"On commence à parler beaucoup d’« humanités numériques » pour désigner la façon dont la recherche en lettres, langues, philosophie, arts, histoire et autres sciences humaines utilise les nouvelles technologies numériques et étudie leur impact social et culturel. Ce dossier rassemble quatre contributions qui tentent de replacer ces questions et ces pratiques dans un cadre médiapolitique plus large : en distinguant trois strates au sein des humanités numériques ; en proposant un manifeste qui appelle les humanités à jouer un rôle actif dans le design, la mise en œuvre, le questionnement et la subversion des nouvelles technologies ; en repensant l’université autour de pratiques critiques de nos subjectivités en passe de devenir computationnelles ; en s’inspirant de l’archéologie des media pour proposer de nouveaux croisements entre recherche, arts et politique."
- Multitudes n°59, juin 2015, mineure "Humanités numériques 3.0"
Ce dossier "Humanités numériques 3.0" a été publié en libre accès par la revue Multitudes , dans son numéro 59, en juin 2015 ; URL de référence : http://www.multitudes.net/category/l-edition-papier-en-ligne/59-multitudes-59-ete-2015/mineure-59/
Il a contribué à inspirer l’évolution du réseau Terra-HN en 2015 et 2016 ; extraits choisis ci-dessous par M.Bernardot et J.Valluy. Il est présenté sur Terra-HN avec l’aimable autorisation de la revue et la transmission par Yves Citton, co-directeur de la revue Multitudes et coordinateur du dossier, de la version PDF ci-jointe.
"Humanités numériques. Une médiapolitique des savoirs encore à inventer"
par Citton Yves
Résumé : Cet article essaie de distinguer trois strates au sein de ce qu’il est convenu d’appeler « humanités numériques » (hum num) ou « humanités digitales ». Les hum num 1.0 font le travail concret de numérisation, balisage, reformatage, design d’interfaces en reprenant le plus souvent des corpus déjà identifiés et circonscrits. Les hum num 2.0 tirent de ce travail de numérisation l’opportunité de constituer de nouveaux corpus et d’expérimenter de nouvelles procédures et de nouvelles formes de collaboration, qui débordent et érodent les frontières entre les disciplines, comme entre l’université et ses dehors. Les hum num 3.0 essaient de comprendre comment les pratiques et savoirs constitués depuis des siècles autour des humanités peuvent nous aider à comprendre et à nous repérer dans les façons dont le numérique informe de plus en plus profondément nos modes de subjectivation
Extraits choisis par/pour TerraHN :
- "Une certaine aspiration politique en direction de la démocratisation des savoirs semble inhérente au mouvement global des humanités numériques. Émergées au moment où Internet apparaissait comme une promesse d’échange sans barrière et d’accès universel, libre et gratuit, elles ont été porteuses de revendications indissociablement épistémologiques, sociales et politiques. Le Manifeste des Digital Humanities lancé en mai 2010, lors d’une réunion de THATcamp à Paris, affirmait fortement ce principe d’ouverture : « Nous, acteurs des digital humanities, nous nous constituons en communauté de pratique solidaire, ouverte, accueillante et libre d’accès. […] Nous lançons un appel pour l’accès libre aux données et aux métadonnées. Celles-ci doivent être documentées et interopérables, autant techniquement que conceptuellement (5) ». Dans la logique de ce manifeste, Marin Dacos défend aujourd’hui le principe de « bibliodiversité », contre le régime de « monoculture » vers lequel nous dirige la coïncidence de pratiques d’évaluation automatisées par facteur d’impact, de l’exclusion des sciences humaines et sociales d’une plateforme comme le Web of Science et du rôle dominant accordé à certains core journals dont les partis pris idéologiques imposent leur autorité à tout un champ de recherche(6). À plus petite échelle, mais avec des implications non moins politiques, on peut suspecter les humanités numériques de porter les revendications de certaines catégories socioprofessionnelles traditionnellement dominées dans les milieux universitaires. Outre un fossé générationnel, on sent percer un fossé de statut entre, d’une part, des ingénieurs et assistants de recherche habituellement cantonnés dans un rôle subalterne d’archivage, de compilation, de computation, voire d’édition et de design, et, de l’autre côté, des enseignants-chercheurs fiers de « faire des découvertes » et de publier livres et articles, mais ne s’abaissant qu’à contre-coeur à devoir apprendre à coder. Or la prégnance croissante du numérique sur les pratiques de recherches et de publication tend aujourd’hui à soumettre les « grands professeurs » à de « petits ingénieurs » dont les services sont de plus en plus incontournables et désirables, mais non encore véritablement appréciés. La revendication de décloisonnement et de collaboration portée par les humanités numériques se traduit ici en des questions très concrètes de hiérarchies professionnelles et symboliques.
