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La voix des sinistrés. Mobilisations et moments de politique après la catastrophe de 1999 à Vargas (Venezuela)

Sandrine Revet
Sandrine Revet est doctorante en Anthropologie sociale à l’IHEAL (Paris 3), au CREDAL et rattachée IRD (UR107). Elle étudie l’anthropologie et la sociologie des catastrophes, les déplacements de populations, les processus de catégorisations et de négociations identitaires, les processus de sociaux de construction de la mémoire et de l’oubli, le (...)

citation

Sandrine Revet, "La voix des sinistrés. Mobilisations et moments de politique après la catastrophe de 1999 à Vargas (Venezuela) ", REVUE Asylon(s), N°2, octobre 2007

ISBN : 979-10-95908-06-7 9791095908067, Terrains d’ASILES, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article677.html

résumé

Je m’intéresserai ici à la façon dont les sinistrés victimes de la catastrophe s’extraient de leur condition de victime « pure » - que leur octroie un système d’assistance caractérisé par ses aspects à la fois normatifs et charitables, et qui se prétend dégagé du politique- prennent la parole, protestent et ce faisant, revendiquent une place non pas de victimes mais d’acteurs. Dans le titre de ce texte, la « voix » des sinistrés fait d’abord référence à une posture de recherche, qui se propose de participer à une « anthropologie des prises de parole » (Agier, 2006). Celle-ci pose la question des conditions et du contexte dans lequel des individus ont la possibilité de devenir des « sujets » -d’une parole ou d’une action-, et contribue à rendre audible la « voix » des communautés de déplacés, réfugiés ou sinistrés. (Agier, 2002, 2004).

Dans ce texte, je propose de traiter de la question de la mobilisation politique [1] à partir d’un « cas limite » de mobilisation, afin d’interroger les frontières, les limites de la politique, c’est à dire tenter de réfléchir aux reconfigurations de l’espace de la politique que ces formes-là nous donnent à voir. En effet, je me suis interrogée ici sur ce qui permet de désigner une action comme « politique » et sur ce qui fait d’un acteur qui se mobilise un citoyen qui participe. Comme il me semble difficile de définir a priori ce qui relève de la politique et ce qui reste en dehors, je propose d’observer des situations et de tenter de saisir les processus de politisation ou de dépolitisation qui les traversent. Ce faisant, j’opère un choix méthodologique, je pars du principe qu’il peut exister des moments de politique, des moments où de la politique naît sur des scènes qui prétendent en être dégagées et que ces moments, même s’ils ne se transforment pas en une forme d’action durable, peuvent tout de même être qualifiés de politiques. Ce sont ces moments de politique qui m’intéressent ici, leur caractère éphémère ne constituant pas selon moi un frein à leur définition comme tels.

Je me suis interrogée sur ces questions à partir des données récoltées dans le cadre de ma thèse en anthropologie, qui prenait pour objet une catastrophe « naturelle » [2], des coulées de boue très violentes, qui ont eu lieu en 1999 sur le littoral vénézuélien (Revet, 2006). Je m’intéresserai ici à la façon dont les sinistrés victimes de la catastrophe s’extraient de leur condition de victime « pure » - que leur octroie un système d’assistance caractérisé par ses aspects à la fois normatifs et charitables, et qui se prétend dégagé du politique- prennent la parole, protestent et ce faisant, revendiquent une place non pas de victimes mais d’acteurs. Dans le titre de ce texte, la « voix » des sinistrés fait d’abord référence à une posture de recherche, qui se propose de participer à une « anthropologie des prises de parole » (Agier, 2006). Celle-ci pose la question des conditions et du contexte dans lequel des individus ont la possibilité de devenir des « sujets » -d’une parole ou d’une action-, et contribue à rendre audible la « voix » des communautés de déplacés, réfugiés ou sinistrés. (Agier, 2002, 2004).

