Réseau scientifique de recherche et de publication

[TERRA- Quotidien]
Accueil > Revue Asylon(s) > Les persécutions spécifiques aux femmes. > PARTIE 3 > Travail de construction de la crédibilité

REVUE Asylon(s)

1| Les persécutions spécifiques aux (...)
retour au sommaire
< 7/7 >
Travail de construction de la crédibilité, processus d’évaluation et de catégorisation des motifs de persécution : études de cas, les femmes réfugiées provenant d’ex-URSS

Khadija Noura
Khadija Noura est allocataire-monitrice à l’Université Paul Verlaine de M etz et bénévole au Collectif d’accueil aux solliciteurs d’asile en Moselle (CASAM). Ses recherches portent sur le droit d’asile, l’ex-U.R.S.S., les preuves et la crédibilité. Elle travaille actuellement sur la construction de la crédibilité dans la demande d’asile des réfugiés (...)

citation

Khadija Noura, "Travail de construction de la crédibilité, processus d’évaluation et de catégorisation des motifs de persécution : études de cas, les femmes réfugiées provenant d’ex-URSS ", REVUE Asylon(s), N°1, octobre 2006

ISBN : 979-10-95908-05-0 9791095908050, Les persécutions spécifiques aux femmes. , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article504.html

résumé

Cette communication portera sur la construction de la crédibilité des demandes d’asile à travers l’exemple de femmes d’ex-URSS. Cette réflexion s’inscrit dans un travail de thèse en cours qui, d’un point de vue plus général, vise à comprendre le processus d’accréditation du dossier de demande d’asile. En effet, quelle que soit la teneur des réalités et craintes à l’origine de son exil, le demandeur d’asile est de fait confronté à une épreuve de justification : engagé dans une procédure au terme de laquelle son dossier sera évalué, il se doit souvent de compléter son récit et ne peut se soustraire à un travail d’argumentation indispensable à la recevabilité de sa requête.

Cette communication portera sur la construction de la crédibilité des demandes d’asile à travers l’exemple de femmes d’ex-URSS. Cette réflexion s’inscrit dans un travail de thèse en cours qui, d’un point de vue plus général, vise à comprendre le processus d’accréditation du dossier de demande d’asile. En effet, quelle que soit la teneur des réalités et craintes à l’origine de son exil, le demandeur d’asile est de fait confronté à une épreuve de justification : engagé dans une procédure au terme de laquelle son dossier sera évalué, il se doit souvent de compléter son récit et ne peut se soustraire à un travail d’argumentation indispensable à la recevabilité de sa requête.

D’un point de vue méthodologique, nous avons travaillé à partir d’études de cas basées sur des observations participantes régulières au sein d’associations et de structures implantées en Lorraine. Les femmes provenant des ex-républiques soviétiques invoquent très souvent des motifs de persécutions davantage imputables à l’appartenance ethnique qu’à la seule condition féminine. Aussi il serait bon de s’interroger comme suit : l’appartenance de sexe est-elle à elle seule un motif de persécution jugé par les instances comme recevable ?
Avant même de tenter d’apporter une réponse à cette question nous aborderons brièvement la notion de crédibilité, puis nous esquisserons ce que nous entendons par « orchestration de la demande » et enfin nous essaierons de montrer qu’il existe des obstacles non négligeables chez les femmes réfugiées qui peuvent les empêcher de raconter leur exil et ainsi venir entraver le bon déroulement de la procédure d’asile.

Faut-il parler de crédibilité ?

« Les mots sont des armes. Tel qu’il est utilisé par certains, le mot « hébreu » est une flèche empoisonnée. Lorsqu’un mot est employé de façon aussi expressive, on se trouve confronté à ce qui n’est pas seulement un simple fait politique, mais à une partie du processus du changement social lui-même. C’est, à peu de chose près, la position de Durkheim dans sa discussion des symboles et des représentations collectives. Les mots, processus de changement social, mais constituent son essence même. Désigner fait certainement partie du processus de changement social dans les relations raciales et inter-ethniques. » [1]

Cette remarque d’Everett Hugues qui introduit l’exemple de la dénomination des Noirs américains aux Etats-Unis et semble quelque peu éloigné de notre propos, nous incite entre autres à nous interroger sur la conceptualisation de l’idée de crédibilité. Avant même de traiter de cette notion, il serait bon de rappeler qu’aujourd’hui celui qu’on qualifiait de réfugié quelques décennies auparavant est aujourd’hui désigné par l’expression demandeur d’asile. Nous rappelons ici que le terme « demande » nous alerte a priori sur un changement de perception du réfugié, désormais différente de celle des années 1970 où le réfugié était accueilli à bras ouverts en trophée d’une victoire de l’Occident sur l’Est.