(...)
- Comme on l’a dit plus haut, les trois strates des hum num n’entretiennent pas entre elles des rapports de succession (chacune se substituant à la précédente, comme le feraient trois « phases »), mais de coexistence bien davantage complémentaire que conflictuelle.
(...)
- Les questions médiapolitiques semblent aujourd’hui se régler de haut dans les quartiers généraux des grandes multinationales ou des agences de surveillance, dans les conglomérats de la grande presse et de l’audiovisuel, dans les bureaux de quelques ministères et de quelques start-ups. C’est à nous qu’il appartient de faire qu’elles se discutent, se contestent et s’expérimentent dans les universités et les medialabs – en échanges avec ce qui se fait déjà dans les associations, les revues, les hackerspaces, les squats et les zads. Comme le relève pertinemment l’entrecroisement de « trajectoires révolutionnaires » tramé dans l’excellent ouvrage Constellations du collectif Mauvaise Troupe, beaucoup d’activistes se demandent si le numérique n’est pas passé du statut d’« intrinsèquement subversif » au statut de « contextuellement ennemi » (26). Les questions médiapolitiques les plus intéressantes qui se posent aujourd’hui aux humanités numériques proviennent peut-être à la fois du côté d’un « accélérationnisme » mobilisant les nouvelles technologies pour courtcircuiter les paralysies capitalistes (27) et du côté d’un radicalisme « post-numérique » prenant au sérieux la nécessité des circuits courts et tempérant les avantages de la connexion par les vertus de l’autonomie et de la « convivialité » d’Ivan Illich. Autrement dit : ceux qui s’opposent aujourd’hui aux effets de mode entourant les hum num 1.0 (ou 2.0), au nom de la défense d’une certaine tradition artisanale des humanités, sont aussi bienvenus dans les débats médiapolitiques des hum num 3.0 que les hackers virtuoses et les programmeurs endurcis. La numérotisation de nos rapports sociaux et de nos subjectivités est en train de se faire, que cela nous plaise ou non. Autant ne pas les laisser se faire pour nous par d’autres. Autant aider les humanités à prendre la parole pour aider le numérique à s’humaniser."
"Manifeste pour des humanités numériques 2.0"
par Collectif (Manifeste pour des humanités numériques 2.0)
Résumé : Le but visé par ce manifeste, assemblé en 2008 par Jeffrey Schnapp, Todd Presner, Peter Lunenfeld et Johanna Drucker, est d’alimenter le débat sur ce que les humanités peuvent et doivent faire au XXIe siècle, en particulier dans le domaine des luttes culturelles qui sont aujourd’hui largement menées (et gagnées) par les intérêts capitalistes. C’est un appel à affirmer la pertinence et la nécessité des humanités en une époque de coupes budgétaires, alors qu’elles sont plus nécessaires que jamais pour orienter la migration de notre héritage culturel vers des supports numériques, tandis que notre relation aux savoirs et à l’information se transforme d’une façon profonde et imprévisible. Les humanités numériques étudient l’impact social et culturel des nouvelles technologies et jouent un rôle actif dans le design, la mise en œuvre, le questionnement et la subversion de ces technologies.
