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Les potentiels de développement transfrontaliers en Sarre-Lor-Lux. Trou structural, manque, utopie.

Alexander Neumann
sociologue, chargé de recherche à l’Institut für Sozialforschung de Sarrebruck

citation

Alexander Neumann, "Les potentiels de développement transfrontaliers en Sarre-Lor-Lux. Trou structural, manque, utopie. ", REVUE Asylon(s), N°14, Février 2015

ISBN : 979-10-95908-18-0 9791095908180, Réseaux subalternes : itinérances, frontières et émancipations, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1330.html

résumé

SarreLorlux est un territoire traversé de plusieurs frontières. Le territoire transnational est ici analysé comme un trou structural des réseaux, ou encore comme la catégorie du manque. C’est un questionnement qui découle d’une sociologie critique de la culture numérique pour aboutir aux résultats cartographiés sur les possibilités d’action des entreprises locales.

Introduction

La grande région européenne SarreLorLux, qui semble transcender les frontières nationales et administratives au centre géographique de l’Europe, est l’objet de nos investigations depuis plusieurs années. Il s’agit d’un espace fluctuant, qui regroupe des régions et des Etats-membres de l’Union européenne, dont la Wallonie belge et la communauté allemande de Belgique, l’Etat du Luxembourg, les Etats allemands de la Sarre et du Rhénanie-Palatinat, ainsi que de la région Lorraine pour la France. Il s’agit d’un territoire traversé de plusieurs frontières institutionnels et d’espaces langagiers qui ont amplement fluctué au cours de l’histoire européenne, ce dont les grands édifices témoignent encore aujourd’hui. La gare de Metz est d’architecture allemande, alors que l’Université de la Sarre est hébergée dans les anciennes casernes de la République française. Le Luxembourg a été subsumé à différentes puissances et occupé militairement par la France puis l’Allemagne avant de devenir un Etat européen.

Aujourd’hui, l’étendue géographique de la grande région SarreLorLux ressemble à une étoile de mer aux pointes très étendues. Cet espace est traversé en permanence par plus de 210.000 travailleurs transfrontaliers. Les organismes concernés cherchent à établir des réseaux de coopération stables au-delà des rencontres bilatérales entres collectivités, à travers une multitude de projets, portés par le "sommet de la grande région", les plateformes syndicales de ce même espace, les instances de conseil aux transfrontaliers ou aux entreprises (Eures ; Taskforce SarreLorLux), ainsi que les Eurodistricts voués au développement économique. Ces multiples initiatives n’ont pas trouvé de forme commune. Les salariés sédentaires ou mobiles sont partiellement représentés par deux ou trois regroupements syndicaux interrégionaux qui associent parfois les mêmes organisations, parfois non, sous la forme de plusieurs plateformes syndicales à géométrie variable. Les syndicats allemands du DGB de la région du Palatinat participent par exemple à l’une d’elle, pas à l’autre, de même que les syndicats belges de Wallonie. Cette fluctuation des frontières organisationnelles et administratives se répète à des échelons internationaux moins vastes à l’intérieur de l’ensemble SarreLorLux, dont l’association métropolitaine dite Quattropole qui associe les quatre villes Metz, Nancy, Sarrebruck et Trèves (à l’exclusion de la capitale proche du Luxembourg), ou encore l’Eurodistrict SarreMoselle. Cet espace s’appuie à son tour sur des fédérations intercommunales autour de Sarrebruck, Sarreguemines et Forbach, de part et d’autre de la frontière franco-allemande. Le district est le résultat d’adhésions volontaires à un groupement mouvant qui a vocation à s’élargir. La grande région porte en outre les vestiges de la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA), qui avait organisé l’industrie du charbon et de l’acier depuis l’après-guerre jusqu’en 2002, selon un modèle économique supranational et paritaire. La crise économique ouverte en 2008, la récession européenne de 2012 et la stagnation qui s’en est ensuivie ont favorisé le creusement des inégalités régionales, une polarisation croissante du marché de l’emploi et l’accroissement des rapports concurrentiels au détriment d’un projet européen unifié.

En théorie, SarreLorLux se présente comme un laboratoire idéal de la constellation post-nationale, qui pourrait s’affirmer comme un vaste espace métropolitain (Neumann, 2011). Dans une conception de la multitude suggérée par Negri et Hardt, les travailleurs transfrontaliers pourraient même être considéré comme un prolétariat apatride, internationaliste, une multitude qui incarnerait les réseaux et flux d’une économie sans frontière nationale effective et sans implantation industrielle lourde, plutôt que de travailler sous une forme de dépendance directe envers la souveraineté des Etats-nations. Les travailleurs et entrepreneurs transfrontaliers pourraient ainsi être vu comme les pionniers d’une "société démocratique globale, ouverte et inclusive" (Negri/Hardt, 2004). Nous verrons pourquoi cette utopie ne se concrétise pas dans le cadre européen réellement existant, sur un plan empirique, ce qui fait que Jürgen Habermas n’y voit désormais plus une évolution historique, donc une sorte de pente naturelle, mais une "utopie réaliste", un concept qui semble autant aléatoire et contradictoire que la crise européenne l’est elle-même (Habermas, 2011). Le manque manifeste de développement ouvert, sans frontières nationales ou matérielles, est lié au maintien, sinon à la résurgence des identités nationales qui ne sont pas dépassées par une identité européenne en droit ou en actes. Plus précisément, l’affirmation identitaire peut, paradoxalement, être saisi à travers la catégorie du manque. La sociologie critique de l’Ecole de Francfort permet de comprendre que les citoyens ou sujets agissants ne produisent pas des affirmations identitaires ex nihilo, mais les engendrent pour combler un manque. Ainsi, le jargon identitaire du Dasein de Martin Heidegger correspond à un besoin ontologique, selon Adorno (2003), alors que les discours politiques identitaires et autoritaires répondent à une angoisse collective partagée (Adorno, 2007). Dans cette perspective, les privations et angoisses vécues à travers la déconstruction des pouvoirs nationaux et du système industriel traditionnel qui le soutenait, engendrent une quête identitaire dont l’une des formes est le nationalisme, au lieu de provoquer un dépassement vers l’altérité post-nationale. Notre thèse est que l’espace européen, qui se concrétise à l’échelle de SarreLorLux, n’est pas un espace d’émancipation global, contrairement aux apparences. A cette échelle empirique, on constate l’absence d’interconnexions, au sein de cet espace de coopération post-nationale ou globale, plutôt que l’émergence de réseaux denses. La théorie des réseaux utilise l’idée du trou structural pour désigner les connexions manquantes dans un réseau, les endroits où les fils d’une toile ne sont pas noués (Burt, 1992). Nous avons appliqué cette idée aux échanges transfrontaliers qui se font jour en SarreLorLux, partant des travailleurs et entrepreneurs de la grande région. Nous comprenons le territoire transnational non pas comme une entité ou une identité au sens positif du terme, mais en creux, comme un trou structural qui marque une absence de relation.

