citation
Robert Cabanes,
Renata Carvalho da Silva,
Yumi Garcia Dos Santos,
Maria Aparecida da Silva Pereira Costa,
"Violence domestique, crises et processus de reconfigurations familiales. ",
REVUE Asylon(s),
N°1, octobre 2006
ISBN : 979-10-95908-05-0 9791095908050, Les persécutions spécifiques aux femmes. ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article493.html
résumé
Le terme de reconfiguration familiale est certainement trop fort : il s’agit en fait de repérer à partir de récits de vie structurés par l’expérience de violences conjugales et effectués par des femmes autour de la quarantaine, des processus de possibles reconfigurations familiales.Le fait que ces femmes violentées aient une relation continue avec un service spécialisé dans le traitement de ce phénomène social a déjà provoqué une élaboration de leur pensée et de leur récit.Ce sont leurs récits, qu’elles réalisent pour nous-mêmes, et qui sont confrontés à la vision des spécialistes de ce centre d’accueil, qui font la substance de ce papier. L’on essaie de repérer la naissance, les parcours et les raisons de la violence sur trois générations et de proposer quelques hypothèses et pistes de réflexion.
Mots clefs
Le terme de reconfiguration familiale est certainement trop fort : il s’agit en fait de repérer à partir de récits de vie structurés par l’expérience de violences conjugales et effectués par des femmes autour de la quarantaine, des processus de possibles reconfigurations familiales. Celles-ci se réfèrent à la situation des parents des femmes qui ont été nos interlocutrices, et évoquent celle de leurs enfants, adolescents ou jeunes adultes. A partir des récits de cette seule génération (G2), on tente d’élaborer la configuration familiale de la génération des parents (G1), et à travers les événements les plus récents, la position et le comportement de la génération des enfants (G3). En l’absence d’une étude directe des générations 1 et 3, il n’est possible que de repérer des indices ou indicateurs, et non des changements structurels. Par ailleurs, l’unilatéralité de notre vision, portée par les seules femmes de la génération 2, est aussi un facteur limitant.
Le fait que ces femmes violentées aient une relation continue avec un service spécialisé [1] dans le traitement de ce phénomène social a déjà provoqué une élaboration de leur pensée et de leur récit. Ce sont leurs récits, qu’elles réalisent pour nous-mêmes, et qui sont confrontés à la vision des spécialistes de ce centre d’accueil, qui font la substance de ce papier. Nous les présentons en trois points :
l’image de configuration familiale qu’ont transmis les parents (G1) à la génération actuelle des femmes (G2) ;
le récit des événements-clés de la génération actuelle, non seulement les évènements familiaux, mais les trajectoires de travail, d’habitation, afin de construire la configuration familiale de la génération actuelle et la mettre en perspective avec l’image de configuration familiale reçue de la génération 1 ;
le récit des événements concernant la génération des enfants et la configuration familiale qu’ils mettent éventuellement en œuvre au début de leur vie.
L’on essaie de repérer la naissance, les parcours et les raisons de la violence sur trois générations et de proposer quelques hypothèses et pistes de réflexion. (A, I, Re, R, S sont des usagers du centre ; voir en annexe le résumé de leur récit). Dans un premier temps nous présenterons la ‘Casa Viviane dos Santos’ qui est l’institution par laquelle nous avons eu accès aux femmes en situation de violence.
1- Les frontières de la violence
Avant de présenter nos recherches sur terrain, il serait bon de définir ce que nous entendons par violence domestique. Selon Schraiber et al. (2005, p.37), ce sont des agressions physiques ou des menaces, des maltraitances psychologiques et des abus sexuels commis par un membre de famille contre l’autre qui vit ou a vécu dans le même domicile. S’il est aisé de saisir les aspects plus généraux de la violence domestique et conjugale, discerner ses limites n’est pas évident. La classification ici-bas illustre des actes considérés violents selon l’equipe de recherche sur la violence doméstique de Lilia Schraiber, professeur au Département de Médecine Préventive (Faculté de Médecine) de l’Université de São Paulo (p. 38).
Violence physique : coups, empurrões, coups de pied, puxões de cabelo, mordures, brulûres, tentatives d’asphyxie, menace avec couteau, coupures, etc..
Violence psychologique : humiliations, menaces d’agression physique, privation de liberté, empêchement de travail, dommages aux objets ou animaux d’estimation auxquels la victime est attachée, agressions ou menaces aux personnes auxquelles la victime est attachée.
Violence sexuelle : expressions verbales ou corporelles qui blessent la personne, contact physique non désiré, exhibitionnisme et voyeurisme, prostitution forcée, participation forcée à la pornographie, relations sexuelles forcées ou menaces de ce genre de relation.
Au Brésil, le principal auteur de la violence contre les femmes est le conjoint, et les formes de violence - physique, psychologique et sexuelle - sont souvent superposées (p. 39). Par exemple, dans la ville de São Paulo, 27,3% des femmes entre 15 e 49 ans affirment avoir été victimes de violence physique commise par le partenaire ou l’ex-partenaire intime (p. 41). De même, 71% des femmes qui ont fréquenté l’association que nous avons étudiée (Casa Viviane dos Santos) en 2004-2005 ont été victimes d’agression de la part du conjoint, et 12% de l’ex-conjoint (Núcleo de Defesa e Convivência da Mulher Viviane dos Santos, 2005).
Selon une spécialiste de la violence domestique du Forum de la non violence de São Paulo, les violences contre les femmes noires sont effectuées publiquement, comme un acte justifié dans la société depuis l’esclavage (Freire, 1992). Les femmes noires souffrent ainsi une double violence, conjugale et raciste.
Du point de vue législatif, il n’existait pas de loi spécifique concernant la punition des hommes violents dans le cadre conjugal au Brésil jusqu’au 7 août 2006 (site de Sempreviva Organização Feminista : www.sof.org.br). La nouvelle loi (Lei de Violência Doméstica e Familiar contra a Mulher) adoptée récemment punit 3 fois plus les agresseurs que la loi jusqu’alors existante (la peine maximum est passée de 1 à 3 ans de détention). De même, la nouvelle loi considère que les agressions psychologiques font aussi partie de la violence domestique et adopte une série de mesures pour protéger les femmes qui souffrent de violence familiale comme l’expulsion de l’homme violent de la maison, la protection des enfants et le droit au congé de travail. Un tribunal spécial pour la violence domestique va être instauré.
2- La Casa Viviane dos Santos
La Casa Viviane dos Santos a été fondée en mai 2004 par un groupe de jeunes femmes du district de Lajeado [2], à l’est de la ville de São Paulo, à la suite de la mort, en avril 2002, d’une jeune femme de 19 ans Viviane dos Santos tuée par son compagnon. Elle avait deux enfants. L’évènement a mobilisé une équipe de 6 personnes liées à l’église catholique du quartier de la victime, qui à leur tour ont formé un groupe de 70 personnes pour mener une enquête sur 800 femmes du voisinage à propos de la violence conjugale. Les résultats, surprenants [3], ont conduit l’équipe à organiser un mouvement de femmes “Abra os olhos companheira” (“Ouvre les yeux camarade”) à Lajeado qui a créé un centre d’accueil pour les femmes victimes de violences conjugales ; cette association s’est articulée avec l’Associação de Voluntários Integrados no Brasil (AVIB), qui réalisait dans le quartier des activités pour des enfants et adolescents en difficulté, afin d’obtenir un financement du Secrétariat d’Assistance Sociale de la mairie de São Paulo. Le Núcleo de Defesa e Convivência da Mulher (Groupe de défense et de convivialité de la femme) Viviane dos Santos, -Casa (Maison) Viviane dos Santos- accueille depuis deux ans les femmes victimes de violence domestique des quartiers de Guaianases (dont Lajeado fait parti), Cidade Tiradentes et Itaquera en offrant des services juridiques, psychologiques, sociaux et d’éducation aux femmes en situation de violence.
La Casa Viviane est un des sept centres d’accueil pour les femmes victimes de violences qui existent dans la ville de São Paulo (voir Annexe 1). Ce genre de centre a d’abord été constitué dans les années 1980, par une commission des femmes représentant divers groupes féministes, en pleine dictature militaire (Gregori, 1992 : 32-36). La commission a organisé l’accueil des femmes victimes des violences SOS-Mulher et a permis à ses militantes d’entrer en contact direct avec les femmes des couches populaires (Op. Cit. : 38). Elle se présentait comme une pratique alternative d’organisation des femmes refusant des relations autoritaires, en contraste avec les relations vécues dans les groupes politiques traditionnels de gauche dont le mouvement féministe faisait parti pendant les années 70. Pour les militantes du SOS Mulher, établir tout de suite un accueil pour conscientiser les femmes au lieu de prolonger les débats méthodologiques était essentiel. Leur envie de vivre immédiatement l’expérience féministe avec les femmes du peuple, dictée par une « militance passionnée », (Op. Cit. : 43), fut une des raisons de l’échec de l’organisation, qui n’a duré que trois ans. C’est aussi l’isolement du groupe dû au refus de tout ce qui pourrait paraître autoritaire – les institutions de manière générale - qui a été la cause directe de la crise suivie de la rupture de SOS (Op. Cit. : 116-118). Selon Gregori, « l’absence de propositions de mobilisations et d’évaluation a limité les chances du groupe de sortir de la crise, ce qui a déterminé sa fin » (Idem : 118).
3- L’analyse des récits
1) Génération 1 (les parents)
Ce sont des familles où le mariage a été parfois ‘arrangé’ à la mode ancienne sans que cet arrangement semble avoir laissé beaucoup de traces dans la génération 1 puisque la génération 2 le signale sans lui accorder d’importance. La division du travail est traditionnelle : la mère est vraiment ‘dona de casa’ (femme au foyer), que ce soit dans la tradition (responsabilité de la vie domestique et de l’éducation des enfants) pour quatre d’entre elles, ou avec un certain écart par rapport à la tradition (moins de responsabilité domestique et liberté sexuelle de la mère, vite sue et mal reçue au départ par les enfants). L’image de la mère est la plus forte, quant le passé est évoqué ou au présent, pour des raisons différentes et à différents niveaux : impact psychologique ou émotionnel dû à une attitude répressive de la mère au moment de l’adolescence, aide matérielle constante, soin des petits-enfants.
Les images des pères, faibles (A, R, Re) ou plus fortes (I,S), apparaissent au second plan, positives la plupart du temps lorsqu’ils tiennent leur responsabilité de ‘provedor’ (bread winner), négative parfois lorsqu’ils battent leur épouse (un seul cas) ; ils ne présentent pas en général les symptômes et les comportements des alcooliques chroniques ou occasionnels. Cependant, dans la vision de leurs filles, leur intervention dans les problèmes familiaux semble minime : ils ne disent que parcimonieusement leur opinion, ils ne semblent pas participer des décisions et des orientations concernant les enfants. Sauf en cas d’urgence parfois et pour se substituer à une épouse volage ou absente, et en ce cas la vision du père est très positive. Mais, même en ce cas, lorsque les filles contestent les décisions morales d’autorité imposées par leurs mères, les hommes (leurs pères) semblent approuver silencieusement leurs épouses. Ce qui en particulier concerne les décisions de mariage après grossesse.