Mais la « voix des sinistrés » fait également référence à l’ouvrage d’Albert O. Hirschmann, Exit, Voice, and Loyalty. La voice -la protestation, la prise de parole- y étant définie comme « toute tentative visant à modifier un état de fait jugé insatisfaisant », que ce soit par la pétition, la mobilisation ou toute autre forme d’action (Hirschmann, 1970 : 30).

Nous allons nous pencher ici sur trois des phases qui suivent la survenue des coulées de boue et au cours desquelles nous analyserons les formes de mobilisation qu’utilisent les victimes de la catastrophe. Ces trois moments sont le moment de l’assistance dans les refuges, celui du déplacement, et le moment du retour vers la région affectée. Je m’arrêterai plus longuement sur ce qui s’est passé dans les refuges, dans la mesure où c’est le moment qui a donné lieu aux mobilisations les plus importantes. Ces trois moments se situent entre décembre 1999 et l’année 2005 et correspondent donc aux premières années du gouvernement du président Chávez.

Dans les refuges, face à l’assistance.

Quand les coulées de boue engloutissent, dans la nuit du 15 au 16 décembre 1999, une grande partie du littoral vénézuélien, situé à une demie heure de la capitale Caracas, le pays est tout entier tendu vers le résultat du référendum qui s’est tenu dans la journée, et qui a permis d’approuver la nouvelle Constitution qui naît de la première année du gouvernement Chávez au pouvoir. Les célébrations de ce grand moment de politique sont donc assombries par le désastre et succède aux opérations électorales la mise en oeuvre des actions de sauvetage puis d’assistance aux centaines de milliers de personnes touchées par les coulées de boue.

Les sinistrés évacués sont d’abord pris en charge dans des refuges provisoires, où ils reçoivent des soins, de la nourriture, des vêtements, une attention psychologique puis, dans les semaines qui suivent, des refuges dits « semi-permanents » sont organisés à Vargas pour accueillir ceux parmi les sinistrés qui n’ont pas trouvé de solution de relogement, souvent les plus défavorisés d’entre eux. Dans ces refuges où certains resteront un an, un système d’assistance est mis en place. Dispensée à la fois par des militaires et par des acteurs de la sphère humanitaire nationale et internationale, l’assistance dans les refuges se caractérise comme souvent par sa tension intrinsèque. Cette tension est due, comme le décrit bien Rony Brauman, au fait que l’humanitaire peut être considéré comme une activité « antisociale puisqu’il réfute l’idée même d’un échange : ce que (l’on) donne à un réfugié, en soins, en nourriture, en sollicitude, n’attend de sa part aucune contrepartie » (Brauman, 2006 : 215). Cette caractéristique situe le geste humanitaire à proximité du geste charitable et à distance du geste de solidarité.

La solidarité fait en effet appel à une égalité qui provient de l’appartenance à une même communauté, que celle-ci soit humaine ou sociale. C’est l’interdépendance qui justifie la solidarité. Un acte de solidarité n’est donc pas à proprement dit « gratuit », dans la mesure où il attend un possible retour, en se basant sur la conscience de cette dépendance mutuelle. La solidarité se caractérise ainsi par la reconnaissance de la capacité de la personne aidée à rendre la pareille, donc à son existence comme sujet et à son égalité avec soi.

A l’inverse, l’acte de charité est fondé sur les différences de condition et les inégalités. Cet acte, qui puise son origine dans la doctrine religieuse, constitue, tout comme l’aumône, un don à Dieu. Elle implique donc l’anonymat et n’attend pas de retour de la part de la personne secourue, mais un rachat des péchés et une compensation des mauvaises actions par Dieu. Cette « gratuité » de l’acte est donc associée à la non-reconnaissance de la victime en tant que sujet. La charité, tout comme l’humanitaire, crée des « bénéficiaires » dont il est classique de déplorer par la suite la « dépendance ».