Au vu des lacunes de l’espace européen observé, nous avons choisi une approche sociologique originale, inspirée de la recherche sociale de l’Ecole de Francfort. La question est de savoir à partir de quelle possibilité qui n’est pas encore apparente, donc utopique, les acteurs locaux ou mobiles arrivent à découvrir des affinités électives. Poser la question à partir de cet angle provoque des réponses différentes et inattendues. C’est un questionnement qui découle d’une sociologie critique, anti positiviste. Lorsque je demande aux travailleurs transfrontaliers dans quelle branche et dans quelle ville ils peuvent travailler, comme le ferait un conseiller de Pôle emploi, j’obtiens des réponses réalistes et appauvries, limités par des offres immédiates et les traditions nationales. Si au contraire je leur demande ce qu’ils sauraient faire compte tenu de leurs expériences biographiques ou qualifications-clé, la réponse désigne souvent un point inconnu, dans un no mans land, où peut se produire une rencontre avec d’autres propositions inattendues. La prise de parole est souvent désignée comme une « éclosion » ou des vocables similaires par les personnes concernées. La même chose concerne les coopérations communales, ou les sections R&D des entreprises. Dès lors que la possibilité fut évoquée, une entreprise sidérurgique qui prépare des supports de panneaux et une entreprise de panneaux photo voltaïques ont engagé une coopération transfrontalière.

Pour approcher la situation présente de l’espace européen SarreLorLux, polymorphe et mobile, et des salariés qui le parcourent à la recherche d’emplois ou de lieux de travail, nous allons partir du cadre global qu’offre l’Union européenne. Il s’agit donc d’abord de constater l’échec de la stratégie de Lisbonne de l’UE qui voulait transcender les traditions, avant d’esquisser la carte des créations d’emplois puis de la mobilité du travail. Puis, nous serons en mesure de problématiser les tentatives de regroupement des acteurs locaux en réseau(x), par delà les frontières. Les dispositifs de l’UE nous apparaîtront ici comme un obstacle et non la solution propre à faire émerger un espace européen transfrontalier. Enfin, nous allons évoquer la perspective utopique d’un dépassement de la situation.

1. De Lisbonne à nulle part

La stratégie de Lisbonne, qui fut inauguré et partagée par gouvernements et institutions de l’Union européenne au début des années 2000, avait pour but de faire de l’Europe la première économie du savoir du monde, de flexibiliser et de dynamiser un marché des services à l’échelle continentale et de faire descendre le taux de chômage en dessous de 4% à partir de 2010 [1]. Alors que les protections collectives du travail ont été fortement amoindries, notamment à travers l’Agenda 2010, processus législatif associé aux vocables de flexicurité ou de réformes "Hartz", le taux de chômage s’est envolé au niveau historique de 12% en 2011-12 dans l’UE (Eurostat), sur la base d’une définition statistique restrictive qui ne prend pas en considération les personnes qui ont travaillé plus d’une heure par mois. Les inégalités entre bas et hauts revenus, entre qualifications faibles et fortes, entre femmes et hommes ou encore entre régions et lieux de vie se sont considérablement accrues (Najman/Neumann/Styczynska, 2013). Les bilans et rapports que les services de la Commission européenne produits depuis 2010 reconnaissent explicitement cet échec (EC, 2010 ; EC, 2012), ce bilan critique fait donc pratiquement l’objet d’un consensus sur le plan factuel. Désormais, cette littérature évoque des principes qui paraissent éloignés des leitmotivs de Lisbonne, notamment la recherche de nouvelles qualifications et industries susceptibles de porter une transition socio-écologique, l’enjeu de la démocratie sur les lieux de travail et dans les entreprises, ou encore l’implication nécessaire des agences pour l’emploi publiques et non exclusivement privées (EC, 2012). La mise en relation de chercheurs d’emploi et de postes à pourvoir n’est plus exclusivement abordée selon le schéma classique d’un jeu marchand et individualisé entre offre et demande, mais implique entreprises, organisations de branche et des sociétés dans leur globalité. En revanche, les principes paradigmatiques qui ont justifié la stratégie de Lisbonne n’ont pas encore été entamés, par exemple ceux de la flexicurité, de "la concurrence libre et non faussée", et de "la coopétition" (une soustraction de la coopération et de la compétitivité ou concurrence). À rebours de cette assertion programmatique, nous allons montrer que la manifestation paradoxale et fluctuante de la grande région SarreLorLux est précisément liée à l’impossibilité d’harmoniser la concurrence économique avec une coopération cohérente des territoires, des entreprises et des acteurs locaux dont le support serait la mobilité et la circulation libre de travailleurs transfrontaliers.