2) Génération 2 (les narratrices)
Grossesse et mariage
Les filles, enceintes à 15 ans [4], ou un peu plus tard, sont obligées de quitter la région avec leur amoureux (A), ou de se marier sur place (I, R,) , ou sont vivement incitées à accepter le premier prétendant qui se présente après un viol (S) : c’est la mère qui parle et qui dicte. Un seul cas où la mère n’encourage pas sa fille au mariage. A travers les mères, s’exerce généralement la morale sociale, ce sont elles qui en sont les opératrices, au détriment d’une écoute personnelle de leurs filles. Première difficulté de la génération étudiée avec le ‘genre féminin’ de la génération précédente, première culpabilité peut-être, en tout cas premier élément marqueur d’infériorité sociale, que peut exploiter un mari dans une stratégie de domination domestique. Et qui peut éventuellement aggraver la ‘prise de possession’ de la femme au moment du mariage. Cette notion de prise de possession de la part de l’homme, qui se traduit en particulier par l’exigence d’une liaison exclusive de la femme avec son mari, sans contrepartie de réciprocité, engendre, quasi-nécessairement, les sentiments de jalousie de ce dernier. Le droit à jalousie est dans la suite logique de la prise de possession ; il est inscrit dans la matrice de l’alliance. C’est ce droit, lorsqu’il est intériorisé par l’épouse, qui induit parfois ses comportements de provocation ou/et de servitude volontaire.
Cependant, la manière de présenter les grossesses avant mariage est banale, c’est un événement courant, presque indifférent. Ce qui va de pair avec l’interruption comme naturelle de l’école : l’activité reproductive est prépondérante. La précocité de l’alliance est parfois expliquée par la volonté pour les filles de prendre leur indépendance vis-à-vis des parents (de l’un, de l’autre ou des deux), reproduisant souvent, à leur insu (elles le découvriront plus tard), la situation de la mère. Le fait de rentrer dans une nouvelle dépendance, celle des maris, n’est pas, à ce moment-là, à l’ordre du jour. Seuls comptent les statuts d’épouse et de mère, très valorisés socialement. Le plan de l’autonomie personnelle et relationnelle conjugale n’a pas été préalablement pensé ; il est généralement crypté par la ‘pensée magique’ (selon les assistants sociaux), ou religieuse, (liée à l’image catholique de la Vierge) de la toute-puissance de la femme, capable, par l’amour et dans l’enclos de l’espace domestique de former tout homme à son dessein, de le civiliser en quelque sorte. Cette ‘pensée magique’ vient opportunément présenter une alternative à une vie familiale conflictuelle ou simplement insatisfaisante : le nouveau couple va pouvoir faire mieux que la génération précédente de sa nouvelle vie. Même dans le cas où l’hésitation de la femme est forte, et les conseils de l’entourage négatifs en relation à ce mariage particulier, et où la pensée d’un remodelage de l’homme est absente, ce qui détermine finalement la mise en vie commune est cette vision conduite par une certaine mystique de la naissance : donner la vie autoriserait tous les espoirs d’une vie différente et nouvelle dans la relation conjugale comme dans la relation filiale, et permettrait de ‘réparer’ ou dépasser, parfois dans le ressentiment, un passé pauvre en affectivité ou responsabilité de la part de la mère (ou des deux parents) par la maternité.
Ce décalage entre ces deux projets différents, et non-dits souvent, est la matrice de la situation de ‘jalousie’ et de sa poursuite dans la violence masculine. Bien entendu le projet masculin est peu explicité ici puisqu’il est vu seulement à travers le regard féminin.
Indépendance des alliances par rapport à la lignée. Significations d’une éventuelle succession d’alliances pour la même personne.
Les alliances s’opèrent généralement dans un même milieu, ce qui met les deux partenaires en position d’égalité, sans possibilité de recours, autre qu’affectif, à leur propre lignée. Le manque de revenus et de moyens peut entretenir et favoriser les tensions entre les deux partenaires. Les lignées respectives assistent, impuissantes, au déroulement du drame, sans possibilité, intellectuelle ou économique, d’intervention. Sans désir d’intervention fort non plus, car un conflit domestique peut générer un conflit de familles bien plus large.
Lorsque le milieu social d’origine de la femme est d’un niveau meilleur que celui de son couple, le recours à sa propre histoire antérieure, à sa formation et finalement aux ressources, économiques et autres, de sa propre lignée est un processus probable. Mais c’est une démarche personnelle qui ne va pas impliquer un engagement corporatif de la lignée (A).
La perpétuation d’un seul mariage au long d’années de violence n’a rien à voir avec les respectives familles mais avec les seuls époux. Ainsi, parmi les 5 femmes qui ont fait le récit de leur vie, 3 restent mariées et 2 se sont séparées du conjoint qui les agressait [5]. Les sentiments de peur (de la part du faible) et de honte sociale (de la part de l’un, de l’autre ou des deux) maintiennent difficilement mais durablement une union de fait (A, R) dont l’issue, violente ou négociée, est totalement incertaine. Le soutien psychologique de l’institution reste cependant important. Quand ce n’est pas la peur qui paralyse l’action, quand les actions de dénonciation sont répétées, quand les possibilités d’indépendance économique féminine sont tout à fait réelles et conscientes (Re), qu’est-ce qui explique le prolongement durable de ces situations, si ce n’est des configurations psychologiques particulières [6] ? Par contre il est possible de connaître les motifs qui ont déclenché la décision de sortie de l’enfermement domestique : ce sont généralement les violences ou les menaces de violence adressées aux enfants, particulièrement les filles, ou encore le risque de voir leurs filles quitter le domicile, qui sont en jeu. Donc la position de mère bien plus que la position d’épouse.
La succession des alliances peut permettre d’observer une sorte de permanence du premier choix : même style de personnes, même milieu culturel, et note l’enracinement durable dans une situation, enracinement qui ne signifie pas automatiquement enlisement, car les maturations qui s’effectuent alors, avec l’appui de l’institution, manifestent des perspectives positives de prise d’autonomie (Re, S). La succession des alliances permet de noter aussi une évolution des choix et une certaine mise en expérimentation de la relation de soi avec de nouveaux compagnons : après le violent, le doux ; après l’obsédé du standing, le désintéressé ; après le blanc, le noir ; après l’alliance de coeur, l’alliance intéressée. La possibilité de jouer et la succession des jeux note une maîtrise de la relation de violence. Ce qui ne permet pas de prédire comment cette maîtrise personnelle peut évoluer à la génération actuelle, ou se transmettre à la génération suivante. (I)
Le fonctionnement des rôles (mère, épouse) dans un contexte relationnel perturbé : reproductions, renversements, modifications.
Il est courant d’entendre dire que l’image positive construite autour d’un personnage parental (père ou mère) sert de référence à un individu pour organiser une conduite d’imitation ou de reproduction. A l’inverse une image négative susciterait des conduites contraires ou opposées. Il semble que la construction des images ne soit pas figée et que leur mobilisation dépend des circonstances où se trouve le sujet et de sa propre évolution. Par ailleurs, on pourrait dire qu’entre imitation et opposition existe une gamme de changements ou d’innovations, eux-mêmes en évolution. Dans tous les cas, le rôle de l’institution d’accueil apparaît essentiel sur deux points : dans le processus de récupération de la personne déstructurée par une longue période de domination qui lui paraissait sans issue, dans le fait que la sortie de l’enfermement domestique arrête ou limite fortement la violence masculine.
I.. s’est séparée d’un mari violent et d’un second humiliant. Elle s’étonne en même temps d’observer la mise en acte de sa propre violence : elle s’aperçoit qu’elle a transmis à ses filles la violence symbolique reçue de sa mère, ce qui a entraîné la rébellion et la violence physique de l’une d’elles à son égard. Sa forte perplexité l’engage à une réflexion nouvelle sur son propre schéma de violence, qu’elle avait occulté jusqu’ici, et qu’elle avait cru dépassé dans la pratique, dans ses relations avec ses plus jeunes enfants, hommes, peut-être grâce à la mobilisation de l’image, faible mais positive, du père. Son projet final d’instrumentalisation à des fins matérielles de son troisième homme exprime une tension non résolue entre la poursuite d’un échec en relation aux filles et la persistance de sa violence qu’elle remet cependant en question, et un succès en relation aux fils éduqués dans la non-violence et un rapport d’égalité des sexes.
R.. n’a pas de référence forte quant aux images parentales, plutôt positives pour tous les deux et sans schéma de relations de violence. La violence, elle la découvre par surprise peu avant son mariage et l’occulte. C’est le début de 15 années de souffrances et de paralysie.. qui ne trouvent d’issue qu’avec la révolte de sa fille, sujette à de fortes menaces d’abus sexuels du père. C’est elle qui, se révoltant, l’engage à se révolter aussi. Nouvelle attitude qu’elle assume avec beaucoup de difficultés mais avec le sentiment certain d’une découverte positive et, sans doute, irréversible. Ici certainement on peut parler d’une possible transformation de la structure de la relation familiale, là aussi avec le soutien psychologique du centre d’accueil, dans le cadre, bien bancal pour l’instant, de la poursuite d’une vie commune.
Pour S, l’image d’abord positive du père et négative de la mère (qui transmet aux enfants une image de femme libre plus forte que l’image de mère, et surtout d’épouse) se transforme peu à peu lorsque, après un viol, elle se marie et a des enfants. Soumise aux violences de quatre maris successifs, s’appuyant, selon les conjonctures, sur l’un ou sur l’autre de ses parents, puis, à leur mort, sur ses enfants, elle associe aux comportements de débrouillardise (image maternelle) ceux de la générosité (image paternelle). Dénigrée par certains de ses enfants (une fille) mais appuyée par les autres (une fille qui la pousse activement à se libérer de la violence de son dernier mari ; un fils qui lui est proche affectivement) S.. semble passer à un stade jusqu’ici inédit dans sa vie : la recherche d’une autonomie matérielle et personnelle qui a besoin de laisser pour l’instant les hommes au second plan. Même si elle continue à vivre avec le sien, tout en préparant les conditions de son indépendance matérielle.
A.. se trouve confrontée le jour de son mariage après plus de deux ans de vie commune au sentiment de possession, accompagné de violences, de son mari. Après plus de 10 ans de tensions, dépressions et violences (ponctués par la naissance de deux autres enfants), c’est alors la tentative de remobiliser les ressources de sa lignée et de son éducation de classe moyenne afin de reconstruire sa place dans son mariage actuel, de manière identique ou comparable à celle de sa mère. Dans ce processus, l’appui de l’environnement social comme le centre d’accueil pour les familles et les femmes et des cours de formations professionnelles (autre ressource connue dans sa période de jeunesse) est activement recherché.
-Re.., à 13 ans, fille aînée, a encouragé sa mère battue à quitter son père, ce qu’elles ont fait, provisoirement. Mais elle reproduit exactement la situation qu’avait connue sa mère au même âge, supportant pendant 15 ans une situation de violence. Elle la rejettera définitivement en quittant son mari, de sa propre volonté, et avec l’appui de cette même fille qui a alors 17 ans. C’est à la Casa Viviane qu’elle a été logée, avec ses enfants, dans un abri pour les femmes victimes de violence, liée à la mairie.
la fratrie, l’entourage familial et social
Il n’y a d’autruis significatifs dans la fratrie qu’au cas par cas, parfois une sœur, temporairement, ou un frère, ou encore des alter ego sœurs qui sont dans la même situation. La fratrie semble donc peu importante, dans tous les récits ; elle ne fonctionne pas selon des règles familiales. Circonstances de la vie urbaine certainement, indépendance des ménages après le mariage également ; mais aussi dès l’enfance une formation qui accorde plus d’importance à l’individu et à la relation des sexes qu’à la formation d’un quelconque corporativisme familial.
L’entourage familial effectif, celui sur lequel on peut compter, est souvent réduit à la mère, le plus souvent pour le meilleur, parfois pour le pire. Les pères apparaissent comme des silhouettes incertaines. La fille adolescente est une forte alliée, surtout lorsqu’elle a subi elle-même les violences du père (S,Re). Mais aussi des appuis, discrets, sont trouvés du côté de la famille du mari dans les cas de proximité physique (R, Re, A). Ces appuis, moraux ou matériels, ne paraissent pas capables de changer le destin ou d’orienter les choix des femmes battues, tellement la règle de la neutralité en ce qui concerne les problèmes de couple est forte. La proximité des parents ou des familles alliées a son revers : l’impossibilité pour une femme battue de se réfugier, à l’insu du mari, chez les uns ou les autres.
