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Enjeux psychiques et destin social du trauma : le chemin de la subjectivite chez une jeune femme ivoirienne exilée en France

Yassaman Montazami

citation

Yassaman Montazami, "Enjeux psychiques et destin social du trauma : le chemin de la subjectivite chez une jeune femme ivoirienne exilée en France ", REVUE Asylon(s), N°1, octobre 2006

ISBN : 979-10-95908-05-0 9791095908050, Les persécutions spécifiques aux femmes. , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article490.html

résumé

L’objectif de cette présentation clinique réside dans la restitution d’une expérience fondée sur une rencontre unique, porteuse des énigmes inconscientes propres à chaque individu pour peu que soient entendues les incidences subjectives de son discours. A ce propos le psychanalyste Fethi Benslama nous met en garde : « le vocable exil n’est ni un état, ni un traumatisme, ni une structure psychopathologique mais plutôt une expérience dans le temps qui met en cause la totalité du sujet dans son existence et dans le rapport à ses signifiants fondamentaux ». Toute approche éthniciste ou mécaniste comporte le risque de stigmatiser le problème central qu’il est censé résoudre, à savoir la nécessité de restituer aux hommes et aux femmes en fuite la possibilité de se ressaisir de leur histoire, garantissant la possibilité d’affronter leur avenir de manière plus responsable et plus libre, conscients enfin des enjeux multiples qui ont contribué à échafauder leur destins. Les aider à revenir sur les traces d’un passé qui seul peut par sa réélaboration et sa réapropriation assurer la prise en main subjective et authentique d’un futur que le statut de demandeur d’asile ou d’étranger rend des plus aléatoires et incertains.

INTRODUCTION

Avant toute chose je souhaiterais évoquer en préambule à cette présentation clinique dans quelle optique se situe la démarche thérapeutique dans laquelle elle s’inscrit. Mon engagement relativement long, en qualité de psychologue auprès des demandeurs d’asiles victimes de persécutions politiques, m’a obligé à définir le champ de cette expérience dans sa pluridimensionnalité et sa complexité (je songe aux dimensions politiques, éthiques mais aussi technique pour ce qui est du cadre de la psychothérapie). Contre toute attente, loin d’attiser ma curiosité pour un exotisme éthniciste fondé sur l’exploration de prétendus différences culturelles, cette pratique a d’emblé imposée chez moi la nécessité de l’écoute du commun plutôt que du dissemblable, balayant de fait toute forme de mise à distance défensive ou réactionnelle que la formalisation d’une « psychopathologie de l’immigration » charrie sous des formes diverses, clinique interculturelles, ethnopsychiatrie etc. Le regard porté sur l’ensemble des données cliniques et l’attention portée aux éléments transféro contre transférentiels s’inscrivent dans une éthique qui s’apparente à celle des psychanalystes, tenants de l’anthropologie clinique, pour lesquels il s’agit de rompre avec un certaine tradition, suspecte de s’appuyer sur des modèles dont la causalité traumatique directe enjoint à des visées adaptatives, entretenant une vision archétypale de l’exil, de la violence ainsi que de la culture dont l’ethnopsychiatrie française a radicalisée certaines postures, en rabattant la dimension imaginaire d’un folklore d’emprunt stéréotypé sur la complexité et la singularité de sujets en état de dépropriation identitaire.
L’objectif de cette présentation clinique réside dans la restitution d’une expérience fondée sur une rencontre unique, porteuse des énigmes inconscientes propres à chaque individu pour peu que soient entendues les incidences subjectives de son discours. A ce propos le psychanalyste Fethi Benslama nous met en garde : « le vocable exil n’est ni un état, ni un traumatisme, ni une structure psychopathologique mais plutôt une expérience dans le temps qui met en cause la totalité du sujet dans son existence et dans le rapport à ses signifiants fondamentaux ».
L’éthique d’une clinique qui se destine à accueillir les plaintes et les souffrances de sujets déplacés, considérés comme étrangers (signifiant qui de nos jours renvoi trop systématiquement à celui d’indésirables) est d’élargir le sentiment de communauté, d’encourager les liens identificatoires ( à commencer par celui qui unit thérapeute et patient) afin de resserrer le maillage humanisant qui a été perforé à l’occasion des expériences multiples, objectives et subjectives de perte, de rejet, d’isolement, de violences et de déshumanisation. Toute approche éthniciste ou mécaniste comporte le risque de stigmatiser le problème central qu’il est censé résoudre, à savoir la nécessité de restituer aux hommes et aux femmes en fuite la possibilité de se ressaisir de leur histoire, garantissant la possibilité d’affronter leur avenir de manière plus responsable et plus libre, conscients enfin des enjeux multiples qui ont contribué à échafauder leur destins. Les aider à revenir sur les traces d’un passé qui seul peut par sa réélaboration et sa réapropriation assurer la prise en main subjective et authentique d’un futur que le statut de demandeur d’asile ou d’étranger rend des plus aléatoires et incertains.

