Idéologies et mémoires de réfugiés politiques grecs en Bulgarie (1949 - 2010)
citation
Maria Kokkinou,
"Le rapport à la « patrie perdue » Idéologies et mémoires de réfugiés politiques grecs en Bulgarie (1949 - 2010)",
REVUE Asylon(s),
N°12, Juillet 2014
ISBN : 979-10-95908-16-6 9791095908166, Expériences migratoires et transmissions mémorielles,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1317.html
résumé
La fin de la guerre civile grecque (1946 -1949) prive des réfugiés de leur patrie et impose à certains d’entre eux (22 366 personnes d’une totalité d’environ 100 000) la déchéance de la nationalité pour la période 1948-1963. Leur dénaturalisation est l’expression administrative d’une idéologie étatique précise, celle d’ethnikofrosini. Soixante années après la fin de la guerre les réfugiés qui demeurent encore en Bulgarie décrivent la patrie perdue. Comment l’idéologie forme encore aujourd’hui, le récit sur le passé ? Comment s’articule la mémoire, l’appartenance ethnique et la citoyenneté ?
Mots clefs
Inscrite dans le contexte de la Guerre froide, la Guerre Civile grecque (1946-1949) a provoqué la fuite de nombreux réfugiés – notamment combattant.e.s communistes – vers des démocraties populaires comme la Bulgarie [1]. Cet article aborde la question de la mémoire de la patrie perdue [2] – mémoire vécue ou transmise par ces réfugiés. En effet, pour les réfugiés, la Grèce représente un objet perdu, disparu, au sens où ce qu’elle symbolise n’existe plus. Cette mémoire, ou plutôt ces mémoires, non figées, seront étudiées sur un temps long faisant coexister un passé lointain – le moment où les réfugiés quittent la Grèce en 1949 –, un passé plus récent – le moment où ils sont autorisés à y (re)venir pour la première fois après la fin de la guerre (à partir de 1976) –, et le présent de l’enquête, en 2010, lorsqu’ils racontent leurs expériences migratoires.
Les analyses restituées s’appuient sur un travail ethnographique et archivistique réalisé en Grèce et en Bulgarie, articulant une recherche dans les archives étatiques à quarante-cinq entretiens semi-directifs menés en grec à Sofia et à Thessalonique. Combinant différents outils méthodologiques, cette approche ethno-historique accorde une place centrale à la parole des acteurs. Les extraits d’entretiens présentés dans ce texte ont été réalisés avec quatre personnes appartenant à des catégories et des générations différentes de réfugiés (voir infra).
L’article s’articule en trois temps. Le premier montre comment, à partir de 1944, l’État grec promeut une idéologie – l’ethnikofrosini – visant à faire des communistes des « ennemis de la nation ». L’application administrative de cette doctrine conduit à la déchéance de la nationalité des réfugiés politiques ayant fui la Grèce. Le deuxième temps revient sur les notions de réfugié, de patrie perdue et de rapatriement à l’aune de cette idéologie et de cette pratique de l’ethnikofrosini. Le troisième temps donne la parole à quatre réfugiés pour comprendre le rapport de ces derniers à « leur patrie perdue ».
« Pour Weber, chaque système de pouvoir, d’autorité, quel qu’il soit tend toujours à s’auto-légitimer. La place qu’occupe l’idéologie s’inscrit donc dans le système de légitimation d’un ordre de pouvoir [3] ».
À l’origine, l’ethnikofrosini désigne un ensemble de valeurs se présentant comme traditionnelles et conservatrices, telles que l’amour pour la patrie, la religion, la famille et la propriété. Apparaissant pour la première fois après décembre 1944, puis largement employée pendant la guerre civile (1946-1949), cette idéologie est identifiée jusqu’en 1974 (fin de la dictature grecque) à une doctrine anticommuniste. L’anticommunisme, présent en Grèce dès les années 1920, vient s’associer à l’ethnikofrosini après la guerre civile [4]. Les classes bourgeoises font alors du communisme une menace contre la nation, et défendent l’idée que les communistes ne peuvent être considérés comme grec.que.s. La doctrine de l’anticommunisme, qui se manifeste pendant toute la période de l’après-guerre, tend donc à créer des étrangers de l’intérieur (bien que Grecs de nationalité), désignés en outre comme des ennemis de l’État. Ainsi, « la guerre civile [est décrite] comme une guerre des [vrais] Grecs contre les Slaves, les combattants [de la DSE] sont perçus comme une menace extérieure, et le communisme comme du slavisme [5] ». « Les adversaires », note Bournazos, sont d’ailleurs qualifiés de « slavocommunistes », « d’esclaves des slaves », « d’impérialistes des slaves », ou encore « d’apatrides ».
Transposée en loi et en politique, cette idéologie anticommuniste est institutionnalisée à partir de 1946. Cette année, le parti communiste grec, PCG, est mis hors la loi par une résolution officielle d’État, et un décret prévoit une peine de déportation administrative pour les citoyens soupçonnés d’actes « contraires à l’ordre public, la paix et la sécurité dans le pays [6] ». En 1947, l’État s’attaque au PCG en égrenant ses organisations et en arrêtant ses membres les plus importants [7]. En 1948, une autre loi oblige les fonctionnaires à signer une « déclaration de loyauté et de condamnation du communisme [8] ». Durant cette période, de nombreux communistes et sympathisants sont arrêtés et condamnés à mort [9].
Cette idéologie anticommuniste, qui se prolonge jusqu’à la fin de la dictature en 1974, est marquée par une mesure étatique ferme contre les réfugiés : la déchéance de la nationalité grecque (loi votée en 1947, dite Ordre LZ) [10] :
« [Les] ressortissants grecs séjournant temporairement ou de manière permanente à l’étranger, qui, en continuant la mutinerie actuelle agissent manifestement de manière antinationale ou renforcent la lutte maquisarde contre l’État de quelque manière que ce soit, sont susceptibles de perdre la citoyenneté grecque. [11] »
Adopté en 1955, le Code de la Nationalité grecque renforce cet Ordre LZ et ajoute de nouvelles mesures de déchéance de la nationalité pour diverses catégories de personnes : celles demandant une autre nationalité, celles acquérant une autre nationalité sans l’autorisation du ministère de l’Intérieur grec, celles ayant obtenu dans un autre État un poste de fonctionnaire réservé aux nationaux et considéré « contraire aux intérêts de la Grèce », et enfin, celles désignées comme « agissant contre les intérêts grecs » [12]. Des mesures sont également mises en œuvre pour déchoir de la nationalité grecque les « allogènes » [13], plus précisément les habitants du Nord du pays qui, bien que chrétiens, parlent le macédonien (slave) et sont de ce fait soupçonnés d’être démunis de conscience nationale grecque. Ainsi, dans la période 1948-1963, plus de 22 366 personnes sont ainsi dépossédées de leur nationalité grecque [14].
