citation
Flora Burchianti,
"« La fresa amarga ». Mobilisations autour des persécutions rencontrées par les travailleuses agricoles saisonnières étrangères dans la province de Huelva (Espagne). ",
REVUE Asylon(s),
N°1, octobre 2006
ISBN : 979-10-95908-05-0 9791095908050, Les persécutions spécifiques aux femmes. ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article491.html
résumé
Les mauvais traitements subis par les travailleuses agricoles dont nous allons parler sont à distinguer d’un phénomène de persécution de grande ampleur, tel que l’on peut le rencontrer lors de certains conflits armés ou dans des territoires où la prégnance de normes traditionnelles condamne les femmes à des persécutions. Ici c’est la conjonction de plusieurs formes de discriminations et de dominations, en raison de leur statut précaire (classe), de leur origine (race) et de leur sexe (genre), qui permet d’employer le terme de persécution.
On parlera donc ici de persécutions en raison du caractère systématique et spécifique des brimades que subissent ces femmes. Systématique car érigé en mode de fonctionnement dans certaines exploitations et étant donné la fréquence de ce type de comportement envers les travailleuses agricoles. Spécifique en tant que ces femmes cumulent une triple domination : femmes, étrangères et pauvres, et subissent par là même une violence physique et symbolique particulière. On parlera aussi de persécution en tant que cela renvoie au répertoire discursif employé par les groupes qui les soutiendront. Toutefois, l’emploi de ce terme discuté au long du texte : est ce un terme valide pour qualifier ce que vivent ces femmes ? Les associations et groupes qui les défendront n’utiliseront pas toujours cet angle de défense.
Mots clefs
Les mauvais traitements subis par les travailleuses agricoles dont nous allons parler sont à distinguer d’un phénomène de persécution de grande ampleur, tel que l’on peut le rencontrer lors de certains conflits armés ou dans des territoires où la prégnance de normes traditionnelles condamne les femmes à des persécutions. Ici c’est la conjonction de plusieurs formes de discriminations et de dominations, en raison de leur statut précaire (classe), de leur origine (race) et de leur sexe (genre), qui permet d’employer le terme de persécution.
On parlera donc ici de persécutions en raison du caractère systématique et spécifique des brimades que subissent ces femmes. Systématique car érigé en mode de fonctionnement dans certaines exploitations et étant donné la fréquence de ce type de comportement envers les travailleuses agricoles. Spécifique en tant que ces femmes cumulent une triple domination : femmes, étrangères et pauvres, et subissent par là même une violence physique et symbolique particulière. On parlera aussi de persécution en tant que cela renvoie au répertoire discursif employé par les groupes qui les soutiendront. Toutefois, l’emploi de ce terme discuté au long du texte : est ce un terme valide pour qualifier ce que vivent ces femmes ? Les associations et groupes qui les défendront n’utiliseront pas toujours cet angle de défense.
I – Transformations de l’économie et de la structure de l’emploi agricoles dans la province de Huelva : emploi massif des travailleuses agricoles des pays de l’Est.
"Miracle agricole" de la fraise et conditions de travail sur les exploitations
La région de Huelva se situe à l’extrême sud ouest de l’Espagne, en Andalousie.
Elle connaît depuis la fin des années 60, grâce au développement des techniques de l’agriculture intensive, une croissance très importante de la culture des fraises. Cette région est devenue la première région exportatrice de fraises en Europe : elle concentre 95% de la production totale de fraises espagnoles, l’Espagne étant lui-même le premier pays producteur de fraises en Europe et le deuxième du monde. La France et l’Allemagne absorbent chacun un tiers des exportations.
Ce "miracle agricole", pendant des serres horticoles de la "mer de plastique" autour d’Almeria dans l’est de l’Andalousie, a pu se faire grâce à la conjonction de deux facteurs : le développement de techniques de production sophistiquées (culture hors-sol, sous serres avec le recours à de nouveaux engrais chimiques) ainsi que le recours à une main d’œuvre bon marché, constituée de journaliers agricoles traditionnellement très présents en Andalousie, mais aussi de plus en plus de travailleurs étrangers, en situation régulière ou non.
Les conditions de travail dans les cultures de cette province sont connues pour être très dégradées. La convention collective qui régit l’embauche des travailleurs agricoles est celle d’Espagne qui leur est la plus défavorable, avec celle d’Almeria [1]. La culture de la fraise oblige aussi les travailleurs à être courbés en permanence et se fait sous serres. Ces raisons expliquent la progressive substitution de la main d’œuvre espagnole par des travailleurs étrangers, disposés à travailler plus durement.
Ces travailleurs saisonniers étrangers représentent depuis la fin des années 2000 la moitié de la main d’œuvre totale. Avant le développement de la contractualisation dans les pays d’origine, un nombre très important d’entre eux se trouve en situation irrégulière. Ces travailleurs sont originaires en priorité des pays d’Afrique du Nord (surtout d’Algérie) puis d’Afrique noire.
Au fur et à mesure que croit le nombre de travailleurs étrangers lors de la saison de récolte de la fraise, se pose le problème de leurs conditions de vie. En effet, le manque de logement se fait de plus en plus criant et avec lui l’accès à l’eau potable, à des sanitaires, à des douches pour les migrants saisonniers. Se développe alors le phénomène des chabolas, des abris faits de bâches en plastiques construites par les travailleurs immigrés au milieu des campagnes environnant Huelva pour s’abriter. Là vivent plusieurs centaines de personnes pendant la saison agricole mais aussi au-delà. De plus, on découvre en 2000, dans l’entreprise Doñana 2000 de Rociana del Condado, une centaine d’immigrés sans–papiers logés dans des conditions indignes et en situation de semi-esclavage. Cette affaire va mettre en lumière la situation des immigrés sans-papiers dans la province et va alarmer très vites les organisations syndicales et caritatives de la région, qui tentent d’organiser l’aide à ces collectifs en difficulté, puis les pouvoirs publics. Le Defensor del Pueblo Andaluz [2] se saisit de la question et produit un rapport et une série de recommandations pour la construction de nouveaux logements [3], la région débloque des fonds pour la construction de logements dans son Plan Integral para la Inmigracion, des réunions sont faites entre les municipalités, les employeurs agricoles et les syndicats. Malgré tout, peu de nouveaux logements sont construits alors que le recours à la main d’œuvre étrangère ne cesse de s’étendre. En 2000, pour protester contre ces conditions de vie et de travail, une première mobilisation a lieu à Lepe, principalement initiée par un collectif sud-américain secondés par quelques marocains. Cette mobilisation sera un succès, les sans-papiers mobilisés seront régularisés.
