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Les voies et les voix des colonisés. Compte rendu de quatre ouvrages

Patrick Bruneteaux
Véronique Rochais
Patrick Bruneteaux est chercheur en sociologie politique au CNRS et membre du Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP-CRPS, CNRS/Paris 1). Il travaille depuis une quinzaine d’années sur la question sociale et les violences sociales. sur les politiques sociales en direction des SDF, ainsi que sur la Martinique et en (...)
Véronique Rochais est anthropologue, membre du Centre d’études africaines (Ceaf) à l’école des hautes études en sciences sociales (EHESS). Elle est notamment l’auteur de Le Carnaval des travestis avec P. Bruneteaux aux éditions Lafontaine en 2006.

citation

Patrick Bruneteaux, Véronique Rochais, "Les voies et les voix des colonisés. Compte rendu de quatre ouvrages ", REVUE Asylon(s), N°11, mai 2013

ISBN : 979-10-95908-15-9 9791095908159, Quel colonialisme dans la France d’outre-mer ? , url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1286.html

résumé

Compte-rendu des quatre ouvrages suivants :
A. Lucrèce Frantz Fanon et les Antilles. L’empreinte d’une pensée, Fort de France, Editions le Teneur, 2011.
Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris, Honoré Champion, 2010.
Michel Agier & Sara Prestianni, Je me suis réfugié là ! Bords de routes en exil, Editions donner lieu, 2011.
Philippe Verdol, LKP. Ce que nous sommes ! Pointe à Pitre, Editions Menaibuc, 2010.

L’idée de tenir ensemble un commentaire sur ces quatre livres vient de l’enseignement des subaltern studies dont une des applications les plus remarquables fut, à la Martinique, la recherche anthropologique et historique de Richard Price sur un djobeur marron. . On tient là, en effet, dans trois œuvres rapportées (A. Lucrèce sur F. Fanon, D. Chancé sur P. Chamoiseau et M. Agier sur les migrants) ou directement promulguées (P. Verdol l’économiste militant rendant compte de son propre milieu) quelques uns des plus beaux exemples d’oppression coloniale retravaillée dans un combat individuel ou collectif pour s’accommoder de l’Autre, le bouter dans un ailleurs géographique (Fanon, le LKP et son slogan « La Guadeloupe c’est à nous c’est pas à eux ») ou symbolique (la créolité, écrire le colonialisme, se survivre au travers de l’épreuve de l’asile ou de la migration économique).

Mots clefs

  • A. Lucrèce Frantz Fanon et les Antilles. L’empreinte d’une pensée, Fort de France, Editions le Teneur, 2011.
  • Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris, Honoré Champion, 2010.
  • Michel Agier & Sara Prestianni, Je me suis réfugié là ! Bords de routes en exil, Editions donner lieu, 2011.
  • Philippe Verdol, LKP. Ce que nous sommes ! Pointe à Pitre, Editions Menaibuc, 2010.

L’idée de tenir ensemble un commentaire sur ces quatre livres vient de l’enseignement des subaltern studies dont une des applications les plus remarquables fut, à la Martinique, la recherche anthropologique et historique de Richard Price sur un djobeur marron [1]. On tient là, en effet, dans trois œuvres rapportées (A. Lucrèce sur F. Fanon, D. Chancé sur P. Chamoiseau et M. Agier sur les migrants) ou directement promulguées (P. Verdol l’économiste militant rendant compte de son propre milieu) quelques uns des plus beaux exemples d’oppression coloniale retravaillée dans un combat individuel ou collectif pour s’accommoder de l’Autre, le bouter dans un ailleurs géographique (Fanon, le LKP et son slogan « La Guadeloupe c’est à nous c’est pas à eux ») ou symbolique (la créolité, écrire le colonialisme, se survivre au travers de l’épreuve de l’asile ou de la migration économique).