Pour les personnes déchues, l’enjeu de la restitution de la nationalité renvoie non seulement au sentiment d’appartenance à leur patrie perdue, mais aussi à la reconnaissance par l’État de leur citoyenneté grecque. Or, lorsque le rapatriement des réfugiés est autorisé en 1982, sur décision commune des ministres de l’Intérieur et de l’Ordre public [15], tous les réfugiés n’y ont pas droit. Seuls ceux catégorisés comme « d’origine grecque » (et leurs enfants) sont autorisés à être « rapatriés » en Grèce et à retrouver leur nationalité grecque. Les réfugiés catégorisés « Macédoniens » sont pour leur part écartés de ce processus. Pour obtenir l’autorisation de « rapatriement » et la restitution de la nationalité, les réfugiés doivent indiquer des informations personnelles telles que le lieu de naissance, le lieu de naissance des parents, la date du départ, le pays de séjour, les langues parlées et la nationalité d’origine. La toponymie est alors utilisée par l’État comme critère pour exclure les Macédoniens :
« Si le toponyme inscrit sur le passeport était le nouveau, c’est-à-dire hellénisé, la personne était considérée grecque d’origine ; si c’était l’ancien, c’est-à-dire écrit en langue macédonienne, soit slave, il était considéré que la personne n’avait pas de "conscience nationale grecque" [16] ».
Ici, le mot réfugié ne renvoie pas au statut administratif défini en 1951 par la Convention de Genève, ni au terme exilé, qui comme le note Said, « implique […] une forme de solitude et de spiritualité [17] ». Faute d’expression consensuelle en sciences sociales, je fais mienne la définition proposée par Agamben, lequel désigne ainsi les « persécutés politiques et ceux pour lesquels le retour signifie l’impossibilité de survivre [18] ». Cette définition souligne le caractère forcé de migrations dues à des situations de violence, et s’écarte des débats sur le caractère actif ou agi des réfugiés. Elle permet en outre de distinguer les différentes générations et catégories de réfugiés de la guerre civile grecque.
Les personnes parties en Bulgarie appartiennent à trois générations différentes. La première est constituée des réfugiés adultes au moment de la guerre. Elle regroupe des individus ayant directement participé à la lutte armée, mais aussi des personnes ayant occupé des postes (par exemple d’infirmiers ou de cuisiniers) au sein de la Dimokratikos Stratos Elladas (DSE), l’Armée démocratique grecque, la composante armée du parti communiste, ainsi que des personnes n’ayant pas directement participé à la guerre mais ayant tout de même dû quitter le territoire grec (femmes et hommes invalides, blessés ou âgés).
La seconde génération regroupe celles et ceux qu’on appelle parfois les enfants de pedomazoma, des enfants déplacés hors de Grèce pendant la guerre civile. Dans les villages les plus touchés par les combats (au Nord du pays), un certain nombre d’enfants restés seuls ou sans leurs parents partis combattre sont en effet « mis hors de danger » par les partisans le temps de la guerre. Cette pratique est organisée principalement par le parti communiste grec et les autorités des pays d’accueil (dont la Bulgarie), notamment à travers la Croix Rouge bulgare. Les termes utilisés pour désigner cette génération de réfugiés ne sont pas neutres. Durant la guerre civile, l’État grec accuse les partisans communistes d’enlever les enfants dans le but de les transformer en communistes anti-Grecs, et utilise le terme pedomazoma pour qualifier cette pratique. Ce terme, qui désigne littéralement l’acte de collecter des enfants, renvoie dans l’imaginaire collectif à la pratique des enlèvements d’enfants par les ottomans durant l’occupation ottomane, afin de les convertir en soldats et de les utiliser contre les Grecs. Quant aux communistes, ils utilisent le vocable pedososimo pour désigner cette pratique – littéralement l’acte de sauver des enfants. Cela sous-entend que l’État grec est devenu l’ennemi de son propre peuple, et qu’en éloignant les enfants de son territoire, les partisans les sauvent. L’utilisation de l’un ou l’autre terme donne donc généralement à voir la posture politique des personnes qui le mobilise, jusque dans l’historiographie actuelle de la guerre civile.
La troisième génération de réfugiés, enfin, est composée des descendants des deux premières générations, et regroupe des personnes nées hors de Grèce.
La situation est plus complexe encore, puisqu’outre ces trois générations, quatre catégories de réfugiés doivent être distinguées du fait des pratiques étatiques de déchéance et de restitution de la nationalité : les partisans de la DSE, les enfants déplacés, les réfugiés catégorisés comme « d’origine grecque » et, enfin, ceux catégorisés comme « d’origine macédonienne ». Dans le contexte de l’après guerre civile, la biologisation de la citoyenneté [19] permet ainsi à l’État, vainqueur de la guerre, non plus seulement de priver les nationaux communistes de leur citoyenneté (en les catégorisant comme ennemis de la nation via l’idéologie de l’ethnikofrosini), mais aussi de déchoir de la nationalité grecque les minorités ethniques – les Macédonien.e.s ayant participé à la guerre aux côtés des communistes.
C’est à l’aune de ces pratiques de « dénationalisation » de ceux qui étaient auparavant des citoyens grecs, que la notion de patrie perdue doit d’être précisée. Elle est appréhendée dans cet article en référence à la thèse d’Halbwachs : « En réalité jamais l’image d’un disparu ne s’immobilise. À mesure qu’elle recule dans le passé, elle change, parce que certains traits s’effacent et d’autres ressortent, suivant le point de perspective d’où on la regarde, c’est-à-dire suivant les conditions nouvelles où l’on se trouve quand on se tourne vers elle. [20] » Les mémoires de la patrie, en tant qu’objet perdu, disparu, ne font pas exception à la règle. Elles se forment au départ par l’expérience individuelle de la perte, pour être reconstruites, au fil du temps, à l’aune des « conditions nouvelles » dont parle Halbwachs, c’est-à-dire des présents au sein desquels les individus et leurs narrations se situent. Parmi ces conditions nouvelles, qui transforment les mémoires de la patrie perdue, je montrerai le rôle prééminent de l’idéologie de l’ethnikofrosini et de son application étatique à travers la déchéance de la nationalité des réfugiés. Ainsi, la patrie perdue, et la mémoire qu’en ont les réfugiés, renvoient à des dimensions tant métaphoriques que tangibles, et concernent non seulement les réfugiés, mais aussi « le pouvoir, le territoire [et] les populations qui constituent la substance d’un État [21] ».
Dernière précision terminologique, les termes « rapatriement » et « droit au rapatriement », utilisés par les réfugiés, relèvent en premier lieu de catégories d’État. Ils désignent à la fois la restitution de la nationalité et les accords conclus entre l’État grec et les démocraties populaires (dont la Bulgarie) pour harmoniser les systèmes de cotisations à la retraite, donnant ainsi la possibilité aux réfugiés de recevoir une retraite prenant en compte leurs années de travail dans les deux pays [22]. Pour les réfugiés « d’origine grecque » en Bulgarie, ce droit a été en vigueur durant trois ans (1986-1989). Passées cette date, ces derniers se sont vus restitués leur nationalité, mais privés de la possibilité d’accumuler leurs retraites grecques et bulgares.
Ce contexte explicité, afin de montrer la diversité du rapport au territoire perdu, j’ai choisi de donner la parole à quatre réfugiés. Ils appartiennent aux quatre catégories mentionnées plus haut : Nicos est un combattant partisan « d’origine grecque », Cleo une enfant de pedomazoma née en Grèce et « d’origine grecque », Agnès une enfant de pedomazoma également née en Grèce et « d’origine macédonienne », et Theo un descendant de réfugiés né en Bulgarie [23]. À partir de 1974 (chute de la junte militaire), tous quatre se sont rendus en Grèce à des dates différentes, et tous, à l’exception d’Agnès, ont obtenu le droit d’être rapatriés après 1982. Mis à part Cleo, qui est retourné vivre en Grèce en 1977, les trois autres habitent toujours en Bulgarie. Ces derniers reviennent néanmoins régulièrement en Grèce pour rendre visite à leurs proches et leurs amis. Quant à Cleo, comme de nombreuses personnes rapatriées, il se rend fréquemment en Bulgarie.
