citation
Natalia Suarez,
"Le travail de résistance des femmes persécutées dans des situations de guerre : le cas de la Colombie ",
REVUE Asylon(s),
N°1, octobre 2006
ISBN : 979-10-95908-05-0 9791095908050, Les persécutions spécifiques aux femmes. ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article505.html
résumé
En Colombie, pays en guerre depuis quelques décennies, la persécution des femmes est un phénomène répandu. Pour échapper aux persécutions, les femmes sont obligées de quitter leur village ou bien d’arrêter toute activité ou comportement qui pourrait être considéré comme étant une menace à l’ordre imposé par l’acteur armé dominant. Cependant, malgré le climat de violence qui règne dans ce pays, on peut observer l’existence des cas, tout à fait exceptionnels, où des femmes objets de persécution arrivent, malgré le danger que cela représente pour leur vie, à opposer une résistance. Cet engagement laisse entrevoir l’existence d’une compétence à résister qui se forge dans l’urgence de préserver la vie malgré les contraintes qui pèsent sur ces femmes. Dans cet article nous analysons ce travail de résistance entamé par les femmes lorsqu’elles se livrent à la sauvegarde de leur intégrité physique et expliciter les opérations au moyen desquelles ce travail est conduit. Il s’agit de montrer comment la résistance des femmes aux persécutions renferme un ensemble d’épreuves dont, selon la façon dont elles seront surmontées, permettra aux femmes la réhabilitation ou non de leurs conditions de victime injustement persécutée.
Mots clefs
Introduction
Les pratiques des persécutions des femmes dans la guerre peuvent apparaître inchangées depuis des siècles. De la plus haute antiquité au XX ème siècle, viols politiques, déplacements forcés, tontes, menaces de mort, ont été pratiqués sur les femmes pour marquer l’écrasement des vaincus. Ces persécutions témoignent des phénomènes de temps de guerre qui ne s’appliquent pas seulement aux femmes des populations ennemies mais aussi contre leurs propres citoyennes. La population civile féminine – c’est- à- dire la partie de la population non engagée dans les forces armées- prise dans la guerre, en devient une victime de plus en plus importante ( Callamard, 2001). Ainsi, les persécutions contre les femmes apparaissent comme constituant un pan entier du phénomène guerrier et contribuent à définir le caractère des conflits.
Dans cette incorporation dans la guerre de la population civile féminine, la difficulté croissante de définir dans un conflit armé qui est l’ennemi joue un rôle central. Le terme de belligérant, qui désigne dans un premier temps ceux qui combattent, recouvre progressivement l’ensemble des populations concernées. La figure de l’ennemi est élargie à tous ceux de l’autre camp, en armes ou sans armes. Dans le cas de la Colombie, cette distinction entre combattants et civils est rendue plus complexe encore par le croisement des dimensions idéologiques du conflit ainsi que la présence d’une multiplicité d’acteurs armés qui entretiennent entre eux une guerre sanglante ( Pécaut, 2001). Dans ce contexte particulier, l’ennemi devient un tout dans lequel on trouve d’un côté, les forces militaires colombiennes, de l’autre, les combattants et miliciens paramilitaires et enfin, la guérilla, ses miliciens et ses collaborateurs. Dans cette guerre ouverte pour le monopole du pouvoir et des ressources économiques, l’ennemi est autant civil que militaire, il est masculin mais aussi féminin.
Ainsi, dans cette vision globalisante de l’ennemi la population civile féminine devient une cible privilégiée, elle devient objet de persécution. Le cas des persécutions subies par un nombre important des femmes en Colombie en témoigne ( Rueda, 2002). Celles dont le cas est analysé dans cet article ne sont pas accusées d’avoir commis des actes violents réels. Elles sont plutôt accusées de comportement qui, par leur nature, peuvent entraîner l’accusation, l’arrestation, l’incarcération ou la mort des membres des différentes forces en dispute. Ce n’est pas alors simplement, le soupçon de collaboration avec l’ennemi qui leur est reproché mais aussi le camp qu’elles ont choisi ; on les accuse de ne pas soutenir le projet propre à chacune de ces forces armées. Ainsi, au fur et à mesure que s’intensifie le conflit, la persécution est de plus en plus prononcée vis à vis des femmes qui, pour des raisons idéologiques, juridiques ou sentimentales, se trouvent aux côtés des différents acteurs armés.
