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Travailler sa voix ou comment rendre sa demande d’asile audible

Estelle D’Halluin
Estelle d’Halluin, Maître de conférences en sociologie, Université de Nantes, chercheuse au Centre nantais de sociologie. travaille sur les politiques d’asile, les acteurs associatifs et l’expertise médicale.

citation

Estelle D’Halluin, "Travailler sa voix ou comment rendre sa demande d’asile audible ", REVUE Asylon(s), N°2, octobre 2007

ISBN : 979-10-95908-06-7 9791095908067, Terrains d’ASILES, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article660.html

à propos

Texte publié dans : Gaël Masset (dir.), En quête d’asile , revue "Le Croquant" - Sciences humaines, art, littérature, n°51/52, hivers 2006, 208 pages. Réédité sur TERRA avec l’aimable autorisation de la revue.

résumé

Après la Seconde Guerre mondiale, une bureaucratie autonome est progressivement mise en place afin de statuer sur les demandes des étrangers sollicitant l’asile. Tout repose sur un principe, définitivement acquis à partir de la première guerre mondiale : l’individu est ’demandeur’ (d’asile, de séjour, d’emploi, etc.). C’est à lui de prouver son identité et son bon droit, mais ce sont les pouvoirs publics qui établissent la nature et le nombre des preuves qu’il doit fournir, puis qui vérifient leur exactitude. Or, depuis deux décennies, la sélectivité en matière d’obtention du statut de réfugié s’est accentuée en raison de la fermeture des frontières et des effets collatéraux des politiques de contrôle des flux migratoires sur le droit d’asile. Tout comme les juifs allemands des années 1930, les demandeurs d’asile sont suspectés d’être de "faux réfugiés". Comment dès lors les demandeurs d’asile peuvent-ils faire entendre leur voix quand, a priori, le soupçon se porte sur eux ? Comment exercent-ils leur droit – sans parler des multiples entraves qui conditionnent en amont son accès – quand d’emblée le doute pèse sur le bien-fondé de leur requête et qu’il faut, au terme de pérégrinations souvent douloureuses, affronter une procédure juridique dont ils ne maîtrisent pas toujours les ressorts ?

Le statut des réfugiés acquiert au cours du 20e siècle une consistance juridique : le droit international élabore la catégorie juridique de réfugié. Cette formalisation juridique s’explique selon Hannah Arendt par la massification du phénomène des réfugiés en Europe. Auparavant, remarque cette auteure, les pays civilisés offraient bel et bien le droit d’asile à ceux qui, pour des raisons politiques, avaient été persécutés par leur gouvernement, et cette pratique, bien qu’elle n’ait jamais figuré officiellement dans aucune constitution, a relativement bien fonctionné pendant tout le 19e siècle et même à notre époque. Les choses se sont compliquées lorsqu’il est apparu que les nouvelles catégories de persécutés étaient trop nombreuses pour être traitées selon une pratique non officielle destinée à des cas exceptionnels (2). Dans un objectif humanitaire, mais surtout de police des populations, les états se concertent et se donnent des règles visant à résoudre le sort de ces masses errantes. La condition de réfugié n’est plus perçue comme temporaire et ponctuelle et les états cherchent un moyen de suppléer durablement à l’absence de protection nationale en élaborant les premières conventions internationales visant à protéger les minorités menacées. A cet égard, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’élaboration et la ratification de la Convention de Genève constituent une étape fondamentale de la solidification de cette catégorie du droit. Pour les pays signataires, la protection de la personne en proie à des menaces de persécutions "du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, (personne qui) se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays" (3) acquiert un caractère juridiquement contraignant.

