citation
Emmanuelle Bouilly,
Nina Marx,
"Introduction de "Migrations et Sénégal : pratiques, discours et politiques " ",
REVUE Asylon(s),
N°3, mars 2008
ISBN : 979-10-95908-07-4 9791095908074, Migrations et Sénégal.,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article706.html
Mots clefs
La question des migrations s’est peu à peu imposée comme un enjeu international au cœur de nombreux débats politiques et sociétaux. À l’heure de la mondialisation et de l’ouverture des frontières pour les biens et les capitaux, la libre circulation ou non des personnes est progressivement devenue un débat-clé entre Etats, sociétés civiles et citoyens. Dans les pays européens, souvent devenus pays d’accueil pour les migrants des pays du Sud, le sujet de l’intégration a émergé comme l’un des sujets les plus sensibles de nos sociétés, voire pour certains, comme un « problème » d’ordre public. Si l’on s’en tient aux seules trois années qui viennent de s’écouler, il est aisé de constater que l’actualité a été émaillée, voire submergée, de faits et de décisions politiques relatifs à la migration et aux migrants. Qu’il s’agisse des émeutes de banlieues en 2005, considérées comme symptomatique du « défaut d’intégration » des émigrés et de leurs enfants, du « phénomène » des pirogues à l’été 2006, ou des débats de la campagne présidentielle 2007 sur l’émigration choisie, la politique des quotas, et le co-développement, la migration a bien souvent été pointée comme l’un des éléments majeurs, constitutifs de nos sociétés.
Force est de constater, que la généralisation des termes de migrant, d’émigré, d’immigré, d’étranger, ou bien encore de migration, d’intégration et d’identité, ainsi que leur usage souvent indifférencié et inapproprié par les médias et hommes politiques, ont eu pour conséquence d’en altérer le contenu et d’en brouiller toujours un peu plus les contours. En outre, l’apparition de nouvelles terminologies, employées parfois de façon abusive, telle que migration clandestine, voire même émigration illégale, demanderaient à être interrogées plus en profondeur pour véritablement comprendre la réalité du phénomène. Si la définition des termes émigré et immigré semble être la plus sûre et la plus objective dans la mesure où elle correspond à une catégorisation juridique relevant de l’Etat-Nation, elle demeure incapable de saisir la diversité et la complexité des mouvements et situations migratoires actuels. Le couple émigré/immigré conduit souvent à réduire la mobilité à un parcours linéaire allant du pays d’origine au pays d’accueil, figeant le voyage et la circulation en un passage définitif entre un là-bas et un ici. Or, la diversification des expériences migratoires (migration de travail, pendulaire, internationale, pays à la fois de départ, de transit et d’accueil, etc) ne semble pas permettre une telle définition et simplification de ce phénomène.
Dans ce cadre, ce numéro entend donc se consacrer aux migrations, terme qui, au vu de la porosité croissante entre les concepts et catégorisations et de la complexification des parcours migratoires, nous semble être, en dépit de son caractère peut être trop générique, le plus approprié pour recomposer le fil des mouvements migratoires et restituer au plus près la réalité des expériences des migrants.
Pourquoi dans cette optique s’être intéressé au Sénégal ?
L’histoire contemporaine des migrations au Sénégal et en provenance du Sénégal offre un cas d’étude particulièrement enrichissant pour qui veut saisir la diversité de formes et modèles migratoires à partir d’un territoire. Contrairement à ce qui peut être parfois déclamé sur la scène politique ou dans les médias, les migrations dans le Sahel, et notamment au et du Sénégal, datent de plusieurs décennies. Qu’il s’agisse des migrations internes saisonnières, les navétanes [1], de l’exode rural massif des années 1970 consécutif aux grandes sécheresses, des mouvements internes liés au conflit séparatiste casamançais, le Sénégal s’est imposé comme un cas d’étude original pour mieux appréhender les mouvements de population à l’intérieur des frontières nationales. En outre, devenu pays d’installation ou de refuge (commerçants libanais, guinéens et maliens notamment, étudiants gabonais, congolais ou ivoiriens, exilés mauritaniens, réfugiés libériens), le Sénégal a aussi une forte tradition d’accueil. Enfin, la forte présence de communautés sénégalaises dans certains pays européens et aux Etats-Unis, majoritairement issues du bassin d’émigration internationale de travail constitué par la vallée du fleuve, a contribué à faire des migrations en provenance du Sénégal le sujet de nombreuses analyses. En effet, si les statistiques fiables sur le nombre de Sénégalais à l’étranger sont difficiles à évaluer, la Direction des Sénégalais de l’Extérieur (DES) les estimait, en 2002, entre 800 et 900000 [2].