I-7 Histoire d’Amina

Amina est une jeune femme de 27 ans, originaire de Côte-d’Ivoire. Sa demande d’asile a été rejetée par l’Ofpra, bien qu’elle ait été victime de tortures, de viols et de persécutions perpétrés par les autorités, et que toute sa famille ait disparu dans les émeutes sanglantes qui ont agité son pays. Elle a donc fait appel et attend d’être convoquée par la commission des recours pour les réfugiés. Cela fait deux ans qu’elle espère le dénouement de son sort en France. Lors du premier entretien que nous aurons avec elle, elle paraîtra très déprimée et pétrifiée dans un temps qui ne passe pas. Elle nous fera le tableau de sa situation en France : elle est pour l’heure hébergée chez des compatriotes ; une femme plus âgée qui vit en France depuis de nombreuses années l’a prise en sympathie et vient de lui offrir le gîte en échange de tâches domestiques qui consistent à s’occuper de sa petite fille, à faire la cuisine et le ménage.
Amina évoque d’emblée cette petite fille très câline qui la sollicite en permanence et avec laquelle elle n’est pas très à l’aise, car sa présence réveille le douloureux souvenir de son propre fils de 3 ans, qu’elle a dû laisser à l’une de ses amies dans son pays d’origine avant de fuir. Mais le drame est que cette femme a cessé de lui donner des nouvelles depuis bientôt neuf mois et qu’elle a perdu toute trace et toute relation avec lui depuis lors. Cette situation la plonge dans un état de désespoir, le petit garçon restant le seul membre de sa famille dont elle avait des nouvelles régulièrement. En effet, le père d’Amina, qu’elle décrit comme un homme autoritaire et sévère, et avec lequel elle ne semble pas avoir eu de très bons rapports, faisait partie d’un mouvement d’opposition radicale, c’était un militant reconnu et actif. Membre d’une famille influente, il a disparu lors des émeutes, et sa famille soupçonne fortement le gouvernement en place de l’avoir enlevé pour l’éliminer, sans en avoir toutefois aucune preuve tangible. Quant à sa mère, elle serait morte des suites de ses lésions ulcéreuses ; ce triste événement lui a été rapporté par l’amie qui avait la garde de son fils, mais n’ayant plus de nouvelles de celle-ci, elle ne s’autorise pas à accorder du crédit à cette information, ce qui conforte et augmente le nombre de ses incertitudes quant au sort réservé à ses proches. Le cas de son frère cadet est encore plus flou puisque Amina a perdu sa trace quelques jours avant d’être arrêtée ; il était étudiant dans la capitale et partait rejoindre pour les vacances universitaires quelques membres de sa famille dans la province du nord où ils habitaient et qui était aussi un des bastions traditionnels de la résistance au gouvernement en place. A propos du père de son fils, elle reste très évasive, elle n’a pas de nouvelles non plus, ils ont été séparés. Cette relation se semble pas très investie par elle.
Amina se retrouve seule au monde, loin de tout et de tous, rejetée par la mer sur un rivage inconnu, scrutant perpétuellement l’horizon pour y voir des signes qui la renseigneraient sur ses proches ; mais, l’horizon qu’elle questionne restant vide elle devient peu à peu la proie d’incertitudes et de doutes, qui la renvoient à des fantasmes archaïques, faits de craintes d’abandon, de sentiment de culpabilité et de deuils impossibles. Ces mouvements psychiques, étroitement liés à l’exil traumatique et au phénomène de la « disparition », vont être dépliés et analysés au fur et à mesure des séances qui allaient nous réunir à un rythme hebdomadaire.
Amina précise lors de cette première rencontre qu’elle a refusé une place dans un foyer pour demandeurs d’asile, car elle ne supporte pas la proximité des hommes. Elle relie spontanément cette aversion phobique, sans pour autant en faire le récit, au viol dont elle a été victime lors de son arrestation. Elle ne parlera plus de cet événement violent qu’elle n’aura fait que mentionner, ajoutant assez froidement qu’il aurait peut-être été préférable qu’on la tue après cela.
Les séances suivantes sont l’occasion pour Amina de raconter les conditions de sa vie difficile en France. En effet, elle ne se sent pas très à l’aise dans sa famille d’accueil, la « dame », comme elle l’appelle étant très exigeante et autoritaire, lui imposant de nombreuses tâches ménagères, la rudoyant parfois. Amina se sent jugée, incomprise et rejetée. A certains moments, elle se sent aussi très infantilisée, ce qui la renvoie à un vécu œdipien entêtant qui va se déplier à travers ses associations libres au cours des séances. N’ayant jamais réellement pu s’émanciper de leur tutelle, Amina est devenue mère avec l’objectif conscient de s’arracher à ses parents. Son nouveau cadre de vie la confronte donc à ses identifications œdipiennes, comme une répétition pénible des enjeux non soldés de son passé.

1- L’objet à sauver

De manière récurrente, la jeune femme exprime des idées suicidaires, qui révèlent de fortes pulsions d’auto anéantissements qu’Amina justifie ainsi : « Je ne devrais pas être en vie » ; « Je devrais en finir avec ma vie : de toute façon, elle n’a aucun intérêt » ; « Mieux vaut être morte que de vivre dans un tel désespoir. » Elle se décrit souvent debout sur un quai de métro, prête à se jeter sous la rame, jusqu’à ce que lui apparaisse l’image de son fils. Elle se ravise alors, se convainquant qu’il faut vivre, vivre à tout prix pour lui, bien qu’elle considère qu’il n’y ait plus rien de bon en elle, son moi ayant été écrasé par les violences et le traumatisme. Seule la pensée de cet enfant, dernier objet vivant à aimer, entretient les restes de sa libido.
Sylvia Amati [1] a évoqué la récurrence de cet « objet à sauver » chez les rescapés de violences et de tortures, dernier rempart contre le désinvestissement d’objet mélancolique et le retrait narcissique total. Selon elle, les personnes ayant connu ou connaissant encore qui se trouvent encore, comme c’est le cas pour Amina, des conditions extrêmes, ont recours à un type particulier de défense contre les angoisses internes de séparation liées aux pertes. C’est par le biais d’une solution objectale qui consiste à élire, de manière externe ou interne, un « objet à sauver » sur lequel vont se reporter toutes les « capacités fantasmatiques de sollicitude [2] » que les rescapés tentent de maintenir leurs liens libidinaux. Cet objet fait appel aux représentations d’une mère interne contenante. L’objet investi permet ainsi au sujet de s’auto-contenir et de préserver son intégrité narcissique contre la destructivité interne réveillée par le trauma. Etre une mère active, secourable et responsable pour son garçon permet à Amina de restaurer son narcissisme via une forme d’omnipotence, nécessaire pour « séduire son enfant à la vie [3] ». La fonction d’étayage pulsionnel et narcissique caractéristique de « l’objet à sauver » renvoie à la phase dépressive du développement précoce, où « soigner et guérir serait l’idéal du moi de la position dépressive [4] ». Amina maintient donc son intégrité narcissique à travers le désir de retrouver son enfant et d’être une bonne mère pour lui. C’est en son nom qu’elle s’autorise encore à espérer.