Ainsi il ne faut pas perdre de vue que l’idée de crédibilité dans la demande d’asile est avant tout le résultat d’observations d’une occurrence terminologique « indigène ». La consultation des décisions de rejet émises par l’OFPRA ne fait qu’appuyer notre idée. L’OFPRA finit très souvent la justification de sa décision par une phrase stéréotypée qui invoque le « caractère peu crédible » de l’histoire avancée par le réfugié.

L’idée de crédibilité dans sa définition commune est : « Caractère, qualité rendant quelque chose susceptible d’être cru ou digne de confiance [2] ». Cette explication nous amène à la penser comme au carrefour de deux idées : crédit et preuve. Etymologiquement le terme crédit provient du latin « credere » soit faire confiance, s’interroger sur cette notion revient donc à réinterroger des termes rencontrés dans la procédure d’asile comme ceux de « bonne foi », d’« intime conviction ».
Qu’il s’agisse des idées de foi, de conviction, et de croyance elles contribuent à nourrir notre réflexion et à préparer un travail à venir. Il serait également intéressant de se référer à Niklas Luhmann qui développe une analyse de la confiance comme moyen de « réduction de la complexité sociale » [3].

En outre, les évolutions de l’argumentation et l’histoire de la preuve peuvent nous permettre ultérieurement d’interroger la notion de crédibilité.
Fernando Gil dans Preuves nous rappelle le rôle joué par Cicéron dans la perception actuelle de ce qu’est une preuve.

« […] Cicéron posera le primat sans équivoque de la preuve rationnelle sur le témoignage empirique.
Néanmoins, ce dernier n’a jamais perdu sa pertinence et il peut ressurgir sous de nouvelles vestes. Ainsi se dessine une sorte d’aporie fondatrice de la preuve judiciaire, selon qu’elle s’ordonne en premier lieu à l’argumentation ou au témoignage empirique. L’argumentation et, plus en général, un principe rationaliste de la preuve découlant des normes du comportement présumées les plus vraisemblables, et le témoignage sensible demeurent les deux fondements des procédés de la preuve. D’une certaine façon, le critère moderne de l’intime conviction du juge vise à les concilier. […] [4] »

Or la difficulté majeure pour un réfugié et donc pour une femme qui demande l’asile est d’apporter la preuve des persécutions subies. Si déjà dans une demande d’asile « ordinaire » (plus du genre réfugié politique) il est suffisamment difficile d’arriver à convaincre un public que sont soit l’Officier de Protection, soit la juridiction administrative, lors d’un recours à la CRR ; pour une femme dont le récit se compose principalement d’un « témoignage empirique » faisant état des exactions liés au genre cela ne peut s’avérer que d’autant plus complexe. Il s’agit dès lors pour elle d’orchestrer sa demande.

Ne peut-on émettre l’hypothèse que tout réfugié qui constitue et rédige sa demande d’asile avec l’aide d’un tiers-conseil se retrouve « dépossédé » de sa demande ? Qu’en est-il alors pour la femme persécutée qui demande à ce que l’on reconnaisse la spécificité de ses exactions ?

Les textes internationaux et notamment la convention de Genève de 1951 qui régit encore actuellement le droit d’asile ne traitent pas de l’appartenance de genre. Dès lors on ne peut que s’interroger sur le travail d’élaboration de la requête et réfléchir aux difficultés pour la rendre recevable.
Estelle Royer nous rappelle dans le dernier journal, avril 2006, de Forum réfugiés, qu’ « En 1951, les rédacteurs de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés n’ont pas volontairement omis les persécutions infligées aux femmes. Ils n’y ont tout simplement pas pensé. »
Dès lors on s’est interrogé sur le travail d’élaboration de la demande d’asile.

I/ L’orchestration de la demande.

Les femmes persécutées doivent rendre compte de la spécificité de leurs sévices et de leur exil. Or au cours de l’argumentation du récit les persécutions spécifiques aux femmes ne sont elles pas très souvent considérées comme secondaires ? Le conseil à l’origine de la rédaction de son récit peut percevoir et rattacher les exactions à des évènements davantage imputables à des caractéristiques plus communes telles l’ethnie, la politique, etc.
Le risque étant de rédiger une requête qui ne rende pas compte des problèmes véritables et de se contenter de mettre l’accent sur des motifs de persécutions déjà répertoriés par les instances de décision, mais insuffisants pour obtenir une reconnaissance de statut.
En outre, il serait judicieux dans des recherches ultérieures de s’interroger sur l’inégalité de traitement et de conception d’un dossier chez les femmes ? La discrimination quotidienne vis-à-vis des femmes quelque soit le pays et dans des situations aussi banales que le travail n’est-elle pas reproduite à moindre échelle dans la procédure d’asile ? Si l’idée semble a priori « tirer par les cheveux », il serait tout de même utile de s’y atteler.