Au cours des entretiens, le rapport au « lieu d’origine » (la Grèce), les circonstances de l’arrivée en Bulgarie, et la question du choix d’être rapatrié.e (ou non), occupent une place centrale. Les récits de ces quatre personnes permettent par ailleurs d’analyser, d’une part, l’expérience propre au fait d’être catégorisé comme « grec.que » ou « macédonien.ne », et, d’autre part, le rapport entre la mémoire (vécue ou transmise) de la patrie perdue et l’idéologie de l’ethnikofrosini.
Né en 1922 dans la région d’Evros, Nicos décrit dans son livre, publié à Sofia en 1990, ses « souvenirs de la lutte de la Résistance et de l’Armée Démocratique de la Grèce ». Donnant à voir une autre narration de la (micro) histoire de la guerre civile, son ouvrage se fonde sur des données autobiographiques et fait partie des nombreuses publications (souvent auto-publications) ayant vu le jour pendant les années 1980 et 1990. Nicos s’inscrit dans le mouvement général entamé à partir des années 1980, dans lequel les réfugiés revendiquent publiquement leurs propres versions des faits de la guerre civile, rejettent la responsabilité de celle-ci sur leurs adversaires, et font ainsi évoluer les discours sur la Guerre civile dans l’espace public et politique en Grèce, jusqu’alors principalement dominé par les versions officielles des vainqueurs.
Durant l’entretien, Nicos a souvent mentionné son livre. Néanmoins, parce que cette narration écrite s’arrête en 1951 (lorsqu’il cesse son travail militant en Grèce [24]), j’ai tenté d’élargir l’espace-temps jusqu’à aujourd’hui.
Les souvenirs de Nicos à propos de son village établissent un lien, présenté comme évident, entre son parcours militant et l’histoire de ce village. Selon lui
« ce village-là, les autorités l’ont nommé “Petit Moscou” et ils n’avaient pas tort. (…) Pendant l’Occupation quatre-vingt-dix familles sur cent ont participé [à la lutte] et je doute que nous ayons eu dix familles qui n’y ont pas participé. Tous, tous. Et ce n’est pas par hasard qu’après ça [l’Occupation] pendant la deuxième lutte armée [25], dans la DSE, nous avons eu – même si personne ne les comptait jamais –, mais il devait y avoir plus de quatre cent personnes qui ont fait la lutte armée [dans la DSE]. Tout le village était rouge. »
Au fil de sa narration, Nicos bâtit « l’antonyme idéologique » de l’ethnikofrosini : l’engagement contre l’Occupation. C’est là que réside selon lui le vrai patriotisme, un « patriotisme communiste ». Il insiste sur la nécessité de lutter contre le préjugé selon lequel les communistes ne sont que des travailleurs pauvres, et rappelle que les familles « nobles » de son village soutenaient aussi les partisans du DSE. Il raconte qu’Evros était un refuge bien connu pour les clandestins, non seulement pendant la Dictature de Metaxas (1936-1941), mais aussi pendant l’Occupation et la Guerre Civile, marquant ainsi sa tradition et son engagement communistes. D’ailleurs, Nicos ne manque pas de noter que le secrétaire du Parti Communiste grec est passé par Evros.
Nicos se souvient par ailleurs qu’avant la seconde guerre mondiale, son village était l’un des rares à avoir une vie culturelle riche. Rappelant l’existence de deux équipes de football, d’une troupe de théâtre ou encore d’un chœur, il conclut :
« Il faut te dire que je doute qu’il y ait eu trois ou quatre villages semblables à celui-ci dans [la région d’] Evros. »
Si Nicos insiste sur le caractère exceptionnel de son village avant et durant la guerre, ce n’est sans doute pas uniquement pour promouvoir une image idéalisée du militantisme communiste, mais également pour montrer le contraste avec l’après-guerre. D’ailleurs, il note qu’aujourd’hui, il n’y a pas une telle population et une telle richesse culturelle à Evros. Mais il ne s’agit pas que de cela : pour Nicos, la patrie perdue revêt les traits de son village, le village qu’il connaissait avant de fuir la Grèce. Il ne décrit jamais d’autres lieux, ni même la Grèce dans son ensemble. Ceci est peut-être en partie lié au fait que durant la guerre, il était difficile pour les populations rurales de se déplacer en ville et dans les villages limitrophes. Pourtant, Nicos n’évoque jamais non plus Thessalonique, ville dans laquelle il a vécu avant de participer à la lutte. Comme de nombreux autres réfugiés d’origine rurale, Nicos ne garde de souvenir que de son village. Il appuie sa mémoire de la patrie perdue sur la vie « là-bas », et avec elle, les liens familiaux et les sociabilités locales.
D’ailleurs, durant l’entretien, cet attachement à la vie villageoise en Grèce est comme transposé en Bulgarie. Nicos, qui a travaillé un temps comme employé des chemins de fer à Svilengrad, un village proche des frontières grecques et turques, dit s’y être senti « comme chez lui » :
« Hé, bien sûr, ils passaient tous [ceux qui venaient de Grèce en Bulgarie] par mon village [le “petit Moscou”]. Il y a même eu une personne de notre village qui est venue et qui m’a dit : “Tu as le bonjour de ta sœur !” [Rires]. Je lui ai demandé : “Tu l’as vue ou quoi ?”. “Non, de loin”. “Allez, passe la voir et dis-lui bonjour de la part de son frère Nicos”. »
J’ai demandé à Nicos pourquoi il avait décidé de rester en Bulgarie, dans la mesure où, dans les années 1950, les réfugiés qui y séjournaient avaient la possibilité d’émigrer vers d’autres pays du bloc soviétique, et qu’il aurait pu retourner en Grèce après 1982. Il m’a répondu que dès son arrivée en Bulgarie, il a décidé, en concertation avec ses frères et sœurs, de rester à Sofia. Par la suite, au moment des accords de rapatriement, lui et son épouse ont décidé qu’ils suivraient leurs enfants si ces derniers souhaitaient partir en Grèce ou ailleurs. Après une tentative infructueuse de trouver du travail en Grèce, leurs enfants, déjà mariés à l’époque, sont finalement restés en Bulgarie. En choisissant de ne pas avoir recours à la politique de rapatriement, Nicos souligne son attachement à sa famille, véritable patrie à ses yeux. Pour lui, la patrie ne revêt pas seulement les traits du topos originel sélectionné par sa mémoire – son village natal – mais aussi ceux de sa famille. Son épouse et ses enfants constituent à présent l’espace de « sa patrie » et priment un territoire localisé. Cela lui permet de s’identifier à un référent stable, par-delà le déplacement géographique.
En 1947, à l’âge de sept ans, Cleo quitte la Grèce avec sa mère et sa sœur Eleni : c’est le début d’une succession de déplacements qui va traverser les espaces et écarteler sa famille. Alors qu’elles atteignent la frontière gréco-bulgare, les deux sœurs passent en Bulgarie, quand leur mère reste dans les montagnes, du côté grec – elle retrouvera ses filles en 1950. À Sofia, Cleo rend visite une fois à son père qui, à l’époque hospitalisé en Bulgarie, était parti plus tôt de Grèce pour se réfugier dans les montagnes. Elle reste un temps à Sofia, puis se rend, toujours avec Eleni, dans le village de Pavlikene. Les deux sœurs séjournent ensuite à Burgas, dans l’une des garderies ouvertes par le parti communiste grec avec l’accord de l’État bulgare pour prendre en charge l’éducation des enfants réfugiés. Deux ans plus tard, elles gagnent la Pologne, où leur père croit qu’un de ses frères réside – celui-ci est en réalité en URSS. Elles voient leurs parents à Zgozelts durant deux semaines, puis sont à nouveau placées, à la garderie Zahariadis. Un an plus tard, elles sont envoyées à Politse, dans une autre garderie. À partir de 1952, elles voient leurs parents tous les dimanches.