L’environnement social est un élément plutôt négatif pour celles qui sont en difficulté sociale ; il peut être celui d’un film muet où les personnages se croiseraient sans se parler ou par bribes ; le voisinage semble renvoyer à une présence toujours un peu malfaisante, une société de semblables impuissants à sortir des ragots et protégeant les secrets de famille. Un deuxième cercle autour de l’espace domestique qui renforce la solitude des victimes.
3 – Génération 3
a) Le rôle des filles : promesses et problèmes de la génération actuelle
Parfois les enfants sont trop jeunes pour adopter une quelconque attitude significative en relation à leurs parents. Les enfants de A.. sont très proches de leur mère et la soutiennent affectivement de manière intense.
I.. a deux filles critiques ou très critiques, presque hostiles, qui semblent mettre en question son rôle de mère. Elle a laissé de côté le code moral strict de sa propre mère qui a empoisonné sa vie pour ne conserver que le code d’une éthique plus large : éviter de sombrer dans le monde de la marginalité comme leurs ex-maris les y entraînaient. Mais elle reproduit par la violence physique, légère, sur ses filles la violence psychique de sa propre mère. Par contre avec les 4 garçons l’entente et l’harmonie règnent. Ils n’ont pas vécu sa plus dure période. Comme si elle avait reporté la violence de sa mère, trop forte, sur le genre féminin proche (elle-même et ses filles par la même occasion, au moment justement le plus difficile de leur arrivée à Sao Paulo), alors que sa vision positive du père aurait préservé, malgré ses deux maris, une image positive de l’homme (sa réussite avec les garçons et un troisième amant.. qu’elle tente, à son tour, d’instrumentaliser du point de vue économique). Pour l’instant, aucune de ses deux filles, qui vivent avec elle dans la même cour, n’est en mesure de jouer un rôle d’appui à son égard car le processus de réconciliation avec leur mère est encore bien incertain. Des processus de restructuration familiale ne sont pas encore en vue.
R.. a une fille aînée qui l’appuie très fermement pour engager une démarche d’autonomie, parallèle à la sienne propre, et qui devient quasiment un modèle pour sa mère ; Cette dernière en doute encore : sa fille vient de se marier à peine sortie de l’adolescence, mais elle n’y a pas été poussée par une grossesse, comme sa mère. Le doute de la mère est plein de lucidité (se marierait-elle pour fuir la maison des parents ?), et l’espoir du changement est très présent aussi : le mari de sa fille est au courant de toute l’histoire de la famille de son épouse et il est déjà bien acheminé sur le marché du travail. Quant à la mère, elle a repris avec fermeté des études qui devraient lui permettre d’envisager une vie plus autonome, sans oser, pour l’instant quitter son mari, à qui appartient la maison, et prendre son indépendance .
S.. Une fille très hostile (celle du viol) reproduit, à son propre détriment et contre sa mère, les vieilles situations et scènes du malheur (grossesses précoces, succession des alliances) ; un fils, qui lui a été retiré par son ex-mari par voie de justice, reste très proche d’elle ; une fille l’appuie très fortement dans son initiative d’autonomie, jeune encore, 15 ans, de bon et fort caractère : elles deviennent une référence l’une pour l’autre. Vivant encore avec son mari mais capable d’indépendance économique et soucieuse de devenir indépendante, elle a repris ses études, tant dans la perspective de prévoir des ressources pour l’avenir que pour trouver dans l’immédiat une respiration nouvelle. Elle est de celles qui se considèrent capables de se responsabiliser pour le sort des femmes qui connaissent les problèmes de violence domestique. Elle sait et raconte ce qui se passe autour d’elle dans ce domaine et elle est à l’origine d’une manifestation de protestation contre la violence domestique dans son quartier. Une sortie ‘sociale’ de sa situation impliquera certainement, à plus ou moins long terme, des conséquences domestiques.
Re. a eu un rôle de fille pour sa mère l’aidant à quitter son mari et se retrouve elle-même dans la même situation quelques 20 ans plus tard quittant son mari avec l’aide de sa fille. Cette dernière qui vit avec sa mère dans ‘l’abri’, mais dans une chambre indépendante, l’appuie par les revenus de son travail tout en poursuivant les études. Très jeune, encore enfant, elle avait été un appui indispensable pour sa mère qui n’avait jamais cessé de travailler hors de la maison, dans les soins apportés aux enfants, ses frères et sœurs plus jeunes. Elle préfère terminer ses études avant d’entreprendre une quelconque aventure conjugale.
En guise de conclusion
Si l’on peut tirer quelques idées générales de ces parcours, on pourrait noter, à partir des observations anthropologiques initiales faites sur l’alliance conjugale (le droit de possession de l’homme, et la vision d’une potentielle puissance domestique de l’épouse), quelques pistes de réflexion :
l’espace privé est conçu comme un espace autosuffisant et fermé et qui se ferme au fur et à mesure du développement de la violence ; la sortie de l’enfermement domestique d’abord, et la sortie de l’espace local qui garantit cette fermeture ensuite, sont indispensables pour poser la question de la violence. Le rôle de l’institution d’accueil est alors crucial pour soutenir moralement la décision de la femme de quitter l’environnement pervers de la violence.
la différence initiale des projets masculins et féminins au début du mariage trouve une issue tiraillée entre deux voies, celle du conluio ou de l’adaptation soumise, celle d’une révolte ou d’une contestation de la domination masculine.
le processus de réflexion en vue d’une sortie de l’enfermement privé, de dépassement de la peur et de la culpabilité féminine, dure 12 à 15 ans, en gros le temps que les filles deviennent des adolescentes-adultes capables d’appuyer leurs mères.
dans le processus de sortie de l’enfermement domestique, c’est la fonction de mère qui est déterminante, plus que la fonction d’épouse.
le dépassement de la culpabilité est parfois intégral, lorsqu’il aboutit à une séparation sans regret, mais souvent il n’efface pas le ‘devoir de salut’ à l’égard du partenaire, ce qui implique généralement la non-séparation et une prolongation de la vie commune, apparemment sans grande perspective de transformation [7].
ce devoir est parfois structuré par un envers très pragmatique : l’impossibilité ou la peur, du côté féminin, d’une indépendance économique.
les institutions d’accueil pour les femmes victimes ont néanmoins le rôle de diminuer la violence domestique masculine par le fait qu’elles représentent l’autorité. Cela semble rendre la relation conjugale plus supportable pour les femmes victimes.
ANNEXES
1 - Les services d’assistance pour les femmes victimes de violences conjugales dans la municipalité de Sao Paulo (10 millions d’habitants)
-Les 5 maisons d’accueil (ou abrigos – abris) offrent un logement pour un temps déterminé aux femmes et enfants en situation de risque. L’adresse n’est pas rendue publique ; les contacts sont faits à travers les centres d’accueil ou les commissariats des femmes, afin de garantir la sécurité des femmes et de leurs enfants.
Les 9 Commissariats de police pour femmes (Delegacia de Defesa da Mulher) sont tenus par des policiers femmes. Ils enregistrent les plaintes et les instruisent.
Les 7 centres d’accueil (Centros de referência) offrent des services psychologiques (individuels, en groupe, en couple et/ou en famille), juridiques et thérapeutiques (travaux artisanaux divers). 5 de ces Centres, sont nés de l’initiative de groupes de femmes ; leur fonctionnement est assuré par la mairie de São Paulo. Les 2 autres appartiennent à la mairie.
Assistance juridique : 23 associations et bureaux, souvent liés aux Universités, offrent des services juridiques (divorces, pension alimentaire, garde des enfants).
Services de santé : 13 centres de santé et hôpitaux offrent un accueil spécifique pour les victimes de violences sexuelles, la prophylaxie des maladies sexuellement transmissibles et du SIDA, les grossesses non désirées et des conseils pour la réalisation de l’avortement légal.
2 - Profil des femmes qui fréquentent la Casa Viviane dos Santos
(Données fournies par l’institution [8]).
-Age
Moins de 18 = 3% ; de 18 a 20 = 4% ; de 21 a 30 = 22% ; de 31 a 40 = 33% ;
De 41 a 50 = 24% ; de 51 a 60 = 9% ; plus de 60 = 3% ; non-réponse = 2%
-Scolarité
Enseignement primaire incomplet = 50% ; primaire complet = 7%
Enseignement moyen incomplet = 11% ; moyen complet = 23%
Universitaire incomplet = 1% ; Universitaire complet = 1%
Sans scolarité = 6% : Non réponse = 1%
- Ethnie ou couleur (déclarée)
Blanche = 44% ; Noire = 16% ; Morena = 17% ; Parda = 16%
Orientale = 0,5% ; non –réponse = 7%
-Emploi
Femme au foyer = 27% : Chomeuse = 24%
Indépendante = 8% ; auxiliaire de nettoyage = 7% ; Femme de ménage = 8%
Retraitées = 5% : Autres = 21%
-Type de violence
Physique = 48% ; Psychologique = 37% ; Sexuelle = 5%
Psychologique/Sexuelle = 2% ; Physique/Psychologique/Sexuelle = 8%
-Temps de violence
Moins de 1 an = 16% ; de 1 a 3 = 28% ; de 4 a 7 = 22% ; de 8 a 11 = 13%
De 12 a 15 = 10% ; plus de 15 = 11%
-Dénonciations
A déjà fait une dénonctiation = 27% ; aucune dénonciation = 73%
-Profil de l’agresseur
Conjoint = 71% ; ex-conjoint = 12% ; quelqu’un de la famille = 11%
Voisin = 4% ; personne inconnue = 2%
-Age de l’agresseur
Moins de 20 = 5% ; de 21 a 30 = 24% ; de 31 a 40 = 40% ;
De 41 a 50 = 24% ; de 51 a 60 = 6% ; plus de 60 = 1%
-Dépendances
Alcool = 20% ; Drogues = 2% ; Alcool + drogues = 3% ; pas de dépendances = 75%
-Revenu total par famille (1 salaire minimum = 300 reais ou 120 Euros)
Moins d’1 salaire minimum : 22% ; de 1 a 2 : 24% ; de 3 a 4 :14 % ; plus de 4 : 19%
-Personne ou agents qui ont indiqué le centre
Ami(e) = 22% ; Agents de sécurité privés : 4% ; Dépliants : 14%
Conselho Tutelar [9] :19% ; associations, mouvements : 17% ; services de santé : 14%
Mairies d’arrondissement : 4% ; Ecole = 3% ; Eglises = 2% ; Justice : 1%
3 - LES RECITS
La forme de présentation des récits oscille entre une chronologie du récit lui-même afin de présenter la richesse des contradictions non résolues présentes dans les personnages, et une chronologie plus objective qui a été rendue possible par la capacité des personnes elles-mêmes à organiser leur histoire.
A..
Née en 1965 dans le Maranhao, d’une alliance entre un père indien et une mère noire, aînée de 6 frères et sœurs, (dans sa famille, de par l’influence de sa mère, militante catholique, les filles étudient, les hommes travaillent jeunes). Sa mère a été l’objet d’un mariage ‘arrangé’ par les familles ; c’est elle qui l’envoie à 10 ans dans une pension de sœurs Capucines où elle est en même temps employée de maison et élève. Elle y reste jusqu’à 25 ans, termine l’enseignement secondaire et un cours d’infirmière auxiliaire qu’elle ne validera pas pour interruption de stage. Vie de pension, loisirs quotidiens et hebdomadaires organisés, elle ne voit ses parents que le mois de juillet. Mais elle n’a pas la vocation religieuse comme l’avait pensé sa mère et elle rencontre un homme avec lequel elle s’installe en 1990 à 25 ans déjà enceinte. Sa famille accepte mal cette naissance. Son mari, dont les familles respectives se fréquentaient avait déjà travaillé à Sao Paulo et ils décident de s’y établir. Elle laisse son fils chez ses parents en attendant qu’ils s’installent à SP. Lui dort sur les chantiers (il est opérateur de ferrages dans le bâtiment) et elle habite en pension. La location d’une maison et la régularisation de sa situation (mariage en octobre 1992) permettent le retour de son fils. Mais le mariage signe son ‘arrêt de soumission’ : elle ne doit plus sortir de la maison.