Cependant, la portée universelle reconnue aux droits de l’homme et l’élaboration du droit international des réfugiés au cours du 20è siècle ne bouleversent pas pour autant le mode d’organisation des sociétés politiques contemporaines fondé sur l’unité territoriale de l’Etat-nation. Elles ne remettent pas en cause la souveraineté de ce dernier et lui abandonnent ainsi le pouvoir d’organiser les modalités de l’accueil et de la sélection des prétendants à l’asile. Pour identifier les bénéficiaires (4), du personnel et des techniques s’avèrent nécessaires : après la Seconde Guerre mondiale (et sur le modèle du Bureau créé sous Vichy), une bureaucratie autonome est progressivement mise en place afin de statuer sur les demandes des étrangers sollicitant l’asile. En France, la loi de 1952 (5) entérine ainsi la création de l’Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA), instance administrative chargée de l’examen des dossiers, et celle de la Commission des Recours des Réfugiés (CRR) juridiction devant laquelle le demandeur d’asile dispose d’un mois pour faire appel et voir son dossier réexaminé sur le fond. Quant à ceux qui sollicitent une protection, ils n’ont d’autres choix, dans un monde où s’imposent les "identités de papier", que celui de se conformer aux procédures qui leur permettent de faire valoir leurs droits. Tout repose sur un principe, définitivement acquis à partir de la première guerre mondiale : l’individu est ’demandeur’ (d’asile, de séjour, d’emploi, etc.). En conséquence, c’est à lui de prouver son identité et son bon droit, mais ce sont les pouvoirs publics qui établissent la nature et le nombre des preuves qu’il doit fournir, puis qui vérifient leur exactitude (6). Or, depuis deux décennies, la sélectivité en matière d’obtention du statut de réfugié s’est accentuée en raison de la fermeture des frontières et des effets collatéraux des politiques de contrôle des flux migratoires sur le droit d’asile (7). Tout comme les juifs allemands des années 1930, les demandeurs d’asile sont suspectés d’être de "faux réfugiés" (8).

Comment dès lors les demandeurs d’asile peuvent-ils faire entendre leur voix quand, a priori, le soupçon se porte sur eux ? Comment exercent-ils leur droit – sans parler des multiples entraves qui conditionnent en amont son accès – quand d’emblée le doute pèse sur le bien-fondé de leur requête et qu’il faut, au terme de pérégrinations souvent douloureuses, affronter une procédure juridique dont ils ne maîtrisent pas toujours les ressorts ?

Passer l’épreuve du rite d’institution

La procédure d’asile s’apparente à un "rite d’institution" – notion bourdieusienne – tendant " à consacrer ou à légitimer, c’est-à-dire à faire méconnaître en tant qu’arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire (9). Il instaure une ligne de partage entre demandeurs d’asile – soumis à une épreuve de crédibilité – et réfugiés – reconnus comme légitimes à résider durablement sur le territoire français au nom des menaces qu’ils encourent dans leur pays d’origine. En outre, le rite d’asile consacre également la division historiquement et socialement construite (en ce sens arbitraire) entre ceux qui n’auront jamais à passer un tel rite sur le territoire – les nationaux – et ceux qui ont à s’y soumettre – les étrangers. Et ce d’autant plus que la nationalité est désormais envisagée comme une qualité presque naturelle de la personne et non plus comme un statut ou une condition formelle légale fondée sur un lien contractuel entre un individu et un état (10). Pour que le rite s’opère, il faut qu’il existe un protocole reconnu par tous, mais surtout une instance de légitimation – ici l’Etat souverain – qui délègue à ses mandataires (agents de l’Ofpra et juges de la CRR) le soin d’accomplir l’acte de magie sociale par lequel le "demandeur d’asile" peut devenir "réfugié". Cependant, cet acte de différenciation, qui confère au statut de réfugié son assise sociale, s’accompagne d’une hiérarchisation. "Par une sorte de malédiction, remarque en effet Bourdieu, la nature essentiellement diacritique, différentielle, distinctive du pouvoir symbolique fait que l’accès de la classe distinguée à l’Être a pour contrepartie inévitable la chute de la classe complémentaire dans le Néant ou dans le moindre Être" (11) – ici les déboutés, relégués dans la clandestinité ou expulsés du territoire. Le passage par le rituel administratif assigne durablement aux individus une étiquette (12) et, conformément à "l’autorité rationnelle légale" qui prévaut dans les démocraties occidentales (13), il tend à donner un caractère légitime à l’acquisition (réfugié) ou à la dépossession de droits (sans-papier) qui s’ensuivent.