C’est ce mécanisme qui se met en oeuvre dans les refuges vénézuéliens, et qui s’accompagne dans le même temps du déploiement, par les militaires et par les différents acteurs de la sphère humanitaire, de pratiques normatives, destinées à assurer le maintien d’un certain « ordre » au sein des refuges : recensements, contrôle des entrées, organisation des distributions, gestion du temps, interventions dans la sphère privée...Ces pratiques sont justifiées par les acteurs de l’assistance par le fait que, dans la situation « exceptionnelle » provoquée par le désastre et face à la nécessité de protéger ou de sauver la vie, seules des pratiques « expertes » peuvent être mises en place, afin d’assurer une « gestion » efficace des espaces et des moments de l’assistance. Elles participent ainsi de ce que j’ai désigné comme la pensée de l’urgence (Revet, 2006).

Les pratiques des acteurs de l’assistance au sein des refuges sont donc caractérisées à la fois par leur forme charitable, par leur caractère « technique » et par leur aspect policier, ce qui renvoie aux trois composantes du mode d’intervention humanitaire, le « care, cure and control » qui instaure autant le contrôle que les soins (Agier, 2003). Ces pratiques font des refuges des espaces animés à la fois par la compassion, l’expertise et le contrôle, et non par la concertation, la discussion ou la politique.

Néanmoins, face à ce traitement et face à l’incertitude qui prévaut quant à leur sort, les sinistrés organisent au cours de l’année 2000 de nombreuses manifestations. Refusant d’être relogés dans d’autres régions du pays et demandant une reconstruction sur place, ils manifestent et bloquent d’abord la route principale de l’état de Vargas. Puis, les coordinateurs des différents refuges, des sinistrés parfois désignés, parfois auto-proclamés et quelques fois élus par les autres sinistrés et qui ont la charge de représenter leur refuge auprès des différentes institutions d’assistance, commencent à se réunir. Certains de ces coordinateurs étaient, avant la catastrophe des leaders ou des présidents d’association dans leur quartier, d’autres fois ils surgissent sans expérience, de la nécessité d’organiser au sein du refuge les recensements, les distributions et l’ensemble des interventions des acteurs humanitaires.

Avec l’aide d’une association locale, ils structurent petit à petit leurs réunions et créent une association (Asociacion de Damnificados de Vargas- ASODAM) dont le but est de « définir les besoins des familles sinistrées et de présenter aux autorités une figure organisée afin de participer aux plans d’avenir (les) concernant ». A partir des thèmes qu’ils jugent prioritaires -logement, travail, santé, éducation, sécurité, qui vont bien au-delà de la seule question des conditions de vie dans les refuges- les coordinateurs des refuges organisent ensuite des tables techniques auxquelles ils convoquent les autorités. Les coordinateurs des refuges réunis dans l’Asociacion de damnificados exigent des différents organismes publics des actions coordonnées et la prise en compte des propositions des sinistrés qu’ils se chargent par ailleurs de récolter. Au fil des mois, leurs répertoires d’action se diversifient, allant de la manifestation dans la rue à l’organisation d’une veillée devant la maison présidentielle, de la mise en place de tables de concertation à l’interpellation des pouvoirs publics à travers les médias. Ils obtiendront entre autres la gestion d’un plan d’emploi qui mobilisera plus de 1000 familles pendant 7 semaines pour des activités liées à la réhabilitation de la région.

L’ensemble de ces actions se déroule en pleine période électorale, alors que le pays se prépare pour les « megas élections » de juillet 2000, au cours desquelles les élus locaux, municipaux, régionaux et nationaux seront renouvelés, suite à l’approbation de la nouvelle Constitution. Les sinistrés, dans leur situation précaire, représentent alors pour l’ensemble des partis une « cible » idéale pour les nombreuses démonstrations de clientélisme qui se mettent en oeuvre : distributions de nourriture, de vêtements, de jouets, promesses d’emploi et de reconstruction de maisons ponctuent le quotidien des refuges pendant la campagne, d’avril à juillet 2000.