Arrêtons-nous un instant sur la carte du marché de l’emploi européen, au moment de la récession de 2012. Une carte qui représente la croissance relative de l’emploi par régions, réalisée à partir des données brutes d’Eurostat, montre une distribution continentale inégale, dont les zones les plus favorables se concentrent le long de l’ancienne aire de croissance industrielle que certains géographes ont appelé "banane bleue".

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Graphique 1. : Représentation des taux de créations d’emploi par régions en Europe, 2012.
Source Eurostat, graphique Najman/Neumann 2013.

À côté des régions du Sud de l’Europe, frappées par de graves récessions, dont les taux sont singulièrement faibles (en jaune), on remarque une zone de création d’emploi au dessus de la moyenne (en vert foncé) qui se recoupe en grande partie avec l’ancienne banane bleue, depuis la région de Londres, en passant par la Ruhr, la Rhénanie, le Luxembourg, l’Allemagne du Sud et l’Autriche, jusqu’au Nord de l’Italie. La Sarre et la Lorraine sont davantage impliquées dans cette aire que la carte ne le laisse apparaître, du fait de l’emploi transfrontalier qui est indiqué selon le lieu de travail et non d’habitation (l’emplacement de SarreLorLux est indiqué par une flèche blanche). La "banane verte" ainsi dessinée ne semble pas correspondre au schéma de la transition post-industrielle de Lisbonne, qui verrait partout s’épanouir de nouveaux services et d’autres activités immatérielles de l’économie du savoir, sans enracinement territorial particulier. Le caractère immatériel et global qui est généralement attribué aux nouvelles activités, basées sur Internet et des entreprises en réseau qui ne dépendent pas de sites d’extraction ou de production lourds, aurait plaidé pour une dispersion territoriale des créations d’emploi. Pourtant, l’activité nouvelle la plus forte semble se concentrer autour des sillons de l’industrie du charbon, de l’acier, de la chimie et de l’automobile. Simultanément, les territoires traditionnellement marqués par l’implantation industrielle continuent d’aimanter le gros des travailleurs. Avant d’interpréter ces continuités et métamorphoses, voyons comment se présente le flux des travailleurs transfrontaliers.

2. Les transfrontaliers

Notre raisonnement au sujet de la mutation de la région SarreLorLux, à partir du sillon de la banane bleue, cet aire industrielle historique, est accrédité par la réalité des flux de travailleurs transfrontaliers, qui se dirigent de zones faiblement urbanisées de Lorraine ou de Wallonie vers les pôles d’activité traditionnels des grandes entreprises luxembourgeoises ou sarroises. Ainsi, parmi 212.000 transfrontaliers au total, 77.000 salariés lorrains travaillent au Luxembourg, et 18.000 sont employés en Sarre (voir graphique 1.). Parmi les grands employeurs, on compte les usines d’assemblage de l’économie globalisée, basées à Sarrelouis, ou encore les entreprises, assureurs et banques luxembourgeoises. Pareil pouvoir de développement et d’attraction se mesure aussi à l’échelle de la migration intra-européenne vers les territoires de l’ancienne banane bleue, dont un des exemples frappants et l’arrivée de 620.000 citoyens de l’UE en Allemagne en 2012 (Statistisches Bundesamt, 2013). On pourrait aussi citer le grand Londres, autre pôle d’attraction. Le travail continue à suivre physiquement les structures du capital, dans une mobilité contrainte, loin de l’imaginaire d’un auto-entreprenariat immatériel.

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Graphique 2. : Flux de transfrontaliers en SarreLorLux pour 2012.
Source IBA / iba-oie.eu.

Nos enquêtes parmi les transfrontaliers ou les entreprises régionales en SarreLorLux (Neumann, 2011 ; 2014) montrent un aspect complémentaire de ce problème, qui se manifeste dans le rayon de recrutement des salariés par les employeurs. Si le rayon de recrutement de chômeurs faiblement qualifiés se limite souvent à l’échelle locale, et alors qu’il dépasse rarement 30 ou 50 km autour du lieu de travail pour les ouvriers et employés, celui des salariés les plus qualifiés peut s’élever à 500 km (ingénieurs de pointe, cadres, chercheurs). Il n’existe pas de statistiques transnationales à ce sujet, mais les résultats de nos entretiens avec des DRH concordent sur ce point. Une grande entreprise allemande dont la production est implantée à Florange (Lorraine) recrute par exemple des ouvriers français sur place, mais fait appel à des techniciens dans toute la grande région, et fait venir des cadres et experts depuis son siège situé dans la Ruhr. Il existe bien entendu une dernière strate internationale supérieure, où circulent hauts cadres, concepteurs et chercheurs polyglottes, experts financiers ou juridiques.

Les travailleurs transfrontaliers de SarreLorLux, incarnation de la mobilité européenne, peuvent aussi être considérées comme le symptôme d’une économie qui voudrait se penser comme un réseau global sans frontières, mais qui continue à imposer un grand nombre de contraintes nationales aux salariés (Hielscher/Neumann, 2010). En l’absence d’un droit social européen, le droit du travail s’applique sur le lieu du travail, tandis que la sécurité sociale, le régime de retraite et la fiscalité générale s’applique en fonction du lieu d’habitation. La délégation des règles sociales, fiscales et de travail vers les Etats-membre nationaux de l’Union européenne se fonde sur le principe de subsidiarité (Calliess, 1999). En ce qui concerne les transfrontaliers, la règle européenne veut que s’applique le droit social du pays où se trouve le domicile principal du salarié. En principe, la libre circulation au sein de l’UE implique la liberté des citoyens de choisir leur lieu d’habitation et / ou de travail. Le verdict Petroni (2003) de la cour européenne interdit toute discrimination entre travailleurs nationaux et transfrontaliers. Le verdict Dano (2014) précise cependant que cela ne s’applique pas au champ de l’aide sociale, qui échappe à la règle européenne. La cour européenne valide ainsi la décision d’une agence pour l’emploi allemande qui a refusé des allocations à une citoyenne roumaine, Rom par ailleurs, qui n’aurait pas justifié sa recherche d’un emploi.