Si la position de la femme est soumise dans certains pays à discriminations ceci ne peut-il également impliquer un accès inégal à la production des preuves ? Se rendre chez le médecin et faire constater une agression sexuelle n’est pas aussi simple que cela ne paraît pour nous, occidentaux ! La preuve est dès lors davantage discursive, les évènements sont révélés au gré des détails racontés par la réfugiée souvent avec absence de documents écrits qui viendrait corroborer ses propos !

Afin d’éclairer notre pensée sur ce champ spécifique des persécutions liées au genre ne peut-on pas se référer à Erving Goffman et à sa réflexion menée dans les cadres de l’expérience et à la notion de « vulnérabilité de l’expérience » qui y est développée. L’analyse du travail de construction de la crédibilité chez les réfugiées, ne peut que s’enrichir des remarques suivantes. Si la réflexion goffmannienne ne peut s’appliquer stricto sensu, à défaut de rigueur, elles permettraient en partie d’ouvrir un champ de recherche au sein même de notre étude de la crédibilité chez les réfugiées.
Erving Goffman évoque les constats suivants :

« […], sont vulnérables les activités fondées sur une information pauvre.

Lorsque nous avons affaire à un événement qui ne survient qu’une seule fois, de manière isolée – par exemple, un bruit bizarre qu’on entend au loin -, nous risquons de faire des erreurs de cadrage. Qu’est-ce qu’un événement isolé, demanderez-vous, et dans quelles conditions apparaît-il ? ».
[…]

Même vulnérabilité pour ce qui concerne des événements qui appartiennent à un passé lointain. Dans la mesure où nous ne disposons d’aucune source directe, nous sommes contraints de nous fier à tout ce qui peut être déterré du passé. Le terme de « preuve » suppose qu’on s’appuie sur une partie seulement des faits ordinairement accessibles dans un cours d’action.

[…]

c) Il arrive que l’information concernant un événement passe exclusivement par le canal d’un individu qui est seul à pouvoir en témoigner. Ce sont des situations typiques où le fait de crier au loup nous rappelle entre autres choses, combien est vulnérable le monde de ce qui se raconte. […]

Rapporter soi-même un événement, c’est être en position de mettre au point ce qu’on
rapporte ; de fait, ce travail de présentation est très apprécié. […] » [5]

La vulnérabilité de l’information dont traite Erving Goffman se retrouve parfaitement dans le processus d’accréditation d’une demande d’asile. La pauvreté de l’information autour des persécutions spécifiquement liées au genre ne fait que contribuer à la précarité juridique de ces femmes réfugiées.

La demande d’asile est certes une démarche personnelle, cependant nous ne pouvons que constater le recours à un conseil, une aide, un tiers pour compléter le dossier de la réfugiée. La barrière de la langue incite les personnes à faire appel à un intermédiaire qu’il soit bénévole, travailleur social, avocat, interprète, etc. ; ce dernier, que nous nommerons désormais tiers-conseil, maîtrise la langue et de ce fait apparaît comme l’ « écrivain public » légitime. De la rédaction improvisée [6] à la demande rédigée en bonne et due forme par un avocat spécialiste du droit des étrangers se creuse un véritable abîme. Si le temps et le peu de moyens [7] contribuent à bâcler la rédaction d’une demande d’asile le rédacteur détient un réel pouvoir et une marge de manœuvre non négligeable quand à la composition de la requête. C’est également au cours de cette opération que se joue une catégorisation des critères. Le tiers-conseil dès lors se doit d’opérer un véritable travail de cadrage juridique.
La problématique des persécutions spécifiques aux femmes nous amène à nous interroger sur la perception et le processus de catégorisation de ce qu’est précisément une exaction liée au genre, critère très souvent considéré comme labile et insuffisamment pertinent pour rendre compte des motifs d’exil.
Nos multiples observations (très souvent participantes) nous permettent ici de présenter succinctement et d’analyser en partie ce que nous appellerons le processus d’accréditation. En quelques idées nous vous ferons part des multiples interrogations qui se posent concrètement à nous. L’intervention d’un tiers-conseil va-t-elle engendrer de sévères modifications et de fait influer sur le canevas argumentaire  ? Le transcripteur du récit va-t-il suffisamment mettre en relief les persécutions subies et ainsi permettre une classification plus aisée des faits comme liés à la position de genre ?
Notre approche liminaire de la question nous amène à supposer le peu d’importance accorder directement à ces questions au cours de l’orchestration de la demande.