Les faits reprochés aux femmes sont de différents ordres. Certaines sont accusées d’avoir entretenu des rapports avec les paramilitaires, d’autres d’avoir communiqué des informations aux forces institutionnelles, d’autres encore de salir l’image de l’Etat colombien. Ces persécutions se déploient dans le temps. Elles peuvent se dérouler à la fin, par exemple, de la présence des militaires dans un territoire historiquement contrôlé par la guérilla ou bien pendant l’occupation des paramilitaires d’un village, ou bien encore pendant que des femmes conduisent des campagnes de mobilisation pour condamner l’Etat de la disparition de leur proche. Les locaux où ces femmes travaillent, leur zones de déplacement quotidien mais aussi leur domicile deviennent les lieux privilégiés pour exercer les persécutions.
Les femmes sont objet de persécution par l’intermédiaire des menaces de mort, de harcèlement sexuel, de violences physiques, de l’obligation à quitter leur territoire, au cours d’actions clandestines perpétrées par des anonymes ou bien des membres des différentes forces impliquées dans cette guerre. La persécution des femmes devient ainsi un moyen de punir, d’empêcher les dénonciations, de dissuader les tièdes de se rapprocher des forces ennemies, de démontrer que les traîtres ne pourront compter sur aucune impunité, d’annoncer que la frontière entre adversaires est clairement établie. Avant d’être une sanction, la persécution des femmes est donc une action perçue, par ses exécutants, comme manifestation de force face aux autres forces engagées dans le conflit. Ces persécutions, outre le fait qu’elles entravent les objectifs de l’ennemi, ont pour but d’instaurer, par une pratique exemplaire, le rejet de toute forme de rapprochement avec ce dernier. Les persécutions trouvent ainsi progressivement leur légitimité dans l’affrontement contre l’adversaire, les femmes devenant la cible des violences destinées à l’ennemi.
La résistance comme compétence sociale
Si la persécution des femmes dans des contextes de guerre semble être un phénomène répandu, il n’en va pas de même en ce qui concerne la possibilité d’opposer une résistance civile (Semelin, 1989). On observe comment dans de tels contextes, les femmes n’arrivent, la plupart du temps, à surmonter cette situation qu’à partir de l’intériorisation des contraintes. Pour échapper aux persécutions, les femmes sont obligées de quitter leur village ou bien d’arrêter toute activité ou comportement qui pourrait être considéré comme étant une menace à l’ordre imposé par l’acteur armé dominant (Agier, 2002). Cependant, malgré le climat de violence qui caractérise la Colombie, on peut observer l’existence de cas où des femmes objets de persécution arrivent, malgré le danger que cela représente pour leur vie, à opposer une résistance. Ces actes qui ont un caractère exceptionnel ne surviennent pas ex- nihilo. Ils reposent d’un côté, sur un certain nombre de contraintes inscrites dans des situations et qui sont indépendantes de l’acteur lui-même et d’autre part, sur un travail conduit par les acteurs. Cet engagement dans la résistance, laisse entrevoir l’existence d’une compétence à résister qui se forge dans l’urgence de préserver la vie malgré les contraintes qui pèsent sur ces femmes. Cette compétence consiste dans la capacité des femmes persécutées à convaincre des autres de leur démarche de résistance aux persécutions. Pour cela, il faut qu’elles puissent produire des arguments acceptables par d’autres, et par là renfermant une validité universelle qui les rendent incontestables ( Boltanski, 1990). Pour que la mise en place de cette compétence puisse être efficace, elle doit être ajustée aux situations spécifiques de persécutions auxquelles elle s’applique. Ainsi, l’analyse de cette compétence doit tenir compte, d’un côté, des actants qui participent à la persécution ainsi que des relations qu’ils entretiennent et de l’autre, de l’agencement des situations dans lesquelles les personnes sont amenées à réaliser ces opération de résistance.