Pourtant, les sinistrés organisés au sein de l’ASODAM disent se tenir à distance des acteurs politiques locaux en campagne -maire, députés, gouverneur, dirigeants de partis- envers lesquels ils affichent une forte méfiance et qu’ils accusent de ne défendre que leurs intérêts personnels et d’avoir pour unique objectif de gagner les élections. Ces acteurs traditionnels ne sont considérés comme des interlocuteurs valides par les sinistrés que dans la configuration où c’est l’association qui les convoque. Cette nécessité de fixer soi-même le calendrier et les objets autour desquels des échanges sont possibles nous permet peut-être de comprendre pourquoi toute intervention non prévue dans les refuges, toute référence aux sinistrés dans le cadre des meetings électoraux est systématiquement jugée par les sinistrés organisés comme une « tentative de récupération » de la part des acteurs politiques.

Mais la prise de parole des sinistrés est difficilement audible dans l’espace public, et l’on assiste à la mise en place de deux types de discours qui, chacun à sa manière, tente de la délégitimer. D’une part, certains accusent les sinistrés qui protestent d’être une minorité de profiteurs, non représentatifs de l’ensemble des sinistrés qui, eux, sont présentés comme travaillant à reconstruire leur maison sans attendre d’aide de l’Etat. D’autre part, on renvoie les sinistrés à leur condition de victimes désespérées, en expliquant leur mobilisation par les conditions difficiles de la vie dans les refuges, assurant que c’est par nécessité et non pour « faire de la politique » qu’ils manifestent. Ces réactions témoignent du fait que l’arrivée sur la scène publique d’un acteur tel que l’Asociacion de damnificados dérange. En demandant non pas qu’on lui « donne » plus, mais la possibilité de participer aux décisions qui le concernent, l’ASODAM s’éloigne de la vision habituellement véhiculée des sinistrés des refuges, soit purement misérables et objets de compassion, soit assistés profitant de l’aide.

On assiste alors à la construction d’une double scène. D’une part une scène politique classique, avec des partis, des électeurs, une campagne, scène qui se soldera par un vote. A Vargas, le résultat de ce vote montrera entre autres que les habitants, fatigués de l’immobilisme dû aux tensions entre une mairie et un gouvernement régional de tendances opposées choisiront la mise à l’unisson en élisant un maire et un gouverneur du MVR, la coalition de partis ayant conduit Chávez au pouvoir. D’autre part, une scène de conflits, de revendications, de mobilisations, d’organisation, qui se dit a-politique et prétend défendre les intérêts des sinistrés hors de la scène électorale, en s’affranchissant de toute identité partisane. Ces deux scènes, en questionnant leur légitimité réciproque à parler « au nom de », posent, il me semble, une des questions fondamentales pour la définition du politique.

Les sinistrés organisés dans l’ASODAM parviennent donc à refuser la logique qui a organisé au départ la vie dans les refuges, une logique qui affirme que, la situation exceptionnelle que constitue la catastrophe n’offre pas d’autre possibilité que celle de « gérer » les sinistrés non comme un corps de citoyens mais comme une masse de victimes, impuissantes, démunies, incapables de décider. En mettant en oeuvre ces actions de protestation, de concertation, de demande de dialogue, ou de prise de parole, les sinistrés organisés, sans toutefois définir leurs actions comme appartenant au registre de la politique, se réintroduisent en tant que citoyens sur une scène qui se prétendait simplement mue par la nécessité, l’urgence et le maintien de la vie. Ce faisant, ils créent ce que Jacques Rancière appelle une « scène d’interlocution », une scène sur laquelle les exclus s’invitent à travers un processus de prise de parole (Rancière, 1998).