En revanche, nous émettons l’hypothèse qu’une lecture “souterraine” d’un récit de demande d’asile rédigé par une femme peut révéler des exactions liées au genre qui ne sont pas prises en compte comme telles et qui font office au mieux de simples discriminations.
Autrement dit n’y a-t-il pas parfois une dissimulation de la question du genre sous des critères plus consensuels dont on suppose que la qualité de recevabilité serait plus grande ?
Le genre apparaît très souvent comme un critère secondaire, le tiers-conseil en charge de la rédaction du récit n’insiste pas toujours sur cet aspect et se contente de traiter avant tout des motifs d’exil communs tel l’ethnie, l’implication politique,la religion, etc.
Nous supposons que dans le cas des femmes réfugiées les persécutions dites spécifiques seraient attribuées à la sphère privée et donc ne relèveraient pas de la sphère publique. C’est à travers la mobilisation des femmes que l’on peut assister à une publicisation de la cause des exactions liées au genre.
Il faudrait ici se demander si une histoire personnelle une fois rendue publique a plus de chance d’être accréditée qu’un récit tout aussi authentique mais dont tout le monde ignore l’existence ? Cette interrogation certes formulée à l’emporte-pièce, attire l’attention sur le lien et le risque qui pourrait exister entre notoriété et crédibilité. L’asile ne protége-t-il pas uniquement les personnes mis à mal dans l’espace public ? Une femme ne va-t-elle pas taire des persécutions liées à son genre les considérant comme appartenant à sa propre intimité et ne sera dès lors pas protégée par la convention de Genève ?
Le risque pour les femmes étant de ne pas suffisamment revendiquer les exactions découlant d’une domination liée au genre, et de rattacher cela à des persécutions d’origine plus globales dans lesquelles la question du genre s’inscrirait mais semblerait minoritaire.


Le recours au tiers-conseil pour la rédaction de la demande d’asile nous informe sur les compétences recherchées pour l’orchestration d’une demande. La maîtrise du droit, des langues s’avère un atout certain qui permet au tiers-conseil d’obtenir la confiance de la réfugiée. La pratique régulière de la rédaction de dossiers permet aux bénévoles d’acquérir aux yeux de la réfugiée une légitimité importante et peut-être même une certaine expertise. Il s’avère possible que certains bénévoles adopte un mode de travail proche de celui de l’avocat praticien et expert du droit. Les compétences et les savoirs de ceux qui recueillent et rédigent le récit de demande d’asile ne vont-ils pas imposer une ligne de conduite particulière ?
Concrètement les réfugiés ne sont pas en mesure à leur arrivée en France de compléter leur dossier OFPRA s’ils se trouvent dépourvus de tout accompagnement rédactionnel. Aussi dès la réception aux guichets de la Préfecture d’un dossier, les personnes entrent généralement en contact avec des tiers-conseils. De ces tiers dépendra en partie le bon déroulement de la procédure, l’objectif premier étant pour eux d’informer correctement les personnes. Pour ce, le recours à un autre intermédiaire, l’interprète s’avère très souvent nécessaire, sans quoi la communication s’avère dès le début quasiment impossible. De cette interaction entre l’interprète et le réfugié va également dépendre une partie, aussi infinitésimale soit-elle, de la procédure. En effet, les explications avec les nuances nécessaires données par les traducteurs qui lui seront apportées impliqueront et influenceront également la rédaction du récit. Il ne s’agit pas ici d’évoquer ce qui paraît être des évidences pour ceux qui connaissent et fréquentent régulièrement les associations d’aide aux demandeurs d’asiles, mais il s’agit surtout de mettre en évidence ce qui va influencer et intervenir dans la figure de crédibilité du réfugié. Le savoir détenu par les bénévoles quant à la manière de compléter un dossier va, me semble-t-il, ordonner partiellement la finalité de la demande.
Cependant la rédaction en elle-même nous importe peu si ce n’est de connaître qui est à l’origine de celle-ci ? Et de se demander dans quelle mesure les tiers vont-ils transformer un recueil de paroles, de dires en un récit de demande d’asile qui serait recevable ? A partir de quels critères vont-ils rédiger la demande, vont-ils se restreindre à la transcription exacte des termes évoqués par les personnes ou vont-ils y insérer leur propre interprétation ?
On peut citer pour exemple le cas des bénévoles spécialisés dans l’asile, mais qui ont avant tout une « carrière » militante et une « âme » de militant. Il s’avère dès lors que le récit peut être en partie détourné ou plutôt arrangé comme une prêche plus générale qui est un appel au secours sur une situation bien plus générale en terme géopolitique. Le récit peut aussi être écrit sous forme d’une véritable lamentation et se transformer en un cri d’indignation d’une situation plus globale où l’histoire personnelle du demandeur d’asile ne serait qu’un cas illustrateur de ce qui ne va pas dans le monde ! Ces interrogations ne sont que le reflet de quelques nuances qui se glissent dans les récits de demande d’asile. En effet, selon la catégorie d’"expert" à laquelle a recours le réfugié son récit n’aura pas tout à fait les mêmes appuis [8]. S’il s’agit d’un avocat alors le récit aura des fondements juridiques et sera présenté sous une forme plus académique.

