme « discours colonial » ? Les dates des colonisations sont bien tardives par rapport aux événements qui les anticipent (débats politiques, pro jets de colonisation...). De même l’émergence du paradigme du développement est antérieure aux dates de signature des indépendances. Les deux ensembles de discours sont-ils à considérer comme deux formations discursives différentes ? Doit-on parler avec Foucault de « rupture archéologique », de « discontinuité » et de « transformations » [Foucault 1969] ? ou bien avec Courtine & Marandin du « déplacement des frontières » [1981, p. 25] d’une seule et même formation discursive, au gré des soubresauts de l’histoire et de l’évolution des idées et des mentalités ?
— l’analyse du rôle performatif de la pratique discursive dans le processus de dominance, une forme de « dominance discursive » : les discours se modifient, mais la structure des rapports de dominance se pérennise. Les discours, qui se font l’écho des mouvements dans les paradigmes désignationnels consécutifs à la « migration » de la formation discursive, gèrent la permanence d’une structure discursive garante de la dominance. Cette permanence est-elle inscrite dans « l’ordre du discours » [Foucault 1971] ? Comment se manifestent les « effets » de mémoire et, à travers eux, quel rôle joue l’implicite du discours dans le fonctionnement et la régulation des rapports de dominance ? Quels marqueurs linguistiques repérables dans l’épaisseur du discours permettent de réguler ces rapports de dominance ?
La seconde partie est consacrée aux cadres théoriques mobilisés pour l’analyse des objets. Ce sont ceux de l’analyse du discours et des formations discursives, sur fond des apports spécifiques de la linguistique praxématique. L’analyse s’attache au plus près de la matérialité discursive, par l’argumentation à l’aide de marqueurs linguistiques, de façon à écarter tant que faire se peut, un type d’analyse vers lequel ce type de sujet n’est pas sans risque de dévier, à savoir une analyse de contenu qui s’autoriserait l’interprétation du sens des textes. Nous situerons notre analyse dans le cadre de l’analyse du discours. Nous partirons en quête du discours, enquête qui nous conduira à des notions telles que celles de formation discursive de Foucault, puis de Pêcheux, de dialogisme et d’interdiscours, dont nous questionnerons la capacité à répondre aux exigences de la problématique posée : la permanence et la continuité de rapports de dominance des discours coloniaux aux discours du développement. Les micro-objets d’analyse que nous avons choisi de suivre au fil des discours sont les dénominations des notions et des groupes humains, que nous aborderons à travers les processus de nomination, de catégorisation et de stéréotypie. L’organisation énonciative en structures d’attracteurs, proposée par Culioli, et reformulée par Achard dans le champ social, est étudiée comme mode d’analyse des configurations discursives permettant le repérage de régularités notionnelles dans le fil du discours, qui se verraient reproduites et transformées dans l’épaisseur du discours.
Le fil de ce parcours théorique est un parcours de construction de nos propres outils d’analyse de notre problématique discursive. Le parcours est émaillé d’apartés, qui exemplifient les phénomènes discursifs abordés avec des exemples tirés des corpus. Ces apartés qui sont signalés typographiquement ont pour objet de faire lien entre la partie I et les analyses de corpus.
À partir des résultats croisés des deux premières parties, des hypothèses heuristiques de modèles d’analyse des situations discursives sont posées, qui sont ensuite mises à l’épreuve des discours du corpus. Les analyses de corpus s’organisent en trois vagues : la formation d’une première matrice discursive coloniale à partir de quelques configurations constituantes, puis la reconfiguration de cette matrice discursive avec l’expansion coloniale, enfin les transformations qui conduisent à la matrice discursive du développement.
Le deuxième volume est composé des textes du corpus, subdivisé en deux groupes. La thèse comporte donc quatre parties — trois parties de mémoire et une partie corpus —, qui constituent différentes entrées possibles dans la problématique discursive :
— une entrée par les mémoires discursives que sont les savoirs sur les objets de l’analyse ;
— une entrée par les théories linguistiques permettant d’analyser la problématique ;
— une entrée par les analyses de corpus ;
— une entrée par les textes du corpus.