. 2- Absence des disparus, absence dans le transfert

Un mois après le début du suivi, Amina trouve enfin le courage d’entreprendre des démarches auprès de la Croix-Rouge afin de retrouver son fils. Cette initiative représente beaucoup pour la jeune femme qui prend cette décision malgré la crainte que lui inspire cette recherche dont elle imagine l’issue tantôt comme la solution définitive à ses problèmes, tantôt comme un échec certain. Cela lui donne toutefois l’occasion de se sentir active, et actrice d’un destin qui s’est emballé et qui l’a entraînée contre son gré vers un pays inconnu, l’arrachant violemment à ses proches. Parallèlement, elle tente de se mettre en contact avec des membres de son réseau politique restés sur place, dont elle espère d’éventuelles nouvelles de sa famille. Ces nouveaux projets qui impliquent lui permettent de renouer avec le monde extérieur, sont le signe d’une mise en mouvement de sa vie psychique, dynamique impulsée par la verbalisation, dans le transfert, des affects liés aux objets perdus brutalement et figés dans un processus d’incorporation mélancolique.
Au constat de l’amélioration relative de son état général, la proposition lui est faite d’intégrer un groupe rassemblant des patients, demandeurs d’asile comme elle, où elle pourrait bénéficier de cours de français et d’informatique, et surtout se resocialiser en tissant des liens avec d’autres personnes partageant son vécu. A la veille des grandes vacances d’été, Amina rejoint donc le groupe tandis que les séances de thérapie cessent pour un mois.
Au retour des vacances, Amina se présente changée. Elle a pris du poids, et n’est plus la jeune personne fluette, presque adolescente, des premiers temps, mais une femme apprêtée, au corps plus présent. De plus ses cheveux, autrefois tressés, sont cachés sous une casquette. Faut-il voir là les premiers effets de l’affiliation à un groupe ? Curieusement cette transformation physique s’accompagne d’une dilution des traits de son visage, qui semblent effacés et fondus dans une expression en permanence atone et figée, comme si quelque chose de sa subjectivité ne pouvait toujours pas tenir face au constat de la disparition de ses proches et aux violences dont elle a été l’objet. Cette métamorphose, qui la rend presque méconnaissable, n’est, bien évidemment, pas sans rapport avec le transfert : quoique Amina n’en dise rien, la longue absence du thérapeute a dû réactiver ses angoisses de perte et de séparation. C’est à la faveur de la reprise des séances que la jeune femme va éprouver le besoin urgent de partager une prise de conscience qui s’est imposée à elle durant l’été. Cette « vérité » qu’elle présente, fébrile, comme une véritable révélation se résume en une auto- condamnation : « Tout est de ma faute dit-elle, les choses sont claires à présent, tout ce qui s’est passé dans ma vie, j’en suis la seule responsable. » La phrase donne le vertige, car elle nous propulse sans transition dans un registre nouveau. Nous passons d’une plainte incriminant un sort inique à un sentiment de culpabilité qui charge le sujet de l’entière responsabilité d’événements qui de prime abord semblent le fait de persécuteurs externes.
Ce brusque revirement, passant du dessaisissement total de soi à la culpabilisation entière, est exemplaire des problèmes posés lors des traitements du traumatisme psychique faisant suite à des violences extrêmes. C’est un mouvement décisif dans cette clinique où l’expression de la culpabilité marque une réaction contre la dépossession du libre arbitre. En se chargeant de la faute, la jeune femme tente de lutter contre la passivation infligée par les viols et les maltraitances subis.
« Cet été, j’ai beaucoup réfléchi à ma vie, à mon passé. Il y a quelque chose dont je ne vous ai pas parlé : c’est l’histoire de mon mariage arrangé. Ma famille a voulu me forcer, quand j’avais 14 ans, à me marier avec un de mes cousins, mais j’ai refusé. C’est à ce moment que les ennuis ont commencé pour moi, car ma famille ne voulait rien entendre. J’ai beaucoup souffert, mais à l’époque je ne le savais pas. C’est aujourd’hui que je comprends ce que tout cela a signifié dans ma vie. Depuis quelques semaines, j’ai l’impression de tout revivre, j’éprouve le chagrin que j’avais étouffé parce que j’étais trop jeune et je que devais me battre pour survivre. » Amina évoque alors le refus catégorique qu’elle a opposé à cette injonction familiale, son obstination et la détermination dont elle a fait preuve pour ne pas se soumettre à cette tradition imposée. « Je voulais continuer à aller à l’école, j’aimais apprendre. Je voyais mes cousines qui s’étaient mariées jeunes sous la contrainte de la famille : elles étaient malheureuses, entre un mari qu’elles n’avaient pas choisi et des enfants qu’elles devaient élever. Je ne voulais pas avoir la même vie. Je trouvais injuste que les filles n’aient pas le droit de choisir leur vie et surtout de ne pas avoir le droit de poursuivre l’école, de faire des études et d’avoir un métier. Je me trouvais aussi trop jeune, j’étais une adolescente, je n’étais pas prête pour tout cela. Voilà pourquoi j’ai refusé, mais j’ai eu tort, j’aurais dû accepter, obéir à mon père et à ma famille. Si j’avais accepté cette vie qu’on me proposait, aujourd’hui je n’aurais pas été séparée de mes proches et rien ne me serait arrivé. »