On peut reprendre la distinction analytique proposée par Tambiah (14) entre la "procédure" et la "prestation" rituelles afin de mieux comprendre ce que peut signifier, pour les demandeurs d’asile, la conformation à ce rituel. La procédure rituelle est une sorte de scénario que doivent suivre les acteurs au moment du rite. En effet, pour accomplir un rituel, les acteurs doivent disposer d’informations sur ce qu’ils doivent faire, quand, comment et qui a le droit ou l’autorité de le faire. Ils doivent connaître les règles (prescriptions ou proscriptions), la procédure auxquelles se conformer. Les informations dont disposent les acteurs proviennent donc d’un référentiel commun : leur culture. Les prestations rituelles sont, quant à elles, des actions situées dans un lieu et un temps particuliers qui constituent donc l’application de la procédure rituelle. Au cours de la prestation rituelle, les individus s’efforcent d’appliquer à la lettre le scénario prévu. Mais, comme le remarque Daniel Arsenault, la prestation rituelle sera plus ou moins conforme à la procédure et pour qu’elle "soit accomplie et menée à son terme, on peut envisager plusieurs conditions, notamment la connaissance de la procédure à suivre par les acteurs rituels en présence, leur compétence ou leur habileté, qui découlent non seulement de leur savoir théorique ou pratique, mais aussi de leur état émotionnel et physiologique" (15). A partir de cette distinction, on mesure : premièrement, le nécessaire apprentissage que le demandeur d’asile, issu d’une autre culture, doit accomplir pour "passer le rituel", c’est-à-dire pour pouvoir exercer son droit ; deuxièmement, les inégalités liées aux "compétences" dans l’exercice de ce droit, inégalités qui reposent sur le capital linguistique, économique, relationnel et sur les ressources psychologiques de l’individu ; enfin, la ressource essentielle que peuvent constituer pour les requérants les membres de la société d’accueil maîtrisant un tant soit peu la procédure rituelle. Ces derniers, engagés par exemple dans des associations accueillant les demandeurs d’asile, peuvent renforcer les "compétences" des demandeurs et améliorer la prestation rituelle, lourde de conséquence quand on sait qu’elle peut signifier au mieux la chute dans la clandestinité, au pire l’expulsion vers un territoire où certains risquent l’emprisonnement ou la mort.

Une voix inaudible

La connaissance de la procédure rituelle – de l’information juridique et des modes de présentation de soi – peut en effet se travailler en coulisse, au sein du monde associatif. En effet, il n’est pas toujours facile pour un demandeur d’asile de faire entendre sa voix auprès des institutions : placement en "procédure courte", selon les termes de l’Ofpra, rejet sans audition... D’après les entretiens que j’ai effectués, lors du traitement de la demande d’asile territoriale (16), les agents préfectoraux ont semblé à cet égard particulièrement sourds au discours des requérants. Zaïre (17), un Berbère fondateur d’une association culturelle et exerçant des responsabilités dans un parti, est un cas représentatif de la violence symbolique susceptible d’être exercée au cours de l’entretien :

    • Une dame m’a reçu. Ce n’était pas du tout un entretien pour moi. Elle m’a demandé : "Pourquoi avez-vous fui l’Algérie ?". Je commence à lui expliquer et elle m’interrompt "Ce n’est pas pour cela. Vous avez fui pour quelles raisons ?". En plus, [pour prendre des notes] elle a pris un vulgaire bout de papier sur lequel on écrit les rendez-vous. Elle n’a même pas pris une feuille correcte, comme ça, pour faire l’entretien. Elle a déchiré un petit bout de papier (...) (18).

Il ne faudrait pourtant pas généraliser : si l’expérience de Zaïre a été partagée par d’autres demandeurs d’asile territorial, les demandeurs d’asile conventionnel que j’ai interrogés rendent compte de leur entretien, à l’Ofpra tout au moins, de manière plus nuancée. Les uns insistent sur "l’attitude vraiment compatissante" (19) de l’agent, "l’occasion de s’exprimer" (20) qu’on leur a offerte, cette impression d’écoute pouvant parfois contraster avec la décision de rejet qu’ils ont reçue par la suite. D’autres insistent en revanche sur la brièveté de l’entretien et leur sentiment de n’avoir pu développer des arguments. Léontine, que j’ai accompagnée comme bénévole à la Cimade pour la réouverture de son dossier, me raconte lors d’un entretien effectué ultérieurement :

    • Quand on est arrivé à l’Ofpra, ils nous ont pris un par un, chacun à part. On n’avait pas peur. Moi, je n’avais pas peur mais j’avais des petits stress parce qu’on ne savait pas comment ça allait se passer avec la personne. On ne connaît pas la personne et on a des doutes si on saura expliquer tout. (...) Ce n’était pas pareil que comme quand on est retourné récemment (convocation pour la réouverture). J’avais beaucoup plus de tension auparavant que maintenant. Est-ce qu’il va comprendre ce qu’on raconte ? Comment va-t-il comprendre ? Est-ce qu’il va comprendre parfaitement dans le bon sens ce qu’on va dire ? Est-ce qu’on va être qualifié ou est-ce qu’on va pas être qualifié ? Est-ce qu’il va comprendre clairement tout ce qu’on lui explique ?