Dans la jurisprudence comme en pratique, le droit européen, assis sur la subsidiarité, engendre d’innombrables situations absurdes que nous avons recueillies, et que l’on qualifiera d’ubuesques ou de kafkaïennes selon la culture littéraire en vigueur. Un ouvrier français s’est blessé à l’oeil droit au travail en Allemagne, un médecin local a donc soigné cet accident du travail. L’assurance maladie a ensuite refusé de rembourser le diagnostic médical, parce que l’ophtalmologiste aurait examiné les deux yeux, dont l’oeil valide. Or, l’examen d’un oeil valide concerne la prévention et le régime général, alors que seul l’oeil blessé concerne l’assurance qui couvre l’accident du travail. Il n’a jamais été remboursé, malgré de multiples démarches. Autre exemple, lors de la récession de 2009, les usines sarroises de l’automobile ont licencié des ouvriers français qui avaient beaucoup d’ancienneté. Accueillis par une agence pôle emploi près de leur domicile, certains ont avoué qu’ils ne maîtrisaient pas suffisamment le français pour suivre des stages de formation ou de reclassement, mais plutôt l’allemand ou l’une des sept variantes des dialectes romans de Lorraine. Ils étaient donc de facto exclus des services français, tandis que l’agence pour l’emploi allemande n’a pas vocation de les accompagner. Beaucoup de transfrontaliers expriment leur souffrance face aux difficultés bureaucratiques dérivées des différents cadres nationaux, et qui sont particulièrement pénibles pour des salariés qui ne sont pas bilingues ou qui rencontrent des difficultés particulières au vu des procédures extrêmement complexes, parce qu’ils ont parfois quitté l’école sans obtenir de certificat. Il existe des instances de conseil aux frontaliers (Eures), qui souffrent à leur tour d’un financement précaire de la part de l’Union européenne et d’une forte rotation des conseillers, liée à l’habitude d’attribuer des CDD courts pour ce type de poste. Aussi, les structures de soutien aux transfrontaliers continuent à ignorer la nécessité d’une communication interculturelle, en tant que fondement de la coopération institutionnelle entre entités de la grande région sur le plan du droit et de la législation. Ainsi, l’Etat de la Sarre a imposé un Groupe d’intervention pour les transfrontalier, rattaché à son ministère de l’emploi, et qui est dirigé par une fonctionnaire allemande issue de la Chancellerie d’Etat, sans tenir compte du résultat de nos enquêtes qui plaident pour une fédération interculturelle, interrégionale, horizontale des compétences et ressources. En 2014, l’Etat de la Sarre a annoncé son intention de faciliter à l’avenir la formation bilingue (allemand-français) de ses fonctionnaires, alors que le français et l’allemand font partie des langues administratives de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg depuis un demi siècle [2]. L’extrême lenteur de l’européanisation de ce type d’institutions régionales ne s’explique pour partie par le poids historique des cultures nationales qui continuent à irriguer la grande région, ce dont témoigne aussi le succès électoral du FN – le parti de la préférence nationale en Lorraine [3]. Les échanges urbains sont plus significatifs et nombreux entre Paris et Metz ou encore Sarrebruck et Mayence ou Francfort qu’entre les villes françaises et allemandes de l’espace transfrontalier. L’espace national prime encore dans la culture politique, économique et dans la vie quotidienne. De fait, l’enseignement du français a reculé en Sarre, de même que celui de l’allemand en Lorraine.

Cela concerne aussi les travailleurs transfrontaliers, qui sont de fait sommés de choisir entre l’une des cultures nationales, au lieu de faire l’objet d’un traitement européen approprié. En témoigne un autre exemple symptomatique (Hielscher/Neumann, 2010). Ainsi, des ouvriers de l’automobile d’origine lorraine assez âgés, qui des années durant avaient travaillé en Sarre parmi des collègues allemands, furent licenciés à l’occasion de la récession économique de 2009. Conformément à la règle européenne, ces salariés se sont présentés à l’agence pour l’emploi de leur lieu d’habitation, en Lorraine. Ladite agence a découvert que ces ouvriers ne disposaient plus d’une maitrise du français suffisante pour suivre des formations de reclassement en France, parce qu’ils pratiquent le patois ou l’allemand. Il eut été logique qu’une agence allemande les prenne en charge pour leur trouver un autre emploi en Allemagne aussitôt la récession surmontée, ce qui est impossible d’un point de vue administratif. Les ouvriers se sont donc retrouvés sans appui ni travail, dans un No man’s land, à la manière de l’anti-héros apatride du roman Le vaisseau des morts (B. Traven, 1926 /2012).

3. Persistances et métamorphoses

L’étonnante indication statistique de structures territoriales traditionnelles, que nous avons décrit plus haut à l’aide des chiffres d’Eurostat, nécessite une interprétation critique. Plutôt que de poursuivre l’hypothèse de Lisbonne d’un basculement vers une économie déterritorialisé des services et des savoirs, nous allons retracer les persistances et métamorphoses régionales des anciennes structures industrielles. Cette approche peut expliquer la transformation industrielle et culturelle relativement réussie de la Ruhr allemande que nous n’allons pas approfondir ici (Dörre/Röttgers, 2013). En revanche, nous proposons cette même lecture pour la grande région SarreLorLux, en apparence désindustrialisée, à partir d’entretiens que nous avons menés en Sarre et Moselle dans les domaines de la mécatronique, des nouveaux matériaux et de la santé, parmi des représentants d’entreprises, des acteurs institutionnels, et des organisations syndicales et patronales (Neumann, 2015) [4]. Nombreux sont les aspects qui témoignent d’une "persistance" des anciennes structures socio-économiques régionales, qui sont davantage en mutation qu’en rupture avec le modèle industriel initial. D’une part, les grandes infrastructures de transport subsistent, dont le réseau autoroutier et les lignes de chemin de fer internationales, notamment la ligne de TGV Paris-Sarrebruck-Francfort. D’autre part, les cultures techniques ou scientifiques, le savoir faire et les qualifications des salariés de la grande région se perpétuent, de même que les universités et centres de recherche. La reconversion industrielle est pour partie encouragée par les grandes entreprises et des organismes de recherche qui furent autrefois liées à la CECA ou plus largement au développement industriel de masse. Les entreprises du secteur énergétique de la banane bleue, auparavant focalisées sur le charbon, le pétrole ou le nucléaire, ont par exemple développé un secteur d’énergies renouvelables à une échelle industrielle (parcs photovoltaïques ou d’éoliennes, etc.). En Allemagne, ce secteur emploie 378.000 personnes en 2012 (BMUB, 2013).