Bien sûr, d’entrée de jeu, on ne peut qu’être frappé par la dissonance logique entre le chemin de croix des prolétaires de la migration et les accents prophétiques des intellectuels martiniquais reconnus mondialement et largement embourgeoisés. C’est justement cette tension entre plusieurs voies et voix possibles dans les mondes des colonisés qui nécessite prudence et progression dans le déchiffrage des textes cachés, même quand ils accèdent à l’écriture reconnue. L’exégèse subtile de l’œuvre de P. Chamoiseau par D. Chancé l’atteste. Les profils statutaires et les ancrages sociaux résonnent dans les propriétés mêmes du combat : bien sûr le grand écart entre la Plume des Mulâtres, laquelle fut remise par Dieu dit le conte antillais (ici la petite bourgeoisie urbaine : et Fanon loue autant les Lettres et l’érudition que Chamoiseau) et la survie matérielle et corporelle des migrants si proches des sous-prolétaires à la rue (bidonvillisation, pauvreté, contrôle policier, absence d’intimité, privation sexuelle, addictions). Mais plus encore, les variations socio-historiques dans les violences institutionnelles, lesquelles conditionnent les manières d’être en survie et en résistance de toutes les populations concernées : la colonisation endogène sur le territoire des colonisés du type DOM est à comparer au néo-colonialisme impérial sur le modèle des Etats africains et dont Porto Rico est le paradigme en Caraïbe, ou encore aux effets croisés de la socio-histoire coloniale et de la mondialisation dans les parcours migratoires (c’est la distance entre les logiques de la migration algérienne et de la migration afghane en France). Invitation à la comparaison et à une démarche complexe qui est l’ambition même du réseau TERRA.

On commencera par une brève présentation de chacun des ouvrages, avant de les articuler selon deux lignes de force : restituer ce qui, en eux, trace les contours d’un renforcement mutuel d’une critique du colonialisme et de l’impérialisme ; aborder ensuite les ambiguïtés, contradictions ou limites qu’ils recèlent tant dans leur dynamique interne que dans les questionnements implicites que l’ensemble des autres livres contribuent à soulever les uns par rapport aux autres. En effet, ces quatre regards critiques ou ces quatre regards remarquables et courageux sur des conditions critiques d’humains fabriqués et désossés aussi par la moulinette coloniale, dans leur effort même pour déconstruire les violences extrêmes du monde impérial, portent leur effort principal sur les Grands bourreaux, au détriment d’une analyse généralisée de toutes les formes de prédation, de domination, et de relégation qui ont court dans les univers étudiés.

Dans son dernier essai Frantz Fanon et les Antilles, le sociologue A. Lucrèce s’efforce de montrer que, cinquante ans après la mort du psychiatre martiniquais, sa réflexion, son combat et son engagement contre le colonialisme sont, plus que jamais, un enjeu de diffusion. Bien que souvent reléguée et contestée, l’œuvre fanonienne doit être considérée comme une production majeure de la pensée (anti-)coloniale, pensée vivante et toujours d’actualité. Aspirant à saisir l’engagement radical de F. Fanon contre le colonialisme, il distingue les propriétés formelles de son style (première partie), du fond de sa pensée (seconde et troisième partie), articulant l’analyse du racisme et de l’aliénation, proche d’Aimé Césaire, avec le sens de la lutte armée contre les pays colonisés, point de rupture avec l’auteur du Discours sur le colonialisme.