Extrait choisi par/pour TerraHN :
- "Au-delà des humanités numériques - Nous agitons la bannière des humanités numériques pour des raisons stratégiques (pensez cela comme un « essentialisme stratégique »), et non par conviction que cette expression décrive avec justesse les déplacements telluriques présentés dans ce document. Un domaine transdisciplinaire émergeant sans nom courrait le risque d’être lui-même défini par ses critiques et ses détracteurs plutôt que par ceux qui plaident en sa faveur, de la même manière que le cubisme est devenu le label associé aux expérimentations picturales de Picasso, Braque et Gris. Cette terminologie a le mérite de pouvoir servir de parapluie sous lequel peuvent trouver abri et se regrouper les personnes et les projets qui cherchent à refondre et revigorer les pratiques artistiques contemporaines et les recherches en humanités, pour en repousser les frontières. Elle a le mérite de signaler ses reliefs sémantiques : les humanités numériques sont bel et bien digitales en ce sens que le digital en question reste contaminé par des doigts sales, c’est-à-dire par les notions de tactilité et de fabrication qui relient le (non-) gouffre qui (ne) sépare (pas) le physique du virtuel ; et il s’agit bien d’humanités en ce sens qu’on vise à la multiplication de l’humain ou de l’humanité elle-même comme une valeur qui peut (re) configurer le développement et l’utilisation même des outils numériques. Nous rejetons cette terminologie dans la mesure où elle désignerait un tournant numérique qui laisserait, d’une façon ou d’une autre, les humanités indemnes : fonctionnant au sein de frontières disciplinaires stables quant à la société ou quant aux sciences sociales et naturelles prédominantes au cours des siècles derniers. Nous rejetons davantage encore cette expression dans la mesure où elle suggérerait que les humanités seraient en train d’être modifiées par le numérique « de l’extérieur », comme si c’était sous l’impulsion et la direction de ce dernier, tandis que les humanités n’auraient qu’à suivre ses commandements. Au contraire, notre vision est celle d’un monde de fusions et de frictions, dans lequel le développement et le déploiement des technologies convergent avec la variété des questions de recherche, des besoins et du travail imaginatif qui caractérisent les arts et les humanités. Trouvez une meilleure étiquette ou une meilleure expression ! Nous renommerons ce manifeste ! En attendant, salissons-nous les mains !"
"Subjectivités computationnelles"
par Berry David M.
Résumé : Nous commençons à mesurer l’importance culturelle du numérique comme nouvelle idée unificatrice d’une université totalement redimensionnée. Au-delà d’une simple question de littéracie informatique ou informationnelle, les humanités numériques nous offrent l’occasion de développer une approche critique de l’écriture numérique conçue comme une forme d’alphabétisation et de littérature, de façon à développer une culture numérique partagée comme une nouvelle forme de Bildung. Tandis que les technologies numériques produisent de nouvelles formes de subjectivités computationnelles, les humanités numériques peuvent nous aider à aller au-delà d’un rapport consumériste aux nouveaux gadgets et à casser ces boîtes noires qui, à la fois comme objets techniques et comme métaphores, absorbent aujourd’hui une si grande partie de notre attention.
Extrait choisi par/pour TerraHN :
- « Vint ensuite, au cours du XIXe siècle, le développement de l’université moderne, telle que l’ont instituée des Idéalistes allemands comme Schiller et Humboldt, selon lesquels la structure proposée par Kant devait assumer un rôle politique plus explicitement affirmé. Ils ont fait en sorte que la notion de culture se substitue à celle de raison, partant du principe que la culture pouvait servir une « fonction unificatrice pour l’université » (Readings 1996 : 15). Pour quelqu’un comme Humboldt, la culture se définissait à la fois comme la somme de toutes les connaissances étudiées et comme la formation et le développement de la personnalité résultant de ces études.
(…)
- Selon Bill Readings, nous assistons aujourd’hui à l’effondrement de ces idéaux au sein de l’université postmoderne, comme le manifeste le triomphe de la notion d’« excellence » qui est, à ses yeux, le concept par défaut d’une université dépourvue de contenu et de référence. J’aimerais plutôt suggérer pour ma part que nous commençons à observer la montée de l’importance culturelle du numérique fonctionnant comme idée unificatrice de l’université. Au début, cela a passé par des notions comme la « compétence informatique » ou la « littéracie numérique », ce qui peut se lire comme une reconnaissance de dette de la part des nouveaux impératifs de professionnalisation et d’employabilité envers l’ancienne conception littéraire de l’université. Il me semble toutefois que, plutôt qu’à nous concentrer sur l’entraînement et l’apprentissage pratique du numérique, comme cela se fait en termes de compétences TIC (et comme l’illustre le « Passeport de Compétences Informatiques Européen »), nous devrions bien davantage réfléchir à ce que lire et écrire peuvent signifier à l’âge de la computation – ce que j’appelle l’itéracie en m’inspirant de l’usage du terme « itération » dans le vocabulaire computationnel. Il s’agit de promouvoir une conception critique du type de « littérature » propre au numérique et, ce faisant, de développer une culture numérique partagée sous la forme d’une Bildung numérique.