Déplacements et catégorisations [3]

Au bout d’un an, et suite au retour des pluies qui provoquent en novembre 2000 de nouvelles inondations sur le littoral, le gouvernement prend la décision d’évacuer les 10 000 personnes qui vivent encore dans les refuges de Vargas. Une vaste opération est alors mise en place pour déplacer ces 10 000 personnes vers diverses régions du pays dans de nouveaux logements qui sont mis à leur disposition avec un système de paiement et de crédit avantageux. Cette opération de relogement, même si elle se fait sans intervention de la force mais en s’appuyant sur la persuasion, ne correspond pas au souhait de la majorité des sinistrés qui a manifesté depuis les premières semaines après le désastre son désir de se reloger sur le littoral. Le déplacement est donc la plupart du temps vécu comme une mise à l’écart par les sinistrés. Il aura pourtant bien lieu, et au cours de cette étape, les sinistrés (damnificados) vont être au centre de nombreuses catégorisations qui mettent en lumière les enjeux qui accompagnent leur existence sur la scène publique. Certaines de ces catégorisations vont faire l’objet de réappropriations de la part des sinistrés et ouvrir la possibilité de mobilisations, alors que d’autres ne permettront pas cette dynamique.

Les sinistrés (damnificados) sont dans un premier temps renommés par le président Chávez, qui propose le terme de « dignificados » (dignifiés) pour remplacer celui de damnificados, marquant ainsi à la fois une promesse, celle de rendre les victimes dignes, mais également une tentative plus large d’inclure les sinistrés parmi l’ensemble des personnes sans travail, sans logement, sans accès aux soins dans le pays. Selon le président Chávez, en effet, tout le peuple vénézuélien est sinistré et il faut le rendre digne, le « dignifier ». L’emploi du terme de «  dignificado  » pourrait être lu comme une tentative de réintroduire les sinistrés sur une scène politique. En effet, la notion de dignité est liée au niveau collectif à l’assurance de droits sociaux et fondamentaux, qui assurent à tous une égale dignité. Dès lors, elle replace la question des sinistrés non plus en marge mais au centre de la relation Etat/citoyen. Pourtant, ce terme aura un effet inverse. En effet, cette promesse de rendre digne, qui s’accompagne de la mise à disposition de maisons pour les sinistrés, dans un contexte national où le déficit de logement est particulièrement aigu, a en partie contribué à la construction d’un stigmate autour des sinistrés, vus alors par une grande partie de la population comme des privilégiés. Utilisé uniquement par les sphères gouvernementales, le terme de «  dignificados  » ne fera pas l’objet d’une réappropriation de la part des sinistrés, et ne donnera lieu à aucune mobilisation particulière.

En revanche, dans l’espace public, les damnificados deviennent aussi dans cette période des « déplacés » (desplazados), et ce terme, va, lui, faire l’objet de reprises de la part de certains groupes de sinistrés dans leurs nouveaux lieux de vie, ouvrant la possibilité de mobilisations et de revendications. Il est intéressant de noter que ce terme, à l’inverse de celui de damnificado souligne que l’origine du groupe n’est plus la catastrophe mais le déplacement, le départ de Vargas. Il a dans certains cas donné lieu à la naissance d’associations de déplacés, à l’organisation de rencontres nationales de déplacés, à l’apparition là encore d’acteurs collectifs qui revendiquent à partir de cette condition de déplacement, une prise de parole et des droits. Le droit d’être traité comme un égal, comme un citoyen.

Mais ces mobilisations et ces formes d’organisation ne parviennent pas à atténuer de façon satisfaisante le malaise que ressentent les sinistrés déplacés dans leurs nouveaux lieux de vie. Le puissant stigmate qui accompagne les sinistrés de la catastrophe, ajouté à leur sentiment de mise à l’écart à travers leur déplacement et à la mauvaise gestion du programme de relogement -non coordination avec les régions d’accueils, confrontation au manque d’emploi, au manque de places dans les écoles, à la saturation des services sociaux etc...- ont pour conséquence le retour relativement rapide d’une proportion importante de sinistrés déplacés sur le littoral détruit. En effet, en décembre 2001, soit deux ans après la catastrophe, environ 70% des personnes déplacées avaient quitté leur nouveau lieu de vie (Marín et Perez 2001, Revet 2002a, Rengifo et Yañez 2003 ).