Développement du recours à la contractualisation dans le pays d’origine (contratacion en origen) et substitution de main d’œuvre.
En 2001, suite à la réforme de la Ley d’Extranjeria espagnole et bien qu’ils existaient déjà auparavant, l’Espagne fait des quotas ou du contingent (contingente) un élément central de sa politique d’immigration. En parallèle, la majeure partie des acteurs de la campagne de récolte des fraises à Huelva s’accordent sur le fait d’y avoir recours de façon importante pour embaucher les travailleurs étrangers saisonniers [4]. Pour les employeurs, l’intérêt réside dans la possibilité de choisir précisément les travailleurs qu’ils désirent embaucher. Ils en ont d’ailleurs une idée assez précise. Ils recherchent des femmes, réputées pour leur plus grande délicatesse dans le ramassage des fruits fragiles que sont les fraises. Des femmes provenant des pays de l’Est de l’Europe (Pologne en priorité, suivi de la Roumanie et de l’Ukraine), selon eux plus travailleuses et moins rebelles que les femmes marocaines qu’ils emploient déjà. Des femmes ayant, de préférence également, une charge de famille dans leur pays, afin que ce type de contrat ne se transforme pas en filière d’immigration durable.
Pour les pouvoirs publics, ce type de contrat présente cet avantage de pouvoir s’assurer de l’embauche d’une main d’œuvre résidant légalement, afin de faire affleurer une grande part de l’économie souterraine et les cotisations sociales qui n’étaient pas perçues jusqu’alors, mais aussi de rejeter les migrants en situation irrégulière dans une situation encore plus précaire pour tarir le flux d’immigrants attirés par la saison agricole et provoquer le départ des autres.
Les syndicats majoritaires, CCOO et UGT [5], se prononcent aussi en faveur de ce type de contrat, permettant de légaliser une grande partie du travail fait dans les champs et de conférer des droits aux travailleurs. De même, les ONG les plus reconnues dans la défense des immigrés acceptent ce principe qui est pour elles une avancée vers le développement de l’immigration régulière, même si elles s’alarment que cela puisse "provoquer le déplacement de la main d’œuvre saisonnière non embauchée dans le pays d’origine, et qui en suivant ce que l’on nomme "la ronde saisonnière" se rend traditionnellement dans notre province" [6]
Ce consensus fait que dès 2001, une exploitation expérimente ce type de contrat en faisant venir 600 femmes polonaises. Dès l’année 2002, ce sont plus de 6000 travailleurs qui sont embauchés.
En 2006, sur plus de 80000 travailleurs saisonniers de la campagne de la fraise, environ 33 000 possèdent un "contrato en origen". Pour le reste, les travailleurs espagnols représentent la moitié des emplois auxquels s’ajoutent quelques milliers de travailleurs étrangers embauchés légalement sur place. Selon certaines estimations, le nombre de travailleurs sans-papiers serait d’environ 3000 en 2004 et de 400 aujourd’hui [7]. Huelva apparaît comme la région pionnière du développement de ce type de contractualisation, absorbant à elle seule la moitié du contingent national alloué à l’agriculture.
En moins de 5 ans, la structure de l’emploi saisonnier a donc totalement changé de visage. Après la substitution d’une part importante des travailleurs autochtones par de la main d’œuvre étrangère à la fin des années 90, celle-ci, traditionnellement composée de jeunes hommes venant du Maroc, s’est vue remplacer par une main d’œuvre féminine venue d’Europe de l’Est.
Pour s’en rendre compte, entre les années 2002 et 2003, la main d’œuvre étrangère féminine cotisant à la sécurité sociale a augmenté de plus de 220% dans la province contre une augmentation de 29% chez les hommes. Les femmes représentent selon ces mêmes statistiques 47% des travailleurs étrangers fin 2003 contre 26% fin 2002.
II - Développement des mauvais traitements contre les travailleuses saisonnières
Dégradation des conditions d’existence des immigrés sans-papiers et luttes sociales.
Le développement de cette forme d’embauche, aura en premier des répercussions sur les travailleurs que les travailleuses des pays de l’Est remplacent.
Déjà extrêmement fragilisé et précaire, l’ensemble des travailleurs étrangers en grande majorité sans-papiers, se voit privé de son seul moyen d’existence. Les associations qui ont pu depuis quelques années tisser des liens avec aux, s’alarment de la dégradation de leurs conditions de vie. Les étrangers, forts de l’expérience de 2000 à Lepe, vont mener une mobilisation d’ampleur dans les rues de Huelva, soutenus en cela des minoritaires, la CGT et le SU, ODITE et des associations d’immigrés, mais aussi par un autre groupe dans lequel se retrouvent les principales ONG ainsi que les syndicats majoritaires. Ils vont progressivement occuper 5 lieux symboliques de la ville et entameront des grèves de la faim. Suite à de nombreuses négociations, le mouvement est aussi un succès, ouvrant même la voie au dernier processus de régularisation d’ampleur nationale de 2001 qui bénéficiera à plusieurs milliers d’immigrants.
Cette lutte, tout en étant un succès et largement soutenue, ne fera qu’accentuer le recours à la main d’œuvre des pays de l’Est de la part des entreprises agricoles qui voit dans cette mobilisation la confirmation de ses craintes envers l’embauche des jeunes étrangers d’Afrique, vus comme une population problématique et conflictuelle.
Aussi, les conditions de travail des femmes nouvellement embauchées et les cas de violences qu’elles subissent passent-ils inaperçus de prime abord pour les associations et les syndicats qui soutiennent les étrangers sans-papiers qui se trouvent dans une situation extrêmement alarmante. Le processus de substitution de main d’œuvre a pour conséquence supplémentaire de dresser durablement les étrangers les uns contre les autres en fonction de leur nationalité [8] en renforçant la discrimination à l’embauche du collectif immigré maghrébin.
Apparition de violences contre les travailleuses des pays d’Europe de l’Est : des violences spécifiques ?