L’année suivante ils déménagent pour la maison que leur offre un frère de son mari, d’abord locataires puis propriétaires, à l’autre bout de la ville. Plus tard ils iront dans la maison où ils sont actuellement : terrain ’envahi’ ou deux des frères de son mari habitent déjà : avec l’un d’eux ils construisent deux maisons sur un même terrain.
Les déceptions commencent après son mariage car son mari se révèle très possessif et refuse de la laisser travailler. A chaque fois qu’elle trouve un emploi il la violente, même si, a priori, l’emploi est raisonnablement sans risque : par exemple dans une crèche catholique du quartier où elle pourrait en même temps mettre son fils. La vie est aussi infernale quand ils sortent ensemble pour des courses, un cinéma : de retour à la maison, elle reçoit des coups parce qu’elle aurait souri à l’un ou l’autre. Dans la maison même il la soupçonne de laisser la fenêtre ouverte pour parler au voisin. Une nuit il lui prend son appareil dentaire et le jette : elle ne pourra plus montrer sourire si avenant. Un crise de jalousie parmi d’autres accompagnée de coups, en présence de son enfant et de sa mère, qui elle-même en recevra en voulant protéger sa fille, l’amène à se réfugier chez sa mère. Elles repartent toutes deux avec son petit garçon,M, dans le Maranhao en 1997. Elle y reste deux mois et demi et revient avec son fils à Sao Paulo décidée à divorcer.
Cette décision le fait redoubler de violence.. Elle entre en dépression après l’accouchement de son deuxième enfant, une fille, R, née le 14-8-2000. Le fils aîné grandit, perturbé par cette situation, son travail à l’école laisse à désirer, il se laisse entraîner par les collègues de son âge, manque l’école et commence à fumer des joints. Avant que la situation ne s’aggrave elle l’envoie, à 12 ans (2002), chez ses grands-parents. Ce que son mari lui reprochera vivement : mauvaise mère.
Peu avant la naissance de son 3° enfant, (février 2002), un épisode de violence se déroule dont l’un de ses propres frères est témoin. L’un des frères de son mari, qu’ils hébergeaient provisoirement, est réveillé pendant la nuit, lorsque les rêves de ce dernier, toujours de jalousie, le conduisent à la violenter sur-le-champ ; la scène est récurrente, mais c’est la première fois qu’elle est observée par un proche parent de son mari, son frère, qui est obligé de le maîtriser physiquement. L’incident sera clos. Un 3° enfant, un garçon, S, né le 3 avril 2002 ne change rien à sa situation. Une dépression post-accouchement accompagnée d’anorexie l’amène à être hospitalisée.
Un jour de plus grande violence, S.. avait 10 mois, elle appelle la police. Celle-ci vient constater les dégâts (son mari avait détruit tout le mobilier de la maison). Il explique qu’il est jaloux, mais comme il n’a pas d’antécédents judicaires, l’affaire en reste là. Elle-même ne porte pas plainte pour les coups reçus.
Elle repart chez sa mère avec ses deux enfants, se fait soigner et récupère : elle revient à Sao Paulo après 3 mois, sur ordre de son mari qui menace d’aller la tuer, ou la faire tuer, dans le Maranhao. Ces menaces sont si faciles à mettre en exécution dans cette région (comme dans beaucoup d’autres du Brésil) qu’elle préfère retourner à Sao Paulo.
Il n’y a pas véritablement de problèmes financiers dans le couple. Il est devenu chef d’équipe, il y a 8 ans, toujours dans la même entreprise. Elle pense qu’il pourrait déjà être contremaître, mais il est très soumis et respectueux de sa hiérarchie. Cependant il lui arrive de se servir seul à table lui reprochant explicitement sa non-participation à l’entreprise familiale. Les deux frères de son mari et leur mère, qui sont voisins, sont témoins de sa violence ; tous la soutiennent, sans pouvoir l’aider vraiment.
C’est après son second retour du Maranhao qu’elle envisage une riposte de même niveau : elle cache des bâtons dans toute la maison dans l’intention de se défendre. Elle lui dit qu’elle contrôle, à travers les bulletins de paye qu’elle lit en cachette, toutes ses sorties du travail et ses arrivées à la maison, et lui assure (ce qui n’est pas vrai) qu’elle le fait suivre par un ‘détective’. Elle découvre, en contrôlant ses carnets de chèque, qu’il fait des dépenses inexplicables. Et qu’il a une amante, une voisine, mariée et mère de 3 enfants, qui n’est autre que la personne qui venait régulièrement l’aider chez elle après l’accouchement de son deuxième enfant. Elle lui dit qu’elle est allée voir un juge et l’engage à vérifier. Elle répond du tac au tac à ses menaces de mort par les siennes propres. Elle sait et montre qu’elle n’a plus peur.
Jusqu’au jour où ses propres coups, avec les bâtons qu’elle a cachés, l’envoient à l’hôpital où il explique qu’il s’agit d’un accident de travail. Ce nouveau cours l’amène à mieux se contrôler. Elle lui a même conseillé une fois de se soigner sans qu’il réagisse violemment, mais il réplique qu’il agit toujours sous contrôle. Elle observe une amélioration de son comportement vis-à-vis des enfants ; il les amène en promenade, devient plus attentif à eux.. Car ils sont attentifs à elle : le garçon de 3 ans se blottit contre elle devant les menaces du père ; sa fille de 5 ans prend sa défense ou l’implore de se calmer quand elle voit pointer ses crises ; tous deux s’inquiètent avec leur mère de son état lorsque approche l’heure de son retour à la maison. Appuyée par ses enfants et, silencieusement, par la mère et les frères de son mari, elle se reprend à espérer.
Fermement décidée à vivre sa vie dorénavant, elle a pris un emploi bénévole à la réception d’un hôpital pour enfants ; elle espère le transformer en emploi rémunéré et a l’intention de reprendre ses études d’infirmière auxiliaire entreprises en 1987.
Son évolution durant ces 3 dernières années, après la naissance du dernier enfant, a pu également s’appuyer sur un programme implanté dans le poste de santé voisin (le Proasf : programme d’assistance aux familles) dont l’objectif était d’aider les familles ‘à problèmes’ ; elle voit une affiche dans un commerce du quartier et prend contact par curiosité. Même si ce programme a duré peu de temps (les deux dernières années de la gestion du PT, 2003 et 2004), il lui a permis de sortir de son isolement, à parler un peu de sa propre histoire, à écouter celle des autres. Ce qui était impossible à entreprendre avec des voisines du quartier car ‘disputes de couple, personne ne s’autorise à y entrer’. C’est ainsi qu’elle apprend l’existence de la ‘casa Viviane’ où la prise en charge individuelle se révèle plus intense et plus durable si nécessaire, et où la thérapie collective, par le biais du travail artisanal, est également efficace. Ce qui lui assure un tout petit revenu associé au travail qu’elle fait à la maison, sans le dire. Cette respiration nouvelle lui permet de se rendre compte que de nombreuses femmes du quartier se retrouvent dans des situations comparables à la sienne. Elle en a déjà conduit quelques-unes, avec doigté, sur le chemin de la ‘casa’. Elle sait qu’il faut dépasser la peur du conjoint et la dévalorisation de soi. Et que ce processus est long et pénible puisque le sien a duré 12 ans.
C’est après cette démarche que refont surface toutes les ressources dont elle avait disposé, et qu’elle avait oubliées devant son impuissance à faire face à une situation de violence imposée. Elle raconte alors que sa mère a été militante sociale de l’Eglise catholique, qu’elle-même a participé à des ‘clubs de mères’ des Communautés Ecclésiales de Base lors de ses premières années à SP (d’où l’offre du curé de devenir salariée de la crèche). Activité vite étouffée par la violence conjugale et la courte durée de séjour dans ce quartier (2 ans environ). Un déménagement coupe les liens sociaux établis.
A 40 ans, âge où les difficultés sur le marché du travail s’aggravent, elle se reprend à espérer, riche de l’expérience de ce dépassement, décidée à repartir sur les bases acquises avant son mariage. Demeure le problème de la jalousie excessive de son mari.
Re..
Née a Sao Paulo en 1970, 6° de 9 enfants, c’est à l’âge de 13 ans qu’elle encourage sa mère à fuir son père qui la battait ; après avoir habité chez un oncle, elles louent un appartement et sa mère trouve un travail régulier dans une entreprise de nettoyage. Quelque temps après leur séparation le père va rejoindre un collègue dans un Etat du Sud avec 3 enfants, dont 2 resteront définitivement avec lui. Sa mère ira les visiter régulièrement surtout après la mort du père il y a quelques années.
A 15 ans elle connaît son futur mari avec lequel elle va vivre à 18. Il montrait déjà des tendances autoritaires que sa mère, et son oncle, pour qui il travaillait, tentaient de corriger, mais le fait de vivre ensemble les révèle vivement. Sa propre mère lui conseillait de ne pas se marier avec cet homme. Et lorsque sa fille, V, naît en 1988, elle est employée domestique et habite chez la famille de l’employeur avec sa fille pendant 2 ans et demi. Quand elle quitte cet emploi et va habiter avec son mari, à 21 ans, la configuration de violence prend forme. C’est un homme qui aime peu travailler, qui ne boit pas pourtant, mais qui fume. Leurs déménagements à la cloche de bois, pour loyers non-payés, se relient à ses changements d’employeur, toujours dans le nettoyage, pendant 15 ans ; son 2° enfant, un fils, W, naît en 1994. Elle assure toutes les dépenses de la maison, loyer, eau, électricité et reçoit de ses entreprises, des banques la plupart du temps, le ‘panier de la ménagère’. Quand elle n’arrive pas à payer les loyers elle déménage parfois dans les municipalités voisines de Sao Paulo où les loyers sont moins chers ; mais alors les temps de déplacement sont trop longs et il lui faut changer de travail. Son mari manque souvent d’argent de poche, le fils cadet est souvent malade. Elle est aidée par une sœur de son mari, et lorsque son 3° enfant, une fille, Y, naît en 1996, elle peut la mettre à la crèche : l’une de ses sœurs, la seule qui ait une vie stable, qui a renvoyé son mari et n’a pas d’enfants, travaille dans une crèche. Sa fille aînée s’occupe des petits tout en allant à l’école ; son mari, même chômeur, ne l’aide en rien à la maison, ni pour les enfants ni pour les travaux domestiques ; sa mère est le plus souvent dans le Parana pour visiter ses enfants restés là-bas et finira par s’y installer ; elle ne peut compter sur ses autres frères et sœurs qui vivent dans les mêmes conditions qu’elle-même.
Son emploi le plus stable a été de 1998 à 2005 dans une Université ; la sous-traitance des services de nettoiement l’amène à quitter son emploi (la diminution de salaire était de 37%). Les déménagements successifs rendent difficile la scolarité des enfants, malgré les bourses que l’Université offre à ses filles. Elle-même n’a pas terminé la dernière année du 1° cycle des collèges, ce qui lui interdit tout autre travail que celui de nettoyage (ou d’employée domestique). Une solution aurait été d’aller habiter chez sa sœur redevenue célibataire, mais elle savait que son mari l’y retrouverait. Elle a quitté récemment en 2005 le domicile conjugal, après diverses péripéties pour dépister son mari, et se retrouve maintenant dans un ‘abri’ public pour femmes, assez loin du lieu où elle habitait ; les enfants ont changé d’école mais elle vit dans la crainte d’être retrouvée car elle redoute sa vengeance. Avec sa fille, elle l’a vu un jour dans un bar du quartier. Elle se méfie des bus qui font la liaison entre son ancien quartier et le nouveau car il y a des chauffeurs ou passagers qui pourraient la reconnaître ; elle téléphone à la famille de son mari depuis des quartiers éloignés pour le dépister.