De Politse, Cleo se retrouve de nouveau à Stetino, afin d’achever sa scolarité au collège, cette fois avec des élèves polonais. Puis, vers ses quinze ans, elle étudie durant quatre ans dans une école professionnelle d’orientation technologique de Varsovie. Elle séjourne alors dans des foyers d’étudiants. Sa sœur Eleni reste à Stetino, où elle poursuit sa scolarité au lycée. À l’issue de sa formation, Cleo travaille pendant trois ans en tant que couturière en Pologne, tandis qu’Eleni étudie la pharmacologie à Sofia. Sous la pression de ses parents, Cleo tente alors de reprendre des études supérieures, et parvient au bout d’un an à s’inscrire dans une formation en physique. Lors d’un séjour en Bulgarie en 1960, entrepris pour rendre visite à sa sœur, elle fait la connaissance de son futur mari. Elle reste néanmoins quelques temps encore en Pologne, afin d’obtenir l’équivalent d’un master. Puis, en 1967, elle retourne en Bulgarie pour se marier. En 1977, les deux époux obtiennent de l’État grec une autorisation de rapatriement, et décident de retourner en Grèce avec leurs deux enfants.
Pour quelles raisons Cleo et sa sœur ont-elles quitté leur village d’Evros en 1947 ? Dans les discours de l’etnikofrosini, le départ des enfants comme Cleo est un acte imposé par les communistes. Pour désigner le déplacement qu’elle a vécu, Cleo parle de pedomazoma, utilisant donc le même terme que les « adversaires » des partisans. Ceci s’explique sans doute par son non engagement au sein du parti communiste [26]. En tant que non communiste, Cleo n’a a priori aucune raison politique ou idéologique de contester la catégorie de pedomazoma. Pour autant, elle nie fermement avoir été enlevée par les partisans. Elle affirme qu’aucun enfant de son village n’est parti contre son gré. Au contraire, elle dit avoir dû partir pour éviter la mort. En effet, durant la guerre civile, les villageois, même lorsqu’ils n’étaient pas combattants, se voyaient souvent contraints de choisir l’un ou l’autre camp pour être saufs (l’État et ses forces paramilitaires, ou les partisans communistes), mais étaient alors menacés par les uns ou les autres.
À ce propos, les souvenirs de Cleo sur la violence de cette période, s’expriment avant tout sous la forme de répétitions anxieuses :
« Avant de partir [de Grèce], nous avons été pris un dimanche… Nous avons été pris dans un village, à sept kilomètres d’Ellinochori, notre village… Nous avons été pris pour être exécutés. Nous avons été pris en tant qu’otages. »
Puis, tentant de se distancier en précisant le contexte de cet événement, Cleo dit :
« Hein... Parce que le capitaine de cette équipe de MAY [27], comme nous les appelions, il avait sa mère… Sa mère était originaire du village [son village, l’Ellinohori]. Et la journée, ses parents allaient au village, tandis que le soir ils rentraient à Didimotiho, une petite ville – vous la connaissez ? Ce jour-là, sa mère n’était pas retournée [au village], et lui [le capitaine de MAY] il a pensé – à l’époque il n’y avait pas de téléphone – que sa mère avait été exécutée par des partisans. Donc pour prendre sa revanche, il a collecté [des personnes] de notre village. »
C’est par un récit fragmenté que Cleo se souvient de cet événement. Elle, sa mère, ses frères et sœurs, deux de ses tantes, ainsi que d’autres membres du village, ont été pris en otage. Cleo, qui ne sait pas précisément combien ils étaient (de neuf à une douzaine de personnes), se souvient en revanche de la violence qu’elle a subie, contrainte de marcher sept kilomètres entre Ellinohori et Didimotiho, sous les coups de verges des MAY, et sans le droit de boire. De même, elle se rappelle de son arrivée à Didimotiho : un homme était attaché sur la place du village, battu par les MAY.
Après avoir expliqué comment elle et sa famille ont finalement survécu [28], Cleo explique qu’il était devenu nécessaire de fuir la Grèce. Elle se rappelle avoir entendu sa tante, chez qui sa famille vivait, convaincre sa mère de fuir afin de ne pas être tuée la prochaine fois par les MAY. Une nuit, les partisans sont descendus au village pour escorter les futurs réfugiés jusqu’à la frontière.
Ainsi, les souvenirs de Cleo sur l’exil ne sont pas ceux d’un déplacement forcé qui aurait été organisé par les partisans, mais ceux d’un départ faisant suite à la violence perpétrée par les MAY. Si Cleo mentionne leur violence et précise qu’elle n’a pas été enlevée par les communistes, c’est sans doute du fait des discours officiels sur la pedomazoma qui, encore très présents aujourd’hui, stigmatisent largement les combattants communistes. Dans ce contexte, elle se sent certainement obligée de contester cette idéologie de l’ethnikofrosini, quelque soit son interlocuteur. Pour autant, elle laisse ouverte la possibilité qu’ait eue lieu la pedomazoma dans d’autres villages.
Quel rapport entretient-on avec une patrie perdue lorsque le souvenir est marqué par la peur et la violence, mais que le désir de retourner en Grèce est sans cesse présent ? Vivant en Grèce aujourd’hui, Cleo dit qu’elle ne l’a pas toujours souhaité, mais que c’est peut-être finalement mieux ainsi. Ses désirs ambivalents reflètent ses expériences douloureuses en Grèce pendant la guerre, puis en Bulgarie postsocialiste [29]. Dans son récit, le désir de retourner en Grèce est présenté comme important et constant. Pendant ses années d’exil en Pologne et en Bulgarie, ce désir de retour occupe une place centrale dans les discussions familiales, mais aussi dans les interactions collectives. L’idée du retour constitue d’ailleurs la principale politique menée par le parti communiste grec à l’adresse des réfugiés. Par exemple, en exil, les dirigeants du parti créent des écoles de langue grecque. Ils commémorent les dates nationales grecques importantes, ainsi que celles du parti communiste. Ils préparent les enfants à retourner au pays en influençant leurs choix de métiers – ceux-ci devant servir la patrie quand ils y retourneront. Le retour en Grèce, discuté et préparé à la fois par les familles et les structures du parti communiste, finit donc parfois par être réalisé à l’échelle individuelle et familiale.
Le désir de retour est par ailleurs amplifié par la politique grecque à l’égard des réfugiés. L’interdiction de revenir transforme la Grèce en un lieu « mythique », et les événements y étant associés en des temps d’exception. Cleo se souvient par exemple de la visite en Pologne d’une personne venue de Grèce comme d’un moment très important : elle avait été accueillie comme l’incarnation du prodigieux, de l’exception.
Ce désir de retourner en Grèce amène finalement la famille de Cleo à quitter la Pologne pour la Bulgarie, afin de « se rapprocher ». Cleo précise en outre que le retour aurait été plus rapide si la junte militaire n’était pas restée au pouvoir si longtemps tout en affirmant, cependant, qu’elle n’aurait pas nécessairement fait le choix d’y retourner. C’est son mari qui a insisté et qui s’est chargé de leur retour. « Moi », dit-elle, « je ne voulais pas venir [en Grèce] », mais « c’est peut-être mieux qu’on soit finalement venus ».