Les statut légal et les garanties offertes par les "contratos en origen" sont sensés offrir aux nouvelles travailleuses agricoles des conditions de travail décentes et un revenu régulier bien supérieur au revenu moyen dans leur pays d’origine. Ces travailleurs bénéficient du logement gratuit fourni par l’employeur. Rapidement pourtant il apparaît que ces conditions ne sont pas remplies par la majorité des exploitants.
Les femmes qui arrivent par les premiers contingents de travailleurs agricoles immigrés se trouvent confrontées à la réalité du système agricole andalou, encore fortement marqué par un système seigneurial qui y a longtemps prévalu. Il est très fréquent que les exploitants agricoles soient ainsi qualifiés encore aujourd’hui, malgré leur transformation en chefs d’entreprises modernes. Cela explique d’une part la piètre qualité des conventions collectives agricoles mais aussi l’arbitraire qui sévit dans les exploitations.
Cet arbitraire s’exprime d’abord au niveau des horaires de travail effectuées par les travailleuses : il n’est pas rare que les femmes se réveillant tôt le matin pour aller travailler soient renvoyées dans leurs habitations sans paiement de journée de travail au bout de quelques minutes, voire de quelques heures de travail. Lors des campagnes de la fraise, en raison de mauvaises conditions climatiques et d’une main d’œuvre trop abondante, les femmes ne travaillent généralement que deux ou trois jours par semaine, ce qui est largement insuffisant pour elles qui sont venues en Espagne afin de travailler sur une courte période pour un salaire supérieur à celui de leurs pays. Il leur est toutefois fréquemment demandé de se tenir à la disposition de l’employeur au long de la journée. Au-delà, les irrégularités sont fréquentes : heures de travail supplémentaires non payées en conséquences, fixation de quantité minimales de ramassage particulièrement importantes, suppression des pauses repas etc.
" Dans cette exploitation, un groupe de 10 femmes de nationalité roumaine ont sollicité notre intervention pour les motifs suivants.
En arrivant sur l’exploitation, on les a informé qu’elles toucheraient 29,33€, ce qui ne correspond pas à la convention collective, mais en plus, au moment de percevoir le salaire de février (9 jours dont 5 jours complets, 2 jours de 5 heures, un jour de 4 heures et un jour de 2 heures) le patron les a payées en liquide. Elles ont observé que les quantités reçues ne coïncidaient pas avec celles promises par le patron, et bien moins que dans la convention en vigueur. De plus, elles ont reçu une attestation qui n’indique qu’une journée de travail, ce qui met en évidence que les huit autres jours de travail ont été travaillés sans être déclarés à la Sécurité Sociale malgré le contrat signé dans le pays d’origine." (souligné dans le texte original) [9]
Ces conditions de travail extrêmement dégradées, sont plutôt la marque d’emplois peu à peu désertés par les travailleurs autochtones et investis par les collectifs en situation de plus grande précarité : femmes et immigrées. Le retour d’une main d’œuvre féminine dans le travail agricole de la fraise marque un retour à la conception de ce métier comme un "métier de femmes" [10] qui fait la part belle à une conception sexuée de leur rôle et qui tend à naturaliser les compétences requises pour ce type de métier. Ainsi la référence constante faite à une délicatesse supposée des femmes pour la collecte des fraises, mais aussi, dans un intérêt tout autre, à leur plus grande docilité et à leur endurance à la tache… Si les femmes polonaises et roumaines se trouvent plus facilement embauchées, c’est parce que les emplois qu’elles occupent sont des emplois désertés par les autres catégories de travailleurs, excepté par les immigrés en situation irrégulière. Elles se trouvent alors exposées à l’expression de violences et de discriminations de la part de leurs employeurs comme de la part de la population autochtone.
Si les travailleuses venues des pays de l’Est ne subissaient pas une discrimination particulière en ce qui concerne leurs conditions de travail, qui sont le lot commun de tous les travailleurs agricoles de cette province, leur statut, tout en étant plus favorable que celui des immigrés sans résidence légale, les place sous la dépendance de leur employeur. Cette situation, renforcée par la forte présence de discours sexués et discriminants, fait que dans de nombreux cas on assiste à un véritable rapport de persécution. Celui-ci se caractérise par l’exercice d’une violence symbolique – et plus rarement physique - marquée (insultes, harcèlement moral et parfois sexuel, punitions…), par le maintien d’une relation de dépendance qui va fréquemment jusqu’à la rétention sur l’exploitation des travailleuses, l’interdiction de parler avec d’autres travailleurs, la rétention de leurs papiers d’identité…
Les procès verbaux élaborés par les syndicalistes du SOC en 2004 relatent fréquemment ce type de mauvais traitements :
"Les travailleuses qui ont été embauchées par contrat dans leurs pays d’origine reçoivent dans l’exploitation un traitement discriminatoire, jusqu’à subir de mauvais traitements psychologiques accompagnés de cris et d’insultes de la part de l’employeur sur les travailleuses. Lors de notre visite dans l’exploitation, quasiment toutes les femmes nous ont indiqué avoir peur du patron qui leur imposait des rythmes de travail excessifs (…)"
"(…) En plus de tout cela, on les punit en les empêchant d’aller faire des courses pendant des jours si elles "se comportent mal", on les contrôle jusque dans leurs propres maisons en allant jusqu’à leur imposer des heures de couvre-feu, contrôlant si elles boivent ou non de l’alcool dans leur habitation, on leur interdit de parler avec les autres hommes de l’exploitation. Quelques travailleuses ont reçu des menaces comme : "Si tu appelles de nouveau un syndicat ou l’inspection du travail, je te tue", selon ce que ces travailleuses nous ont rapporté. (…)"
" Les travailleuses qui ont été embauchées par contrat dans leurs pays d’origine reçoivent dans l’exploitation un traitement discriminatoire (…), amenant l’entrepreneur, le premier jour de travail à utiliser la force avec deux femmes d’origine roumaine afin qu’elles mangent une fraise verte pleine de sable, tout cela pour leur montrer qu’elles ne devaient pas ramasser ce type de fraises"
" (…) Quand une travailleuse remplit moins de caisses que ses compagnes, le jour suivant elle est punie sur leur poste de travail, debout, sans pouvoir travailler et bien sur sans être payée. Ces travailleuses sont exposées à de telles humiliations devant leurs compagnes afin qu’elles soient plus efficaces le jour suivant, chose qui nous parait totalement inhumaine et d’une autre temps." [11]
A ces mauvais traitements répétés et généralisés, s’ajoute une déconsidération des travailleuses des pays de l’Est de la part de la population. Pourtant, l’un des critères qui avait présidé au choix de l’origine de ces femmes est justement attaché à leur proximité culturelle supposée avec les Espagnols, une proximité due en grande partie au partage de la religion catholique. A noter que les discours en la matière sont particulièrement fragmentés, une partie importante de la population attachant des représentations positives vis-à-vis de ces immigrées, notamment par rapport aux femmes marocaines.