Nous voudrions dans cette contribution tenter de décrire ce travail de résistance entamé par les femmes lorsqu’elles se livrent à la sauvegarde de leur intégrité physique et expliciter les opérations au moyen desquelles ce travail est conduit. Car celle qui résiste à une persécution doit, pour y mettre fin, se lancer dans un processus qui suppose, avant tout, qu’elle puisse désigner un persécuteur ou un responsable selon une logique spécifique des causes. La persécutée doit ainsi convaincre d’autres personnes, les associer à sa défense, les mobiliser, et pour cela non seulement leur assurer qu’elle est innocente, mais aussi que cette innocence est à la mesure de son engagement. L’arrêt de la persécution peut ainsi ne pas aboutir et échouer si le persécuté ne rencontre pas des gens disposés à le suivre dans sa résistance.
Dans la description de cette compétence à résister, nous prendrons pour objet la résistance des femmes persécutées, en faisant attention aux variations qui affectent la signification du terme selon que l’on fait référence à une femme, objet de persécution, qui vise à résister sans appeler nécessairement à une aide extérieure et qui cherche à se défendre par elle-même, ou à une persécutée qui résiste en faisant appel à un collectif en vue de faire arrêter cette persécution. Dans les cas examinés ici, nous avons pris en considération des persécutions conduites par les trois principaux acteurs armés impliqués dans cette guerre, à savoir les forces institutionnelles, les forces irrégulières des paramilitaires et celles de la guérilla. Ces persécutions peuvent être liées à des conflits politiques entre des collègues de travail, à des soupçons de collaboration avec les militaires, à des dénonciations publiques de disparition opérées contre les forces institutionnelles, à des règlements de comptes entre anciens militants des organisations armées irrégulières.
Schéma actanciel de la persécution
Depuis le point de vue de celui qui est persécuté, on peut observer comment dans une situation de persécution prennent part différents types d’actants ( Latour, 1984). Dans un premier niveau, il y a celui qui persécute c’est à dire le persécuteur. Ce persécuteur peut être classifié selon qu’il se présente en tant qu’individu ou comme être collectif. Dans le cas des persécutions que nous analysons ici, on peut observer une première catégorie de persécuteur représenté par un individu inconnu c’est à dire une personne jamais vue et de laquelle on n’a jamais entendue parler. On nominera cette première catégorie avec le nominatif de persécuteur inconnu ( persécuteur inconnu). Cette typologie de persécuteurs est largement répandue dans le contexte de guerre qui caractérise la Colombie. Le climat de violence général permet la prolifération des différents acteurs qui ne sont pas formellement liés aux organisations armées, cependant, ils participent à l’entretien de la structure militaire et politique de ces groupes. Il s’agit des personnes anonymes qui ont comme tache principalement la mise en surveillance de la population civile. C’est le cas du persécuteur de Myriam. Cette femme, qui habite dans une favelas de la ville de Cali, s’est engagée depuis des années dans l’amélioration des conditions de vie de son quartier. Cependant, depuis quelque temps, elle s’est dit être objet des persécutions de la part de quelqu’un dont elle ignorer l’identité. Cet inconnu l’a dénoncée à la guérilla des FARC comme étant une collaboratrice des paramilitaires. A partir de cette dénonciation, Myriam se trouve inscrite sur une liste contenant les noms de tous ceux qui, pour une raison ou une autre, doivent être mis à mort.