Elle a pris cette décision après la perte de son emploi à l’Université et suite à des menaces de violence encore plus appuyées sur les enfants. Elle n’était pas restée sans rien faire durant ces 15 ans de violence chronique : plusieurs visites aux commissariats qui se contentaient d’inscrire ses plaintes sur la main courante, jusqu’au jour où on lui a conseillé d’aller au commissariat de la femme, et ce n’est qu’en ce lieu, à sa deuxième visite, qu’on lui a conseillé d’aller voir la ‘casa Viviane’. Une émission de télévision qui traitait de ce sujet l’a également encouragée. C’est à sa première visite, lorsqu’elle a connu la possibilité de se réfugier dans un abri, qu’elle a pris sa décision. Elle relate alors, mais rapidement comme s’il s’agissait d’un passé révolu, quelques épisodes qui ont marqué cette longue période. Il l’a plusieurs fois menacée de son revolver à la suite de ses retards du retour du travail dus aux difficultés de circulation. A la suite de coups, elle va se plaindre au commissariat et revient chez elle avec la police ; l’attitude provocante de son mari l’amène à subir une correction sur place. Cette intervention accroît sa violence à son égard. Elle a su alors qu’un jour ou l’autre ‘ça tournerait mal’. Son argument était la jalousie, l’insulte raciste aussi (elle est noire et lui blanc) mais elle y voit surtout du cynisme : la stratégie de domination de la femme qui lui gagnait sa vie.
Lorsqu’elle se réfugiait chez l’une ou l’autre de ses amies il la retrouvait toujours en allant attendre les enfants à l’école. Plusieurs fois, pour des motifs futiles (des retards de 15 minutes) il avait insulté, humilié et battu les enfants alors qu’elle était absente de la maison, le garçon comme les filles, mais principalement l’aînée lorsqu’elle devenait adolescente. Elle quittait alors en vitesse son travail pour aller les défendre.
Peu après son accueil à l’abri (2005), elle se découvre enceinte, essaie d’avorter, puis garde ses enfants (ce sont des jumeaux). Elle se décide finalement à ne pas les donner en adoption comme elle l’avait prévu parce que l’un d’eux, né très faible, est resté en couveuse pendant 15 jours et qu’elle s’y est attachée en le visitant tous les jours. Elle gagne sa vie grâce à un travail social de la municipalité, dans une auberge pour ‘sans domicile fixe’ pour 250 R (100 E). Elle pourra les mette à la crèche à 3mois (ils ont 2 mois au moment de l’entretien) et elle pourra rechercher un travail mieux rémunéré, toujours dans le nettoyage. L’aînée travaille dans une crèche privée, elle a 18 ans mais elle a droit à une chambre dans l’abri, près d’elle ; son fils va avoir 12 ans et la famille va devoir trouver une autre solution ; ce qui ne la gêne pas car elle souhaite devenir autonome le plus vite possible en louant une pièce dans ce nouveau quartier où elle a noué beaucoup de relations en reprenant une pente ascendante de sa trajectoire. Sans demander aucune pension à son ex-mari qu’elle souhaite ne plus voir de sa vie.
Les thérapies de groupe l’aident et lui permettent de parler, sans apaiser sa colère contre cet homme. Elle n’a pas d’inquiétude à s’occuper seule de ses enfants ; c’est ce qu’elle fait depuis 15 ans et sa fille aînée travaille déjà. Elle ne conteste pas l’organisation un peu rigide de ‘l’abri’ et en profite pour lire, discuter, s’instruire, parler en toute tranquillité avec les enfants ce qui était quasiment impossible avant. Elle voit ces derniers heureux pour la première fois de leur vie et ne regrette pas un seul instant d’avoir quitté une maison équipée par ses seuls soins de tout le mobilier et les appareils domestiques, et d’être obligée de repartir à zéro. Sa seule inquiétude, c’est qu’il la retrouve.
R..
1- Un premier ‘auto-cadrage’ de R : un enfant plonge dans le mariage.
Née en 1973 à Sao Paulo ; ‘peu d’enfance’ : travaille à 15, mariée à 16 et sa fille, J, naît 3 mois après : ‘c’est là que le drame a commencé parce qu’il a quitté son service’. Phrase sibylline dont on connaîtra le sens plus tard. Avant sa naissance il travaillait comme vigile sans interruption mais sans rester plus de 2, 3 mois dans chaque emploi. Elle habite chez son beau-père ; sa mère la paye pour faire le ménage 160R (60E)/mois. Elle a deux frères aînés et une sœur cadette.
Quand ses parents ont déménagé, son futur mari était son voisin ; elle avait 11 ans et lui 17. Ce fut ‘l‘amour à première vue’ ; il l’accompagnait à l’école. Quand sa mère, alors remariée, l’a su, elle a voulu qu’il la demande en fiançailles pour qu’ils puissent se voir dans sa maison car elle avait peu confiance dans cette famille seulement composée d’hommes (7 frères). Ce qu’il a fait.
Dès les premiers jours de la vie commune, il annonce ‘Je n’aime pas la femme quand elle est enceinte’. Elle dormait sur le sol et lui dans lit. Il ne rejette pas les enfants mais il est jaloux : il la suit partout, elle n’a pas de moment à soi. Et quand sa fille aura un amoureux il deviendra agressif avec son gendre.
2 – L’événement déclencheur : le futur gendre
La crise de violence décisive a eu lieu il y a 3 ans environ, d’abord dans la salle de la maison face à sa fille et son futur mari, et ses 2 enfants plus jeunes, puis dans la chambre où il l’enferme et la bat avec une barre de fer et une clé à molettes, menaçant de la tuer si elle crie. Il l’accuse d’être amoureuse de leur futur gendre et de ne plus s’occuper de lui à la maison… Sa fille se réfugie, avec son amoureux et ses deux soeurs, chez les grands-parents de ce dernier, avertissant, au passage, sa propre mère. Cette dernière arrive, il la menace, et elle appelle la police. Il finit par ouvrir.. Mais R.. ne portera pas plainte parce qu’il l’a menacée, si elle le dénonce, de partir avec les deux enfants plus jeunes (le garçon, 8 ans, la fille, 5 ans à ce moment-là).
3 – ..et derrière lui, la fille
C’est à cette occasion, que sa fille aînée, J, lui ‘apprend’ que son propre père essaie de la séduire depuis un certain temps déjà. Un jour, par ruse, elle le surprend. Avec sa fille elles vont à trois reprises à la Justice pour porter plainte ; les deux premières fois elles se rétractent, la troisième sa fille ose parler. Elle l’en remercie toujours profondément.
Elle raconte alors que sa fille avait des problèmes à l’école... et note quelques moments de crise. Un jour où elles s’étaient réfugiées dans la maison de son frère, il vient les chercher et casse tous les carreaux des fenêtres. Quand il va chercher sa fille à l’école, elle fuit pour l’éviter. Un jour elle trouve refuge dans un abri : elle va, avec son mari, la chercher ; sa fille trouve des refuges provisoires chez la mère et la sœur de sa mère ; elle nourrit une très forte répulsion contre son père. Depuis, dit R, elle le tient à distance, ce qui l’autorise à se passer de contraceptifs.
4 – Une décision liée à sa position de mère plus qu’à sa position d’épouse
C’est sa file, J, qui la pousse à réagir, à aller voir le Conselho Tutelar qui l’oriente sur la casa Viviane. Elle avait peur qu’une plainte à la police se termine par son emprisonnement en face des enfants. C’est 2 jours après la scène de violence décrite ci-dessus que tous trois (elle, sa fille, son futur gendre) font cette démarche et c’est sa fille qui parle la première.
5- Ressources et contraintes du milieu. Son interprétation ; l’impossibilité d’une séparation
Retour sur le passé : elle n’osait pas en parler à sa mère qui aurait certainement réagi et elle en aurait subi des représailles. Paralysée par la présence permanente de son mari, elle ne sortait pas de la maison. Elle vit avec 80R (30E) de Bolsa Familia, 150 (55E) de Renda Minima [10] et 160R de sa mère, plus quelques ménages à l’occasion. Il y a 5 maisons dans la cour de la famille de son mari ; elle ne paie que l’eau et l’électricité. Ne travaillant pas, il lui demande de l’argent, elle dit le lui refuser. Ses enfants l’appuient ; ils ne le respectent plus.
A la Justice, où il a été convoqué, on lui a ordonné de faire une cure de désintoxication avec les Alcooliques Anonymes ; il va aux réunions, prend ses médicaments mais continue à boire comme avant. Elle s’est réinscrite à l’école ; il s’y est inscrit aussi, pour la suivre...
Sur la question de la possibilité d’une séparation comme solution au problème, elle répond d’abord qu’elle vit dans sa maison (la maison de ses beaux-parents), que sa fille va se marier et sortir de cette maison, et qu’elle lui a proposé d’habiter avec elle et ses deux frères plus jeunes (son mari fait pression sur son gendre pour qu’ils partent au plus vite). Elle refuse : il la poursuivrait avec plus de violence, d’autant qu’elle serait proche de son gendre dont il est jaloux. Aller habiter chez sa mère ne résoudrait rien parce qu’elle est trop proche..
6 – L’événement initial de la grande plongée
Elle revient alors sur la première histoire de menace de mort. Avant de se marier, il est témoin d’une scène, à la sortie du train, où R.. montre sa bague de fiançailles à un ami. Il les menace aussitôt de son arme. Ils sont amenés, elle et lui, dans les bureaux du chemin de fer. Libérés, il l’amène jusqu’à la maison de sa famille et il la bat, sous la menace permanente du revolver. Sa mère, avertie, vient la chercher avec son nouveau mari et l’amène chez son père. Un peu plus tard il les rejoint chez son père. Ce dernier appelle alors la police et il est gardé à vue, une nuit ; il est renvoyé de son emploi car il avait utilisé son arme professionnelle.
A ce moment-là elle travaillait dans l’entreprise de confections où il était gardien. Quand ils se rencontrent à nouveau, la semaine suivante, il s’excuse, proteste de son amour et leurs relations reprennent. Sa mère, qui ne voulait pas de ce mariage, l’envoie chez son père dont elle était séparée, et elle sortira de la maison de son père pour entrer dans celle de son mari. Mais il ne recherche du travail qu’occasionnellement, pour acheter de l’alcool, dit-elle. Depuis il fouille la maison et vole l’argent qu’il trouve ; il peut aussi voler ses parents lorsqu’il est en visite ; il conseille à son fils à faire de même..
7 – La pitié et le souhait de la mort.
Depuis peu, 2 ou 3 mois environ, sa fille se prend à avoir de la pitié pour lui ; elle écrit son journal. Elle va se marier dans un mois. Au moment où elle commence à se rendre indépendante de son propre mari, l’appui de sa fille va lui manquer. ’Avec ma fille je parle comme à une amie ; elle va se marier pour fuir cette situation, mais son mariage va-t-il durer ? Elle n’a jamais connu la violence de la part de son père ou du second mari de sa mère, et elle reste soucieuse de l’image de celui qui reste son mari : elle va acheter ses vêtements pour le mariage de sa fille.