Dans un premier temps, il s’agit pour le tiers-conseil de recueillir les propos du demandeur d’asile afin d’évaluer si son histoire peut s’inscrire ou non dans une demande d’asile. Ce processus d’évaluation ne s’arrête pas là. Il s’agit aujourd’hui de réfléchir au travail du tiers-conseil qui ne peut s’empêcher de catégoriser au cours de la construction de la demande d’asile ce qui lui paraît être ou non persécution, de même de présenter ce qui est selon lui motif de persécution. Ce travail que la réfugiée, peu familière du droit français ne peut opérer seule, reste déterminant quant à l’avenir de sa demande d’asile. En effet, celui ou celle à qui la réfugiée confiera la mission de rédiger sa requête influera à son échelle sur la suite donnée au dossier.
Souvent les erreurs et obstacles à toute démarche d’asile sont à relever en amont de la procédure. Le choix opéré par la réfugiée et son tiers-conseil dans ce qu’il faut dire et ne pas dire entraîne parfois des omissions. Il s’agit donc surtout de ne pas commettre d’erreurs qui desserviraient la personne requérante susceptible de recevoir un rejet catégorique de sa demande d’asile. En fait, la demande est construite de telle manière qu’il s’agit pour la réfugiée de répondre à des questions prédéterminées par un texte de loi. Les critères de reconnaissance, les tiers-conseils s’en souviennent et s’en inspirent le plus souvent possible, malgré tout, cela ne contribue pas toujours à la délivrance du statut de réfugié.

En outre cette réflexion nous incite à nous interroger quant au rôle de la demandeure d’asile dans sa démarche. Est-elle en capacité de se construire une représentation au sens goffmannien du terme ou adopte-t-elle une position passive au cours de l’interaction avec son tiers-conseil ? Ne se contente-t-elle pas de présenter, plutôt que de se re-présenter ? La difficulté de convaincre semble alors de mise. Avoir à prouver quelque chose quand on n’est pas en mesure de l’exprimer et donc convaincre autrui s’avère être une entreprise très difficile.

Comme le souligne Erving Goffman :

« En présence d’autrui, l’acteur incorpore à son activité des signes qui donnent un éclat et un relief dramatiques à des faits qui, autrement, pourraient passer inaperçus ou ne pas être compris. En effet, si l’acteur veut que son activité ait une réelle portée au regard de ses interlocuteurs, il lui faut exprimer pendant l’interaction ce qu’il désire communiquer. »

Le tiers-conseil doit transcrire au mieux les propos de la réfugiée afin de les rendre perceptibles par autrui. La réfugiée ne peut toujours exprimer par elle-même, son intermédiaire l’aidera à mettre au jour certains points, faits. Quand l’intermédiaire est un interprète-traducteur il arrive très souvent que ce dernier s’approprie les propos de la personne et les présente à sa manière. Félicité, bénévole d’une association d’aide aux demandeurs d’asile, me signalait au cours d’un entretien qu’« on a tendance à raconter sa propre histoire ».

Aider dans la représentation sous quelque forme que ce soit et dans n’importe quelle interaction c’est bien souvent mettre en scène sans tenir compte de l’acteur. Par le regard que l’on porte et la place que l’on occupe dans l’interaction on façonne la représentation et lui donne une teneur particulière qui n’aurait peut-être pas existée si la réfugiée avait construit sa propre représentation.

Apporter des éléments de preuve de sa condition et convaincre autrui de sa "bonne foi" et d’être réellement en danger, quand ce n’est pas vous qui parlez devient une entreprise difficile.
Maintenir une cohérence de l’expression sous influence de deux représentations  [9] c’est, nous semble-t-il, sujet à toutes les contradictions et donc à tout écart qui potentiellement discrédite l’individu. Si celui qui vous accompagne prend le temps de vous écouter et de s’approprier la représentation que vous voulez donner, alors il sera en mesure de vous apporter un soutien. Mais si la personne ne se livre pas à son tiers-conseil alors la représentation peut lui devenir obscure et les interventions qui auront lieu risqueront de poser des malentendus et de lui faire perdre la face. La relation entre l’avocat et son client met parfaitement en évidence le risque de discrédit. L’avocat dans sa fonction de conseil (et de défense), visera à accompagner le demandeur d’asile mais comment faire quand ce dernier ne vous apporte rien et ne coopère pas. La difficulté étant de « faire avec » et non pas « à la place de » [10].
Face à l’administration il faut savoir résister à une éventuelle déstabilisation tactique dont la réfugiée peut être l’objet. La « représentation d’équipe [11] » consiste souvent à mettre en péril la représentation du demandeur d’asile afin d’évaluer sa détermination à l’exil. Si l’image donnée par la réfugiée ne s’écroule pas alors on supposera qu’elle débute parfaitement son travail d’accréditation. Chaque interaction ressemble à un moment de justification, une occasion donnée à la réfugiée d’affirmer que ce que l’on dit, ce que l’on est, et que tout ceci n’est rien que la vérité. Dès lors pour la réfugiée si le doute s’installe ce pourrait bien être de la faute de ce que l’autre ne veut se laisser convaincre ?