En SarreLorLux, on constate le développement de nouveaux matériaux qui impliquent souvent la chimie, et qui sont destinés au secteur médical, automobile ou aux transports en commun. La mécatronique associe la robotique et les techniques de l’information qui trouvent des nombreuses applications dans l’industrie de pointe et les machines-outils. Les réseaux régionaux d’entreprises sont le plus souvent issus de traditions ou cultures sectorielles, tandis que la proclamation de nouveau "clusters" numériques ou autres, dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, fut un échec retentissant. De même, les projets de développement de nouvelles entreprises innovantes, subventionnées dans le "pacte" Lorraine qui est une déclinaison du pacte national, se concentrent presque exclusivement le long de l’ancienne vallée industrielle sur une ligne Metz-Thionville, qui se prolonge vers le Luxembourg. Par ailleurs, la localisation des services a tendance à suivre celle de l’emploi industriel, car une partie du secteur des services dépend directement des industries régionales, aujourd’hui comme dans le passé (Neumann, 2010). La part de l’emploi industriel a certes reculé, au vu de la rationalisation spectaculaire qui est intervenue depuis la période fordiste, tandis que les surnuméraires de ce processus de rationalisation de l’emploi n’ont été que partiellement réembauché dans des services localisés (restauration, bâtiment, services à la personne, commerce, call centers, etc.) souvent à bas salaire. À contrario, les secteurs de service basés sur un développement spéculatif, dépourvu des structures historiquement établies, se sont rapidement effondrés au début de la crise économique ouverte en 2008, à la manière du marché immobilier espagnol. La tentative de sauver le bilan de Lisbonne, au cours d’un commentaire du bilan statistique de l’évolution de l’emploi que nous livre une agence fédérale comparable à l’INSEE (Statistisches Bundeamt, 2012), à travers l’argument que le taux d’emploi s’était amélioré avant la crise de 2008, qui aurait anéantie ces efforts, est erronée. Car les secteurs en forte croissance ont reposé sur des dynamiques spéculatives qui étaient la cause de la crise, depuis le marché du crédit jusqu’aux prêts immobiliers à taux réduit (Mandelbrot/Hudson, 2004). La Commission européenne prétendait dominer le marché mondial à travers sa stratégie, ce qui interdit de de penser son bilan négatif comme un effet de la crise du marché mondial, puisque on ne peut se dire à la fois maître et victime de son destin. Nous pensons que l’hypothèse de départ de la stratégie de Lisbonne était fausse, dans la mesure où les institutions européennes prétendaient faire basculer le développement continental vers un modèle post-industriel basé sur les activités de service, l’économie immatérielle du savoir, la gestion privée, la mobilité transnationale et les compétences individuelles. Au bout de la récession européenne récente, il apparaît au contraire que les économies appuyées sur les infrastructures industrielles, les nouvelles industries et l’emploi industriel, l’intervention publique massive, relayée par un développement régional de filières et de qualifications collectives, ont le mieux résisté à la crise. À tire d’exemple, on peut citer la Rhénanie Westphalie, la Bavière ou le Luxembourg, qui correspondent à ce profil, alors que les anciens modèles de la stratégie de Lisbonne que furent l’Espagne et l’Irlande, en pointe dans la dérégulation du marché de l’emploi et le déploiement d’une économie post-industrielle des services, n’ont pu être sauvés que de justesse par le mécanisme européen de solidarité.

Sur le plan discursif, le schéma de la société post-industrielle est par conséquent en train de céder le pas au discours de la "troisième révolution industrielle" (Rifkin, 2012 ; Jänicke/Jakob, 2009), promu par des auteurs qui sont auditionnés par la présidence du parlement européen et le gouvernement allemand. La théorisation du capitalisme cognitif (Moulier Boutang, 2007) selon laquelle le travail intellectuel, créatif et immatériel allait supplanter le travail salarié dans la production de la valeur, semble mal s’accorder avec l’expérience de la crise, qui a souligné l’importance d’investissements en capital fixe et du marché de l’emploi. Par ailleurs, la productivité de plusieurs services était en recul ou en stagnation avant la crise de 2008, par exemple les services aux entreprises, le commerce et la santé. De même, « l’expansion spectaculaire des services informatiques et de communication à l’échelle mondiale liée à internet ne trouve pas de corrélation dans une valorisation économique complémentaire » (Erber/Hagemann, 2012, p. 28). En réalité, il semble difficile de distinguer la part globale des services et des activités industriels à l’échelle d’une branche ou d’une grande entreprise, et pareille opposition semble renvoyer à une distinction marxiste désuète entre travail productif et improductif que Karl Marx avait mis en question (Neumann, 2014). Notre point de vue théorique est que les caractérisations sociologiques qui n’abordent qu’un aspect partiel d’une société complexe, dans des expressions tel que la société industrielle ou post-industrielle, la société du savoir, etc., succombent toutes à une myopie conjoncturelle qui peine à saisir les principes du développement historique de l’Europe. Théodore W. Adorno avait mis en garde, lors du congrès de sociologie allemande de 1968, contre la réduction sémantique des contradictions du capitalisme à sa manifestation industrielle, à travers son intervention Société industrielle ou capitalisme tardif ? (Adorno, 2012). Si la société ne s’est effectivement pas réduite à son support industriel à cette époque, elle ne saurait être définie en simple opposition à l’industrie aujourd’hui. Si le débat se focalise aujourd’hui sur une nouvelle révolution industrielle, alors l’ensemble des théories critiques à l’égard des ressorts et principes des révolutions industrielles précédentes de l’Europe méritent d’être revisités. Notre approche accrédite les critiques écologiques d’un modèle de développement concurrentiel persistant, sur le plan européen et régional, et qui n’a pas effectué de révolution au sens historique du terme depuis le début de la stratégie de Lisbonne [5].