Dans ce numéro « Migrations et Sénégal », nous avons donc souhaité nous inscrire dans le prolongement d’une littérature déjà riche sur l’étude au long cours des migrations sénégalaises, afin d’en analyser les continuités, tout en l’appréciant au regard de l’actualité récente de façon à en discuter les évolutions, changements voire ruptures.
En effet, au regard des mouvements de populations depuis l’indépendance du Sénégal, on constate que le terme générique de migrations sénégalaises recouvre en fait une multiplicité de réalités. On observe en premier lieu une évolution des espaces migratoires, aussi bien d’origine que de destination. D’abord pays d’émigration rurale soninké et hal pulaar de la vallée du fleuve Sénégal à destination de la France, puis des pays de la sous-région, le Sénégal a connu une émigration ethniquement plus diverse, originaire à la fois du centre-ouest du pays et des grandes villes, lesquelles font figure de lieux de passage et de transit vers l’international. D’autre part, l’instabilité politique et économique des pays voisins et la fermeture des frontières européennes a eu pour effet de modifier le système de migration tournante (ou noria) en une installation plus durable (notamment via regroupement familial dès la fin des années 1970). Enfin, le contrôle de plus en plus strict des frontières françaises, à l’origine destination privilégiée, a conduit les flux migratoires à se redéployer vers de nouvelles destinations jugées plus accessibles : en priorité l’Italie, l’Espagne, les Etats-Unis, et plus récemment la Chine. Cette diversification des destinations et l’exacerbation des imaginaires de la réussite associés à la figure du migrant contrastant avec la crise économique traversée par le Sénégal a maintenu à un rythme élevé les départs.
En outre, aujourd’hui en partie alimentées par des réseaux informels, les stratégies et formes de la migration se sont diversifiées. Devant la fermeture de l’espace Schengen, est apparue une nouvelle forme de migration, dite irrégulière, dans la mesure où les migrants sont désormais contraints d’entrer ou de rester de manière illégale. Suite à une coopération approfondie entre l’Union Européenne et les pays du Maghreb, les pays frontaliers du Sénégal, la Mauritanie notamment ont peu à peu verrouillé leurs portes déplaçant ainsi la frontière Nord/Sud de l’espace méditerranéen à l’espace saharien ; et déplaçant par là même les routes migratoires. Si de nombreux migrants subsahariens choisissent la voie terrestre et la traversée du Sahara pour atteindre les pays du Maghreb, puis l’Europe, la migration par voie maritime vers les Iles Canaries s’est imposée il y a moins de deux ans comme l’un des modes fréquents de migration pour les jeunes sénégalais souhaitant venir travailler en Europe. Selon les ministères de l’Intérieur espagnol et italien, ce sont respectivement 31200 et 22016 migrants qui ont rejoint en pirogue ces deux pays au cours de l’année 2006 [3]. Avec la forte médiatisation de ce « phénomène des pirogues », cette forme de migration est parfois abordée de façon superficielle. Il s’est donc agi dans ce numéro de considérer de manière approfondie cette nouvelle migration afin d’en comprendre les ressorts, les significations et réalités pour les migrants sénégalais eux-mêmes.