Conflits autour de la reconstruction

Revenir à Vargas se fait dans un premier temps de façon silencieuse. En effet, détenteurs d’une maison quasiment offerte par le gouvernement qu’il leur est interdit de vendre, les « sinistrés » « déplacés » et maintenant « retournés » ne tiennent pas à devoir justifier devant les autorité de leur retour, jugé par ailleurs « irrationnel » par ces mêmes autorités [4]. Dès lors, dans cette phase, on assiste dans un premier temps à l’absence de mobilisation collective, de revendications ou de prise de parole. Les sinistrés ne se signalent pas en tant que tels et ces retours silencieux sont le signe de leur tentative de disparition sur la scène publique. L’enjeu est alors de se fondre dans la masse, de ne pas se faire remarquer, de ne pas se distinguer. Face à ces retours non prévus, les autorités, qui n’ont mis en place aucun programme pour les accompagner, jouent elles aussi dans un premier temps la carte de l’invisibilisation.

Mais le moment arrive où les plans pour la reconstruction de Vargas sont terminés et doivent commencer à être exécutés. Dans ce moment précis, les autorités ne peuvent que constater que les zones qu’ils envisageaient de détruire et de reconstruire sont déjà réhabitées et « bricolées » par les personnes qui sont revenues vivre à Vargas. Il va falloir reloger ces personnes, en indemniser certaines dont les maisons doivent être détruites etc... Dès lors, la négociation devient incontournable et de nouvelles dynamiques se mettent place. Ce moment -nous sommes alors en 2003-2004- s’inscrit en outre dans un contexte politique où le gouvernement Chávez, sorti de ses combats face à une opposition farouche et des tentatives incessantes de déstabilisation, commence à pouvoir gouverner. Il devient urgent pour lui de montrer qu’il met en place les modalités concrètes de cette démocratie participative tant annoncée. A Vargas, les négociations avec les habitants vont s’inscrire dans ce cadre.

Dans cette phase, le statut de sinistré (damnificado) va acquérir une nouvelle importance. D’abord, pour les autorités il est question de négocier seulement avec les « vraies » victimes, que les institutions définissent en se basant sur la catégorie de damnificados, désignant ainsi ceux qui habitaient à Vargas avant la catastrophe et qui ont perdu leur logement. Pas question, pensent-elles, de traiter avec des personnes qui sont venues habiter à Vargas depuis la catastrophe ou d’indemniser des personnes qui n’ont pas vécu le désastre. Dès lors, sur la scène publique, le débat sur les vraies et les fausses victimes réapparaît, entraînant avec lui le régime du soupçon. La figure du sinistré « profiteur » est à nouveau brandie et il devient alors nécessaire, pour revendiquer une indemnisation, un relogement ou un droit particulier, de justifier de sa condition de sinistré.

Dans ce contexte, malgré tout, la catégorie de damnificado va permettre aux sinistrés de réapparaître sur la scène publique de façon collective. Dans différents quartiers, des associations se forment, les habitants s’organisent pour demander le droit à être relogés, à participer aux plans de reconstruction, pour opposer aux plans des urbanistes et des experts du risque une vision de la reconstruction qui prenne en compte les besoins des habitants.

Dans le quartier populaire de La Veguita par exemple, très fortement touché par les coulées de boue de 1999 et que les premiers plans prévoyaient de détruire, certains habitants se sont organisés en association et sont parvenus à faire construire, sur les ruines du quartier dévasté, trois immeubles pour loger une centaine de familles. Ce changement de statut du quartier est le produit d’un certain nombre de conflits opposant les experts du risque -planificateurs de la reconstruction- et les habitants. Un des objets de la dispute est alors la notion de risque et ce qu’elle désigne. Pour les habitants, le risque réside dans le fait de devoir quitter le quartier ; pour les experts, la notion désigne avant tout le risque géologique lié aux inondations et aux coulées de boue.