Grâce à l’espace de la psychothérapie et à travers le transfert, Amina va entamer un vrai travail de reconstruction du passé. La première expression de ce travail psychique « après coup » est donc l’émergence d’un premier souvenir traumatique, à savoir le mariage forcé et le viol qui s’en est suivi. Cette évocation tend une nouvelle toile de fond derrière les violences et les viols subis à l’âge adulte. La mise au ban par sa famille et son premier exil, à l’adolescence, de sa région natale vers la capitale représentent une première expérience de rupture dont les affects ont été partiellement refoulés, pour réapparaître brutalement et douloureusement à la faveur de l’exil forcé en France et des violences politiques qui l’ont précédé. Il a fallu pour Amina traverser au préalable une période de sidération, qui n’aura pris fin que lors de la prise de parole. Le trauma s’organisant toujours dans l’après-coup, nous pouvons considérer que quelque chose d’une historisation des événements de sa vie s’est donc mis en place grâce au récit de soi capté par le transfert. Amina ne vit plus les événements récents (persécutions, torture, disparitions, fuite, éloignement avec son fils) comme des agglomérats dissociés du reste de sa vie et de son passé, mais comme la suite logique, la conséquence d’autres violences et d’autres traumas que le cadre de la thérapie permet d’éclairer sous un nouveau jour. La chaîne signifiante des mots et des représentations est une ébauche de chaîne historique où Amina commence peu à peu à imbriquer les uns dans les autres les éléments disparates qui ont jalonnés sa jeune existence. Le premier traumatisme du viol dans la sphère privée a pu être véritablement saisi dans sa dimension d’effraction et prendre sens à travers les persécutions politiques ultérieures, lesquelles ont rouvert les traces mnésiques liées au mariage forcé, la réalité de la violence à l’age adulte venant découvrir le potentiel traumatique de l’agression subie à l’adolescence. Il en est ainsi de la perte de sa famille et de sa séparation d’avec son fils, qui ravivent l’exclusion initiale, celle qui a été subie à l’adolescence et qui l’a poussée à s’installer dans la capitale afin d’y poursuivre ses études.
Cependant la prédominance du sentiment de culpabilité donne une tonalité douloureuse à ce travail de remémoration traumatique. A travers la reprise de son histoire, Amina commence à se faire des reproches de plus en plus durs et se montre intraitable envers elle-même : « Je me suis trompée, j’ai commis une erreur irréparable. Pourquoi ne me suis-je pas soumise à ma famille comme toutes les autres filles, mes sœurs, mes cousines. Aujourd’hui, elles ne sont pas éloignées de leur famille, déchirées au fond d’elles-mêmes comme moi je le suis. Tout est de ma faute, même mon engagement politique, j’en ai trop fait, et cela aussi parce que je voulais prouver à ma famille qui m’avait reniée et rejetée que j’étais quelqu’un de valable. C’est la raison pour laquelle je me suis jetée à corps perdu dans la lutte, j’aurais pu me contenter d’aller aux réunions, mais moi il me fallait plus, je voulais m’investir totalement. Tout le monde me connaissait dans le quartier, j’étais plus qu’une sympathisante, j’étais une militante active et reconnue. Tout cela pour eux ! Pour ma famille, pour qu’ils soient fiers de moi. C’est aussi pour cela que j’ai été arrêtée, car on me connaissait, c’est pour cela que j’ai été torturée et violée. J’aurais dû écouter mon père, rester dans la tradition plutôt que de me rebeller, ils avaient raison et moi je ne savais rien. »
Ce sentiment intense de culpabilité évoque le registre œdipien, par la convocation d’une figure paternelle aimée et redoutée. L’ambivalence des sentiments oriente le traumatisme vers un début de triangulation. La réalité du viol ouvre une scène fantasmatique où la jeune fille paye la faute de son insoumission et, au-delà, de son désir envers le père. Les représentations œdipiennes inconscientes et refoulées permettent les premières liaisons entre l’effroi éprouvé au moment du traumatisme et des affects plus singuliers liés à un passé infantile. Ce versant masochiste de la culpabilité œdipienne permet d’érotiser l’événement en liant les pulsions de vie aux pulsions de mort, empêchant ces dernières d’alimenter une détresse envahissante et menaçante.
La refus d’Amina de se plier au mariage arrangé traditionnel peut être versé sur le compte de la « crise d’adolescence », scène sur laquelle vont se rejouer tous les éléments œdipiens de l’enfance sur fond de potentialité sexuelle effective. La complainte lancinante qui va ponctuer dorénavant ses séances, à savoir : « J’aurais dû écouter mon père », condense à elle seule toute la problématique de l’attachement et du désir pour le père, refoulé, transformé en hostilité, dans un mouvement d’ambivalence, et donc de rejet de ses principes ainsi que de ses prescriptions éducatives. Par cette régression, Amina tente de se protéger contre la violence des pulsions. Cette régression l’amène vers un stade plus infantile et archaïque de soumission à un père omnipotent. Ce fantasme de retour à une position infantile de petite fille obéissante est un refuge pour cette jeune femme assaillie par l’angoisse générée non seulement par les pertes cumulées, mais aussi par la réactivation de sa propre destructivité et de ses affects de haine, réveillés par les violences subies. Ce sentiment de culpabilité est également alimenté par la situation réelle de son père, dont elle craint qu’il n’ait été exécuté.
Amina ne parvient pas encore à distinguer la réalité des violences externes, de celle de sa violence interne, raison pour laquelle elle attribue de prime abord les catastrophes qui se sont abattues sur elle, à ses « erreurs » plutôt qu’à la violence d’Etat.