II/Les obstacles à la preuve.

Traiter du travail de construction de la crédibilité dans les demandes d’asiles des femmes persécutées ne va pas sans parler des obstacles et difficultés à faire la preuve. Par là nous sous-entendons aussi et surtout les difficultés à mettre en récit les exactions et persécutions subies. Notre implication permanente sur le terrain, nous a permis de déceler quelques facteurs non négligeables pour rendre compte de manière juste un cas de demande d’asile.
Chez les femmes qui ont été persécutées en raison de leur genre nous avons constaté a priori une crainte d’être jugé, mal perçu suite à leur passé en découle automatiquement un fort sentiment de culpabilité et parfois même de trahison dû à un rapport à ce qui est « permis » et à ce qui est « interdit » déterminé par leur culture d’origine.

Crainte du jugement.

Nous avons constatés à plusieurs reprises un sentiment de honte et une peur de se livrer au tiers-conseil concernant son histoire personnelle parfois très intime. Dans des cas comme celui de l’homosexualité notamment ou celui du viol, des tabous demeurent à dire les choses par peur de choquer l’autre et de renvoyer une mauvaise image de soi. Après l’exil la peur d’être jugée pour ce qu’elle est et non pour ce que l’on pense qu’elle est, hante l’esprit de l’exilée. La crainte d’être mal perçue revêt des blessures plus profondes causées en partie par la représentation collective, de la société ou communauté d’origine, du statut de la femme homosexuelle et de l’importance accordée au viol. Quasi systématiquement reniée et considérée comme "une moins que rien", une "débauchée" elle a dû affronter les regards d’une société conservatrice, telle que S., homosexuelle, originaire d’une des républiques d’Asie Centrale.

La crainte d’être jugée peut faire référence à un passé dans le pays d’origine où l’histoire de la personne a pu se voir révéler sur la place publique et être proie des regards du voisinage. Or dans une société où le regard de l’autre détermine le statut de soi ne peut-on pas …

Selon le poids du regard de la société sur la personne, une femme qui a été violée ou encore reniée par sa famille, par ses proches ou par un voisinage se sent de fait dévalorisée. Le statut de « fille de » ou d’ « épouse de » auquel elle était assignée disparaît, toute existence sociale dans la société d’origine semble devenir impossible d’où très souvent comme seule issue l’exil.

A travers le récit de J., femme Kazakhe, agressée par l’époux S. de son amie D. après découverte de son homosexualité, menacée à la sortie de son hospitalisation, a été contrainte de retirer sa déposition qui mettait en cause son agresseur. Dans son récit, elle évoque l’irrespect total dont elle a été victime. Elle écrit : « […] Je supposais qu’on allait alors me laisser en paix. Je n’ai plus jamais revu D. Mais après ma sortie de l’hôpital, alors que j’étais dans mon appartement, j’ai commencé à recevoir des appels téléphoniques disant que j’outrageais la société musulmane, que je détournais les femmes et que je devais plier bagage. On se soulageait sous la porte de mon appartement, on couvrait ma porte d’excréments, on écrivait des insanités. Peu de temps après, mon penchant n’était plus un secret pour mes voisins et mes collègues de travail. […] »

Se sentir coupable ?

Lors d’un travail de mise en récit de la demande d’asile on est forcé de constater chez certaines femmes contraintes à l’exil une difficulté notoire à rendre compte de leur passé parce qu’elles se sentent tout simplement coupables. Il arrive parfois même que celle-ci ne révèle entièrement leur histoire que plusieurs semaines, mois après la rédaction de leur récit OFPRA.

Au cours d’un entretien [12] avec une directrice de CADA, celle-ci me faisait part du cas d’une jeune femme congolaise (RDC) violée pendant la guerre et qui n’a révélé cette persécution que de nombreuses semaines après son arrivée au CADA grâce à un appui psychologique. Mettre des mots sur ses maux a permis à cette jeune femme auparavant « replié » sur elle-même de se libérer et de ne plus se sentir coupable d’un tort qu’elle n’avait pas commis.