Le conflit qui se joue alors permet d’entrevoir les différentes stratégies individuelles et collectives mises en place par les habitants pour faire entendre leur voix. Ce sont par exemple les propriétaires de terrains qui argumentent que l’institution n’aura pas le droit d’agir sur leurs propriétés s’ils ne donnent pas leur accord. L’association des habitants refuse quant à elle de fournir le recensement qu’elle vient de réaliser par peur que les gens qui ne vivent pas en ce moment dans le quartier ne soient pas pris en compte dans le projet. Dans d’autres situations encore, les habitants font montre de leur capacité à intégrer la rhétorique experte liée à la prévention du risque. En s’appropriant les notions de risque, de vulnérabilité, de menace ou de prévention, ils parviennent à convaincre les experts qu’ils sont capables d’utiliser leur langage et, ce faisant, les rassurent sur leur capacité à intégrer des éléments de la « culture du risque » jugée indispensable pour vivre dans ce quartier.

Ces stratégies ou ces tactiques, à la fois individuelles et collectives, nous montrent des formes de mobilisation, de participation, de revendication qui se situent à distance des acteurs partisans ou des moyens traditionnels de la représentation politique. Pourtant, la voix des habitants qui se mobilisent pour manifester leur désaccord parvient à être entendue, puisque le quartier sera finalement reconstruit.

Des moments de politique

Dans la situation exceptionnelle créée par une catastrophe « naturelle », de nouveaux groupes se forment au sein de la société, unis notamment par le fait d’avoir été victimes d’un même événement dévastateur. Leur traitement même comme « victimes », tout comme le caractère exceptionnel des situations qu’ils traversent participent dans un premier temps à une forme de dépolitisation des scènes sur lesquelles ils apparaissent. Cette dépolitisation est entendue ici comme un processus au cours duquel la participation des citoyens aux décisions qui les concerne perd de sa légitimité. Pourtant et dans le même temps, les sinistrés ont la possibilité de recréer des scènes sur lesquelles ils se présentent non comme des « objets » d’attention, d’assistance, de recensement, de déplacement, mais comme des acteurs ou des « sujets » de mobilisations, de revendication, d’une prise de parole.

On peut voir, dans les différentes façons qu’ont les sinistrés de refuser l’identité qui leur est assignée (celle de damnificado, ou plus largement celle de victime), des scènes sur lesquelles on assiste à l’émergence de sujets, qui affirment et démontrent leur capacité à penser et à agir. Je parlerai dans ce sens de « scènes de subjectivation », en référence à Jacques Rancière qui définit le processus de subjectivation comme le refus de l’identité assignée, et la création d’un espace commun permettant de démontrer l’égalité et d’affronter le dissensus (Rancière, 1998).

Ces scènes –et le terme prend en compte leur caractère parfois fragile ou éphémère- voient le jour dans les refuges où les sinistrés ont organisé progressivement leurs prises de paroles pour imposer leur voix dans le concert de ceux qui prétendaient parler en leur nom. Elles apparaissent aussi au cours du déplacement, quand les sinistrés s’organisent pour revendiquer des droits ou tout simplement quand ils quittent les nouveaux lieux de vie qui leur ont été assignés. Enfin, ces scènes sont rendues visibles au cours des conflits qui ont lieu à propos de la reconstruction, quand les habitants exigent de participer aux décisions qui les concernent. Il est possible de voir, dès lors, dans ces situations mêmes éphémères, des moments de politique, dans la mesure où le consensus est soumis à la pression d’intérêts contradictoires et que les « victimes » ont la possibilité de redevenir des interlocuteurs.