Salomon, jeune demandeur d’asile rejeté en première instance sans audition, me raconte sa prise de conscience tardive des attentes de l’Ofpra lorsque passe à la télévision un documentaire (21) sur cette institution qu’il découvre fortuitement :

    • Moi, franchement, quand j’ai reçu la carte [la lettre de rejet], j’ai dit ’Ils ne font pas leur boulot.’ C’est après que j’ai compris, j’ai vu un reportage sur la 5, un jour, sur l’Ofpra. Une dame, elle posait les questions. La manière dont la dame elle expliquait... celle qui tapait [l’officier de protection munie d’un ordinateur] elle n’hésitait pas de poser des questions, des questions pour aller en détails. J’ai regardé ça à deux heures du matin. J’ai comparé au mien [son dossier écrit], il y a une grande différence. Le mien, c’est comme une récitation, j’ai écrit en bref. Comme quelqu’un qui te pose la question "Comment t’es en France ?" à qui tu réponds "Voilà, pourquoi je suis en France", mais je ne suis pas allé en détail (22).

L’entretien semble donc relever d’une épreuve de vérité à laquelle le demandeur d’asile arrive plus ou moins préparé. "Rite d’institution" mais aussi "rite d’interactions" : l’entretien devant un officier de protection, le passage devant la Commission des recours, le dossier écrit lui-même (23) constituent le devant de la scène où il s’agit pour le demandeur d’asile de "faire bonne figure", de "garder la face", autrement dit de suivre la "ligne de conduite" attendue d’un demandeur d’asile, à savoir répondre en détails et de manière cohérente d’un passé conforme aux critères de la Convention de Genève tels qu’ils sont interprétés actuellement par les agents de l’Etat ; éviter à tout prix la "fausse note" qui peut remettre en cause la crédibilité de la demande. Hydre à deux têtes (24), la figure du demandeur d’asile donne lieu, dans les sociétés occidentales contemporaines, à une représentation dichotomique face à laquelle les requérants doivent ajuster leur comportement en vue de présenter les attributs correspondant au "vrai réfugié", tout en effaçant d’éventuels stigmates attachés au "faux ".

Travailler sa voix en coulisse : l’exercice rhétorique

A la catégorie de réfugié sont associés des attributs – telle la "menace", la "persécution", l’"appartenance à un groupe social" – qui ne sont pas clairement définis dans le texte de la Convention de Genève et laissent donc une large place à l’interprétation. Les attributs associés par la société à cette catégorie ont ainsi évolué dans le temps. Avant la réforme de 2003, les persécutions d’origine non étatique n’étaient pas reconnues comme un attribut légitime permettant d’obtenir le statut. L’excision a été reconnue tardivement comme relevant du domaine des persécutions. Dans son article de Plein Droit, Jérôme Valluy souligne "la vacuité du droit conventionnel" et "l’illusion d’une jurisprudence" qui, à première vue, pourraient prétendre définir ce qu’est un réfugié (25). Comme le remarque Gérard Noiriel : "L’exemple des réfugiés montre que, plus la catégorie est abstraite et universelle, plus les procédures administratives prennent de l’importance, car ce sont elles qui donnent leur contenu social à la catégorie" (26). La catégorie sociale du réfugié est donc une construction sociale en perpétuel mouvement, dont les attributs font l’objet d’une lutte de définition. Pour lui correspondre, les demandeurs et les personnels qu’ils sollicitent en coulisse, déploient donc un travail rhétorique traduit dans les dossiers déposés devant l’Ofpra et la commission des recours et au cours des auditions devant celles-ci.