Dans ce cadre, ce numéro entend donc poursuivre et approfondir les travaux de recherche effectués sur les migrations sénégalaises, pour en souligner à la fois les lignes de continuité et les ruptures entre les modèles historiques soninké et peuls et des formes plus récentes. Nous avons souhaité interroger les possibles reconfigurations à l’œuvre aussi bien en termes de parcours et d’espaces, de pratiques et d’expériences, que de politiques. Plusieurs questions ont ainsi été l’enjeu d’une réflexion approfondie : peut-on ainsi considérer que le profil des migrants est aujourd’hui différent de celui des années 1970 ? Dans quelle mesure la fermeture de l’espace Schengen est-elle productrice de nouvelles formes de territorialité et de mobilité ? Assiste-t-on à une mutation des modèles migratoires des années 1970 ? En somme, les réseaux d’émigration communautaires et familiaux sont-ils contestés aujourd’hui par des stratégies plus individuelles, voire individualistes ? De ce point de vue, quels liens de solidarité ou formes d’association prévalent dans les pays de transit et d’installation ? A l’heure où le co-développement regagne en intérêt, quelles formes d’investissement dans le pays d’origine et d’accueil prévalent parmi les migrants ? Enfin, quels modes d’appropriation et d’adaptation les migrants, candidats au départ, rapatriés et leur famille, développent-ils face à l’arsenal de politiques publiques européennes et sénégalaises, et à la prévalence du discours sécuritaire ? De quelle façon cette question des migrations est-elle relayée dans la presse, notamment européenne, alors qu’elle est désormais centrale dans les relations euro-africaines ?
Afin d’apporter un début de réponse à ces multiples questions, les travaux réunis ici se sont davantage concentrés sur les migrations de Sénégalais que celles d’étrangers au Sénégal (Frésia). Les nombreuses contributions mettent notamment à jour l’extrême diversité des modèles et stratégies migratoires. Elles soulignent également l’importante perméabilité et flexibilité des parcours migratoires. Les biographies de migrants illustrent en effet l’enchevêtrement et la succession d’expériences et de modes migratoires très diversifiés.
Dans une première sous partie intitulée « Sénégal : terre d’exils, terre d’asile », il s’est agi tout d’abord de comprendre dans quelle mesure ce phénomène s’inscrivait dans une longue tradition historique. Si le Sénégal est aujourd’hui connu et reconnu comme pays d’émigration, il a bien été aussi un pays d’immigration pour de nombreux réfugiés, mauritaniens notamment. Marion Frésia s’est ainsi intéressée aux enjeux du rapatriement de milliers de mauritaniens en 2007, réfugiés au Sénégal depuis les « événements de 1989 ». Nous avons ainsi souhaité considérer la grande diversité des mouvements de migrants, variant entre rural-rural et rural-urbain - national et international - stratégies individuelles et communautaires, réseaux formels, légaux et informels, illégaux. Seydi Ababacar Dieng a choisi de dresser un portrait des migrations internationales en provenance du Sénégal. Dans une perspective principalement économique, l’auteur expose les principaux traits de la migration sénégalaise (portrait du migrant, causes de son départ et impact), au plan social, économique et culturel et analyse les enjeux posés par ces mouvements de population. Michael Lambert s’est attaché à souligner l’impact de la migration, notamment de l’exode rural sur le village de Mandégane, en Casamance, en analysant l’adaptation de ce village au nouveau contexte socio-économique de la migration. Avec une approche multilocale, il étudie ainsi la construction de lieux de vie, d’imaginaire multilocal et le lien entre différentes formes de migration.
Les articles réunis dans la deuxième sous-partie, « Les migrants sénégalais dans les pays d’accueil : (re)configurations des sociabilités et entre ici et là-bas », s’attachent à montrer comment du type de réseau (villageois, confessionnel, ethnique, familial, professionnel) et du profil de migrants, naissent des divers phénomènes communautaires et solidaires d’installation et d’intégration, d’adaptation dans les pays de destination. Cela pouvant être à l’origine d’une construction de citoyenneté traduisant de nouvelles formes de territorialité et d’investissement associatifs. Mais pouvant être aussi créateur de résistance, de contournement des contraintes étatiques ou économiques, ou d’essoufflement de la dynamique communautaire et associative existant entre migrants dans les pays d’accueil. Notre objectif était ainsi de comprendre les diverses formes de stratégies associatives dans ces pays. Victoria Ebin s’intéresse ainsi à la communauté sénégalaise du quartier d’Harlem, « Little Senegal » qui doit faire face aux mutations de ce quartier en pleine gentrification. Si les habitants de « Little Senegal » ont pu s’approprier un espace, les migrants ressortissants de la Vallée du Fleuve Sénégal se caractérisent eux aussi par une forte insertion spatiale en France. Leyla Sall a choisi d’analyser le modèle migratoire des sénégalais originaires de la région de Matam, commerçants ambulants dans les lieux touristiques parisiens. Hamidou Dia s’est lui centré sur le rôle des associations villageoises issues de la migration, ici et là-bas, en montrant dans quelle mesure celles-ci, marquées aujourd’hui par des liens de sociabilités, des histoires et intérêts parfois divergent, peinent à retrouver leur souffle d’origine. Enfin, Bruno Riccio s’est attaché à décrire la diversification des formes associatives des migrants sénégalais dans la société italienne et à examiner de façon critique le concept de co-développement dans ce contexte.