Comment interpréter l’ambivalence de Cleo au sujet de sa patrie, perdue puis retrouvée ? Si elle est hésitante quant à ce choix de rapatriement, c’est certainement parce que dans ses souvenirs, la Grèce est associée à la violence du départ, à la séparation familiale, et aux nombreux séjours dans différentes villes et pays. Sa patrie perdue est surtout celle d’une enfance sacrifiée par la guerre. Cette ambivalence provient également du fait qu’elle associe son retour en Grèce aux difficultés rencontrées « au pays ». Ayant travaillé huit ou neuf ans dans des usines de textile – et non comme professeure de physique, son métier de formation – elle dit avoir beaucoup souffert, à la différence de son mari qui, aujourd’hui décédé, a rapidement trouvé un travail correspondant à sa formation initiale de peintre. Ainsi, dans son présent, la patrie retrouvée est associée aux difficultés à obtenir un travail correspondant à ses compétences. Son retour en Grèce correspond à un énième départ à zéro, où tout est à nouveau à prouver.
Theo est le fils du frère de Nicos. Né en Bulgarie en 1951, il a été scolarisé dans une école bulgare. Il a appris le grec avec ses parents et à l’école. Il est aujourd’hui marié à une Bulgare, comme lui professeure à l’université de Sofia. Theo possède la double nationalité, grecque et bulgare. Il s’est rendu pour la première fois en Grèce le 3 juin 1982, en accompagnant ses parents durant leur rapatriement. Évoquant avec émotion ce moment du « retour », il se souvient en détails du rituel du départ :
« Le lendemain, le 3 juin, nous sommes partis de Sofia avec mes parents. (…) C’était quelque chose de touchant. Tous les gens du quartier, 50 - 100 personnes environ, ils sont tous venus [à la maison] nous saluer et nous souhaiter bon retour. À la gare aussi il avait beaucoup de gens, de connaissances, de parents. Le soir, vers vingt trois heures, nous sommes partis, vers huit heures trente du matin, huit heures trente-cinq, il y avait le train de Svinegkali (dans lequel il avait leurs biens lesquels ils déménagent en Grèce) vers Alexandroupoli et vers neuf heures nous (lui et ses parents en voiture) avons traversé la frontière grecque. [30] »
Le « retour » de la famille est ainsi une affaire publique, qui ne concerne pas uniquement ceux qui restent en Bulgarie. Theo se souvient par exemple de son entrée à Ormenio, le premier bureau de douane situé du côté grec, où des oncles attendaient la famille. La même scène se reproduit à Soufli, dans le village de ses parents, où nombre de personnes, des cousins, des proches et des connaissances accueillent les nouveaux venus.
Theo n’est pas un réfugié à proprement parler, puisqu’il n’a pas vécu le déplacement forcé d’un pays à l’autre. Il s’est en revanche vu interdire le droit à la nationalité grecque jusqu’en 1982. Même s’il est installé durablement en Bulgarie, à ses yeux, la Grèce reste son pays. Son apprentissage de la langue grecque, et l’imaginaire du retour en Grèce avec lequel il a grandi, construisent des liens avec une patrie et une identité de réfugié.
Au cours de l’entretien, j’ai demandé à Theo pourquoi ses parents avaient choisi d’émigrer en Bulgarie. Il répond que ces derniers n’ont pas toujours conçu ce lieu comme une destination durable. Le séjour, dit-il, devait durer « un semestre, une année, et puis on devait repartir ». De fait, durant les dix premières années en Bulgarie, la famille de Theo vit dans l’attente d’un départ imminent. Les vêtements restent dans des valises. Aucun meuble ni lit n’est acheté. Les parents de Theo refusent d’imaginer rester à Sofia et d’apprendre le bulgare [31]. Ils s’inscrivent dans ce que Monova appelle une « logique du retour », « cet ordre de pensée pragmatique qui constitue un apprentissage minimal des règles sociales de la société d’accueil en vue de survivre durant une période indéfinie mais imaginée comme brève [32] ». Theo se souvient que ce n’est qu’en 1961 ou 1962 que ses parents ont commencé à accepter le fait que leur séjour en Bulgarie serait plus long que prévu. Pour autant, l’idée du retour dans la patrie perdue demeure, entretenue à la fois par les parents et par les organes du parti communiste.
La patrie, pour Theo, revêt les traits que lui dessinent ses parents : le village et la vie là-bas, avant la guerre. Une image lointaine en somme, mais bien présente depuis l’exil bulgare, d’autant que la Grèce est tout près. Theo raconte que depuis la ville de Sofia, il pouvait apercevoir, la nuit durant, le village grec de Petrota, devenu au fil du temps le symbole même de la Grèce : « Petrota, je me souviens de ce village, on peut le voir de la Bulgarie. Le soir il est visible, c’était ça la Grèce, chaque fois que je passe [pour aller en Grèce de Bulgarie], c’est ces impressions [que j’ai]. Quand nous étions en Bulgarie, nous regardions la Grèce la nuit.... C’est là... »
Pour Theo, l’identité de réfugié est par ailleurs éminemment liée au fait qu’il fût privé de sa liberté de circuler librement, et ainsi empêché d’entretenir des liens avec sa famille [33]. Cela rend d’autant plus lourd sa place « ici » et « là-bas ». Pour lui, l’interdiction de visiter la Grèce constitue ainsi un des fondements de la définition de réfugié. Dans ce contexte, ses représentations au sujet de la patrie perdue sont liées à son droit à un déplacement physique vers le passé, dans lequel, contrairement aux autres réfugiés, il ne trouvera pas ce qu’il avait laissé, mais un lieu qui symbolise ses « origines », sans toutefois qu’il en fasse partie, puisque il n’a jamais vécu dans les villages de ses parents.
Theo dit que « la patrie est le lieu où l’on est ». A présent que la patrie perdue n’est plus interdite pour lui, et que la Bulgarie est aussi devenue une patrie, ce terme définit donc le lieu où il a décidé de construire sa vie, sans plus avoir de contrainte liée à une interdiction juridique.
Jusque dans les années 1970, Theo, comme le reste des réfugiés en Bulgarie, n’avait pas accès à l’ambassade grecque, ni en tant que citoyen bulgare ni en tant que réfugié. Il se rappelle de cette institution comme d’une institution « fermée », aux yeux de laquelle les réfugiés n’existaient pas. Dans les années 1990, après avoir enfin obtenu sa pièce d’identité grecque, il tente de trouver du travail en Grèce, mais sans succès. Ceci explique sa décision de s’installer durablement en Bulgarie, pays dans lequel, comme il le dit, il se sent aussi étranger. Mais cette situation aurait été identique pour son épouse s’ils avaient décidé de s’installer en Grèce.
Les enfants nés en Bulgarie, comme Theo, se trouvent dans un entre-deux, au sens où ce qui constitue leur passé est déterritorialisé du passé de leurs ascendants sous une forme violente. De plus, la privation de visiter la Grèce a rendu ce lieu encore plus inaccessible : c’est un idéal éloigné, qui n’est pas fondé sur une expérience de vie effective « là-bas ». Dans ce cadre, la patrie perdue est une construction issue des récits de ses parents et de ses proches. Theo s’étonne encore de cette logique étatique qui a privé de la nationalité un enfant de Grecs né à l’étranger [34], alors qu’il n’a pas pris parti durant la guerre. Ce sentiment d’injustice est encore plus prégnant lorsque que les réfugiés sont catégorisés comme Macédoniens.