Mais très vite les représentations attachées aux "filles de l’Est" leur sont attribuées. Les villageois opèrent une ségrégation vis-à-vis de ces femmes, accusées de séduire les hommes, de chercher à rompre des mariages. Ces femmes seraient dangereuses parce que tentatrices.
" Je suis infirmière et tu ne peux pas te rendre compte du nombre de femmes de l’Est qui sont avec des espagnols. (…) Les gens ont besoin de se créer des relations. Pas la première année, mais pour celles qui viennent deux ou trois années, deux ou trois années de suite… Non ici la grande terreur des gens de Palos, Moguer ou de n’importe quel petit village, c’est que l’on brise des mariages." [12]
Dans ce cadre, la présence de ces femmes dans les villages où la culture de la fraise domine est rejetée et justifie le soutien à l’enfermement dont elles sont fréquemment victimes au sein des exploitations. Ce rejet a donné lieu en 2004 à une manifestation de femmes d’un petit village, Rociana del Condado [13] pour protester contre le comportement des femmes des pays de l’Est.
Cette image des travailleuses agricoles venues de Roumanie ou de Pologne se voit par ailleurs renforcée par le traitement médiatique qui leur est réservé, jusque dans les plus prestigieux journaux espagnols [14]. Ainsi plusieurs articles parus dans le journal El Pais [15] et reproduisant les clichés attachés à la personne des travailleuses agricoles d’Europe de l’est ont donné lieu à une polémique, quoique limitée à quelques groupes féministes. Les travailleuses y font l’objet d’un traitement naturalisé qui tranche avec une analyse de fond sur les mutations du recours aux travailleurs étrangers dans l’agriculture [16]. Cette vision communément diffusée vient alors freiner toute tentative de mise en exergue des mauvais traitements dont celles-ci font l’objet, en opposant ces travailleuses "légales", qui bénéficient d’un contrat et d’un logement aux étrangers sans-papiers africains qui vivent dans la plus grande précarité, sans travail continu et résident dans les "chabolas" qui naissent autour de Huelva.
Ainsi les femmes qui viennent travailler dans l’agriculture se retrouvent elles doublement discriminées. D’une part, elles sont contraintes de subir des conditions de travail indignes accompagnées en de nombreux cas par des mauvais traitements physiques et psychologiques. D’autre part, elle se retrouvent victime d’une discrimination alliant racisme et sexisme et véhiculant des représentations sur les mœurs des filles de l’Est, importées des filières de prostitution dans lesquelles les femmes provenant de pays de l’Est de l’Europe se retrouvent souvent prises.
Si le terme de persécution ne peut s’appliquer à leur situation qu’en forçant un peu le propos, les mauvais traitements dont elles sont victimes en possèdent des traits. En effet, ces exactions ne sont pas des cas isolés mais sont bien souvent érigés en pratiques courantes. De plus, ces pratiques se fixent sur la triple domination que subissent ces travailleuses : domination économique, sexuelle et ethnique. Ce système discriminatoire attire d’autant plus l’attention qu’il s’exerce à l’encontre d’une population issue d’une "immigration choisie" [17], la forme du "contrat signé à l’origine" qui fait l’objet d’un large consensus.
Nous allons voir comment la complexité de leur situation a pu freiner de façon très importante la prise en compte des conditions de vie et de travail des travailleuses venues des pays de l’Est de la part même des organisations qui défendent traditionnellement les immigrés et les travailleurs saisonniers dans la province de Huelva.
III – Difficile mobilisation pour le soutien aux travailleuses victimes de mauvais traitements : l’impossible débouché politique ?
Structure de l’espace du mouvement social : dispersion des organisations et des causes
Au début de la venue de ce contingent de travailleuses des pays de l’Est, les organisations qui défendent traditionnellement de droit des immigrés dans la province de Huelva ont une attitude ambivalente envers celles-ci. Pour ces organisations, le développement des "contrats signés à l’origine" entraîne en premier lieu la dégradation des conditions de vie des collectifs d’immigrés plus précaires, souvent sans-papiers, qui sont habitués depuis quelques années à se faire embaucher pour la campagne de la fraise. Ainsi l’exemple de la venue de travailleuses des pays de l’Est est utilisé bien plus pour dénoncer la discrimination patente des employeurs contre les immigrés venus d’Afrique. Le président du SOC, syndicat qui sera pionnier dans la défense des droits des travailleuses agricoles, déclare ainsi à propos du recours au contingent : "este año los empresarios y el gobierno se fueron a por contratos en origen a Polonia y Rumania y se trajeron a 7.000 mujeres de esos países. Esto ha posibilitado que los 4.000 magrebís que están en Huelva no encuentren trabajo." [18]
Cette brusque dégradation va concentrer les efforts, tant des associations caritatives et ONG que des militants politiques issus de la gauche radicale.
Les premières instaurent un "Plan d’Urgence" en collaboration avec les pouvoirs publics, face à l’engorgement généralisé des dispositifs existants. La mémoire des précédents "encierros" menés par les travailleurs immigrés ainsi que le support des militants regroupés dans la "Red de apoyo" (réseau de soutiens), venant de syndicats de la gauche révolutionnaire (CGT, SU…) et de l’ancienne plateforme contre la Ley d’Extranjeria de 2001, conduit les immigrés à déclencher une nouvelle mobilisation sous la forme d’un encierro, cette fois dans l’Université Pablo de Olavide de Seville. Celui-ci durera une bonne partie de l’été 2002 et se finira en un retentissant échec (entrée de la police dans l’université et expulsion d’un très grand nombre d’étrangers, fracture durable dans le camp des organisations de soutien aux travailleurs immigrés…).