Au cours de nos enquêtes destinées à cerner les potentiels de développement transfrontaliers (Neumann, 2015), cette problématique s’est manifesté aussi bien sur le plan des travailleurs transfrontaliers, dont la qualification permet parfois de passer d’un secteur économique à l’autre. Un cadre qui a travaillé dans l’industrie lourde peut trouver un autre emploi dans l’industrie des énergies renouvelables. Les entreprises multinationales implantées dans la région SarreLorLux sont engagés dans une reconversion industrielle, par exemple vers la mécatronique, qui associe l’informatique et la sidérurgie, ou encore vers les énergies renouvelables à une échelle de production de masse. Ici, la circulation des compétences, des salariés et du savoir-faire s’organise au sein de grandes entreprises qui utilisent les ressources et persistances historiques de la région. Parmi les trente entreprises que nous avons analysés en 2012-14, le cas des PME innovantes est particulièrement parlant. Plusieurs d’entre elles s’organisent en réseau par delà les frontières nationales et sectorielles, parfois en recrutant des salariés polyglottes. Un exemple est l’entreprise CHANVRE (nom changé) qui a trouvé une niche au carrefour de l’agriculture régionale, de la transformation de nouveaux matériaux et de l’industrie aéronautique, en passant pour ainsi dire de la terre au ciel. Ce projet n’oppose pas les trois secteurs historiques (agriculture, industrie, services) mais fait circuler des savoirs à travers une hybridation des réseaux. CHANVRE est une entreprise de dix salariés qui produit des fibres très innovantes à base de chanvre qui sont utilisés dans les secteurs de l’automobile, du bâtiment, de l’isolation thermique ainsi que du traitement des plastiques. L’entreprise projette aussi d’extraire des fibres de chanvre sur toute leur longueur naturelle afin de faciliter le recyclage ultérieur des composites. L’entreprise participe à une démarche F&E visant à améliorer l’intégration des fibres dans les composants en plastique. Les produits à base de fibres peuvent aussi être intégrés au secteur de la construction car ils sont conformes aux dernières normes applicables en matière de sécurité et environnement. Les longues fibres de chanvre peuvent également être tissées en remplacement du coton dans l’industrie textile. Enfin, l’excédent de chanvre n’est plus utilisé comme litière pour animaux comme ce fut le cas, mais pour fabriquer sur place le célèbre béton de chanvre. Le directeur a grandi dans un contexte bilingue, à la frontière, et recherche donc des partenaires de la Sarre ou de la Lorraine pour répondre au besoin croissant en chanvre dans la production. Il est vrai que ce type de développement reste numériquement faible.

Du point de vue de l’organisation de réseaux transfrontaliers et de la circulation des savoirs, de la création d’emplois à profil transfrontalier et d’un modèle de développement écologique, notre exemple semble avant-coureur. Il montre à la fois la possibilité d’une circulation transfrontalière, mais aussi, par son caractère rare, le manque de tels échanges à une échelle plus grande. Les projets de développement transfrontaliers sont l’exception et non la règle. La frontière franco-allemande, par exemple, semble encore dessiner une zone d’activités faibles, au milieu de projets de recherche, d’investissement ou d’innovation qui restent tournés vers les capitales ou les bassins d’emploi traditionnels. Ainsi, l’essentiel des investissements prévues dans le cadre du pacte pour l’emploi français se concentre dans l’aire Metz-Thionville, et pratiquement aucun ne se fait dans la zone frontalière Forbach-Sarrebruck. Au lieu d’être un exemple post-industriel ou encore post-national, les anciennes frontières qui traversent la grande région européenne apparaissent ainsi comme une sorte de trou structural. Elles décrivent une absence davantage qu’un projet [6].

4. Le trou structural européen

Comment l’Union européenne et ses Etats membres entendent soutenir l’organisation de réseaux et flux transfrontaliers, en vue de leur institutionnalisation future ? Une première réponse assez caricaturale a été apportée par le gouvernement Valls en 2014, à travers la réforme territorial française. Nous rappelons que celle-ci répond à une stratégie européenne décidée en 1999 et une directive-cadre. Le résultat de la réforme française est la fusion de l’Alsace-Lorraine qui aura pour capitale Strasbourg, décision qui place le centre de décision politique de la nouvelle entité en dehors de la grande région SarreLorLux. La stratégie régionale européenne a donc pour résultat de contredire le projet de la grande région européenne. À regarder de près, c’est l’ensemble des institutions, regroupements et espaces européens de la grande région qui se montre incohérent sur le plan organisationnel et public, malgré une rhétorique européenne assez largement partagée.