Une autre catégorie de persécuteur peut être représentée par un individu singulier doté d’un nom et d’une identité reconnus, comme c’est le cas par exemple d’un ami, d’un voisin ou d’un copain de travail ( Persécuteur= représentant identifié). C’est le cas du persécuteur de Orlanda ; Celui-ci est un ancien chef d’un mouvement armé d’extrême gauche et qui, sous des soupçons de trahison, a exécuté la plupart des membres de cette organisation. Depuis une quinzaines d’année Orlanda, ancienne militante du mouvement, est objet de persécution de la part de son ancien chef de lutte politique. Une troisième catégorie de persécuteur est celle représentée par un individu singulier, mais agissant en tant qu’il représente une institution ou un groupe, comme c’est le cas, par exemple, lorsque le persécuteur est qualifié en tant que milicien ou commandant d’une organisation armée ( persécuteur= représentant autorisé). C’est le cas du persécuteur d’Alice, une jeune femme indigène engagée avec sa communauté. Cette femme, dont les neveux sont membres des FARC, est persécutée par les miliciens de cette organisation qui surveillent son hameau. Les motifs de sa persécution sont les accusations qui lui sont faites d’avoir communiqué de l’information aux militaires à propos des dispositifs militaires employés par la guérilla dans son village. Enfin, une dernière catégorie de persécuteur peut être représentée par une institution ou un groupe désigné dans sa généralité ( persécuteur= personne collective). C’est le cas du persécuteur de Claudia et ses collègues de travail qui ont fondé, depuis désormais plus de vingt ans, l’association ASFADE [1] dans le but d’avoir des éclaircissements autour du sort réservé à leurs proches enlevées par les forces dans des conditions suspectes. Ces femmes signalent les militaires comme étant les responsables des persécutions vis à vis des membres de leur organisation.
Dans ce schéma actanciel de la persécution, on trouve, dans un deuxième niveau celui qui énonce la persécution, c’est à dire l’énonciateur. En effet, dans le contexte de guerre qui caractérise la Colombie, on observe que le persécuteur n’est pas toujours celui qui communique la persécution. D’autres personnes sont chargées de le faire dans le but de brouiller les pistes ainsi que d’intensifier le sentiment de terreur de leurs cibles. La persécution programmée vis à vis des potentielles victimes peut être énoncée à une personne singulière ou bien à l’ensemble de la communauté. Dans les cas analysés ici, on observe une première catégorie d’énonciateur caractérisée par un individu anonyme lorsque l’auteur de l’énonciation ne mentionne pas son nom ( individu anonyme). Cette catégorie d’énonciateur est observable lorsque les persécutions sont énoncées par l’intermédiaire de lettres anonymes, de graffitis peints sur les façades des maisons des femmes, ou bien d’objets faisant allusion au monde des morts. C’est le cas des suffrages de condoléances envoyés aux femmes de l’organisation de ASFADE et dont le leur but est de dissuader les femmes de continuer leur travail de recherche de leur proche. Dans un deuxième cas, l’énonciateur peut parler en son nom et seulement en son nom ( individu singulier). C’est le cas de Lula, une jeune fille de seize ans harcelée sexuellement par un chef paramilitaire. Celui-ci lui fait savoir, que dans le cas où elle ne céderait pas à ses avances, elle et sa famille seront objet de représailles. Dans un troisième cas, la personne peut énoncer la persécution à la femme en son nom propre mais signaler qu’il est un peu plus que lui-même, par exemple en se réclamant d’une organisation armée qui autorise celui qui est de cette organisation à parler pour les autres (individu autorisé). C’est ce qui survient lorsque dans le cas de la jeune indigène Alice, un milicien est désigné par l’organisation pour communiquer sa mise à mort dans le cas où celle-ci ne quitterait pas le village. Enfin, l’énonciateur peut intervenir au nom d’une personne collective dont l’existence est indéniable. C’est le cas vécu par Clara, présidente du comité politique du hameau, lorsque elle et toute sa communauté ont été rassemblées sur la place centrale du village par le front paramilitaire qui venait d’occuper, par la force, cet espace territorial. L’objectif de ce rassemblement a été celui d’imposer à toutes les villageoises et surtout aux responsables politiques, l’obligation de respecter les normes délibérées par cette organisation sous peine de devoir quitter le village ou bien d’être exécuté.