En outre, tout évènement traumatisant intervient dans la capacité à se remémorer ou non un détail, un fait important qui aurait contribué à déterminer l’exil, nous pouvons ici citer Juliet Cohen qui nous informe que dans l’évaluation de la crédibilité chez les réfugiés il existe une marge d’erreur et d’oubli qui sont attribuable à certains traumatismes.

In assessing the credibility of asylum seekers what should we regard as reasonable degrees of error or omission ? In what numbers ? Classes of error may be categorised as : calendar errors, detail differences from one period of detention to another similar one, errors of definition or translation, for example, soldiers/police/men and numbers of men present during torture, telescoping and expansion of time-frames, omissions of rape and other deeply
traumatic incidents. It is possible some of these can be explained by the potential for variability of true memories.” [13]

Cela nous amène à nous interroger quant à l’influence du sentiment de culpabilité ou celui d’avoir trahi sa famille sur le bon déroulement du travail d’orchestration de la demande d’asile.
Chez certaines femmes, le récit fait cependant état de la perception négative dont elles sont souvent victimes, Maya Aitano, d’origine abkhaze et mariée à un géorgien rend compte, dans son récit à destination de la CRR, des difficultés qu’elle a rencontrées et des répercussions sur son état d’esprit actuel.

Elle raconte ainsi :

C’était pour moi une grande souffrance de voir que mon mari, ma belle-famille et moi-même étions persécutés en raison de mon origine abkhaze.
[…]
Persécution et mauvais traitements pour moi-même. J’étais insultée et rejetée, battue à plusieurs reprises par les Géorgiens en raison de mon origine et de mon mariage. […]. J’ai été accusée d’être ennemie du peuple géorgien. Ils m’ont frappée avec les poings et les pieds sur tout le corps […].
Depuis 1992, je « n’existe pas », je dois passer le plus possible inaperçue, ne rien exprimer, me cacher. Je n’ai aucun droit, je ne peux me considérer comme une personne citoyenne. Je vis comme une ombre, c’est intenable et où que j’aille, je suis toujours reconnue comme ABKHAZE par mon patronyme.
[…] Je suis reconnue par quelques Abkhazes qui vivent à Novossibirsk. Ils traitent mon mari de « porc » et m’encouragent à divorcer mais je ne l’ai jamais fait. »

A la fin de son récit Maya répertorie également les différents motifs de son départ de Géorgie.

ses origines abkhazes
la haine dont nous faisions l’objet, mon mari et moi, en tant que couple mixte, dit « ennemi du peuple géorgien ».
En 1993, l’Abkhazie s’est autoproclamée « République autonome », non reconnue internationalement, et a chassé la quasi-totalité des Géorgiens, procédant ainsi à un « nettoyage ethnique ».
[…]

Ce sentiment permanent de profond malaise, de culpabilité et de peur que j’éprouvais, car sans cesse insultée et rejetée par les Géorgiens qui m’accusaient responsable de la mort de leurs proches pendant cette sale guerre.
Le sentiment de culpabilité face à ma belle-famille en raison des conséquences dramatiques qui ont suivi le refus de mon mari de partir à la guerre en Abkhazie »

D’autres femmes quant à elle se retrouve prise aux pièges d’un mariage et dès lors prennent conscience de leur condition de femme. Comme Radhika qui évoque dans son récit OFPRA à son histoire et nous informe ainsi un peu plus sur la position de la femme en Ouzbékistan.

« […] J’ai été élevée dans une famille d’athées. En 1978, je me suis mariée et je me suis retrouvée dans le milieu des musulmans fanatiques. J’ai subi un grand choc après avoir appris la situation humiliante d’une femme musulmane. J’avais l’intention de divorcer avec mon mari, la grossesse prématurée de 6 mois et demi(couche précoce), qui a été interrompue à cause de l’ambiance très tendue chez nous, même la mort de notre enfant qui n’a vécu que 24 jours.
Après la mort de mon mari en 1979, j’ai décidé de ne plus jamais lier ma vie avec quelqu’un. Il est mieux de rester toute seule que de se retrouver dans une situation pareille. Ma vie familiale n’était pas une exception. En général, la belle-fille est toujours en position d’esclave dans la famille. Mais en même temps, être une femme solitaire parmi les musulmans n’est pas du tout facile non plus. […]
 »

Du « permis » à l’ « interdit » : transgressions impossibles.