L’expression journalistique française du "millefeuille administratif" entend mettre en question l’organisation territoriale républicaine classique issue de la révolution française, à partir des fonctions régaliennes de l’Etat central, une autonomie régionale fortement limitée, et la gestion départementale. Le modèle européen entend favoriser une trans-nationalisation, une régionalisation et une métropolisation des structures traditionnelles, dont la grande région est un terrain expérimental. L’image d’un gâteau millefeuille semble trop nette et appétissante pour rendre compte de l’accumulation chaotique des structures qui traversent SarreLorLux, et qui sont toutes subventionnées par des fonds européens (6ème et 7ème programme cadre de l’UE, Interreg, fond Métropoles, etc.). La situation se caractérise par l’absence d’une instance de coordination à l’échelle interrégionale ou européenne, qu’elle soit centrale ou horizontale. Certaines structures se réfèrent pourtant directement au discours programmatique de l’Union européenne, "la grande région", "l’Eurodistrict", etc. Ce dernier répond à un statut associatif européen spécifique, le Groupement européen de coopération transterritoriale (GECT), qui se fonde juridiquement sur une délégation de compétences et de souverainetés des Etats ou sous-Etats membres impliqués, dans les limites d’un domaine délimité par les statuts du GECT. Cela peut concerner une ligne de bus transfrontalière, une zone franche, un projet touristique ou une série d’objectifs d’une fédération de communes. L’UE autorise donc aussi bien un transfert de compétences et de souveraineté vers le haut - le niveau fédéral - que vers le bas, donc le niveau régional et transfrontalier (GECT ; Euregio). Sur le plan transfrontalier, les problèmes fondamentaux que soulève le principe de subsidiarité à l’échelle internationale se répètent avec une force décuplée. S’il s’agit de prendre des mesures en faveur de la mobilité du travail ou de la recherche, par exemple, une multitude de compétences administratives, de territoires et de normes hiérarchiques s’affrontent sans être accordés par un principe fédérateur. En matière de politique d’emploi ou de recherche, par exemple, le Luxembourg peut agir en tant qu’Etat souverain, membre influent de l’Union européenne, et le petit Etat (Land) de la Sarre peut au moins user de prérogatives régionales claires dans ces domaines, dans le cadre fédéral. Ces deux Etats n’ont pas le même degré d’autonomie mais agissent au même niveau de compétence, tandis que le conseil régional de Lorraine doit référer aux ministères nationaux, aux départements et aux préfectures. La communauté allemande de Belgique négocie quant à elle avec la Wallonie et l’Etat fédéral belge. Pour chaque projet, thème ou domaine se dessinent de nouvelles listes d’interlocuteurs, qui concernent des cartes territoriales aux contours variables, sans même aborder la question des majorités politiques. Les demandes de financement européen des projets de la grande région nécessitent ainsi des négociations multilatérales qui peuvent ressembler à une reprise du congrès de Vienne de 1815 qui devait réorganiser la distribution des territoires en Europe après la chute de l’empire napoléonien. Sur le plan intercommunal et métropolitain, la capitale de l’Etat de la Sarre négocie avec des petites communes du département de la Moselle au sein de l’Eurodistrict SaarMoselle, tandis que la Quattropole les ignore au bénéfice de villes plus grandes situés dans d’autres départements de Lorraine (Metz, Thionville) et en Palatinat (Trèves), qui à leur tour n’arrivent pas à intégrer la capitale du Luxembourg du fait de son poids en tant que capitale européenne. Au vu de ces constellations occasionnelles, aux frontières, plateaux et relations changeants, où les grands acteurs ou poissons risquent d’avaler les petits, une évaluation scientifique cohérente reste à faire : « La synchronisation des initiatives nationales, régionales et locales avec les politiques publiques de l’UE est un enjeu nodal de l’agenda territorial de l’UE (…). Jusqu’à présent, nous n’avons pratiquement pas de connaissances à ce sujet » (BMVS, 2010). Désormais, le ministère fédéral allemand lance une première évaluation comparative du fonctionnement de la vingtaine d’Eurodistricts qui existent dans l’UE, ce qui signale que les pratiques informelles prévalent jusqu’à présent. En somme, l’échec et l’arrêt de la stratégie de Lisbonne encourage des expérimentations régionales sans concept fédérateur, alors que les acteurs locaux de la mobilité et du cosmopolitisme se voient confrontés à des règlementations nationales maintenues. Pendant ce temps, les Etats-membres mettent en place des réformes territoriales sans tenir compte des régions frontalières.

5. Utopie

À mon sens, l’état actuel de la construction européenne et le poids de la crise économique retardent un débordement par le haut, qui prendrait la forme d’une organisation fédérale fondée sur un droit unifiée qui faciliterait la mobilité, la circulation transfrontalière et la coopération permanente sur le plan scientifique, culturel, économique et politique. Cet horizon revêt encore un caractère utopique qui ne s’exprime pas dans les barbarismes langagiers de la Commission européenne, qui accole des mots d’un faux anglais - flexicurity, coopetition, eurodistrict - et qui fusionne l’innovation entrepreneuriale de type technique avec la recherche scientifique dans son programme Horizon 2020 afin de faire progresser la "plus-value européenne". Le discours contraste avec l’expressivité des grands écrivains et poètes de l’Europe naissante. Henri Heine avait entonné un chant passionné : "La jeune Europa se fiance / au plus beau génie / de la liberté, ils se sont enlacés / ils savourent leur premier baiser" (Heine, 1848/1921, p.720, nous traduisons). Victor Hugo s’enflammait : "Nous aurons ces grands Etats-Unis d’Europe (…) L’effroyable ligature de la civilisation sera défaite ; l’isthme affreux qui sépare ces deux mers : Humanité et Félicité, sera coupé. Il y aura sur le monde un flot de lumière. Et qu’est-ce que c’est que toute cette lumière ? C’est la liberté." (Hugo, 1872).

La société civile porte faiblement l’écho de ces appels, dans la mesure où elle se montre aujourd’hui largement englobée dans ce processus à travers les entreprises privées, la majeure partie des organisations syndicales et patronales, les mass media, les universités impliquées dans la réforme de Bologne, les intellectuels experts, etc. L’expertise et la recherche elle-même sont encore subsumées aux attentes et procédures des institutions européennes qui constatent leur échec factuel sans changer pour autant de paradigme pour le nouveau programme Horizon 2020.