Comme un effet de boomerang, la tenue de ces encierros et la mobilisation des travailleurs sans-papiers conduit à une accélération du processus de "contractualisation à l’origine" le contingent effectivement embauché passant de 7000 en 2002 à 21000 en 2004.
Les organisations ont, elles, du mal à se remettre de l’encierro de l’Université de Séville qui a conduit à un affrontement entre divers secteurs du mouvement social, pourtant déjà relativement peu développé à Huelva. Les organisations et militants faisant partie de la "red de apoyo" se retrouvent marginalisées du fait des accusations de manipulation portées contre eux de la part des autres organisations (notamment les grandes ONG – Andalucia Acoge, Caritas…-, les syndicats majoritaires –CCOO, UGT- et les partis politiques), mais aussi de la part de certains immigrés eux-mêmes qui portent plainte à l’automne 2002. D’un autre coté, les ONG s’investissent dans l’apport d’une aide caritative aux immigrés sans-papiers qui résident toujours dans des villages de bâches en plastique autour des villages ruraux ou la culture de la fraise prédomine.
Le sort des travailleuses d’Europe de l’Est reste méconnu pour la majorité des acteurs, ce pour plusieurs raisons.
Le mode de contractualisation dans le pays d’origine fait l’objet d’un consensus très important parmi tous les acteurs en charge de ces questions. Les organisations patronales comme les syndicats, le pouvoir politique comme les ONG se prononcent pour l’extension du contingent envers les saisonniers étrangers. Pour Fernandez-Miranda, Delegado del gobierno para la extranjeria y la inmigracion [19],“la puesta en marcha en la campaña de la fresa de Huelva de los primeros contratos de trabajadores de temporada a través del sistema de contingente está siendo un éxito, está siendo un éxito de los interlocutores sociales que en definitiva son los que lo hacen realidad” [20]. Les syndicats majoritaires se prononcent pour ce système qui pour eux assure une garantie de droits pour les travailleurs, ce ne sera que face à la volonté patronale de poursuivre l’augmentation du volume du contingent que les syndicats émettront des réserves.
D’autre part, le sort des travailleuses agricole reste méconnu du fait de leur invisibilité. Les logements que leur fournissent les employeurs se situent au milieu des exploitations elles-mêmes. Nous avons dit, de plus, que dans un certain nombre d’exploitations les travailleuses se trouvaient interdites de sortie à partir de huit ou neuf heures du soir. Les rapports que cette population entretient avec les organisations locales sont donc inexistants. De même, elles ne sont pas intégrées aux associations d’immigrés de la ville, du fait du caractère saisonnier de leur séjour. Il n’est donc pas étonnant que les contacts qui seront établis avec les organisations de soutiens aient pu se faire grâce à la médiation du SOC, présent directement sur les exploitations et avec des groupes dans lesquels une ou des femmes parlent espagnol, viennent faire les campagnes depuis quelques années, comme nous le verrons par la suite.
Pour la majorité des organisations de soutien aux travailleurs immigrés, centrées sur la situation dramatique des sans-papiers, les travailleuses venues des pays de l’Est sont en quelque sorte privilégiées : au moins ont-elles un contrat, un salaire, même très bas, et un logement, même en mauvais état.
Ainsi une militante de l’association APDHA, association très impliquée dans le soutien aux immigrés et à la croisée des différents groupes de défense des étrangers fait une distinction entre les deux situations : " Au niveau individuel, les gens nous connaissent et viennent en premier pour que l’on règle la question des papiers, surtout les marocains, les sub-sahariens, tous ces gens qui n’ont pas de "contrats à l’origine". Parce que toutes celles de l’Est en général ont un "contrat signé à l’origine" et ont eu beaucoup de problèmes, ça c’est un autre problème, mais elles ne sont pas sous les plastiques dans les camps comme si c’étaient des bêtes sauvages. Elles au moins ont une grange, un local où vivre, là-bas aussi il y a énormément d’actes de barbarie, énormément de choses mais ce sont deux mondes, tu comprends ?" [21]
Ces facteurs vont peser dans les difficultés que le mouvement de défense des femmes du contingent de travailleurs saisonniers rencontrera en terme de mobilisation et de débouchés politiques.
La difficile émergence des protestations :
"La mujer se ha incorporado mucho a la actividad, tiene sus cartillas agrícolas, va a trabajar la fresa, el melocotón.. Y a la hora de las movilizaciones, las mujeres son quizás más activas que los hombres y mucho más disciplinadas. La incorporación de la mujer a la vida laboral y sindical es importante." [22]
Malgré cette volonté de mobiliser les travailleuses agricoles, les efforts du SOC vont être relativement déçus. Avant toute chose, si la mobilisation a du mal à émerger sur la scène publique sans être disqualifiée, c’est sans doute à cause de l’inexistence collective des femmes qu’elle met en avant, obstacle que nous venons de décrire en ce qui concerne la visibilité de leurs conditions. En effet, malgré des contacts répétés avec les travailleuses de la part des organisations, il n’existe pas d’organisation, même informelle, à même de les rassembler. Ces femmes sont isolées par petits groupes les unes des autres sur les exploitations agricoles et malgré les assemblées organisées, très peu cherchent à s’impliquer dans la défense de leur statut. Les explications sont simples : d’une part, à cause de la surveillance exercée par l’employeur sur l’activité de ses salariées mais avant tout, du fait du caractère temporaire de leur séjour sur l’exploitation. Si une des ambitions des associations consiste à former des structures pour regrouper ces femmes, notamment de la part de l’APDHA Huelva, les organisations seront obligées de faire passer la résolution de cas individuels et concrets avant l’organisation, la lutte et la reconnaissance des travailleuses.
L’émergence sur la scène publique des mobilisations autour des actes de violence commis envers les travailleuses des pays de l’Est va se faire progressivement et sera publicisée par un acteur bien identifié : le SOC. Ce syndicat andalou constitue en quelque sorte le pendant de la Confédération Paysanne en France : affilié à l’internationale des syndicats paysans Via Campesina, c’est un syndicat agricole minoritaire mais son assise est forte auprès des ouvriers agricoles. Devant l’importance en Andalousie du nombre de travailleurs journaliers, son implantation y est particulièrement forte, notamment parmi les étrangers. Ce syndicat s’est déjà illustré à maintes reprises dans la défense des travailleurs agricoles étrangers, notamment dans la province de Almeria, durant les émeutes xénophobes de la ville d’El Ejido. Plusieurs de ses militants, étrangers ou non, y ont fait l’objet d’exactions [23].