3- La violence de la tradition, une couverture pour le sujet en péril

Une autre dimension de l’analyse psychosociale de ce cas est le conflit qui semble opposer en la personne d’Amina le sujet de la modernité et le sujet de la tradition, que recouvre la dualité émancipation/soumission. Cette mise en tension stéréotypée qui se joue dans le destin d’Amina par le biais de cette proposition de mariage et par le refus qu’elle y oppose cache une autre réalité plus complexe, qui est touche à la subjectivation d’un individu pris dans des conflits psychiques et sociaux. Il est indéniable qu’Amina s’est trouvée aux prises avec une force arbitraire qui a tenté, par le biais des anciens de la famille, de lui imposer des choix sans s’en référer à son désir, trouvant ses soubassements dans une tradition séculaire, garante de la moralité et de la transmission d’un certain ordre social immuable et intangible. Pour autant on se gardera de confondre subjectivation et insoumission. Entendre ce qui se joue réellement suppose de dépasser cette croyance qui ferait d’Amina une passionaria malheureuse de la lutte moderne pour l’émancipation. Il s’agit plutôt de voir de quelle manière celle-ci s’est emparée d’un désir, tout à fait légitime et compréhensible, d’autonomisation, afin de se construire une subjectivité, quel qu’en soit le prix. Pour cela, il convient de suivre les pistes identificatoires qui ont jalonné l’histoire de la jeune femme et qui se révèlent être de précieuses indications quant aux aspects positifs et négatifs de ses montages identitaires.
Quelle est donc la base de son insoumission à sa famille ? Intriguée par la volonté et la détermination dont elle a fait preuve afin de lutter pour ses droits et sa liberté, je la questionne à propos de ses parents : quels étaient leurs principes, leurs opinions, quelles furent leurs réactions respectives face au comportement de leur fille ?
Amina décrit sa mère comme un soutien indéfectible, ayant encouragé sa fille dans sa décision, ne l’ayant jamais mal jugée, allant, au contraire, jusqu’à l’accompagner à la capitale, où elle s’est installée avec sa fille jusqu’à la fin de ses études secondaires. Cette femme aurait elle-même fait l’expérience, comme la plupart des femmes de leur région, du mariage arrangé et précoce, au point de ne pas cacher la souffrance et les sacrifices que cette situation conjugale représenta pour elle. Amina pense que sa mère a approuvé chez sa fille ce choix qu’elle-même ne fit pas au même âge, lorsqu’il lui avait fallu se plier à la coutume. Pour Amina, il est donc très difficile d’éprouver du ressentiment à l’encontre de cette femme qui s’est sacrifiée pour elle. D’ailleurs, l’annonce du décès de celle-ci la plongera dans un état de stupeur et de deuil figé, renforcé par ses doutes quant à la véracité de l’événement. On ne s’étonnera pas, en conséquence, d’assister à un glissement de la rivalité œdipienne vers la femme chargée de garder son enfant, dont elle est sans nouvelles, ce qui l’incite à imaginer que celle-ci le lui a volé, hypothèse d’autant plus vraisemblable pour elle que la supposée ravisseuse est frappée de stérilité.
Dans la personne de cette mère aux désirs d’émancipation non assouvis, soutenant ceux de sa fille contre l’avis de la famille, apparaît ainsi une nouvelle figure d’identification pour Amina, appui essentiel à son opposition aux diktats culturels.
Concernant son père, Amina décrit un homme tiraillé entre les nécessités de la tradition et des velléités d’émancipation à l’occidentale, notamment quant à la manière d’éduquer ses enfants, appliquant les préceptes très stricts de son frère aîné (dans la mesure où, après la mort de leur père, celui-ci était devenu le chef de famille), tout en admirant les familles haut placées qu’il fréquentait par le truchement de ses activités politiques, dont les enfants, y compris les filles, étaient tous scolarisés. C’est, du reste, l’influence de ces fréquentations qui l’a poussé à inscrire sa fille au lycée.
C’est en partie par une identification à l’ambivalence paternelle qu’Amina éprouve des difficultés à assumer pleinement une identité de jeune femme émancipée des contraintes de la tradition et affranchie de l’inégalité entre les sexes, car cette volonté d’indépendance ne la dispense pas de se représenter la soumission aux usages et aux coutumes comme un état idéalisé, expurgé de toute conflictualité et préservée de la violence, fantasme qui lui permet de se réfugier dans un espace imaginaire, hors temps, d’où serait évincé sur le mode de la pensée magique, le traumatisme, la ramenant à l’état de petite fille soumise au désir et à la loi du père.
Le trauma a ainsi donné une tonalité nouvelle à ces identifications, qui sont soudain apparues comme une réserve de culpabilité, levant le voile sur des conflits inconscients sous-jacents, consécutifs à une succession de contre-investissements. La mise en échec de l’émancipation se fait alors par le biais d’une attitude sacrificielle, qui reproduit le comportement de cette figure démissionnaire et douloureuse qu’incarne la mère.
Sans entrer dans une discussion éthique quant au bien-fondé ou non des velléités d’émancipation de cette jeune femme issue d’une communauté musulmane traditionnelle d’Afrique de l’Ouest, il convient de prendre en compte les intrications du fantasme et de la réalité sociale que son cas illustre, afin de les dénouer. En pleine effervescence politique, il s’agit plutôt d’analyser les représentations singulières issues de cette psychothérapie qui pourraient donner sens à son parcours tragique. Une erreur serait de décharger le patient de son sentiment de culpabilité en imputant sur un mode victimaire tout son malheur à une cause extérieure ; loin d’ôter la culpabilité inconsciente, et même consciente, cette objectivation de la souffrance ne pourrait que la renforcer et surtout, comme le rappellent Michèle Bertrand et Bernard Doray, « rendre le malheur irrémédiable, puisque le passé est irréversible, et que changer le monde dépasse largement le pouvoir d’un seul [5] ». La tentation de décharger Amina de sa part de responsabilité dans le tour tragique de son destin l’aurait dépossédée de sa part intime, d’une partie d’elle-même, celle sur laquelle elle peut encore exercer une emprise, et qui lui laisse une marge de manœuvre possible. Comme le dit Conrad Stein « à mettre l’accent sur le facteur ‘‘ éxogène’’, on ne permet pas au patient d’avancer d’un pas. La vérité absolue en effet dépossède le patient du trésor qui est caché dans le processus de son analyse ; elle le dépossède de son pouvoir mythopoïétique, c’est-à-dire, en un sens, de son inconscient. A l’opposé on sera le témoin d’une transformation décisive chaque fois que, fondant sa vérité à lui, le patient aura pu établir qu’il est à l’origine des actes dont il a eu à souffrir [6] ».
Précisons toutefois que, dans les cas de traumatismes graves et de violences extrêmes, il serait tout aussi violent de faire endosser au seul patient la responsabilité des actes qui l’ont fait souffrir, puisque tel n’est pas le cas. Il importe néanmoins de l’aider à prendre conscience de la manière dont ces événements ont influés sur ses pensées et sur ses actes, qui eux, ressortissent dans une certaine mesure à l’expression de son libre arbitre.