Depuis la reprise de ses études, elle a moins peur. La vie de son mari est devenue végétative, il reste des jours entier à dormir, ne se lève que pour boire ou prendre ses médicaments. Il a 42 ans et elle 33. Il consomme tous les médicaments à sa portée, il en vole, il se découvre toutes les maladies, souhaite être hospitalisé. Ses frères ne s’en occupent plus ; il ne prête attention qu’à son père. ‘Longtemps j’ai souhaité sa mort ; maintenant je le plains’. Sa famille déclare qu’elle veut bien de ce destin ; ‘mais ni mon frère ni ma mère ne supporteraient mes enfants’. Argument douteux : ‘j’ai tout fait dans cette maison avec mon argent’. Ce qui est vrai mais la maison est à son mari. Et culpabilité : ‘mes enfants ont souffert, c’est vrai’.
Elle pense se détacher un peu plus de lui quand elle changera de niveau scolaire. L’école, espère-t-elle, lui apportera un meilleur salaire et lui permettra de sortir de la dépendance de sa mère, déjà âgée (53 ans) et diabétique.
Récemment il a sauté le mur de la maison d’une voisine chez qui elle travaillait parce qu’il la soupçonnait d’être l’amante de son mari. Puisque son indécision persiste, est-ce pour cela qu’il croit encore être aimé ? Mais nous n’avons plus de relations sexuelles. Elle se sent coincée par sa volonté de ne pas s’exiler dans un ‘abri’ avec les enfants et la certitude que son mari ne supporterait pas de la voir disparaître avec les enfants. Elle ne peut que souhaiter sa mort naturelle.
8 – L’appui de l’entourage et son indécision personnelle
Tout le monde connaît sa vie, elle habite un quartier central, mais personne, dit-elle, n’intervient. Tout le monde témoignerait en sa faveur si elle demandait le divorce, ses belles-sœurs y compris. Ses frères lui ont proposé de l’aider mais elle ne veut pas faire d’histoires. Ils lui disent qu’elle l’aime encore, mais c’est faux, c’est la peur qui la paralyse. Car il dit ne plus avoir rien à perdre. ‘J’ai pensé l’empoisonner mais je ne le ferai pas, c’est le père de mes enfants’ Elle a acheté du raticide. Mais c’est sa fille qui en a pris et s’est retrouvée à l’hôpital, il y a 3 ans. Et lorsqu’il est allé la visiter, il a tout de suite accusé sa femme de faire la cour au gardien..
9 – ‘Prises de respiration’
Sa seule perspective est d’accroître ses moments de respiration : si elle progresse à l’école il ne pourra la suivre. Quand il veut la suivre quelque part, elle emprunte l’autre côté du trottoir. Elle raconte le plaisir récent de s’acheter des vêtements et de s’habiller comme elle l’entend, le plaisir qu’elle aurait de sortir avec ses enfants d’aller à la plage ou dans les bars.. l’aide permanente de sa mère et surtout de sa fille,.. le temps qui passe et l’urgence d’agir.. dans un avenir sans homme.
10 – Une histoire personnelle ‘isolée’ entre la génération de la mère et celle de la fille
Sa fille a fréquenté récemment la casa Viviane suite à une dépression où avait ressurgi son dégoût des hommes. Quelques entretiens ont suffi pour la rétablir : sa haine pour son père est devenue tristesse, presque compassion. Mais elle est bien déterminée à vivre sa vie et montrer les signes de son indépendance à son nouveau mari. Demeure l’inquiétude de la mère : les possibles excès de la fille, le risque de ce que tout homme, amoureux, gentil et attentionné avant le mariage, devienne possessif, autoritaire et violent après. Quand elle imagine, avec sa fille, ce scénario, cette dernière se réfère à sa grand-mère qui ne s’est jamais laissée intimider par un homme.
Le premier amoureux de J a été obligé de rompre avec elle lorsque sa famille a appris qu’elle aurait pu avoir été violée par son père. L’amoureux actuel, son futur mari, est au courant mais pas sa famille. Quelles pressions subira-t-il lorsque cette dernière, aura connaissance de cette histoire ?
11– Le registre de la plainte, de l’isolement, de l’attente
Retour encore sur ses vols dans la maison, qui concernent même le tout petit pécule de son fils, qui, révolté, le traite de voleur ; sur le fait qu’elle est obligée de se cacher pour aller à la banque toucher l’argent de l’assistance sociale. Le moment actuel est crucial parce qu’elle économise, comme sa fille, pour le mariage ; le seul endroit sûr est dans ses sous-vêtements, de jour comme de nuit : il est à la maison 24h sur 24. Elle sait qu’il ne fréquente qu’aléatoirement son groupe de thérapie, mais elle refuse de l’accompagner les jours de semaine, prétextant de son travail ; elle l’accompagne éventuellement le samedi ou le dimanche. Sa carte d’invalide est périmée, il emprunte celle de sa belle-mère et cette dernière se retourne contre sa fille. Il est devenu totalement dépendant.
Elle n’a pas les moyens de donner de l’argent de poche à ses enfants, à la différence de ses belle-sœurs. Sa famille, les voisins, la propre famille de son mari, montrent leur solidarité en lui faisant cadeau, à l’occasion, de quelques aliments, mais ils se sont fatigués, à la longue, de voir qu’elle ne trouve pas d’issue à sa situation. Combien de fois a-t-elle envoyé ses enfants visiter un frère, une belle-sœur à l’heure du repas ?
Il pourrait très bien se débrouiller comme maçon ; elle lui a même acheté une perceuse, une machine à couper les carreaux de céramique. La première il l’a échangée contre un appareil à faire des grillades et la première semaine il a bien vendu mais il s’est lassé très vite (il laissait la viande brûler pour aller boire au bistrot). Avec la seconde, et l’aide des deux familles il monte un bar ; après une semaine, il commence à vendre à crédit.. Combien de chantiers de maçonnerie a-t-il entrepris qu’il n’a jamais terminés ? Combien d’amis a-t-elle perdu par sa faute ? Elle ne le recommande plus à personne. Ses propres frères ne lui donnent plus de travail. Retour à la case départ : depuis que sa fille est née, il ne fait rien.
12 – Epilogue
Un jour elle avait mis de la mort-aux-rats dans son repas ; au dernier moment elle a jeté l’assiette à la poubelle et il s’en est aperçu ; sans suite, il dit n’avoir rien à perdre.. Entre stratégies possibles et extrêmes, l’inaction.
S..
- I - Prologue
1970. Naissance à Sao Miguel Paulista (Sao Paulo).
Vision d’enfance : ses parents ont toujours dormi séparés, n’a jamais su pourquoi ! ;
Une certaine ‘répression’ et le racisme à l’école privée jusqu’à la 3° série, et l’école publique à partir de la 4° où elle se relâche un peu. Son père a un emploi stable aux chemins de fer, sa mère est ‘vendeuse ambulante de vêtements’ (elle n’a jamais vu un sac de vêtements à la maison).
1975. Naissance de sa soeur, L ; 1980, Naissance de sa sœur, ML.
- II – Une adolescence particulière
1981-82. Sa mère la dispute et la bat violemment après qu’elle ait raconté, naïvement dit-elle, à son père que des hommes viennent la visiter dans la journée. C’est la période des amitiés féminines de l’école, des discussions sur la sexualité, des disputes fréquentes entre ses parents...
1983. Le jour de Noêl, sa mère prépare le repas et s’absente pour rejoindre un amant ; les enfants le passent seul avec leur père, triste ; S se rend compte de tout.
1984. Quelques jours après, une femme, T., vient voir sa mère à la recherche de son mari ; S répond sans détour à ses questions : la mère de S lui avait même aménagé une pièce pour lui dans le jardin. Quelques jours après, surgissent deux hommes à sa recherche ; en son absence, ils mettent la maison sans dessus dessous et volent ou déchirent tous les vêtements masculins (S et ses sœurs sont témoins). La dispute qui s’en suit entre le père et la mère de S conduit au déménagement de cette dernière avec les enfants dans une ville de l’intérieur. Locations non payées ; le père donne régulièrement de l’argent, mais sa mère ne le dépense pas pour les enfants ; le père vient parfois arranger personnellement les choses. Lorsque ressurgit l’amant qui avait été à l’origine du déménagement, S le rejette. Et lorsqu’il se dispute avec sa mère, toujours pour des raisons d’insuffisance d’argent, S en est rendue responsable. Elle souhaite repartir à Sao Paulo avec son père qui les visite et les soutient, mais il lui conseille de rester encore avec sa mère pour s’occuper de ses deux sœurs (9 et 4 ans). Elle devient gardienne d’enfants, puis ouvrière agricole (tomates, haricot, kaki). Elle cesse d’aller à l’école (classe de 5° des collèges).
1985. Elles apprennent que leur père est à l’hopital, empoisonné par la femme avec laquelle il vit. C’est l’occasion pour la famille de se refaire autour du père, à Sao Paulo, près de son lieu de travail ; sa mère ne change pas de style de vie. Elle ouvre un bar, tout proche. Pour S, un souvenir heureux : 3 prétendants le jour de ses 15 ans.
- III – Viol en famille
1986. Le drame surgit avec un neveu que son père a du accueillir sur pression familiale, et qui se révèle paresseux, tortueux, menaçant. Un jour d’absence de son père, en vacances, et de sa mère, en ballade, en présence de ses deux petites sœurs, il la viole ; elle se défend et ne sort du coma que trois jours après, à l’hopital. C’est donc un viol officiellement enregistré qui lui donne le droit d’avorter. Quelques jours après sa sortie du coma, le cousin violeur revient avec un couteau pour la tuer. Son père, présent, la défend et le maîtrise, appelle la police, qui le reprend, mais il a le temps de dire en partant qu’il la tuera.. Et elle refusera d’avorter, alors qu’elle en avait l’intention, au dernier moment, juste avant l’opération. C’est alors qu’un autre amoureux qu’elle avait auparavant repoussé pour alcoolisme se propose de l’épouser et de prendre en charge l’enfant ; sa mère la presse de répondre positivement ; elle ne se voit pas imposer à son père de demeurer avec lui. Le 16-12-86, naît Ca.. ; le 11-1-87 c’est le mariage.
1987. Les tensions entre les 3 personnages (S, son mari, sa mère) sont constantes car son alcoolisme est récurrent ; après un mois de vie du couple chez sa mère, c’est un mois de vie commune entre eux, leur petite fille restant chez sa mère, puis le retour de S sans son mari chez sa mère (elle travaille à l’occasion dans les familles voisines), puis l’arrivée d’un nouvel amant de la mère, une nouvelle cohabitation avec son mari et leur installation dans un autre quartier. Le père, soucieux, loue une maison proche. Le jour de Noël son mari, ivre, casse la maison, les décors de fête, la vaisselle... Son père accourt, les insultes fusent ; la bagarre violente qui s’en suit se termine à l’avantage du père ; son gendre est emmené par la police. Elle apprendra plus tard qu’il y est mort, ce jour-là..
- IV – Entre mère, père, mari
1988. Elle vit avec sa fille, récupère ses sœurs renvoyées par leur mère qui prend un nouvel amant, puis récupère son père, qui n’a pas cessé de l’aider, continue ses petits travaux parmi les familles du quartier. Un jour de visite chez sa mère elle rencontre B.. Ses sœurs vivent d’un parent à l’autre ; sa fille entre elle et sa mère ; B.. l’engage à vivre chez lui avec ses 3 frères ; elle hésite puis accepte. Ses sœurs rejoignent leur mère, sur ‘ordre’ de leur père. Son entente avec son mari et ses frères est difficile ; elle la met au compte du racisme (elle est un peu noire).
1989. Une fausse couche est suivie de la naissance d’un garçon, C.. ; B., son mari, travaille dans une entreprise de tissage, et se trouve partagé entre la fidélité à ses frères et à son épouse, jusqu’au jour où il prend le parti de ses frères, la frappe..