Le SOC est la seule organisation qui parvient à nouer des contacts répétés avec les travailleuses agricoles nouvellement arrivées, du fait de sa présence à la fois dans les Oficinas del Temporero (Bureau du saisonnier) qui s’occupent des saisonniers et peuvent leur venir en aide, les informer de leurs droits etc., mais aussi par ses tournées régulières sur les exploitations elles-mêmes.
Le cadrage des violences contre les travailleuses agricoles en problème public [24] est donc effectué par le champ du syndicalisme revendicatif. Dès lors, c’est une vision des persécutions en terme de domination de classe qui est diffusée. Jusqu’à aujourd’hui, en l’absence de nouveaux acteurs venant apporter une redéfinition de ces violences, c’est cette conception qui prédomine. Notre intention est d’énoncer quelques hypothèses pour expliquer pourquoi aucun discours n’est venu remettre en cause cette représentation pour porter une analyse en terme de violence raciste ou en terme de violence sexiste. [25]
Nous avons déjà dit que l’organisation principale qui dénonce des mauvais traitements contre les étrangères est un syndicat ouvrier, le SOC. Ce syndicat est secondé par deux autres organisations syndicales minoritaires, le SU Huelva et la CGT [26] peu implantées dans le milieu agricole. Avec l’APDHA de Huelva, le parti communiste Izquierda Unida (IU) et des associations (Casa de la Paz, Alminar – association d’immigrés, …), ils fondent alors la Mesa del Temporero, une assemblée visant à coordonner des soutiens et des campagnes de mobilisation en faveur des travailleurs saisonniers. C’est au travers de cette assemblée que ces organisations mènent des campagnes de soutien pour les travailleuses agricoles des pays de l’Est.
Les associations qui composent cette entité ont fait partie des associations les plus impliquées dans le soutien aux encierros de travailleurs sans-papiers en 2000 et 2001, même si elles se sont trouvées divisées par le mouvement de 2002 dans l’Université de Séville. Tandis que les militants de la CGT s’y sont fortement impliqués, IU s’est désolidarisé de la Red de Apoyo tandis que les autres associations sont restées sur la réserve, désapprouvant la stratégie adoptée. La constitution de cette Mesa del Temporero est conçue comme le pendant au sein du mouvement social, de la Mesa provincial de inmigracion de Huelva, dans laquelle se retrouvent les différentes administrations publiques, les organisations patronales agricoles, les deux syndicats majoritaires et les grandes ONG (Huelva Acoge, Caritas). Les responsables publics n’hésitent d’ailleurs pas à remettre en cause fréquemment la légitimité de la première. [27]
La Mesa del temporero, ou les associations qu’elle réunit commence alors, à coté du travail qu’elle mène avec les collectifs sans-papiers et sans-logis, à recueillir de façon plus systématique les plaintes des travailleuses agricoles. Deux types d’actions sont alors menées en parallèle : des actions de soutien concret aux travailleuses et d’organisation des travailleuses (organisation d’assemblées, dépôt de plaintes devant le juge, intervention des inspecteurs du travail, médiations avec les employeurs, aide à celles qui ont quitté le travail…) et des actions de mobilisations et de publicisation des violences.
Ce travail militant consiste en premier à médiatiser les plaintes faites par les travailleuses et celles portées par la Mesa del Temporero devant les pouvoirs publics [28]. Cette volonté de mise au jour médiatique des situations peine à se mettre en place et les seuls à rendre compte de ces actions sont généralement les publications (Diagonal, Rojo y Negro – le journal de la CGT…) et les sites Internet alternatifs (Indymedia, Rebelion, La Haine, …)
Certaines des associations (SU, SOC, CGT-A, ACSUR-Las Segovias) publient un livre en 2004, La fresa amarga [29], qui relate la situation déplorable des travailleurs saisonniers et rend compte du système économique qui a présidé aux évolutions de la culture de la fraise. En leur très grande majorité, les exemples de mauvais traitements retenus sont ceux contre les travailleuses de l’Est, principalement roumaines. [30] Ce livre deviendra vite une référence pour les militants (et chercheurs) travaillant sur les travailleurs saisonniers immigrés. La parution de ce livre se fait en même temps que le lancement d’une campagne de boycott des "exploitants agricoles délinquants" cités dans le livre et dans le matériel militant produit par ces organisations.
C’est dans ce type d’action que la dimension "classe" est la plus patente. En effet, très peu d’actions sont menées uniquement en protestation contre ces exactions mais agrègent des revendications globales contre l’exploitation au travail des saisonniers de l’agriculture et/ou sur le sort des immigrés sans-papiers. Le cadrage de ces persécutions est clairement identifié : ces persécutions sont le résultat de l’extension de l’exploitation capitaliste pesant sur les travailleurs agricoles. La contractualisation dans le pays d’origine, le choix de femmes d’Europe de l’Est permettent de s’assurer une main d’œuvre soumise et corvéable.
Après avoir parlé de son action auprès des travailleuses d’Europe de l’Est, le secrétaire d’immigration de la CGT-A déclare ainsi : " Grâce à cela la CGT-A est de nouveau apparue dans les médias comme un syndicat s’occupant d’immigration et du domaine du travail agricole. Un nouveau point important est que nous avons aidé à mettre en évidence la précarité de l’emploi de ce collectif, jusqu’ici ignoré. Jamais avant à Huelva, les conditions de travail de ce groupe n’avaient été rapportées, en rompant le "pacte silencieux" entre CCOO, UGT (les syndicats majoritaires) et les organisations patronales à propos de ces conflits avec les travailleuses avec des contrats signés dans leur pays, un pacte silencieux qui voulait maintenir et augmenter ce type de conditions de travail."