Si l’on déplace le regard de la sphère public représentative, vers les expériences locales, l’utopie européenne semble se concrétiser davantage. Le forum de la danse contemporaine de Forbach transcende largement son périmètre provincial, le festival de théâtre Perspectives n’a pas de patrie. De nombreuses coopérations horizontales se font jour, entre services de recherche de CHU et entre universités en SarreLorLux. L’université franco-allemande a élu son siège en Sarre, tandis que l’Université nouvelle du Luxembourg multiplie les croisements internationaux. Des cursus bilingues, franco-allemands s’instaurent, et les premiers certificats professionnels binationaux sont délivrés par l’IUT de Sarrebruck, par exemple. La Quattropole, partielle et imparfaite, tend à favoriser un espace public métropolitain à travers des congrès thématiques, qui attirent un public cosmopolite. Oublié des formes d’organisation européennes, le syndicalisme ouvrier continue d’agir de manière souterraine, comme un héritage de l’internationalisme historique. Les conseillers Eures se battent avec conviction mais sans moyens contre les entraves bureaucratiques à la mobilité, tandis que le Comité de défense des transfrontaliers CDFTM a fait le pari d’une action collective par delà l’espace national, depuis 1977. L’observatoire interrégional de l’emploi OIE est issu d’une initiative syndicale sans frontières. Tout se passe comme ci l’esprit européen, insuffisamment formulée par les institutions de l’Union européenne, se cherchait au milieu des ruines que la crise historique a amoncelés. Le précédent européen de cette constellation fut la Renaissance. A l’échelle continentale, l’année 2015 pourrait être celle d’un changement de la règle européenne.

Au cours de notre développement, nous nous sommes servis des statistiques européennes pour mettre en question le discours européen de Lisbonne, pour ensuite soumettre ces mêmes statistiques à une interprétation critique, à l’aide d’enquêtes qualitatives. Les résultats encore partiels jettent une lumière crue sur les dispositifs européens supposés d’organiser l’espace transfrontalier et interrégional. Notre argumentation a d’abord suivi un mouvement analytique descendant, des représentations européennes vers les expériences locales, pour ensuite poser la question de savoir comment ces expériences pourraient se déployer de manière ascendante, dans un espace public post-national. Nous avons pu nous entretenir avec de nombreux citoyens, acteurs locaux, chercheurs mobiles et travailleurs transfrontaliers qui posent in fine la question de savoir comment l’Europe peut naître, au milieu de l’Europe. Enfin, nous approcherons l’idée exprimée par Walter Benjamin (2003) dans Paris, capitale du 20ème siècle selon laquelle chaque époque a rêvé à travers sa pratique urbaine les traits de l’époque suivante. Au vu des éléments pensables et potentiels, quel serait le trait de l’époque en train de naître, au milieu d’une crise globale ?

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Titre : Les potentiels de développement transfrontaliers en Sarre-Lor-Lux. Trou structural, manque, utopie.

Résumé : SarreLorlux est un territoire traversé de plusieurs frontières. Le territoire transnational est ici analysé comme un trou structural des réseaux, ou encore comme la catégorie du manque. C’est un questionnement qui découle d’une sociologie critique de la culture numérique pour aboutir aux résultats cartographiés sur les possibilités d’action des entreprises locales.

Mots-clés (auteur) : réseau - territoire - théorie critique - manques - potentialités.

Abstract : SarreLorLux is a territory crossed by several borders. The transnational territory is analyzed here as a structural hole of networks or as the category of the lack. It is the questioning which ensues from a critical sociology of the digital culture to end in the results (profits) mapped on the possibilities of action(share) of the local companies.

Keywords (author) : network - territory - critical theory - shortages - potential.

NOTES

[1] L’objectif stratégique a été formulé dans ces termes : “to become the most competitive and dynamic knowledge-based economy in the world, capable of sustainable economic growth with more and better jobs”, Presidency conclusions – Lisbon European council, 24 mars 2000.

[2] La région a une histoire particulière, car elle fut placée à deux reprises sous un statut international après les deux guerres mondiales, et ses habitants ont voté à deux reprises le rattachement à l’Allemagne par référendum (à 82% en 1935 pour le ralliement au Reich sous Hitler, et à 68% pour l’intégration dans la République fédérale en 1953).

[3] Scores du FN : 14,9% en Lorraine aux élections régionales, et 42% aux législatives de 2012 dans la ville frontalière de Forbach (Moselle). Le FN dirige la ville d’Hayange (Moselle) depuis les municipales de 2014.

[4] Enquête menée pour l’Eurodistrict SaarMoselle CEGT sous notre direction dans le cadre de l’iso-Institut Sarrebruck. L’équipe fut composée de 2 sociologues allemands et deux enquêteurs français, élargie d’un doctorant de l’Université de Metz et un étudiant en Master Erasmus. Elle a analysé la totalité de la littérature existante à l’échelle de la grande région, mené vingt entretiens exploratoires et réalisé 40 enquêtes auprès d’entreprises transfrontalières, entre 2012 et 2014.

[5] Dans une approche similaire à celle d’Adorno, André Gorz n’a pas jugé pertinente la thèse du capitalisme cognitif, qui ne l’intéressait que dans la mesure où elle convoquait une contradiction en mouvement (Gorz, 2005 ; 2007).

[6] Voir les indicateurs statistiques comparés de la grande région SarreLorLux (Löh, 2011) qui témoignent de la stagnation de la recherche et des investissements au sein de cet espace sur le long terme. Il n’existe pas de production de statistiques à l’échelle des régions européennes, mais uniquement les données statistiques fournies par les Etats-membres, lissées sommairement par Eurostat. Les indicateurs comparés de la grande région ont été extirpés des statistiques nationales, de manière occasionnelle.