1990. .. elle s’enfuit avec ses deux enfants chez sa mère.. cependant que sa 2° sœur (15 ans) va habiter avec un frère de B.. , aura un enfant, et s’en séparera 5 ans plus tard..
1991. Sa mère est blessée d’un coup de feu par son amant qui s’est toujours montré hostile à ses filles. Elle ne porte pas plainte, disant qu’il s’agit d’une tentative de suicide mais la police certifie que c’est techniquement impossible. Un moment éloigné, il retourne vivre chez leur mère ; ses filles, S.. en particulier, protestent, mais son opposition s’estompe lorsqu’on découvre qu’il a un cancer. Le soutien de leur père continue effectif.
1992. La maladie s’aggrave.. La mère demande aux enfants de la soutenir et tous viennent habiter chez elle, pour les soins palliatifs jusqu’à sa mort. S.. vend à domicile des revues, des produits de beauté. Puis rencontre son 3° mari, Cl.., le premier homme qu’elle déclare avoir vraiment aimé
- V – Le tournant actuel
1993. Leur vie commune est problématique, il vit du trafic de drogue, court les femmes. Quand elle s’aperçoit qu’il vit en même temps avec une ancienne amie d’école elle s’en sépare, puis le rencontre à nouveau, par hasard ? dans une fête.. Il veut reprendre leur relation, elle le voudrait à certaines conditions, les mots deviennent coups, elle rentre chez elle ensanglantée. On l’amène à l’hôpital (fracture du crâne).. A l’hôpital le frère de Cl.., Ce.., vient la visiter et la persuade de ne pas porter plainte..
A sa sortie, son ex-mari Cl.. veut reprendre la relation ; il est chassé au couteau par l’époux de sa sœur. Elle travaille comme employée domestique dans un autre quartier pour changer d’ambiance.. C’est l’année où son père retourne dans le Minas.
1994. Dans le métro elle rencontre Ce.., ils se revoient, s’installent ensemble et se marient selon un rite bouddhiste dans une maison privée. Son frère Cl..(premier mari de S..), et ses autres frères découvrent qu’il s’agit d’elle le jour du mariage.. Elle est mal acceptée, mais N.. une fille naît. Ils vivent dans un autre quartier, elle avec ses trois enfants.. C’est dans ce contexte que sa fille aînée, Ca.. fait sa première fugue à 8 ans (1995).
- VI – Dernière tentative maternelle
1995. Pilotée par la mère de S, la famille ‘envahit’ un terrain à Guaianazes (l’autoconstruction permet d’éviter des loyers), la petite sœur de 14 ans, S, son mari et ses 3 enfants, sa sœur L et son mari (frère de B.. 2° mari de S) et leurs enfants. Elle apprend alors que ces derniers ont engagé une procédure depuis 1992 à son insu pour faire récupérer Cl.. (il avait alors 3 ans) par son père B.. Elle est prise de court, sa mère lui conseille de le laisser partir : elle pourra le visiter. Ses visites seront interrompues par la jalousie de Ce.. qui avait peur qu’elle renoue ainsi avec son ancien mari.
1997. Sa mère meurt d’une pancréatite et son nouvel enfant meurt à l’accouchement
1998. Vif désir d’un autre enfant, ce sera E.., qui aura des problèmes de santé, résolus parce que son père est salarié et a une assurance-maladie par son entreprise. Sa sœur L, séparée de son mari, recherche activement un nouvel homme et reçoit beaucoup de coups de téléphone. Le mari de S.. en prend ombrage et la soupçonne.
1999. Hospitalisée pour pneumonie et insuffisance rénale. A son retour, sa sœur qui a trouvé un autre homme part avec ses enfants.
- VII – Le fonds du puits
2000. Suite à l’assassinat de Cl.. son ex-2° mari, toute sa famille s’installe dans une maison en face de chez eux (Ce.., son mari, est le frère de Cl..). Sa vie devient infernale : elle se sent surveillée du matin au soir. Son mari subit leur influence : plus de télévision, contrôle de ses vêtements, de ses produits de beauté, de ses sorties, l’enfer.. Il perd son emploi, prend l’habitude de la frapper, et elle de se défendre.. Une fille naît ; son mari voulait un garçon.
2001. Une autre fille naît. Elle se fait stériliser. Les histoires s’accumulent : Ce.. est au chômage. . Sur plainte de sa fille aînée, 15 ans, à la suite d’un accident tout à fait involontaire, le conselho tutelar la convoque pour violences sur sa fille ; la police l’accuse, ‘pire qu’un assassin’. Elle n’a rien à se reprocher ; Ca.. revient habiter à la maison. S.. ressent vivement l’absence de sa mère qui l’aurait aidé à traiter tous ces incidents.
2002. Elle devient de plus en plus le bouc-émissaire de sa fille Ca.. L’enfer c’est le relais d’accusations de son mari et de sa fille Ca. S fuit avec ses autres filles, loue un appartement ; elle n’y reste que peu de temps car on lui fait remarquer qu’elle perdra tous ses droits à pension en cas de séparation. Le retour est douloureux ; son mari lui annonce : ‘Maintenant tout sera comme je le veux’.
2003. Les fugues de Ca.. sont de plus en plus fréquentes. Un jour elle se réfugie chez L, sa tante, parce que son beau-père, Ce.., a tenté d’abuser d’elle. S avertit toute la famille de son mari. Puis Ca.. se rétracte ; son beau-père proteste de son innocence. Elle se doute que cette histoire est ancienne, car son mari n’a jamais fait une quelconque remontrance à Ca.. sur ses fugues.
- VIII – L’ouverture
2004. C’est par sa fille N.., 11 ans, qui fréquente l’église catholique, qu’elle reçoit, à son insu, la visite d’une personne de la ‘Pastorale de l’enfant’. Cette personne l’interroge longuement, mais elle proteste que tout va bien ; elle l’interroge sur les hématomes qu’elle a surtout le corps. Elle s’effondre en larmes et raconte. La visiteuse l’oblige à l’accompagner à la Casa Viviane. Elle ira par la suite, en cachette, puis sans se cacher, 2 à 3 fois par semaine.
2005. Par la suite, elle va, seule, à la police spécialisée sur les violences domestiques, à la Justice. Son mari est également convoqué. Il proteste ; des confrontations commencent. Elle s’attend à ce qu’il soit accusé de mauvais traitements. Elle reprend l’école. Il fait en sorte qu’elle ne passe pas des concours publics. Le harcèlement moral permanent ne l’empêche pas de chercher un emploi.
2006. La haine s’installe dans le couple. Mais il ne l’agresse plus physiquement. Il lui dit que si ses plaintes l’amènent à la prison il la fera tuer, car la police ne pourra la protéger 24 h sur 24. Il a une arme à feu. Les filles cachent les couteaux lors des disputes. Elle poursuit l’école, contre sa volonté. Et elle entend bien la poursuivre jusqu’à trouver un emploi. Elle n’a aucun espoir dans un autre mariage. Mais elle pense inutile de porter plainte à la police pour menaces de mort ; elle sait qu’il fait partie d’un groupe de bandits et qu’il y en aura toujours un pour la tuer. La solution de l’abri ne résoudrait pas son problème d’indépendance par l’emploi. Elle a maintenant le soutien ferme de N.. et de ses autres filles, sauf Ca... Elles l’appuieront le jour de son indépendance.
IX –
Elle vend à domicile des produits de beauté, fabrique des bijoux à la maison avec ses 4 filles, poursuit l’école. Son mari assure seulement les dépenses d’alimentation. Na.. est très anxieuse de partir toutes ensemble le plus vite possible. Chaque fois qu’une nouvelle fugue de Ca.. la fragilise, son mari recommence à l’humilier et à la culpabiliser. Ca.. raconte parfois ses histoires de famille à ses amoureux qui éventuellement les rapportent à leurs parents. Ces derniers appellent S.. au téléphone pour l’insulter. Le fils qu’elle a du abandonner à la garde de son père la visite fréquemment et l’aide financièrement. Consciente de ne plus vouloir reproduire l’histoire de sa mère, attentive aux histoires semblables à la sienne dans le quartier, elle voit la sortie du tunnel avec l’appui de ses enfants.
I..
Dixième de 10 frères et soeurs, dont 9 filles, Iris est née en en 1960 em Itaju da Colonia (à 100km d’Ilheus dans l’intérieur de l’Etat de Bahia). Son père est salarié agricole. Sa famille se déplace dans une petite ville voisine (Pau Brasil) lorsqu’elle a 10 ans, ils habitent en pension d’abord, puis son père, toujours salarié agricole, obtient l’autorisation de s’installer sur la fazenda et de cultiver quelques terres. Elle apprend à lire et à écrire dans une petite école improvisée. Etant la dernière elle travaille peu la terre à la différence de ses sœurs, mais le père gère bien la famille et ils peuvent vivre dans une sorte de quasi autosubsistance. Aucun souvenir de faim. Lorsqu’elle a 12 ans, que ses sœurs se marient avec d’autres salariés agricoles, que son père sent ses forces diminuer, que certaines de ses sœurs se plaignent de ne pas être déclarées à l’état-civil, le père vend son cheptel pour faire toutes les procédures d’enregistrement nécessaires et ils vont habiter dans la ville d’Itabuna près d’Ilheus. Employée domestique dans plusieurs familles de la ville, elle reprend l’école, et achète, avec l’aide d’une patronne, une petite maison pour ses parents.
Elle a vécu, dès l’âge de 15 ans avec son premier mari, après avoir été violée par lui, sur injonction de sa mère qui ne voulait plus la garder dans sa maison, alors qu’elle aurait préféré sans hésiter rester chez ses parents. C’est alors qu’elle est devenue ‘triste’. Par la suite, lorsqu’elle sera battue et qu’elle cherchera un refuge dans sa maison, elle refusera toujours de l’accueillir. Tradition bien sûr (une femme ne peut quitter son mari), mais qu’elle trouve profondément injuste pour elle. Elle garde un souvenir amer de sa mère, qui, n’ayant jamais été battue, était peu consciente du problème. Son compagnon se révèle travailleur, buveur, coureur de jupons, violent lorsqu’il a des problèmes avec ses femmes de rencontre, et totalement irresponsable financièrement vis-à-vis de la survie de la famille ; cynique aussi quand il lui fait observer que sa propre mère l’a ‘rejetée’ et qu’elle n’a pas d’autre solution. La naissance d’un enfant, à 20 ans, après deux fausse-couches, ne modifie pas les données du problème. Elle achète un grand couteau de cuisine pour se défendre et le blesse légèrement une fois. Sa violence peut se porter sur l’enfant. Elle regrette rétrospectivement de n’avoir jamais trompé son mari, mais à l’époque elle le respectait malgré sa violence. Elle a des amies qui ont la chance de ne pas être battues. L’espoir de changer de vie l’incite à 22 ans, avec 2 enfants, à partir pour Sao Paulo. Le rêve qui la soutient c’est de gagner de l’argent nécessaire à l’achat d’une auberge dans la ville côtière proche des parents de son père. Son mari la suit, sans aucune perspective apparemment.