Les analyses en terme de discrimination sexiste ou raciste, quoique présentes en certains moments sont peu exploitées. Pour nous cela est dû à plusieurs facteurs : l’absence d’organisation de défense des droits des femmes dans les organisations qui soutiennent les travailleuses qui seraient plus disposées à imposer une nouvelle lecture des mauvais traitements rencontrés par les travailleuses, mais aussi la valorisation dans le discours public des employeurs, des femmes d’Europe de l’Est, unanimement appréciées pour leur travail, leur sérieux… Dans ce cadre, les dénonciations pour sexisme ont du mal à apparaître sur la scène publique. D’un autre coté, la lecture en tant que persécution raciste a du mal à s’imposer du fait de son usage par les organisations pour rendre publique la situation en dégradation continue des travailleurs africains sans-papiers, mis à l’écart au profit des femmes de l’Est en raison de représentations racistes. Les manifestations de xénophobie et les violences graves qui ont lieu au cours de l’année 2002 contre ces étrangers viennent conforter la prédominance de ce cadrage.
Le répertoire d’action, comme les dénonciations faites par les organisations, n’ont pas offert jusqu’ici une visibilité importante à la cause des travailleuses immigrées des pays de l’Est. Peut il alors exister un débouché politique à des mobilisations ?
Nouvelles opportunités politiques et débouché des mobilisations : une relation complexe.
Malgré les obstacles à la mobilisation rencontrés par les organisations de mouvement social autour de cette question, les conditions de la campagne de la fraise à Huelva commencent à trouver un relatif écho au sein de l’opinion publique espagnole, voire européenne, qui relaye les initiatives d’appel au boycott (sans beaucoup d’effet). Toutefois, le contexte politique des années 2001-2004, deuxième mandat du gouvernement Aznar est marqué par sa dureté en matière de politique migratoire et sa complaisance envers les grandes organisations patronales. La multiplication du contingent alloué chaque année à la campagne de la fraise et les larges dépassements accordés aux employeurs apparaissent suffisamment comme une exception au sein du durcissement généralisé des politiques migratoires de la volonté de fermeture des voies d’entrée légales en Espagne. Dans l’opposition politique, l’administration de la Junta de Andalucia (région) tente d’alerter sur les conséquences d’une augmentation forte des travailleurs étrangers même si elle dit "entendre les demandes des employeurs". Malgré des passes d’armes qui se répètent chaque année, le consensus autour du recours au contingent n’est pas remis en cause.
Le changement en 2004 de contexte politique, avec la venue au pouvoir du PSOE (socialiste) et de son chef, José Luis Zapatero, apporte des opportunités nouvelles de faire déboucher la défense des femmes saisonnières contre les mauvais traitements qu’elles subissent, en action politique. D’autant qu’il fait de la lutte contre les violences sexistes et de l’assouplissement de la politique migratoire deux de ses priorités.
Très vite ces deux réformes politiques font l’objet de concertations avec les organisations de travailleurs, avec les associations de défense des immigrants ou pour les droits des femmes. De cette élaboration sortent deux grandes réformes du gouvernement Zapatero : la réforme du règlement de la Ley d’Extranjeria en ouvrant de nouvelles voies à la résidence légale, tout en réaffirmant avec fermeté la priorité de lutte contre l’immigration clandestine. Le processus de régularisation des travailleurs qui l’a suivi a contribué à une baisse significative du nombre de sans-papiers vivant sous des bâches à Huelva. Toutefois, l’attitude des employeurs agricoles refusant bien souvent la signature d’un précontrat aux travailleurs immigrés a fait l’objet de nombreuses dénonciations. En ce qui concerne les possibles débouchés politiques pour que cessent les exactions commises contre les travailleuses agricoles du contingent, la situation ne change pas. La politique de contractualisation dans le pays d’origine, dont Huelva est une pionnière est au contraire encouragé dans les secteurs qui manquent de main d’œuvre. Le contingent est toujours plus important mais les emplois saisonniers y ont pris une place largement dominante sur les emplois stables proposés. Cette voie d’immigration de travail est toujours privilégiée par les trois acteurs qui influent sur cette politique : les pouvoirs publics, les syndicats, les employeurs. En signe d’ouverture et de prise en compte des protestations contre le caractère raciste de la contractualisation, des expériences pilotes sont faites pour faire venir des travailleurs et travailleuses marocains.
D’autre part, la Loi intégrale contre la violence sexiste votée en Espagne en 2005, se centre sur les violences domestiques subies par les femmes. Si le cas des femmes d’Europe de l’Est apparaît en marge du champ de la loi, en raison du cadrage initial des violences qui leur sont faites, les mouvements qui les soutiennent ne profitent pas de la fenêtre d’opportunité qui leur est ici offerte pour placer ces situations dans l’espace public.
Malgré l’apparition de nouvelles opportunités politiques autour de la question migratoire et de la question des violences sexistes, les exactions dénoncées par les associations n’arrivent pas à émerger sur la scène publique pour être d’une part reprise par des secteurs plus amples du mouvement social, et d’autre part par les pouvoirs publics. Cela est dû en partie à un conflit de cadrage entre les pouvoirs publics et les mouvements (notamment sur le caractère utilitaire de l’immigration légale mis en avant par les pouvoirs publics, synonyme d’exploitation pour les organisations), mais aussi à une impossible organisation de la protestation entre les travailleuses immigrées qui représentent un collectif trop instable.
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NOTES
[1] La convention de 2004 prévoit un salaire de 31€ par journée de travail de 6h30. Les heures supplémentaires sont payées 8,5€ de l’heure… mais cette dernière disposition est rarement appliquée.
[2] Cette fonction correspond à celle de Médiateur de la République mais l’institution est bien plus développée en Espagne qu’en France.
[3] DEFENSOR DEL PUEBLO ANDALUZ, El alojamiento y la vivienda de los trabajadores immigrantes en la provincia de Huelva, 2001.
[4] Ce type de contrat (contrato en origen) est un contrat saisonnier, que l’on peut rapprocher des contrats OMI français, conclu entre les employeurs et les travailleurs lors d’un processus d’embauche directement dans les pays dont les travailleurs sont originaires où les représentants des organisations patronales se déplacent. Le contrat est conclu pour une durée déterminée (souvent trois mois entre mars et juin) mais sans garantie minimale de jours travaillés, ce qui sera la source de problèmes rencontrées par les travailleuses. Il intègre l’obligation pour l’employeur de fournir un logement décent à l’employé. Le financement du voyage est partagé entre employeur et employé, le billet retour étant prélevé sur le salaire.