4- Identification à l’agresseur

Entre les deux épisodes traumatiques, Amina, comme tant d’autres sujets victimes, a réussi à maintenir ses investissements sur le mode du clivage du « moi ». Par suite de la tentative de mariage forcé, puis du viol perpétré sur elle par son cousin, elle a scindé son psychisme en deux, une partie continuant à vivre et à se développer dans le déni de la blessure, et une autre, subsistant, apparemment détruite, mais prête à se réactiver à l’occasion de chocs ultérieurs. Ce clivage traumatique de sa personnalité lui a permis de poursuivre ses études sans sombrer dans le vécu dépressif larvé, lié à son exclusion familiale. Plus tard, elle a rencontré l’homme qui allait devenir le père de son enfant et a entretenu avec lui une liaison amoureuse de quelques années.
Concernant la séparation avec son fils, Amina éprouve un anéantissement total, car cet enfant représentait « tout pour elle ». Au désespoir et au chagrin d’être loin de lui succède bientôt la culpabilité. Peu à peu, elle se reproche de l’avoir abandonné. Face à mon étonnement, la jeune femme me rapporte que, au moment de fuir, elle aurait pu faire l’emmener, mais que, après mûre réflexion, elle avait décidé de partir seule, pour ne pas exposer son enfant au risque qu’elle prenait en quittant son pays. Nous remarquons à quel point il est douloureux pour elle de se vivre comme une mère non seulement qui n’est plus capable de protéger son enfant, mais qui peut être potentiellement dangereuse pour lui, notamment à cause de ses activités politiques. Cette mise en péril de son entourage est, du reste, une des raisons qui l’ont incité à fuir le pays. En s’identifiant à une mère dangereuse pour son fils, elle renoue avec les liens conflictuels qui l’ont toujours unie à sa propre famille, s’accusant ainsi, sans en avoir réellement conscience, de reproduire la persécution dont elle a été l’objet. « Plus tard, mon fils va penser que je l’ai abandonné, comme ma famille l’a fait avec moi. »

5- La mélancolie traumatique

Ces multiples pertes ont plongé Amina dans une forme de mélancolie, où prédomine la fixation du temps ainsi que la sidération. « J’ai tout perdu, c’est trop, je suis sidérée moi-même par l’ampleur des dégâts. » Le soutien psychologique devra donc tendre à maintenir chez la jeune femme des investissements narcissiques et objectaux viables, le temps de son éventuelle régularisation, afin de lui éviter de sombrer dans une mélancolisation qui a déjà commencé et qui ne laissera bientôt plus de vitalité à un moi asphyxié par les pertes et par la culpabilité, ainsi que le suggère cette phrase : « Aujourd’hui, je n’ai plus d’espoir. » C’est ce qu’il s’agira de maintenir éveillé, ce « je » qui énonce sa propre désespérance.