Le dernier actant qui prend part à ce schéma de persécution propre à ce contexte de guerre, est représenté par celui au détriment de qui cette persécution s’exerce, c’est à dire le persécuté. La personne objet de persécution peut ainsi être, dans un premier cas, un simple particulier, dont la situation n’est pas liée à une cause reconnue comme c’est le cas par exemple de Lula, la jeune fille objet des harcèlements sexuels de la part d’un chef paramilitaire (individu singulier). Dans un deuxième cas, la personne peut être un individu dont la persécution peut être rattachée à une cause. C’est le cas de Myriam mais aussi de Clara, deux femmes engagées politiquement avec leur communauté et dont la condition pourrait être objet de constitution d’une cause. ( persécuté= individu en puissance d’être une cause). De la même façon, la persécutée peut être un individu qui, dans sa singularité et indissociablement, en tant qu’il incarne un intérêt, peut être une cause pour les autres. ( Persécuté= individu fait cause). Enfin, la personne persécutée peut être aussi une personne collective constituée comme dans le cas de l’association des femmes qui luttent pour retrouver leur proches disparus dont l’Etat est à l’origine de leur disparition (Persécuté= Personne collective constituée).
Les relations entre persécutée et persécuteur
Dans ce schéma actanciel de la persécution, il faut aussi tenir compte des relations qui existent entre la personne objet de persécution et son persécuteur, et qui contribuent à caractériser le phénomène de la persécution. Dans cette relation entre ces deux actants, il y aurait différents degrés de proximité qui vont du plus proche au plus lointain. En un premier cas, on peut observer l’absence de tout lien entre le persécuteur et la persécutée, dans les occurrences où le premier peut tout ignorer de la seconde. Cette situation, très répandue dans la société colombienne, s’observe lorsque le persécuteur ne pratique pas personnellement la persécution et engage à sa place un tiers, comme c’est le cas d’un tueur à gage. Celui-ci a simplement reçu des renseignements très vagues à propos de la femme qu’il doit persécuter, il ne la connaît pas, elle représente « un simple boulot », une « tâche comme une autre » à réaliser sans forcement essayer de rentrer dans une relation de proximité avec celle-ci. Dans un autre cas, le persécuteur et la persécutée peuvent être associés dans une relation militante comme dans le cas de Orlanda. Pendant quelque temps, l’ancien chef du groupe armé dont cette dame faisait partie a entretenu des rapports étroits de collaboration avec elle, en faisant d’elle un élément important dans l’organisation de la milice urbaine. Dans un troisième cas, le persécuteur peut entretenir avec la femme qu’il persécute une relation professionnelle. C’est ce qui se produit avec le persécuteur de Myriam qui, une fois l’affaire de persécution terminée, s’est révélé être une personne ayant travaillé avec elle à l’organisation de la vie associative du quartier. Dans un quatrième cas, le persécuteur et la persécutée peuvent entretenir une relation amicale ou bien appartenir à la même famille comme dans le cas des neveux d’Alice, la jeune femme indigène, qu’ils avaient mise en garde sur le fait qu’ils auraient été les premiers à la rechercher dans le cas où elle serait rentrée en contact avec les militaires.
Le travail de résistance
Les différentes catégories de persécuteurs et de persécutées ainsi que les différents degrés de proximité qui caractérisent leurs relations ont une fonction importante au moment où les femmes objets de persécutions doivent entreprendre un travail de résistance qui vise à la réhabilitation de leur condition de victime injustement persécutée. Ce travail de résistance varie selon que les femmes persécutées visent à résister sans appeler nécessairement à une aide extérieure et cherchent à se défendre par elles-mêmes, ou selon qu’elles résistent en faisant appel à un collectif en vue de faire arrêter les persécutions. Dans ce dernier cas, la persécutée doit convaincre d’autres personnes, les associer à sa résistance, les mobiliser, et pour cela présenter sa situation comme enfermant une prétention à l’universalité.