Observer l’activité des associations qui prennent en charge des demandeurs d’asile permet d’observer les différents registres rhétoriques relevant de tactiques identitaires. Sans pouvoir rentrer ici dans les nuances, il est possible de relever plusieurs logiques à l’œuvre dans ce travail de construction d’un discours légitime (27).

En premier lieu, une partie du travail rhétorique est intimement liée au cadrage imposé par le droit. "Entrer dans le jeu, écrit Bourdieu à propos de l’arène judiciaire, c’est (...) reconnaître les exigences spécifiques de la construction juridique (et non l’inverse), une véritable retraduction de tous les aspects de l’ ’affaire’ est nécessaire pour ponere causam, comme disaient les Romains, pour constituer l’objet en tant que cause, c’est-à-dire en tant que problème juridique propre à l’objet de débats juridiquement réglés (...)". En ce sens, il s’agit de retravailler l’expression du passé pour la faire cadrer avec les catégories larges de la Convention de Genève et de l’interprétation qui en est faite. Mettre en exergue la menace ou la persécution, ce qui en est la cause (appartenance à un groupe religieux, ethnique, etc.) alors même que la distinction faite entre ces catégories peut apparaître artificielle aux yeux des sujets (28). Les réajustements peuvent avoir lieu entre le passage à l’Ofpra et la Commission des Recours en s’appuyant sur les motivations du rejet, bien souvent peu développées. S’il est indiqué que la crainte n’est pas "personnelle" – interprétation courante mais pas toujours opératoire de la Convention (29) – il faudra mettre le "je" au centre du discours, quand bien même cette représentation de l’expérience est vécue comme une expérience collective par le réfugié.

En second lieu, le travail rhétorique relève d’une administration de la preuve, il s’agit d’"établir les faits", même si la tâche s’avère d’emblée impossible dans la mesure où l’agent persécuteur s’efforce de ne pas laisser de trace. Premièrement, la "mise en intrigue" du passé, pour reprendre une expression de Paul Ricœur tirée de la Poétique d’Aristote, s’avère alors déterminante. "Opération qui tire d’une simple succession une configuration", la mise en intrigue transforme des événements en une histoire, en une totalité signifiante qui peut être "suivie par le lecteur" (ou l’auditeur) (30). Le conseiller juridique – acteur associatif ou avocat – travaille donc sur le lien entre agents, buts, moyens, etc. et sur l’enchaînement des évènements datés (31). Lorsque la tâche s’avère trop difficile en raison des séquelles psychologiques ou de la résistance des sujets, il lui arrive de faire appel au corps médical (32). Si le travail en coulisse autorise des silences ou des écarts entre les différentes versions du récit produites par le requérant – le travail rhétorique visant justement à les réduire –, sur la scène rituelle, ceux-ci sont susceptibles d’éveiller, voire de conforter le doute sur la véracité de l’histoire. Dans les récits étudiés, cette mise en intrigue donne souvent lieu à un ton factuel (33), fourmillant de détails. "L’émotion, m’explique un bénévole de la Cimade, je n’arrive pas à la faire passer dans le récit (...) je mets des détails. Ce n’est pas facile de faire passer l’émotion dans le récit" (34). Quand bien même certains acteurs associatifs s’efforcent de restituer des passages écrits par le demandeur lui-même, où perce souvent une composante émotionnelle, "tu ne peux le faire que lorsqu’il y a un minimum de cohérence dans le récit. Quand c’est complètement décousu, tu ne peux pas" (35). Comme le disait Luc Boltanski dans L’Amour et la justice comme compétence : l’opération de justification "ne restitue pas l’incertitude de la présence au feu" (36).

En second lieu, le discours porté par le demandeur d’asile doit correspondre – et est tributaire de ce fait – aux représentations collectives, plus ou moins fiables, véhiculées par des enquêtes, des rapports ou par les médias, sur le lieu où se déroule l’intrigue. Enfin, établir les faits, c’est aussi tenter d’étayer son récit par des documents qui, par leur matérialité, pourraient renforcer la crédibilité d’une parole évanescente. A ce sujet, les attestations médicales et psychologiques ont pris une place croissante dans la constitution des dossiers (37). Suscitant un débat épineux au sein du monde associatif médical, ces attestations procèdent de l’inflation d’un registre expert – qui ne va sans une dépossession et une réduction de la parole du réfugié – dans le travail de présentation de soi accompli par les requérants. En mettant l’accent sur les souffrances du corps ou l’effondrement psychique du requérant, elles relèvent à la fois d’un registre factuel doté de la force symbolique de la science – constater des cicatrices ou un traumatisme psychique – et d’un registre compassionnel puisque la douleur, ou ses traces, en sont l’objet.