A Sao Paulo en 1982 avec deux filles de 1 et 2 ans, après avoir habité (peu de temps) à Maua chez une sœur ‘riche’ ‘qui l’humilie’, elle va chez une autre sœur employée domestique qui vivait seule avec son fils, et toutes deux louent une maison dans une favela de la zone Sud, Jardim Angela, qu’elles quittent, à cause de la forte ambiance de violence qui y règne, pour un autre quartier de la zone Sud (Rio Bonito à Santo Amaro). Leur père les rejoint à la mort de son épouse. Son souvenir lui est précieux : c’était quelqu’un qui savait parler et expliquer. Lorsque sa sœur se marie et que son père décède, elle retourne à Maua, toujours dans la perspective de fausser compagnie à son mari ; sans succès.. Ils déménagent à la ‘cloche de bois’ chaque fois qu’elle n’arrive pas à payer le loyer. La voilà alors dans une favela de Sao Mateus logée par son frère. Elle donne naissance à deux garçons, T en 1984, I en 1985 et fera ensuite 2 autres fausses couches. Son mari vit à ses crochets ; elle tente de le perdre sans l’avertir de ses déménagements, mais il réapparaît toujours. Il lui arrive de dormir dans la rue avec ses enfants. Elle retourne dans la zone Sud pour se rapprocher d’un nouveau travail d’employée domestique, et puis à Sao Mateus dans la zone Est où son frère lui fait une baraque dans l’arrière-cour de sa maison dans la favela. Elle donne naissance à un 5° enfant, un garçon en 1992, et c’est peu après, en 1994, que son mari, qui avait l’habitude de disparaître chaque fois qu’elle était enceinte, disparaît pour de bon.. pour réapparaître 5 ans plus tard, mais pour 3 mois seulement, non sans lui avoir conseillé de prostituer ses deux filles aînées pour soutenir la famille. Elle ne voulait pas le recevoir mais ce sont les Témoins de Jéhovah qu’elle fréquente depuis plusieurs années qui la convainquent.
C’est peu après 1992 qu’elle décide d’aller rejoindre une sœur qui habitait à Guaianazes, lors d’une de ces ‘invasions’ de terrains non occupés, fréquentes à l’époque. Elle était fatiguée de vivre ‘de faveur’ chez son frère qui avait tout fait pour qu’elle donne son dernier enfant à adopter. Elle travaillait depuis quelques années comme agent de nettoyage dans un hôpital : elle fait un accord pour être licenciée et avoir des indemnités qui lui permettent d’acheter les matériaux de sa maison. Elle travaille tous les jours à la construction de sa maison. Le mot d’ordre court qu’il faut faire des maisons en dur, moins facilement destructibles que celles en bois ; elle s’y emploie. Plusieurs fois sinistrée par des inondations elle habite provisoirement dans des écoles alors que le dernier est encore tout petit. L’eau courante et l’électricité sont installées 2 ou 3 ans plus tard lorsque le peuplement se densifie. Et c’est au moment où les rues auront été tracées, où l’eau et l’électricité auront été installées, quelques 7 ans plus tard, que sa maison sera détruite par un faux propriétaire qui a réussi à corrompre la police et la justice. Deux mois plus tard la municipalité déclare ce quartier d’intérêt social ce qui donne l’autorisation de reconstruire mais sans aucune indemnité. Elle reconstruit sa maison comme elle peut et vit de programmes sociaux et de charité, de l’aide parcimonieuse d’un nouveau mari, et tout récemment depuis un mois de l’aide de son fils T, 22 ans, qui a trouvé un emploi dans une entreprise sous-traitante de collecte de déchets. Pour la première fois de sa vie en 2006, à 46 ans, elle fera des achats comme tout le monde dans un supermarché, pour la semaine, avec lui. De temps à autre elle trouve des emplois toujours précaires (réceptionniste, employée domestique, agent de nettoyage).
Après son emploi à l’hôpital, elle avait trouvé un autre emploi comme agent de nettoyage au Tribunal Régional Electoral où elle avait rencontré un autre homme, veuf avec deux enfants, employé de tribunal jouissant de la stabilité d’emploi, avec qui elle a eu un garçon, P, en 1997. Son nouveau mari voudrait qu’elle aille habiter chez lui en laissant derrière elle et sa condition et sa famille (ses filles aînées se seraient débrouillées et se seraient occupées des garçons plus petits), en prenant avec elle seulement leur fils commun. Vexée, car il s’agissait en quelque sorte d’abandonner sa propre famille pour vivre avec quelqu’un de condition plus aisée, vexée aussi de voir la fille aînée de son second mari la traiter comme ‘pauvre’, ce que lui-même ne semblait pas percevoir, elle lui propose, s’il veut habiter avec elle, de laisser également sa fille aînée hors de leur vie commune. Ce qu’il refuse catégoriquement. Il la quitte, lui qui avait voulu la sortir du ‘trou’, en lui attribuant définitivement tous les stigmates de la périphérie. La séparation est cruelle dans le sens où elle se voit renvoyée à ses origines de pauvre alors que lui est riche (elle ne manquait de rien pour elle-même, mais jamais il ne lui a donné un sou pour ses enfants) et il lui a toujours fait sentir leur différence de condition. La séparation sera salutaire aussi parce qu’elle perçoit les travers d’un milieu social relativement aisé qu’elle n’avait jamais fréquenté de si près. Elle attendra un an avant de lui réclamer la pension qu’il lui doit pour son propre fils.
Elle n’avait pu éviter les dépressions ni les visites et même un séjour d’un mois en hopital psychiatrique, internée par son second mari. Cette nouvelle expérience l’engage dans la volonté de lutter et elle se jure de surmonter ses dépressions. Peu de temps après cet événement, ses deux filles rentrent un matin vers 11h d’une virée nocturne. Elle les bat à coup de ceinture et l’une d’elles se rebiffe par un coup de poing et porte plainte devant le conseil de tutelle ; cependant que la seconde l’accuse d’avoir favorisé le viol de sa propre fille (petite-fille de I..) Douleur et interrogation. Cette dernière s’excusera mais plus tard. Elle présente son geste comme celui d’une personne toujours en guerre pour survivre, elle et ses enfants. Sans doute ses enfants se marient, se séparent et reviennent chez elle avec leurs propres enfants (elle a actuellement 6 petits-enfants) mais aucun d’eux n’est tombé dans le monde de la drogue ou du crime. Ayant connu l’hôpital psychiatrique, elle refuse d’entrer dans une nouvelle dépression. L’événement alerte ses voisines et c’est l’une d’elles qui lui fera rencontrer la casa Viviane.
Elle aura toujours travaillé, la plupart du temps dans des entreprises sous-traitantes de nettoyage, pour des hôpitaux ou des services publics, ou dans des usines de produits alimentaires toujours aux fonctions subalternes d’ajoint de production.
Quand elle reçoit, 4 ans après la naissance de l’enfant de son second mari, sa pension, accompagnée des retards de paiement, elle améliore sa maison et en construit une autre pour loger ses filles, toutes deux mères célibataires pourvues de deux enfants. La stabilité de l’habitat est dorénavant assurée. Mais à son âge (43 ans) elle trouve plus difficilement du travail. Une fille et un garçon ont un travail régulier, deux autres n’en ont pas, le cinquième est à l’école, et le dernier lui assure la pension de son deuxième mari.
Maintenant elle fréquente un autre homme, originaire d’un lieu voisin de celui où elle pensait revenir pour acheter une auberge, près des parents de son père. Elle l’a informé de ce projet. Le mènera-t-elle à son terme ?
La violence fait toujours partie d’un horizon immédiat : outre l’épisode de ses filles, cité plus haut, il y a celui de son fils qui, à l’inverse, avait intériorisé la leçon de sa mère ; ne jamais battre une femme. Et il se marie avec une femme qui, lors de son premier mariage avait l’habitude d’être battue et qui considérait qu’un homme qui ne battait pas sa femme n’en était pas un, surtout si, chômeur de longue durée, il ne faisait rien pour devenir voleur ou bandit. Elle le frappe pour qu’il réagisse ; sans résultat. C’est alors que la belle-mère intervient et menace la bru. Leur union durera 5 ans.
La possibilité de parler de soi et d’être écoutée non seulement avec la psycholoque mais avec d’autres femmes qui ont connu des situations semblables ou pires lui permet de réfléchir sur sa propre violence et de la relier à l’événement fondateur que fut la violence de sa mère à son égard. Il lui faut parfois passer sous silence sa propre violence comme réponse à la violence d’autrui quand elle la juge injustifiée, ou parfois la mettre en valeur comme signe d’une reprise de soi.
Noire, elle est consciente du racisme qui l’entoure, elle en a souffert à plusieurs reprises, au travail en particulier (mais jamais dans ses emplois d’employée domestique) et dans la vie quotidienne. Elle dit avoir dépassé, non sans mal, le stade de l’indignation et ne plus en être affectée maintenant qu’elle a récupéré son ‘auto-estima’ (désir de lutter) ; elle met le racisme au compte de l’ignorance seulement. Ce mari qui l’a fait tant souffrir était blanc, mais c’est au compte du caractère et des rapports sociaux de sexe qu’elle impute sa violence. Ce qui la touche bien plus, c’est la capacité d’humiliation dont font preuve les riches face aux pauvres, expérience qu’elle a vécue de manière sociale mais surtout intime avec ce deuxième mari lui-même noir.
A l’heure actuelle elle partage son temps entre les mardis de l’entretien avec la psychologue, les mercredis de l’artisanat à la casa Viviane qui ne lui rapportent pratiquement pas d’argent mais qu’elle fréquente assidûment, les petits boulots occasionnels. Elle reçoit la pension de son dernier fils, P, né de son mariage avec l’employé de justice, qu’elle considère presque comme un soutien de famille, non seulement par l’argent qu’il lui rapporte mais par la force psychologique que donne le ‘petit dernier’ dans les moments difficiles, ce qui lui a évité de sombrer dans la dépression, voire le suicide. Dans la foulée de cette reprise de vie, elle tisse de nouveaux liens sociaux en participant à toutes les revendications du quartier ( (éclairage public, goudronnage des rues, bus scolaires) de manière parfois très active, prenant la tête des revendications. Elle a réussi à persuader sa fille aînée, celle issue du viol et qui l’a frappée, de faire des entretiens psychologiques à la casa Viviane.
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NOTES
[1] La casa Viviane dos Santos, voir annexe 2.
[2] Le district de Lajeado fait partie de la sub-prefecture de Guaianases. C’est l’un des quartiers sensibles de São Paulo : 30% des familles ont un revenu inférieur à 200 reais (80 euros), 20% de familles ont un revenu supérieur à 600 reais (240 euros). Parmi les femmes qui ont répondu à l’enquête, 74% n’ont pas de travail et 20% sont chefs de famille. (Source : Núcleo de Defesa e Convivência da Mulher Casa Viviane dos Santos).
[3] 60% des femmes ont déclaré avoir souffert de violence domestique. Sur 2 ans (2004-5), 122 femmes ont été menacées de mort (couteau, arme à feu ou étranglement).
[4] Cet âge est celui d’un rituel d’anniversaire particulièrement élaboré qui marque pour les filles le passage de l’enfance à la vie reproductive, et donc adulte.
[5] Nous avons écouté une sixième femme, mais par manque de temps, cela n’a pas été possible d’insérer dans cette communication. Elle a 3 enfants et souffre d’agressions verbales et physiques de son mari depuis 10 ans, sans prendre la décision de le quitter.
[6] Les psychologues utilisent le concept de conluio (complémentarité, combinaison) pour rendre compte simultanément de la capacité et du devoir d’adaptation (soumission) de la femme dans sa relation à l’homme, en particulier dans le cadre conjugal
[7] Des spécialistes de la violence domestique masculine affirment qu’ils doivent absolument travailler avec leurs patients dans l’hypothèse et la perspective de la séparation pour obtenir une véritable réflexion de ces derniers.
[8] Données présentées lors du premier anniversaire du centre, en mai 2005.
[9] Le Conselho tutelar est formé de 5 élus par mairie d’arrondissement (sous-préfectures). Les candidats sont des volontaires, généralement membre d’associations, de partis politiques qui peuvent éventuellement former une liste. Les électeurs sont également des volontaires. Les élus (pour 2 ans, renouvelable une fois), sont rémunérés par les pouvoirs publics.
[10] Il s’agit d’um programme d’assistance sociale de la ville de São Paulo de transfert de revenu.