Agnès est née en Grèce en 1938 dans le village d’Omorfekklisia (en grec) [35], à Kastoria. En 1948, elle quitte son village avec son frère, sa cousine et son cousin, pour se rendre en Albanie. Là, elle se sépare de son frère et de son cousin, et reste avec sa cousine. Elle passe ensuite en Yougoslavie – mais ne se souvient ni du nom du lieu ni de la durée de son séjour. Elle se retrouve plus tard à Budapest où elle séjourne dans plusieurs garderies de différentes villes. C’est là – ainsi qu’en Bulgarie – où elle apprend à parler le grec. Elle arrive « finalement » en Bulgarie en 1954, lorsque toute sa famille se réunit. Pendant ce temps, son frère, qui était en Albanie, est passé par la Roumanie et la Pologne. Avant l’exil, son père s’associe aux communistes, non pas en tant que combattant, mais comme cuisinier – raison pour laquelle Agnès soutient qu’il n’était pas partisan. Il passe d’Albanie en Pologne, puis en Tchécoslovaquie. L’une de ses sœurs rejoint l’un de ses frères en Bulgarie. Quant à sa mère et à son frère aîné, ils restent en Grèce jusqu’en 1954. Aujourd’hui, Agnès habite en Bulgarie où elle est professeur de sport. Avec son mari, d’origine bulgare, décédé récemment, elle a deux enfants et deux petits enfants. Jusqu’en 1985, Agnès n’a pas de passeport bulgare mais un document provisoire renouvelable chaque année. En 1985, elle obtient la citoyenneté bulgare, et entre 2003 et 2005 – elle ne s’en souvient pas exactement –, la citoyenneté grecque.
Si Agnès se sent Grecque, elle rappelle très souvent qu’elle n’est pas considérée comme telle mais comme Macédonienne. Elle dit l’avoir notamment réalisé en Hongrie, étant enfant, lorsque les dirigeants de la garderie où elle était séparaient par rangées les enfants réfugiés macédoniens et grecs. Elle se rappelle également de cette altérisation en Grèce, toujours enfant, en évoquant notamment la violence des discours associés à la doctrine de l’ethnikofrosini. Par exemple, les « vrais Grecs » raillaient les Macédoniens pour leurs « grosses têtes de Bulgares ». Agnès, comme Cleo, se souvient également de la violence des buradathes [36], et est méfiante face à ses interlocuteurs quand, en parlant d’eux – qu’elle nomme « des fascistes » –, elle me demande mon avis, ajoutant que bien des personnes nient encore l’existence d’un tel racisme à l’époque. En somme, Agnès dit avoir été assignée par « les fascistes », lorsqu’elle était en Grèce, à une Bulgare (donc non Grecque), et catégorisée par « les communistes », lorsqu’elle était refugiée en Hongrie, comme Macédonienne (encore non Grecque).
Dans les archives sur les réfugiés politiques en Bulgarie, on retrouve un nombre important de lettres de réfugiés « Macédoniens », à destination soit de l’État bulgare, soit de l’association des réfugiés en Bulgarie. Dans les deux cas, ces réfugiés se présentent comme des Grec.que.s. ayant une « origine locale » : la Macédoine d’Égée. Pour eux, ces deux « origines » ne sont pas incompatibles, contrairement aux discours tenus par l’État grec depuis la guerre civile. La décision de ne pas restituer la nationalité grecque aux réfugiés macédoniens provoque chez eux une forte colère, mais aussi une critique acerbe au sujet des décisions prises par le parti communiste grec.
Au cours de l’entretien, Agnès explique qu’elle est longtemps restée exclue d’un État dont elle n’avait pas la nationalité mais qui était néanmoins le pays de son enfance. Le dialogue suivant illustre la difficulté à parler de cette situation :
— « Avez-vous songé à retourner en Grèce ?
— C’était très difficile.
— Pourquoi ?
— Très difficile. Je ne sais pas pourquoi, ils ne me donnaient pas de visa.
— Avez-vous des papiers [des documents] ?
— Quels documents devrais-je avoir ? »
Lorsqu’elle parle de son premier « retour » dans son village en Grèce, dans les années quatre-vingt, ses souvenirs se rapportent au temps de son enfance pendant la guerre : la montagne, les arbres, les maisons, le village qui, à travers ses yeux d’adulte, lui semble à présent petit.
Par ailleurs, quel rapport entretient-on à sa patrie lorsque l’on est empêché d’y aller, que l’on est contraint de séjourner « à l’étranger », et que l’on se sent différent de « ses semblables » Grecs avec qui, pourtant, on a partagé la même patrie ? Le discours d’Agnès reflète la mémoire et le vécu de cette catégorie de réfugiés, les Macédoniens, qui dans leur grande majorité se sont trouvés privés de leur nationalité grecque. Cette altérisation, fruit de l’ethnikofrosini, prive encore aujourd’hui un grand nombre de Macédoniens de leur nationalité grecque. Dès lors, la patrie est doublement perdue pour Agnès, qui entretient un sentiment ambivalent à son égard : la Grèce représente non seulement le lieu de son enfance et d’une mémoire lointaine (comme pour la plupart des réfugiés), mais également un espace hostile, celui d’un État qui l’a rejetée administrativement.
Revenons sur la catégorie de réfugiés. J’ai recueilli les narrations de trois « enfants de la guerre » et d’un adulte qui a fait la guerre. Parmi ces trois enfants, deux ont vécu la plupart de leur enfance loin de leur famille, hors d’un espace domestique familial, dans des garderies de plusieurs pays.
C. Blondel, raconte Halbwachs [37], est tombé dans un trou rempli d’eau lorsqu’il était enfant, alors qu’il explorait une maison vide. Au moment de raconter cette histoire, il ne se souvenait ni du lieu, ni du moment où cet évènement était arrivé, mais se rappelait en revanche très bien qu’il était seul. À propos de ce souvenir de Blondel, Halbwachs note que « c’est la pensée de la famille absente qui fournit le cadre », « l’environnement » du souvenir. Le souvenir de Blondel, dit Halbwachs « est en même temps un souvenir d’enfant et un souvenir d’adulte, puisque l’enfant s’est trouvé pour la première fois dans une situation d’adulte. Enfant, toutes ses pensées étaient à la mesure d’un enfant. [38] » Sur le même schéma, Cleo et Agnès, les deux femmes réfugiées, racontent des souvenirs d’enfants qui sont en même temps des souvenirs d’adultes. Pour elles, la patrie perdue n’est pas un État, mais le lieu de la vie en famille lorsqu’elles étaient enfants. Ce qu’elles ont perdu, c’est leur enfance dans un espace domestique familial, une enfance perçue comme ordinaire. Le lieu de leur enfance est symbolisé par leur village natal, en Grèce, alors que le terme patrie est davantage associé à leur expérience d’adulte, car c’est à ce moment-là qu’une autre partie de leur identité a émergé : leur catégorisation ethnique. Pour Agnès, c’est l’origine macédonienne et pour Cleo, l’origine grecque. Étant adultes, elles ne se confrontent pas à la même difficulté : Cleo peut revenir en Grèce en tant que Grecque ; Agnès non. L’idéologie et la pratique de l’ethnikofrosini ont ainsi des répercussions majeures sur la mémoire de la patrie perdue, une mémoire d’enfant et une mémoire d’adulte.