Une large place est enfin accordée aux effets des récentes politiques européennes de fermeture des frontières et accords de rapatriement signés entre l’Espagne et le Sénégal en avril 2006. L’étude porte notamment sur les flux, pratiques, stratégies et imaginaires de la migration. Nous avons ainsi choisi de consacrer la troisième partie de ce numéro, intitulée « Logique sécuritaire de l’Europe : quel impact pour les migrants sénégalais », à cette nouvelle forme de migration. Lorenzo Gabrielli a tout d’abord considéré le processus politique et l’impact de l’externalisation du contrôle des flux migratoires par l’Union Européenne, plus particulièrement entre l’Espagne et le Sénégal. Puisqu’une grande majorité des candidats à l’émigration restent bloqués ou s’installent dans l’espace Maghreb, Laurence Marfaing a choisi d’analyser la situation des Sénégalais en Mauritanie, l’un des principaux pays de transit. Si beaucoup de migrants continuent à migrer par les pays du Maghreb, la voie maritime, ayant pour destination les îles Canaries, est l’une des formes de voyage la plus répandue aujourd’hui. Cheikh Oumar Ba et Alfred Iniss Ndiaye ont analysé cette ‘migration en pirogue’, en s’attachant à comprendre les motivations et modalités de départ de ces candidats. Parce que nombreux sont ceux qui ont été rapatriés au pays, une fois accostés aux îles Canaries, Nina Marx s’intéresse aux liens de solidarités et aux modes d’organisation de ces migrants rapatriés à leur retour dans leurs localités d’origine. Enfin, Emmanuelle Bouilly a choisi d’analyser la couverture par les médias européens du Collectif né à Thiaroye à l’initiative des mères de migrants pour lutter contre cette ‘migration clandestine’.
Si la question des migrations au et en provenance du Sénégal est loin d’être une question récente, elle a néanmoins connu certains bouleversements durant ces dernières années. Tout en nous attachant à poursuivre la réflexion existante sur l’historique de ces migrations, au Sénégal d’abord mais aussi dans les pays d’accueil, nous avons aussi souhaité nous attarder sur les discontinuités et ruptures de ce modèle migratoire, dû notamment à la nouvelle donne politique et aux nouvelles priorités de l’Europe. Par la variété des articles scientifiques présentés ici, nous espérons ainsi apporter une vision novatrice, renouvelée, d’un phénomène majoritairement relayé par la sphère politique et médiatique. En cela, ce troisième numéro de la Revue Asylon(s) entend donc contribuer au savoir et à la connaissance d’un enjeu majeur de nos sociétés.
Emmanuelle BOUILLY, Nina MARX
Mars 2008
NOTES
[1] Les navétanes sont les ouvriers agricoles et paysans qui se déplacent selon les saisons pour travailler à l’agriculture arachidière (plantation des semences et travail des champs pendant l’hivernage). Ce sont principalement des migrations de type rural-rural. Le mot navétane provient du wolof nawetaan désignant ceux qui nawèt, c’est-à-dire qui passent l’hivernage (ou saison des pluies).
[2] Marfaing, Laurence. 2003. Les Sénégalais en Allemagne : quotidien et stratégies de retour. Paris, Karthala : 34
[3] Si ce chiffre est en forte augmentation pour l’Espagne : 31200 migrants clandestins en 2006 contre 9929 en 2002, il ne représente que 4,9% du solde migratoire espagnol, voir Kovacks, Stéphane. 2007. « Nouveaux flux de clandestins en Espagne et en Italie”, Le Figaro, 15 mai 2007 ; et les statistiques de l’OIM : IRINnews. 2006. « Sénégal : mythe et réalité de l’immigration clandestine », 1er novembre 2006