Ce schéma actanciel de persécution a une place importante au moment où les femmes objet de persécutions décident d’entreprendre un travail de résistance qui vise à la réhabilitation de leur condition de persécutée. On peut observer comment dans une situation où les actants se caractérisent par un niveau élevé de singularité ainsi que par l’entretien d’une relation de proximité, la femme persécutée accomplit elle-même sa résistance sans appeler nécessairement à une aide extérieure. C’est le cas de Myriam persécutée par son collègue de travail. Cette femme a appris, par l’intermédiaire d’un ami, que quelqu’un de son quartier dont l’identité reste inconnue l’avait dénoncée à la guérilla des FARC comme étant un membre des paramilitaires. Cette personne, avait fait inscrire son nom dans une liste rédigée par les FARC et contenant les noms des personnes à exécuter. La présence d’un persécuteur inconnu habitant son quartier en même temps que l’absence de toutes traces publiques de cette persécution qui puissent être utilisées comme étant des preuves valables auprès d’une instance collective, conduiront Myriam à s’engager dans un travail individuel de résistance. Ce travail s’organisera autour de la tentative de faire arrêter les persécutions. Pour cela, Myriam devra, tout d’abord, repérer les personnes aptes à lui fournir les contacts nécessaires qui lui permettront d’aller à la rencontre de la personne qui a rédigé la liste des gens persécutés. Une fois cette première tâche réussie, cette femme devra le rencontrer et s’engager dans un processus qui vise à convaincre l’autre de son innocence. Pour cela, il faudra qu’elle puisse produire des arguments acceptables par son interlocuteur c’est à dire dotés d’un degré élevé d’objectivité ( Boltanski, 1990). Dans un langage qui en appellera en même temps au désespoir et à l’indignation, elle entamera sa défense à partir d’un récit autobiographique de son engagement politique et social vis à vis de sa communauté. Ce récit riche de références à des principes moraux et éthiques ainsi qu’idéologiques doivent pouvoir la placer comme étant un être irréprochable vis à vis de l’organisation armée. La prise en charge personnelle de sa défense sera présentée par Myriam comme étant une preuve indiscutable de son innocence. L’arrêt de la persécution peut ainsi ne pas aboutir et échouer si la persécutée n’arrive pas à convaincre ceux qui peuvent faire arrêter la persécution de son innocence. Cette résistance individuelle vise à obtenir l’arrêt de la persécution qui, en dehors de toute sanction matérielle ou légale impossible à exercer dans de tels contextes d’affrontements armés, peut consister exclusivement dans la réhabilitation d’une victime injustement persécutée. Il s’ensuit que ce qui se noue autour de la résistance individuelle a d’abord pour enjeu la préservation de la vie de la persécutée.
Dans un autre registre, on trouve une autre modalité de résister selon les cas où les femmes persécutées visent à résister en faisant appel à un collectif en vue de faire arrêter les persécutions. Dans ces occurrences, la persécutée doit convaincre d’autres personnes, les associer à sa résistance, les mobiliser, et pour cela présenter sa situation comme enfermant une prétention à l’universalité. Ces types de résistance, à des titres et à des degrés divers, correspondent à des modes de constitution et de mise en forme intermédiaires entre le juridique et le politique. Elles concernent plus particulièrement des résistances dans lesquels la persécutée est dans sa singularité et indissociablement, en tant qu’elle incarne un intérêt pour sa communauté, une cause pour d’autres, en même temps que son persécuteur se présente comme un représentant autorisé d’une organisation armée. C’est le cas de Alice, jeune femme engagée dans les activités de la communauté. Cette femme a été déclarée « objectif militaire » par la guérilla qui occupe son village. On l’accuse de collaboration avec les forces armées institutionnelles. A l’origine de cette accusation, il y a les liens étroits que ses neveux entretiennent avec le mouvement armé : l’un est milicien, l’autre occupe le rang de commandant d’un front des FARC. Dans une incursion des militaires dans le village, le jeune milicien a été capturé. Alice, dans une tentative de le défendre, s’est rendue dans les installations militaires. Quelqu’un s’en est alors aperçu et a communiqué immédiatement l’affaire à la guérilla. A partir de ce moment, les persécutions envers Alice ont commencé.