[5] Les CCOO – Comisiones Obreras est le principal syndicat espagnol, proche des communistes. L’UGT – Union General de los Trabajadores est proche du prti socialiste espagnol, le PSOE.
[6] Huelva Acoge in Rapport 2003 de Andalucia Acoge, p 27 (non publié – traduction propre).
[7] Chiffre élaboré à partir du nombre de personnes vivant dans les agglomérations de "chabolas". Nous pensons ainsi que ce chiffre est sous-estimé.
[8] GUALDA CABALLERO E., "Migración femenina de Europa del Este y mercado de trabajo agrícola en la provincia de Huelva, España" in Migraciones internacionales, vol 2, n°4, jul-dec 2004.
[9] COLECTIVO (CGT, SOC, SU, ACSUR-Las Segovias), La fresa amarga. La situacion de l(s temporer(s de la fresa en Huelva, Atrapasueños ed., Sevilla, 2004, p 100.
[10] PERROT M., "Qu’est ce qu’un métier de femmes ?" in Le Mouvement Social n° 140, 1987.
[11] La fresa amarga, op. cit., pp103-107. Le livre donne des exemples de mauvais traitements lors de la campagne de ramassage 2004. (Traduction effectuée par l’auteur)
[12] Entretien, femme membre de l’APDHA (Assocation pro Derechos Humanos de Andalucia) de Huelva, avril 2005.
[13] GUALDA CABALLERO E., "Migración femenina de Europa del Este y mercado de trabajo agrícola en la provincia de Huelva, España" in Migraciones internacionales, vol 2, n°4, jul-dec 2004.
[14] REIGADA OLAIZOLA A., "Trabajo, género y migración : una aproximación a los discursos sobre las trabajadoras inmigrantes en la prensa española", IAMCR 2004 (http://www.pucrs.br/famecos/iamcr/t...)
[15] Notamment :"Frutas de Huelva en manos polacas", El Pais, 20 février 2003 ; "Vuelven las mujeres de la fresa", El pais, 29 mars 2003.
[16] Agnieszka la jeune polonaise prise en exemple et son amie "sont étrangères et ignorantes du fait que leur venue a bouleversé l’immigration économique naturelle". Celles-ci sont décrites comme "passant leur temps libre à se gorger de soleil ou en discothèque". (traduction propre)
[17] Pour reprendre, en forme de clin d’œil, une expression abondamment utilisée en France pour légitimer le projet de loi CESEDA et qui traduit une conception utilitariste de l’immigration, qui se centre sur l’apport économique des travailleurs étrangers.
[18] "Cette année les patrons et le gouvernement sont allés signer des contrats à l’origine en Pologne et en Roumanie et ont ramené 7000 femmes de ces pays. Cela a permis que 4000 maghrébins qui sont à Huelva ne trouvent pas de travail" Diego Cañamero – SOC 20 juin 2002 (http://www.ainfos.ca/02/jun/ainfos0...)
[19] Délégué du gouvernement pour les étrangers et l’immigration.
[20] La mise en place dans la campagne de récolte des fraises de Huelva des premiers contrats de travail saisonniers à travers le système du contingent est un succès, c’est un succès des partenaires sociaux qui sont ceux qui finalement le rendent possible.
[21] Entretien, femme de l’APDHA de Huelva, avril 2005.
[22] Diego Cañamero – SOC 20 juin 2002 (http://www.ainfos.ca/02/jun/ainfos0...) ("La femme s’est beaucoup intégrée dans le travail, elle a ses cartes agricoles, elle travaille dans la fraise ou la pèche
[23] Voire de meurte : Azzouz Hosni, travailleur agricole marocain de 40 ans et syndicaliste du SOC Almeria a ainsi été tué le 13 février 2005.
[24] Nous faisons ici référence aux processus de "cadrage" tels que théorisés en sociologie des mouvements sociaux par D. Snow (SNOW D. A. et al., "Frame alignment processes, Micromobilization and Movement Participation" in American Sociological review, 51, 1986, p 464-480.) à partir du concept forgé par E. GOFFMAN (GOFFMAN E., Les cadres de l’expérience, Minuit, 1991.). L’usage de la Frame Analysis par les politistes et sociologues a eu tendance à opérer des glissements de sens à partir de la conception Goffmanienne des cadres. Nous tenterons ici de concevoir le processus de cadrage comme une dynamique permettant de "lier des processus de mobilisation et la production historique d’entités abstraites" (TROM D., ZIMMERMANN B., "Cadres et institution des problèmes publics. Les cas du chômage et du paysage" dans Les formes de l’action collective, Editions de l’EHESS, 2001, p282). Voir notamment pour notre sujet : SCHWENKEN H., "The Challenges of Framing Women Migrants’ Rights in the European Union". Revue Européenne des Migrations Internationales, Vol 21 , N° 1, 2006
[25] Notre démonstration nous amène à simplifier le discours des soutiens aux travailleuses immigrées : dans les faits les trois axes de domination (racisme, sexisme et capitalisme) sont conjugués. Mais c’est l’explication économique qui est de loin dominante.
[26] Le SU possède une bonne implantation à Huelva mais n’existe que dans quelques villes d’Espagne, proche de la gauche révolutionnaire, il était à l’origine d’orientation maoïste. La CGT est le troisième syndicat d’Espagne en terme de représentativité, loin derrière les CCOO et l’UGT. D’orientation anarcho-syndicaliste, il est issu d’une scission de la CNT en 1979.
[27] "Los representantes del Gobierno andaluz y los alcaldes han manifestado su extrañeza por la existencia de lo que se está denominando Mesa del Temporero, puesto que no integra ni a los municipios, ni a la administración nacional ni autonómica, ni a los sindicatos mayoritarios ni a las asociaciones ", "Administraciones y alcaldes dicen que no se necesita más mano de obra para la fresa", Adital, 01/04/2005. (http://adital.sigadel.com/services/...)
[28] La Mesa del Temporero denuncia abusos sexuales de empresarios onubenses de la fresa hacia inmigrantes HUELVA, 2 (EUROPA PRESS), 2 déc 2004
[29] La fresa amarga…, op cit.
[30] Le livre là aussi est focalisé sur la dimension économique du système de culture des fraises et ne contient pas de chapitre sur l’immigration féminine, la condition des femmes ou tout autre thème d’étude de genre.