Pour le troisième enfant, Theo, le lien entre le passé et le présent n’est pas évident non plus. Il est né dans un cadre de vie familial situé hors du pays natal de ses parents. Pour lui, la patrie a du sens en tant que famille élargie. Ses représentations au sujet de ce lieu inconnu et interdit sont nourries par les récits de ses parents, qui le construisent en tant que sujet. Revenir, se rapatrier en Grèce, c’est l’équivalent de vivre avec ses enfants et ses petits enfants, au même endroit. Son discours se forme contre l’idéologie de l’ethnikofrosini dans la mesure où, de son point de vue engagé, se positionner en tant que combattant et communiste grec tisse son identité de réfugié grec. Pour Theo, le fait d’être enfant de réfugiés est excluant, car cela équivaut à l’interdiction de visiter le lieu d’origine de ses parents.
Quant à Nicos, le combattant, il garde un souvenir nostalgique de « là-bas », son village grec, à jamais changé par la guerre et qu’il régénère en Bulgarie grâce à sa famille qui est, plus que le pays perdu, sa vraie patrie.
Pour chaque réfugié, la patrie constitue ainsi un lieu de rapports familiaux, sociaux et politiques. Autrement dit, le lieu fusionne avec les liens entre les personnes, ou mieux, avec les personnes elles-mêmes. L’étude de ces quatre cas, dans le contexte historique présenté dans les deux premières parties de cet article, démontre que les traces idéologiques de la guerre civile restent présentes dans la société grecque, qui, à partir des années quatre-vingt, commence à remettre en question ce pan de l’histoire nationale, tout en restant fortement polarisée.
Si la déchéance de nationalité fut le moyen politique utilisé par l’État grec pour punir les réfugiés de la guerre civile, depuis les années quatre-vingt-dix, l’altérisation de nouveaux ennemis, incarnés par les immigrants plus récents, prend une forme particulière dans le contexte de la crise économique et sociale. En effet, l’arrivée d’immigrants économiques et de réfugiés en Grèce est un phénomène assez récent qui coïncide chronologiquement avec l’effondrement des régimes socialistes au début des années quatre-vingt-dix. Face à cette immigration économique, la Grèce a adopté une posture qui lui permettait d’utiliser une main d’œuvre étrangère sans toutefois octroyer aux immigrants un droit de séjour permanent. En ce qui concerne les demandeurs d’asile, suivant la politique européenne, la Grèce les a « baptisés » immigrants économiques et a organisé, pour une grande partie d’entre eux, leur rapatriement au « pays d’origine ».
Dans ce contexte actuel de crise, les immigrants sont devenus des boucs émissaires. Le racisme exprimé envers eux rappelle le racisme de l’État grec contre les réfugiés de la guerre civile grecque. Si le premier venait de l’État et résultait d’une guerre civile, celui d’aujourd’hui est diffusé principalement par un parti politique, l’Aube dorée. Ces deux racismes font écho à un faux patriotisme similaire à l’idéologie d’ethnikofrosini. Néanmoins, et malgré les affinités idéologiques de ces doctrines, les symétries historiques peuvent être fallacieuses : un tel parallélisme oublierait le rapport étroit qui lie la crise économique et la montée des idées et des partis néo-nazis, en Grèce et ailleurs. Il reste toutefois important de se souvenir du rôle de l’ethnikofrosini et de souligner sa reprise par diverses formations politiques, de l’après guerre civile comme après la junte militaire (1967-1974).
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Titre : Le rapport à la « patrie perdue ». Idéologies et mémoires de réfugiés politiques grecs en Bulgarie (1949 - 2010)
Résumé : La fin de la Guerre Civile Grecque (1946 -1949) prive des réfugiés de leur patrie et impose à certains d’entre eux (22 366 personnes d’une totalité d’environ 100 mille) la déchéance de la nationalité pour la période 1948-1963. Leur dénaturalisation est l’expression administrative d’une idéologie étatique précise, celle d’ethnikofrosini. Soixante années après la fin de la guerre les réfugiés qui demeurent encore en Bulgarie décrivent la patrie perdue. Comment l’idéologie forme encore aujourd’hui, le récit sur le passé ? Comment s’articule la mémoire, l’appartenance ethnique et la citoyenneté ?
Mots-clés (auteur) : Guerre civile grecque - Réfugiés - Idéologie - Mémoire
Title : About « missing homeland ». Memory and Ideology in four categories and three generations of political refugees (Greece-Bulgaria 1949-2010)
Abstract : The end of the Greek Civil War (1946 -1949) deprived refugees of the their homeland and imposed to a number of them (22.366 out of 100.000) the forfeit of their nationality for the period 1948-1963. Their administrative denaturalization is a clear expression of state ideology, that of ethnikofrosini. Sixty years after the end of the war refugees who still remain in Bulgaria describe the lost homeland. How does ideology, still today, form the narration of the past ? How memory, ethnicity and citizenship are enunciated ?
Keywords (author) : Greek civil war - Refugees - Ideology - Memory
NOTES
[1] Le seul recensement officiel provient du parti communiste grec, qui comptabilise les réfugiés dans les républiques démocratiques (URSS, Bulgarie, Roumanie, République tchèque, etc.). D’après ces données, celles-ci comptent 55 881 adultes (23 045 hommes et 14 956 femmes), et 17 520 enfants et adolescents, soit 73 401 personnes au total, en octobre 1950. Pour ce qui est de la Bulgarie, aux dires de mes interlocuteurs, 1 000 à 1 500 Grecs habitent dans ce pays durant la période de mon enquête. Ioanna estime quant à lui que le nombre total de réfugiés à 3 021 en 1950, 6 500 en 1965, et 6 100 personnes en 1975. Selon lui, en 1950, les enfants âgés de sept ans et moins sont au nombre de 86, ceux âgés entre huit et dix-sept ans de 586, et les adultes âgés de dix-huit à cinquante-cinq ans de 2 359 personnes. Le nombre d’adultes plus âgés reste inconnu. Voir Papathanasiou Ioanana 1988, Contribution à l’histoire du parti communiste grec 1949-1951, Paris, Thèse, Université de Paris X- Nanterre, p. 226.
[2] L’expression patrie perdue renvoie à une catégorie d’analyse qui sera définie au cours de l’article, et dont l’acception varie selon les réfugiés l’évoquant.
[3] Ricœur Paul, 1997, L’idéologie et l’utopie, Paris, Seuil, p.130.
[4] Bournazos Stratis, 2009, « To kratos ton ethnikofronon : antikomounistikos logos ke praktikes » (L’État d’ethnikofonon, discours anticommuniste et pratiques) in Hatjiiosif H.(ed.), Istoria tis Ellados tou 20ou aiona, Anasigrotisi-Emfilios-Palinorthosi 1945-1952, (Histoire de la Grèce du XXème siècle, Reconstruction, Guerre Civile, Restauration 1945-1952), Vol.4, parti 2, Athènes, Viviliorama, p.9.
[5] Ibid., p.17.
[6] Ibid., p. 14 et Close David (dir.), 2000, O ellinikos emfilios polemos 1943-1950. Meletes gia tis polosi, (La guerre civile grecque de 1943 à 1950. Études sur la polarisation) Athènes, Filistor, p. 213.
[7] Close David (dir.), 2000, O ellinikos emfilios polemos 1943-1950. Meletes gia tis polosi, Athènes Filistor, p. 226.
[8] Stratis Bournazos op.cit., p. 14.
[9] « Selon les chiffres du gouvernement, il y a 49 000 prisonniers politiques dans les prisons et lieux de déportation au sein du pays. Selon les données du ministère de l’Armée, de 1946 à 1949, 36 920 personnes sont jugées et 8 000 sont condamnées à mort par des tribunaux militaires d’exception », Stratis Bournazos op.cit., p. 16.