La famille d’Alice au courant de la situation, dépose plainte auprès du tribunal indigène ainsi que du Gouverneur. De son coté, les autorités indigènes entreprennent une discussion avec la femme persécutée pour essaie de comprendre les causes qui sont à l’origine de sa situation de persécution ainsi que pour décider de la manière la plus adaptée d’opposer une résistance. Une fois la discussion arrivée à son terme, les habitants du village invitent à se rassembler dans les locaux de la Marie à fin de les informer sur l’affaire. Une mobilisation pacifique est organisée dans le but de manifester un refus collectif vis à vis de la persécution de la jeune Alice. Ce travaille de mobilisation se construit autour de la dénonciation de cette affaire considérée comme un conflit de pouvoir entre une organisation armée qui essaie d’imposer par les armes le contrôle du hameau, d’une part, et une autorité politiquement et juridiquement reconnue par l’ensemble de la communauté ainsi que par le gouvernement colombien d’autre part. Cette persécution, qu’on peut considérer comme étant en voie de constitution collective, occupe une position intermédiaire entre une persécution personnelle et le conflit politique où se trouvent engagés, dans les représentations qu’en donneront les porte-parole de cette résistance, non plus des individus mais des groupes. Une commission, dirigée par le coordinateur des gardes du village et soutenu par l’ensemble des villageoises, se déplacera dans l’espace territorial occupé par l’organisation armée. Une fois rejoindre le campement où siège le commandant, le porte-parole entreprendra avec son interlocuteur un travail d’argumentation centré sur l’affirmation de l’autorité indigène vis à vis de l’organisation armée. A travers un dialogue qui écarte tout recours à la violence verbale et physique, l’accent sera mis sur l’exclusivité de cette communauté à gouverner par soi-même leur propre village. Par l’intermédiaire d’ arguments faisant appel au monde de la loi en termes de droits ancestraux et constitutionnels réservés aux indigènes, la communauté arrivera à faire cesser la persécution vis à vis de leur membre.
Dans les cas des actions de résistance en faveur des femmes objet de persécution dans un contexte en guerre, on observe une dernière modalité de résistance se réfère à l’univers de la politique proprement dit, caractérisée par une prise en charge collective de la résistance. C’est le cas des femmes appartenant à l’association ASFADE persécutée par l’Etat. Après une longue séries des persécutions consistant principalement dans l’envoi des suffrages de mort, la mise en surveillance des lieux de travail et d’habitation, des appels anonymes ainsi que des actes de violence physique, les femmes de cette association ont adopté une posture de résistance vis à vis de leur persécuteur. Pour cela, elles ont eu recours à plusieurs instances collectives telles que la police, des Ong de droits de l’homme, les tribunaux locaux et internationaux. De même, ces femmes ont fait connaître leur situation à l’opinion publique nationale et internationale au moyen des marches dans les principales rues de la capitale, des sit-in dans des endroits administratifs, de la mise en place des stands de l’association à l’occasion des journées de paix, des participations à des conférences internationales organisées autour de la violation des droits de l’homme dans leur pays. Cette activité de résistance conduite par ces femmes sera repris en charge par des représentants publiquement reconnus qui ont fait de ce cas singulier un objet de revendication collective. C’est le cas d’un évêque, lié à l’association ASFADE par un engagement militante se faisant le porte-parole de la cause des femmes persécutées. Cette personnalité ecclésiastique s’exprimera en son nom propre, mais en tant qu’il possède une autorité personnelle l’autorisant à parler pour d’autres en faveur des grandes causes humanitaires. Dans ce travail de résistance, le porte- parole invoquera le soutien de ressources collectives et politiques telles que des associations, des tribunaux locaux et internationaux, des journaux, des partis politiques. Dans cette entreprise de mobilisation d’un nombre nécessairement élevé de personnes, la cause défendue sera présentée comme enfermant une prétention à l’universalité. Partant d’un cas singulier, la persécution de ces femmes par l’Etat colombien sera ainsi mise en circulation dans l’espace public comme un problème concernant tout un chacun à partir du moment où il s’agit de la violation des droits de l’homme. Dans un jeu de déplacement entre une persécution qui à l’origine est un cas purement local à un cas présenté sous la forme d’une cause collective constituée, la résistance des ces femmes continuera à gagner en force dans un contexte qui se veut de plus en plus hostile.