Sandrine Revet,

ATER Paris 3 (IHEAL)

sandrine.revet@free.fr

Références citées

AGIER, Michel (2002) Aux bords du monde, les réfugiés, Paris : Flammarion

AGIER, Michel (2003) « La main gauche de l’Empire. Ordre et désordres de l’humanitaire », Multitudes, n°11, Hiver 2003, pp. 67-77

AGIER, Michel (2004), La sagesse de l’ethnologue, L’œil neuf, Paris, 106p.

AGIER, Michel (2006) « La Force du témoignage. Formes, contextes et auteurs de récits de réfugiés » in Marc Le Pape, Johanna Siméant, Claudine Vidal (eds.) Face aux crises extrêmes : intervenir et représenter, La Découverte, Paris, pp.151-168.

BRAUMAN, Rony (2006) Penser dans l’urgence, Seuil, Paris, 268p.

HIRSCHMANN, Albert O. (1970) Exit, Voice and Loyalty. Response to Decline in Firms, Organizations and States, Harvard University Press, Cambridge, MA, 162p.

MARÍN Brenda, PÉREZ Claudia (2001) Los desplazados del Estado Vargas, su vida en Punta de Mata, Municipio Ezequiel Zamora del Estado Monagas , Tesis de grado, Escuela de Sociología, UCV, Caracas.

RANCIERE, Jacques (1998), Aux bords du politique, Gallimard, Folio, 262 p.

RENGIFO Flerida, YÁNEZ Patricia (2003) « Contraimagen de los efectos de la catástrofe del Estado Vargas. Elementos para sustentar una política de desarrollo social », Revista Venezolana de Análisis de Coyuntura, Vol. IX, n°2 (Juil-Déc), pp.165-205.

REVET, Sandrine (2002a) « Crise, rupture et tactiques de reconstruction. Catastrophe naturelle et déplacements de population au Venezuela » mémoire de DEA, sous la direction de Christian Gros et Odile Hoffmann, Université Paris 3 (IHEAL), Septembre 2002, 150p.

REVET, Sandrine (2002b) « Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Entre catégorisation et stigmate. Comment les damnificados vénézuéliens négocient-ils leurs appartenances ? », Cahiers des Amériques latines, n°40, 2002, Paris, pp.159-176.

REVET, Sandrine (2006) « Anthropologie d’une catastrophe. Les coulées de boue de 1999 sur le Littoral Central vénézuélien ».Thèse de doctorat en anthropologie, IHEAL / Paris III – Sorbonne nouvelle, 411p.

SIGNORELLI, Amalia (1992) « Catastrophes naturelles et réponses culturelles, Terrain, n°19, octobre, Paris, pp.147-158.

WISNER Ben, BLAIKIE Piers, CANNON Terry, DAVIS Ian (2004) At Risk. Natural hazards, people’s vulnerability and disasters, Second edition, Routledge, New York, 471p. (1ère édition 1994).

NOTES

[1] Ce texte est une version remaniée d’une communication présentée au colloque international « La mobilisation politique » Atelier « Les formes de participation citoyenne », (14, 15 et 16 mai 2007), Maison de l’Archéologie et de l’Ethnologie,Université de Paris X Nanterre.

[2] J’utilise des guillemets autour de l’expression catastrophe « naturelle » pour souligner que malgré le caractère naturel de l’aléa, la catastrophe en elle-même n’est pas dégagée de ses causes ni de ses enjeux sociaux et politiques.

[3] La réflexion à ce sujet est tirée de une recherche menée en 2001 sur les lieux de déplacement des sinistrés. Je me permets de renvoyer à Revet (2002a et b)

[4] Les « retours » des habitants sur les lieux dévastés par une catastrophe sont très fréquemment analysés comme « irrationnels » par les autorités ou les acteurs en charge de la protection des personnes (Signorelli, 1992) mais aussi par les chercheurs en sciences sociales. On peut se reporter aux nombreuses références d’auteurs se référant à cette « irrationalité » et citées par Wisner et al (2004 : 10).