(…)
- Savoir comment lire et écrire dans les moyens propres à une société computationnelle constitue certainement une question cruciale sur laquelle débouchent les considérations proposées ici (voir Golumbia 2007 ; Berry 2011, 14). Faire face aux problèmes soulevés par ces questions de littéracie numérique relève clairement de l’urgence. Comment devrions-nous lire le numérique – et dans quelle mesure devrions-nous et pouvonsnous être en mesure d’écrire le numérique ? De telles questions signifient qu’un nouveau type d’alphabétisation et de littéracie est nécessaire pour un nouveau genre de théorie critique, qui inclue ce que j’appelle « itéracie ». Cela implique toutefois d’éteindre momentanément nos écrans et de clore les interfaces, de façon à développer une disposition critique plus profonde envers la matérialité sous-jacente et l’agentivité propres au computationnel. Du point de vue de l’économie politique, il est clair que le travail humain continue à jouer un rôle de médiation important dans les économies computationnelles. Notre analyse serait toutefois indûment limitée si nous ne suivions pas l’invitation de la théorie critique à repenser les rapports entre infrastructure et superstructure au-delà des déterminations habituellement identifiées entre elles. Le défi est aujourd’hui de comprendre et d’évaluer jusqu’à quel point les logiciels sont en passe de devenir notre culture, en même temps que la culture se trouve en voie rapide de logicialisation. »
"Archéologie des media et arts médiaux. Dialogue avec Garnet Hertz"
par Parikka Jussi et Hertz Garnet
Résumé : Dans ce dialogue avec Garnet Hertz, Jussi Parikka argumente pour une archéologie des media qui puisse constituer une méthodologie de recherche universitaire au sein des études des media et des arts médiaux. Suivant cette idée directrice de la construction nécessaire d’une fondation théorique à l’archéologie des media, la conversation aborde les sujets de l’interdisciplinarité, de l’historiographie, de l’art, des nouveaux media et du monde universitaire.
Extrait choisi par/pour TerraHN :
- « Garnet Hertz : L’archéologie des media est-elle destinée à toujours être une discipline hybride ? Créer des fondations institutionnelles pour un travail durable n’est-il pas aussi important qu’intervenir sur telles idées créatives, tels objets ou telles théories ?
Jussi Parikka : Ce n’est pas seulement le défi de l’archéologie des media mais des sciences humaines au XXIe siècle. De ce côté, on constate un constant appel à l’interdisciplinarité, alors que le marché de l’emploi et les programmes d’études restent à la traîne sur cette question. Tout concept hybride, toute théorie ou objet transdisciplinaire et sans rattachement institutionnel a besoin qu’on s’en occupe, qu’on le soutienne, qu’on l’aide à décoller – et c’est le défi des personnalités les mieux établies dans le domaine : créer des réseaux et des enseignements par lesquels les idées et méthodes nouvelles gagnent en visibilité et en valorisation. C’est aussi et surtout un problème de financement, dans le contexte, au Royaume-Uni, d’une diminution du budget de la recherche et de l’éducation supérieure en arts et sciences humaines. Là où j’apprends le plus à l’heure actuelle, c’est dans les archives et les musées, où l’archivage se pratique à l’âge des outils des media sociaux, des sciences de l’information, et autres dispositifs instaurés par les nouvelles technologies. Mais je suis d’accord que le fait d’être nomade au sein d’un champ que personne ne peut réclamer comme sien portera toujours son lot d’idéal, dès lors que personne ne peut en revendiquer un titre de propriété. Peut-être qu’il y aurait là une façon moins mélancolique de voir la transdisciplinarité, même s’il y a un danger constant et romantique à demeurer contre toutes les institutions. Plutôt que d’être anti-institutionnel, il est peut-être plus efficace de construire des méthodes de participation et de pénétration au sein même des institutions. Bien que les datations de l’archéologie des media aient été dans un premier temps articulées par un petit groupe de penseurs, tels que Zielinski et Huhtamo, elle s’est engagée dans de nouvelles voies au sein de l’histoire des media. L’avenir des Media Studies ne concerne pas seulement les media eux-mêmes, mais l’étude de leurs archives et de leurs temporalités. Il y a une tension créative constante dans la production du nouveau grâce à l’ancien. »