6- Reprise de l’identification par le groupe

Et pourtant, dans ce chaos, l’intégration dans un groupe d’insertion mis en place par l’institution et composé de demandeurs d’asile comme elle, commence à offrir à Amina des opportunités de liens objectaux et d’identifications qui vont lui assurer un certain soulagement psychique. Les premiers temps ne seront certes pas faciles, Amina se montrant très réticente à l’égard des autres membres du groupe, préférant les rejeter plutôt que d’être rejetée. Etre entourée ravive en effet douloureusement en elle des souvenirs de réunions familiales. Ces souvenirs, que je prends dans un premier temps pour des souvenirs idéalisés d’un foyer chaleureux et aimant, vont se révéler en fait recouvrir une réalité tout autre, celle de la famille rejetante, unie dans la vindicte dirigée contre elle. Les premiers jours, ces aspects très persécuteurs ont donc retenus Amina d’aller spontanément vers les autres et de se lier. Parallèlement, le suivi psychologique et le cadre des séances lui permettant d’énoncer ses difficultés, elle commence à parler à d’autres jeunes femmes, à établir des relations individuelle, qui vont lui permettre finalement d’accepter le groupe et de participer pleinement aux activités collectives. Progressivement, ce groupe devient un havre pour elle. Elle y peut mettre en commun des pans de sa vie, quoique sans entrer dans le détail des confessions, et parfois même s’identifier à quelques personnes. « Telle jeune femme, je l’apprécie vraiment. Elle m’a dit qu’elle avait un enfant au pays ; je n’en sais pas plus, mais je me sens proche d’elle, je me dis qu’on pourrait se comprendre même si on ne se dit pas tout. »
Certains membres du groupe, par le support identificatoire qu’ils représentent pour elle, du fait d’un vécu similaire au sien, vont lui offrir la possibilité d’imaginer un avenir, ce qui lui était jusque-là totalement impossible. « Lorsque je vois les anciens du groupe qui viennent nous rendre visite pour nous soutenir, cela m’encourage, car je vois qu’ils ont obtenu leur statut de réfugié politique, qu’ils ont leurs papiers et que pour certains ils ont retrouvé des membres de leur famille. Alors je me dis que cela peut m’arriver aussi. » Grâce au groupe et au contenant qu’il donne, Amina prononce ainsi ses premières paroles d’espoir, lesquelles ne la dispensent pas pour autant de connaître des accès de désespoir, aucun nouvel élément ne venant créditer ou discréditer les fantasmes induits par le silence et le manque de nouvelles de ses proches, ainsi que des autorités chargés de statuer sur son sort. « Il n’y a rien, rien ne change, rien ne bouge, c’est toujours pareil » déclare-t-elle parfois. « Tous le monde me dit d’attendre, mais qu’est-ce que j’attends, au fond ? Je sais qu’il n’y a rien à attendre : mon père n’a pas pu s’en sortir, mon frère a forcément rejoint les rebelles et a dû être tué, et ma mère est morte, j’en suis sûre. Alors pourquoi j’attends ? »
Cette dimension insupportable de l’attente renvoie Amina à un vécu de passivation et à une dépendance, voire une aliénation au monde imaginaire, seul garant des quelques certitudes qu’elle se forge, pour mieux les remettre en doute quelques jours plus tard. Je tente de lui en dire quelque chose de la manière suivante : « Comment attendre quand vous ne pouvez pas savoir ce qui vous attend. » Cette suggestion l’amène à parler du cousin avec lequel elle était supposée se marier ; elle revient sur son refus : « J’aurais dû accepter ce mariage, me soumettre comme les autres filles. Je me suis laissé enfermer, frapper, mais j’ai refusé, j’ai même fait un enfant avec un homme que je n’aimais pas pour les décourager, car ils ont continué à me harceler, même lorsque je vivais à la capitale, c’était insupportable ! Cet enfant, je l’ai fait pour qu’ils me laissent tranquille, vous avez remarqué ? Je ne parle jamais de son père, comme s’il ne comptait pas. » Amina parvient à élaborer un peu cette fixation infantile dans laquelle le harcèlement familial l’a maintenue et qui, d’après elle, l’a empêchée d’aimer vraiment un homme : « C’est à cause de moi si on ne vivait plus ensemble, avec le père de mon fils. Je ne sais pas aimer. C’est à cause de ma famille, on ne m’a pas permis de savoir ce que c’est que l’amour. » Elle raconte alors de quelle manière elle a reporté tout ce qu’elle avait d’amour sur son fils, qui représentait tout à ses yeux, « parce qu’il dépendait totalement de moi, et que c’était vraiment moi qui devais décider de tout pour lui jusqu’à ce qu’il devienne adulte ». Cette parole donne à voir le processus inconscient qui pousse Amina à s’identifier à l’agresseur, c’est-à-dire à la famille toute-puissante. Elle identifie également de manière narcissique son enfant à elle-même, lui aussi soumis au bon vouloir de l’adulte. Cette maternité a donc été vécue en partie sur le mode de l’inversion des rôles et de l’identification à l’agresseur, plutôt que sur le mode génital qui voit l’enfant incarner le désir réciproque de ses deux parents. Amina, en évinçant et en dévalorisant le rôle du père de son fils, réduit celui-ci à un géniteur subalterne qui ne peut rivaliser avec l’enfant avec lequel elle entretient une relation spéculaire et duelle et qu’elle se représente comme une image d’elle-même. L’inversion des rôles sur un mode magique se retrouve également dans les modalités de son désir d’enfant : « J’ai fait l’enfant pour montrer à ma famille que j’étais moi-même une mère et que je n’étais plus une fille » avoue-t-elle, tout en admettant que cette tentative n’a pas été très efficace. Ce passage à l’acte qui eut pour fonction de se « débarrasser » de la famille omniprésente a court-circuité pour Amina un chemin nécessaire vers sa féminité et sa génitalité. Ce harcèlement l’a effectivement privée du temps nécessaire à la construction interne de ses désirs et à la définition de choix qui lui soient propres. L’homme va ainsi devenir une figure soit haïe, soit source de grande indifférence, jamais investie de manière positive. « Ce cousin à qui on me destinait, je le détestais. Parmi tous mes cousins, c’est celui que je trouvais le plus insupportable ; je ne pouvais pas rester plus de quelques minutes dans la même pièce que lui. » Cette répugnance cristallise son refus de se soumettre. Mais aussitôt la voix surmoïque se fait entendre : « J’aurais dû me forcer, fermer les yeux. » Ce conflit intrapsychique inconscient met au jour toute la dimension œdipienne qui est à l’œuvre dans ce mariage impossible, et qui peut également expliquer la virulence des sentiments éprouvés à l’égard du promis.
Un autre enjeu de nos entretiens consistera à saisir la dimension de leurre que présente cette mise en avant de la tragédie adolescente, Amina n’évoquant jamais les tortures récentes qu’elle a subies, comme si tout se rapportait à la scène familiale. Au fil des séances Amina va prendre de plus en plus conscience que tous ses choix ont été fais « contre », par la négative, par défaut : le refus du mariage, l’engagement politique dans un parti opposé à celui du père, la conception d’un enfant, la vie en concubinage. La jeune femme oscille entre des contre-investissements conscients et des identifications inconscientes à ses parents. Mais le plus douloureux est ce sentiment d’être piégée, car chaque occasion d’exercer son libre arbitre s’est retourné en punition.
Face à des diktats culturels qui définissent à l’avance le destin de l’individu, annihilant dans une certaine mesure l’expression d’un désir propre, quelle liberté reste-t-il pour le sujet ? Amina, en voulant rompre avec des lois imposées, a tenté d’être actrice de son histoire. Pour ce faire, elle a pu s’appuyer sur les idéaux du moi parentaux, mais sa propre culpabilité œdipienne a contribué pour une bonne part à faire échouer cette entreprise, l’empêchant d’aller au bout de sa logique d’affranchissement.
Sa thérapie n’étant pas achevée, nous ne savons pas combien de temps Amina restera soudée à ce sentiment de culpabilité qui donne provisoirement du sens à son vécu insupportable. Nous respecterons ce temps, quelle que soit sa durée, et tenterons de dégager avec elle les aspects de cette culpabilité, fondée sur la croyance en une faute originelle qui aurait déchaîné le sort contre sa personne, construction après-coup qui lui permet, dans un mouvement de subjectivation, de prendre sa part de responsabilité dans les avanies subies, ainsi que d’étouffer pour l’heure toute la haine qu’elle porte à sa famille et à ses persécuteurs.