Enfin, dans ce travail rhétorique, des pratiques de censure ou d’autocensure sont directement liées au contexte socio-politique actuel. Un travail d’identification aux représentations clivées en vigueur dans la société se produit dans la mise en scène de soi : en période de fermeture des frontières à l’immigration de travail et de préoccupation sécuritaire liée au terrorisme international, tout attribut qui pourrait vous rendre suspect d’être un "migrant économique" ou de "de menacer l’ordre public" est effacé.

Le demandeur d’asile travaille ainsi souvent sa voix avant d’entrer sur scène, en s’appuyant sur les conseils qu’il peut mobiliser au sein du monde associatif ou d’autres relations. Ce n’est certes pas toujours le cas, mais alors souvent au prix d’une méconnaissance du protocole administratif qui peut s’avérer périlleuse. Pour les initiés, il est facile de reconnaître l’empreinte d’un passage par le milieu associatif – première mise en conformité aux normes de la société d’accueil fondé sur un ordre juridique, sanitaire et moral lisible dans cette opération de traduction. Si l’on s’appuie sur les travaux de Gérard Noiriel (notamment son analyse des écrits à la Commission des Recours entre 1945-1960), les stratégies rhétoriques perdurent : ton factuel et ton implorant sont les deux principaux leviers de la légitimation et rares sont les écrits vindicatifs, se révoltant ouvertement contre les exigences du rituel, ses possibles injustices, voire contre l’institution même de ce rite.

Notes

* Doctorante en sociologie à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, affiliée au Centre de recherche sur la santé, le social et le politique (CRESP) - Université Paris 13/EHESS. Travaux de recherche précédents sur la victimologie psychiatrique et l’intervention humanitaire en Palestine ; Thèse en cours sur le rôle des associations dans les procédures d’asile en France.

1. Ce travail est le produit d’une recherche menée dans le cadre de mon doctorat de sociologie à l’EHESS. Je souhaite remercier tous les acteurs associatifs, demandeurs d’asile et autres acteurs institutionnels qui ont accepté de participer à l’enquête. Les observations et les entretiens ont été principalement menés durant les années 2002-2004 dans une association d’aide juridique et une association médicale et complétés plus largement par des entretiens auprès d’autres acteurs du champ associatif.

2. H. Arendt, L’Impérialisme, Fayard, Paris,1982 p. 277

3. Convention de Genève du 28 juillet 1951

4. Sur la question de l’identification voir G. Noiriel, Réfugiés et sans papiers. La République face au droit d’asile 19e - 20e siècles, Paris, Hachette, Collection Pluriel, 1999.

5. Loi n°52803 du 25 juillet 1952 complétée par le décret d’application n°53-377, modifiée par la loi n°2003-1176 du 10 décembre 2003.

6. G. Noiriel, op. cit., p.192.

7. Une abondante littérature existe sur ce sujet. Voir pour les trois phases de délégitimation de l’asile : L. Legoux, M. Guillon et E. Ma Mung, L’Asile politique entre deux chaises, L’Harmattan, Paris, 2003, p.14.

8. N.d.l.r. "Les véritables réfugiés politiques ne sont pas en majorité parmi eux (les réfugiés allemands) ; nombreux sont ceux qui ne peuvent pas justifier d’avoir subi des sévices personnels. Les cas de faux réfugiés deviennent de plus en plus nombreux". Propos du directeur des services de la Sécurité nationale pour l’Alsace-Lorraine, automne 1933, cité par G. Noiriel, dans Réfugiés et sans papiers, op. cit., p.196.

9. P. Bourdieu, "Les rites d’institution", in Langage et pouvoir symbolique, Le Seuil, Paris, 2001, p.176.

10. V. Stolcke, The "Nature" of Nationality, Citizenship and Exclusion, in Bader, V. (ed.) Macmillan press, London, 1997.