Conclusions
Dans cette contribution on a voulu montrer comment malgré le fait que la résistance recouvre un caractère exceptionnel dans le climat de violence qui caractérise la Colombie, on peut observer des cas où des femmes objets de persécution arrivent, malgré le danger que cela représente pour leur vie, à y résister. De façon à décrire ce travail de résistance, nous avons pris comme objet de notre analyse des cas de persécutions liées à des conflits politiques entre des collègues de travail, à des soupçons de collaboration avec les militaires, à des dénonciations publiques de disparition opérées contre les forces institutionnelles, à des règlements de comptes entre anciens militants des organisations armées irrégulières.
Dans cet article on a montré comment ces actes de résistance ne surviennent pas ex- nihilo. L’engagement dans la résistance, nous a laissé entrevoir l’existence d’une compétence à résister et qui a comme fin celle de la réhabilitation de la condition de victimes injustement persécutées. Ce travail repose d’une part, sur un certain nombre des contraintes inscrites dans des situations et qui sont indépendants de l’acteur lui-même et d’autre part, sur un travail conduit par les acteurs. On a pu observer ainsi la façon dont ce travail de résistance varie en fonction du fait que la femme objet de persécution vise à résister sans appeler nécessairement à une aide extérieure en se défendant par elle-même, ou bien des femmes qui résistent en faisant appel à un collectif en vue de faire arrêter cette persécution. De même, on a décrit comment ce travail de résistance, qu’il soit conduit de manière individuelle ou à partir de l’appel à un collectif, doit faire face à des contraintes qui sont inscrites à la situation de conflit armé. Il s’agit tout d’abord, de la possibilité pour la femme objet de persécution de pouvoir désigner, avant tout, un persécuteur ou un responsable ce qui n’est pas toujours le cas dans un tel contexte de guerre. Une fois identifié le persécuteur, la personne doit entamer un travail de résistance qui présuppose un ajustement continu selon le type d’actants qui participent au schéma de persécution ainsi que selon les relations qu’ils entretient entre eux. Ce travail de résistance se focalise sur la production d’arguments qui puissent être acceptables par d’autres et par- là renfermant une validité universelle qui les rendent incontestables. Dans les situations des résistances individuelles, on a vu comment la persécutée doit ne pas seulement assurer son persécuteur quelle est innocente mais aussi que cette innocence est à la mesure de son engagement. Dans les cas de résistance qui appellent à un collectif, la personne doit convaincre d’autres personnes, les associer à sa défense, les mobiliser. Cet article a voulu montré comment la résistance des femmes aux persécutions dans ce contexte de guerre particulier renferme un ensemble d’épreuves dont, selon la façon dont elles seront surmontées, permettra aux femmes la réhabilitation ou non de leurs conditions de victime injustement persécutée.
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Documents Web
Le Réseau continental des femmes autochtones des Amériques a dernièrement formé un Comité de travail composé de femmes de Colombie, d’Équateur, du Venezuela et du Nicaragua, et chargé d’étudier certaines de ces questions et d’autres problématiques associées à la violence exercée contre les femmes autochtones. http://enlace.nativeweb.org)
NOTES
[1] Asociacion de familiares de Detenidos- Desaparecidos ( Association des familles de personnes détenues et disparues)