Etudier les persécutions spécifiques aux femmes c’est de fait traiter de la question des transgressions de règles tacites ou explicites. Il s’agit souvent d’aller contre la morale, contre les règles établies comme telles dans le pays d’origine. Souvent il s’agit d’aller au-delà du rôle imposé à la femme dans la société d’origine. Aussi la femme qui transgresse une règle va aller à l’encontre de la confiance qui lui est accordé et ne sera dès lors plus considérée comme digne de confiance.
Si Russel Hardin illustre son analyse des communautés et réseaux de confiance par le système marchand (les commerces), sa théorie permettrait d’éclairer notre réflexion.
Dans un premier temps, quand il évoque qu’ « un élément est présent dans presque toutes les théories et analyses de la confiance : les attentes » [14] ; il est probable concernant les transgressions d’une règle qu’il s’agit bien plus souvent d’une mise à mal d’une réputation (considérée comme souillée) et d’une non-réponse aux attentes de la communauté qui de fait va retirer la confiance qu’elle a pu accorder à la personne et va dès lors la considérer comme « indigne de confiance ». La femme doit très souvent répondre à un idéal, suivre un destin tout tracé : devenir une bonne épouse et une bonne mère. Dès lors qu’elle dévie de cette orientation alors elle est condamnée à subir le regard mauvais et les récriminations de l’entourage et de la société. La femme qui va transgresser une règle établie par la communauté va selon la logique de raisonnement [15] de la communauté ternir l’image de celle-ci. En effet, elle met en jeu sa propre réputation, mais également la réputation de la communauté entière.
« Les motifs qui suscitent une relation de confiance sont d’une complexité croissante selon que le type d’interaction est dyadique ou de groupe. […] Si dans les relations épaisses, la sanction peut être le retrait d’une interaction dyadique, elle peut également se traduire par la mise au ban de la communauté des partenaires, qui peut aller jusqu’à l’exclusion totale. » [16]

Conclusion.

Les politiques publiques d’immigration sont largement restrictives, elles influent sur l’exercice de la loi et la reconnaissance des personnes réfugiées est moins importante aujourd’hui. La preuve devient l’enjeu des procédures de demande d’asile, elle facilite l’examen de recevabilité des requêtes.
Il s’agit donc, de manière générale, pour les réfugiées, de constituer un dossier de demande d’asile des plus solides possibles. Chez les femmes il est d’autant plus important de savoir alerter les instances de décision sur la gravité d’une situation. Or souvent cela ne prend forme dans la requête écrite d’où l’intérêt de manier les arts de l’argumentation.

A l’avenir la sociologie de l’expertise nous permettrait de poser les jalons d’une réflexion plus poussée sur les processus d’évaluation et de catégorisation des motifs de persécution. Partant de l’idée que les points de vue diffèrent et que les interactions des uns des autres modifient la perception de ce que peut être une persécution. Il s’agira de comprendre comment les différents acteurs (le juge, le travailleur social ou le bénévole [17] et le réfugié) de la procédure de demande d’asile interviennent dans la construction de la notion.

Khadija NOURA
Allocataire-monitrice.
ERASE/2L2S
Université Paul Verlaine-Metz.

NOTES

[1] Hughes Everett C., 1996, Le regard sociologique. Essais choisis, textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Paris, Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, p.245.

[2] Définition du Trésor de la Langue Française, dictionnaire en ligne.

[3] Niklas Luhmann, 2006, La confiance. Un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Paris, Economica.

[4] Fernando Gil, 1988, Preuves, Paris, Aubier, p.35.

[5] Erving Goffman,1991, Les cadres de l’expérience, Paris,Editions de Minuit, p.439-443.

[6] Nous entendons par là le premier jet rédigé par le demandeur d’asile à son arrivée.

[7] Les frais de traductions relativement importants ne sont pas toujours pris en charge par les associations qui manquent de moyens entraînent de fait une inégalité de traitement de la demande.

[8] Cf. Nicolas Dodier, 1993, Les appuis conventionnels de l’action. Eléments de pragmatique sociologique, Réseaux,Paris.

[9] Voir : Erving Goffman, 1973, La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Editions de Minuit.

[10] Nous nous excusons du caractère très général de l’affirmation, mais il nous semble qu’elle est le parfait reflet de l’interaction entre la réfugiée et le tiers-conseil.

[11] Par cette expression nous recouvrons les instances administratives.

[12] Réalisé en 2004, observation participante.

[13] Juliet Cohen, 2001, Questions of Credibility : Omissions, Discrepancies, and Errors of Recall in Testimony of Asylum Seekers, International Journal of Refugee Law, p.15.

[14] Russel Hardin, Communautés et réseaux de confiance, in Albert Ogien et Louis Quéré, 2006, Les moments de la confiance. Connaissance, affects et engagements, Paris Economica, p.90 ;

[15] Nous ne préjugeons d’aucune hiérarchisation des pensées, nous souhaitons simplement adopter une démarche quelque peu relativiste et montrer qu’il existe un schéma de pensée de groupe.

[16] Ibid, p.93.

[17] Ces deux acteurs le travailleur social et le bénévole jouent un rôle similaire.