11. Ibid, p.186.

12. P. Bourdieu, "La force du droit", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°64, septembre 1986, p. 13.

13. M. Weber, Economie et Société, Plon, Paris, 1971.

14. Cité par D. Arsenault, "Rites et pouvoirs. Perspectives anthropologiques et archéologiques", Anthropologie et sociétés, 23 (1). http://www.ant.ulaval.ca/anthropolo..., 1999.

15. Ibid.

16. Cette forme d’asile instituée par la loi Chevènement, qui a disparu avec la réforme de 2003, n’était pas traitée par l’Ofpra et la CRR (qui statuent sur les demandes conventionnelles) mais par les préfectures.

17. Les noms ont été transformés en vue de conserver l’anonymat des personnes enquêtées.

18. Entretien avec un demandeur d’asile territorial se définissant comme Kabyle, Algérien, 34 ans, célibataire, 27 février 2003, Paris.

19. Entretien avec une demandeuse d’asile se définissant comme Tzigane, Hongroise, 38 ans, mariée, mère de deux enfants, Paris, 8 juillet 2002.

20. Entretien avec un réfugié, Congolais (RDC), trentenaire, marié, père d’un enfant, Saint-Denis, 19 septembre 2003.

21. J’ai identifié ce commentaire comme devant être celui de A. Georget, En quête d’asile, 66 minutes, 2002.

22. Entretien avec un demandeur d’asile burkinabé, 23 ans, célibataire, Saint-Denis, 10 novembre 2003.

23. Sur l’interaction virtuelle, voir D. Fassin, La Supplique - Stratégies rhétoriques et constructions identitaires dans les demandes d’aide d’urgence, Annales HHS, Septembre-octobre, 55(5), 2000, pp. 955-981.

24. Qui semblent repousser en dépit des travaux sociologiques les déconstruisant. Voir le travail de S. Dufoix, "Fausses évidences. Statut de réfugié et politisation." Revue Européenne des Migrations Internationales 16(3), 2000, pp. 147-164.

25. J. Valluy, "La fiction juridique de l’asile", Plein droit, n°63, 2004, pp.17-22.

26. G. Noiriel, Etat, nation et immigration. Vers une histoire du pouvoir, Gallimard, Folio Histoire, Paris, 2005, (1ère éd. 2001), p.414.

27. Voir sur cette question E. d’Halluin "Comment produire un discours légitime ?" Plein Droit, n°63, 2004, pp.30-33.

28. Voir à ce sujet les réflexions de Smaïn Laacher sur la dissolution de ces catégories dans certaines sociétés. S. Laacher, "Eléments pour une sociologie de l’exil", Politix, mars 2005, p.110.

29. Les actes génocidaires, tel celui du Rwanda, se caractérisent justement par une violence exercée aveuglément et collectivement sur des personnes auxquelles est imputée une identité spécifique.

30. P. Ricœur, Temps et Récit. Tome 1, Seuil, Paris, 1991, (1ère éd. 1983), p.125 sq.

31. L’utilisation de plus en plus large de l’informatique renforce la structuration du récit, au point que certains acteurs associatifs introduisent des titres et des sous-titres dans le corps du récit. La disparition de l’écriture manuscrite, si elle a pour avantage de rendre plus lisible le dossier, contribue à le dépersonnaliser.

32. Voir à ce sujet E. d’Halluin,"La mobilisation du clinicien dans les procédures d’asile en France : pratiques et dilemmes", L’Evolution Psychiatrique, à paraître.

33. J’emprunte à Didier Fassin la distinction qu’il fait entre quatre tons - factuel, implorant, vindicatif, digne - dans son article sur les demandes d’aide sociale rédigées pour le Fond d’urgence sociale. Il ne nous est pas possible ici de développer de manière plus précise la manière dont ces différents tons s’articulent dans les récits que nous avons étudiés au sein des associations. Nous ne pouvons rendre compte que de conclusions générales.

34. Entretien avec un bénévole de la Cimade, retraité, Paris, été 2004.

35. Entretien avec une bénévole de la Cimade, retraitée, Paris, novembre 2004.

36. L. Boltanski, L’amour et la justice comme compétence, Métailié, Paris, 1990, p.131.

37. Pour une analyse approfondie de cette question, voir D. Fassin et E d’Halluin, "The truth in the body. Medical certificates as ultimate evidence for asylum-seekers", American Anthropologist, 107 (4), 2005.