I- 7. Le traumatisme blanc

Dans le cas d’Amina, une des premières constatations cliniques réside dans l’absence apparente de symptômes traumatiques relevant du registre de la répétition bruyante ou anxieuse. La jeune femme souffre davantage d’un vécu de sidération, qui se serait chronicisé sur un versant dépressif. La tonalité mélancolique se caractérise chez elle par une inhibition, un émoussement des affects, un ralentissement moteur, un manque de perspectives et une impossibilité de se projeter dans l’avenir, un abrasement des désirs, ainsi qu’une propension aux auto-reproches, qui comme dans la mélancolie, ont pour fonction de détourner la haine de l’objet sur soi et d’opérer une gestion sadique contre un mauvais objet introjecté qui a été doublement perdu et décevant.
Le traumatisme ici ne s’exprime pas uniquement par la tentative ultérieure de maîtriser un événement par le biais de symptômes à valence répétitive, tels que des cauchemars, des réviviscences ou bien des angoisses phobiques induisant des évitements. Nous assistons aussi à une forme d’incorporation mortifère d’un objet totalement mauvais et persécutant, qui ne trouve pas de représentations, qui ne peut pas se dire comme dans la mélancolie classique, mais qui détruit le sujet de l’intérieur. Cet objet incarne évidemment, comme le souligne Françoise Sironi [7], « l’influence du tortionnaire », qui a été incorporé, pour devenir lui aussi un objet interne mélancolique, autonome, tout-puissant, régnant tout entier sur le psychisme. Comme on l’observe dans la mélancolie, les blessures narcissiques infligées par les traumatismes cumulatifs ont bloqué ses fonctions auto conservatrices, qu’elle retrouvera partiellement par le biais de la liaison libidinale et par l’intégration au groupe. Ce nouveau regard extérieur porté sur elle lui permettra de réinvestir son narcissisme : elle s’habillera de nouveau correctement, s’alimentera normalement et oubliera quelque peu ses idées suicidaires.
Pour reprendre les thèses de Ferenczi [8], le trauma, loin d’être un pur événement désorganisateur, est plutôt l’indication que le sujet lutte pour préserver son identité afin d’échapper à la solution hallucinatoire et se préserver contre l’implosion psychique. Dans le cas d’Amina, cette lutte pour conserver son intégrité psychique face aux violences, ruptures et pertes se fait sur un mode mélancolique, par l’incorporation dans le moi de l’objet et des attaques dirigés contre lui, en une reprise subjective de l’histoire passée.
Cette souffrance mélancolique coexiste avec des éléments de répétition typiquement traumatiques, telles que les d’idées obsédantes ou les ruminations mentales, manière de lier sur le modèle freudien le plaisir au déplaisir par l’activité et la maîtrise, afin de résoudre les événements traumatiques. « Les symptômes de répétition sont donc du côté de l’assomption du sujet ; même vécue dans la sidération ou la paralysie des fonctions mentales, cette expérience est encore perçue par le sujet comme ce qui lui arrive, c’est donc un moment subjectif [9]. »
Nous constatons ainsi que, suite à des violences, porteuses par essence d’une possibilité de désorganisation profonde du psychisme et de l’identité, avec risque de délire ou bien d’autodestruction, l’apparition d’un trauma psychique se révèle comme une tentative d’endiguer les différents effets morbides de l’événement ; aussi bien, les recours défensifs seront autant du côté des symptômes reconnus du trauma, à savoir les symptômes de répétition, que du côté de la mélancolie, par l’incorporation d’un objet persécutant qui, tout en vidant le moi, redonne une dimension peu ou prou subjective à la victime.

NOTES

[1] Amati Silvia, « Avatars de l’angoisse de séparation dans les conditions extrêmes », in Revue Française de Psychanalyse, 1989, n°1, p. 71.

[2] Ibid., p. 73.

[3] Ibid., p. 73.

[4] Ibid., p. 73.

[5] Bertrand Michèle et Doray Bernard, Psychanalyse et sciences sociales, éditions de la Découverte, Paris, 1989, p. 134.

[6] Ibid., p. 135.

[7] Sironi Françoise, Bourreaux et victimes, Paris, Odile Jacob, 1999, p. 63.

[8] Ferenczi Sandor, (1934), « Réflexions sur le traumatisme », in Œuvres Complètes, t. 4, Paris, Payot, 1982.

[9] Bertrand Michèle, Pour une clinique de la douleur psychique, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 125.