[10] Ibid., p. 14.
[11] Kostopoulos Tasos, 2003, “Aferesis Ithagenias, i skotini pleura tis Neoellinikis Istorias (1926-2003)” (Déchéance de la nationalité, le coté sombre de l’histoire néo-hellénique, 1926-2003), Syghrona Themata, 83, dec., p. 57. Notons que la pratique de la déchéance de la nationalité prend de l’ampleur en Europe après la première Guerre mondiale. En 1915, la France est le premier État à l’appliquer (Giorgio Agamben, op.cit.,.p. 28.).
[12] Tasos Kostopoulos, op.cit., p. 58.
[13] « L’allogène quittant le territoire grec, sans avoir l’intention de revenir peut être soumis à la déchéance de la nationalité grecque. Ceci s’applique également à l’allogène né(e) et résidant à l’étranger. Les enfants mineurs d’allogène peuvent être dépossédés de la citoyenneté grecque si leurs parents ont perdu la citoyenneté. Les décisions à ce sujet sont prises par le ministre de l’Intérieur en accord avec le Conseil de la citoyenneté », ibid. p. 58.
[14] Ibid. p. 57.
[15] Décision Commune n° 106841/29.12.1982 des Ministres de l’Intérieur de l’Ordre Public, G. Gennimatas et Yannis Skoularikis, Journal officiel du 29/12/1982. Nous ne disposons pas du nombre exact des rapatriés.
[16] Tasos Kostopoulos, op. cit., p.68.
[17] Said Edward, 2008, Réflexions sur l’exil et autres essais, Paris, Actes Sud, p. 250.
[18] Agamben Giorgio, 1995, Moyens sans fin, notes sur la politique, Paris, Payot & Rivages, p. 27.
[19] En grec, nationalité se dit ithagenia (ιθαγένεια), ce qui se traduit en français par indigénat. L’adjectif ithagenis est composé de deux mots : genos, origine, et itha (ιθα). Ce second terme peut avoir deux significations : soit natif/native – et donc natif d’origine –, soit, si l’on considère que itha provient d’ithe (ιθαι), légalement né.e. Voir Babiniotis Giorogs, 2002, Lexiko tis Neas Ellinis Glossas (Dictionnaire de la Langue Grecque Moderne), Athènes, Kentro Lexikologias EPE, p. 775. Dans le langage juridique par ailleurs, ithagenia désigne le lien juridique qui associe une personne à un État à travers le statut de citoyen.ne . Selon Christopoulos, « pour l’État grec, la nationalité, la ithagenia, et la citoyenneté ont la même signification ». Voir Christopoulos Dimitris, 2004, « Peripeties tis ellinikis ithagenias : pios (den) ehi ta prosoda na ine ellinas » (Péripeties de la ithagenia grecque : qui (n’) a (pas) la qualité d’être Grec), Thesis, 87, Avril-juin (en grec). Consulté le 8/10/2012 sur http://www.theseis.com/index.php?option=com_content&task=view&id=851&Itemid=29#_ftn1. Enfin, le terme ithagenia s’inscrit dans l’histoire politique grecque dans la mesure où il renvoie à « la communauté religieuse des Orthodoxes qui, révoltés contre l’Empire Ottoman, s’est progressivement constituée en nation » (Ibid.).
[20] Halbwachs Maurice, 1997, La mémoire collective, Paris, Albin Michel, p. 122.
[21] Ricœur Paul, 2000, La mémoire, l’histoire l’oubli, Paris, Le Seuil, p. 95.
[22] Dans le cadre de cet accord, l’État bulgare verse à l’État grec les cotisations des réfugiés ayant travaillé en Bulgarie. Par la suite, ces cotisations sont reversées aux réfugiés à l’âge de la retraite, en y associant les années travaillées en Grèce.
[23] À Sofia, il existe encore aujourd’hui une association de réfugiés, fréquentée surtout par un petit nombre de personnes, principalement des hommes. La présence féminine est quasi inexistante, étant soit des anciens combattants soit des enfants de pedomazoma. Au fur et à mesure de notre rencontre suite aux fréquentes visites à leur local, j’ai pu obtenir des noms et des coordonnées d’autres réfugiés, y compris de femmes, par la méthode dite de l’avalanche. Ils m’ont donné à leur tour des coordonnées d’autres personnes qui se trouvaient en Grèce ou en Bulgarie.
[24] Après la fin de la guerre civile, des partisans communistes (sous les directions du PCG) vont en Grèce clandestinement afin d’encourager la population et d’organiser la lutte devenue, désormais, politique.
[25] Pour les militants communistes, la première lutte armée est la lutte contre les forces d’Occupation (pendant la seconde guerre mondiale). La deuxième lutte armée correspond quant à elle à la guerre civile grecque.
[26] Aucun membre du parti ne le lui a proposé, et elle n’a pas fait de démarches dans ce sens.
[27] Les MAY – Monades Asfalias Ipethrou en grec, Unités de sécurité rurale en français – sont des corps auxiliaires de l’armée, fondés en 1946, et luttant contre les partisans communistes.
[28] « Parce que lui [le MAY], il a eu l’idée d’envoyer quelqu’un à son village pour vérifier si sa mère était vivante, et sa mère était vivante et enfin il nous a laissés revenir au village. »
[29] Puisque les réfugiés (rapatriés ou non) tentent de comparer la vie en Bulgarie et la vie en Grèce durant différentes périodes : pendant la vie en Bulgarie, c’est le système socialiste qui est mis en question, puis la vie en Grèce pendant leur rapatriement comparée à celle en Bulgarie (à l’époque), et, enfin la vie en Bulgarie après 1989 et la vie en Grèce. Ces comparaisons sont toujours contemporaines et donc influencées par le climat de l’époque.
[30] Le train dont parle Theo est celui qui a transporté les cartons du déménagement. Lui et ses parents sont partis en voiture et ils ont récupéré leurs biens à la gare de Soufli, en Grèce. Quand Theo parle d’Ormenio, il se réfère au premier bureau de douane, côté grec.
[31] « Mon père, jusqu’à la fin, quand il est parti de là, il connaissait très peu la langue, juste pour communiquer, pas pour écrire, juste pour communiquer et souvent il n’arrivait même pas à bien communiquer en bulgare ».
[32] Monova Miladina., Parcours d’exil, récits de non-retour : Les Egéens en République de Macédoine, Thèse, Paris, ANRT, 2002. p.244.
[33] A ce sujet, Arendt note que « nous prenons conscience d’abord de la liberté ou de son contraire dans notre commerce avec d’autres, non dans le commerce avec nous-mêmes. Avant de devenir un attribut de la pensée ou une qualité de la volonté, la liberté a été comprise comme le statut de l’homme libre, qui lui permettait de se déplacer, de sortir de son foyer, d’aller dans le monde et de rencontrer d’autres gens en actes et en paroles. » (Arendt Hannah, 2011, La crise de la culture, huit exercices de pensée politique, Paris, Gallimard, p.192.)
[34] Pour l’État grec, l’acquisition de la nationalité est soumise au droit du jus sanguinis (droit du sang).
[35] Галишта en macédonien.
[36] Policiers de la Garde Nationale (Ethnofylaki) fondée pour combattre les communistes et leurs sympathisants.
[37] Halbwachs Maurice, op.cit. , p. 69-71.
[38] Ibid. p. 71.