En vue de rétablir la pensée du psychiatre engagé, le sociologue martiniquais met en perspective la réflexion de F. Fanon à partir d’extraits de témoignages de proches tels que sa femme Josie, son frère Joby, mais aussi d’extraits de textes rédigés par des médecins, des intellectuels comme René Ménil, F. Maspero, E. Morin, A. Césaire. Ces divers témoignages et sources qu’A. Lucrèce entrecroisent nous permettent de re-découvrir certains traits biographiques du personnage aux Antilles et en France et, notamment, l’évolution de sa pensée glissant d’une critique de l’aliénation à un procès de l’engagement anticolonial en Algérie. Cette première partie couple des éléments biographiques avec une analyse du style, sous le titre « L’engagement, l’écriture, la vie ». Titre qui n’est pas sans rappeler celui de G. Semprun, L’écriture ou la vie, résistant et militant intellectuel lui aussi. L’analyse révèle fortement la figure d’un combattant et même précocement d’un héros, que ce soit au travers d’un acharnement culturel qui transcende un investissement scolaire déficient (certificat d’études en candidat libre) ; que ce soit au regard d’un courage physique qui le conduit à se battre à l’école contre plus fort que lui ou de sa détermination à se porter volontaire pour mener la guerre en France à 18 ans et revenir à 20 ans avec « palmes et médaille militaire » (49) ; que ce soit au travers d’une volonté politico-intellectuelle qui pointe rapidement dans son militantisme en faveur de « la jeunesse » puis dans son entreprise culturelle -à nouveau en France- au terme de laquelle le psychiatre dénonce les iniquités d’une profession médicale vénale et classiste. Cet habitus de guerrier, habitant tous les plans de son activité sociale, se distille dans son écriture en forme de coup de poing. Mais un coup de poing, non de vengeance mais de sursaut. En effet, ajoute A. Lucrèce d’une formule, « il faut dépasser le cri » (31). L’écriture doit « asseoir une réalité inéluctable, inéluctable libération des peuples colonisés ». Sa pensée s’imbibe d’une expérience riche et d’une observation qui sont retraduits « dans un style heurté fortement imagé, nerveux » confie d’ailleurs lui-même F. Fanon. Les lectures, l’expérience deviennent « paroles volcaniques qui s’érigent en Acte » poursuit-il en chevillant sa vie à son écriture. Ainsi, l’écriture acte s’articule à l’action acte dans une dynamique que l’on retrouve dans les écrits des grands prophètes révolutionnaires.

Dans une seconde partie, A. Lucrèce aborde le fond de la pensée de F. Fanon. Le biographe énonce une « filiation intellectuelle » (73) Césaire-Fanon qui se retrouve dans l’ouvrage Peau noire, masques blancs, « phase césairienne » qui est attestée par Fanon lui-même dans son écrit politique Pour la révolution africaine. Suite à ce tableau caustique des élites martiniquaises, l’auteur témoigne d’une assez rapide prise de distance à l’égard du poète martiniquais. À l’opposé de F. Fanon pour qui la lutte s’exprime au travers d’actes, A. Césaire ne s’engage pas clairement contre le colonialisme. Le choix de la départementalisation plutôt que celui de l’indépendance va désormais opposer ces deux figures de la dissidence. A. Lucrèce offre des développements novateurs sur un Fanon non marxiste mais profondément tiers mondiste, anti-colonialiste, se revitalisant dans une pensée certes marquée par la sociologie et la philosophie française et allemande (51) mais tendue surtout -au vu des critiques adressées à Sartre (85)- par le dessein de créer une pensée propre, nourrie de l’expérience (91) du statut de colonisé et de celui de combattant des colonisateurs. Sa détestation des élites politiques antillaises cantonnées aux « motions symboliques » (87) le conduit à s’engager totalement dans une cause plus « réelle », la rébellion algérienne. D’où son succès foudroyant au premier congrès des écrivains et artistes noirs en 1956. Senghor et Césaire parlent de négritude et de civilisation négro-africaine, Fanon de racisme colonial constitutif de la culture européenne. Il n’y aura pas vraiment de dialogue entre ces deux grands penseurs.

Voilà donc Fanon qui investit à fond sa propre tangente vers la lutte armée et la pensée théorique du processus politique et culturel de la décolonisation (troisième partie) « à un niveau d’intelligibilité du système jamais atteint » (97). Ce chapitre consacré à « l’empreinte d’une pensée » débute par un passage en revue des penseurs français racistes, y compris les plus humanistes et abolitionnistes (103) (Voltaire, Hugo, Toqueville, Schoelcher), ce dernier représentant un rempart des Républicains « anti-esclavagiste » qui envahit abusivement la scène mémorielle (130) [2]. Le sociologue critique de la modernité consumériste en vient à détailler le fond de l’œuvre. Synthétisant la blanchitude idéologique de l’élite noire, il appuie les effets d’internalisation de la « honte », des « défauts », de la « malédiction » (112), autant d’effets du racisme blanc qui conduit chez les nègres à cette « présence du Maître comme instance instituée » (115). Peau noire masques blancs demeurera une des analyses psycho-sociales les plus fouillées, avec celle d’Albert Memmi, creusant le sillon théorique de l’aliénation, « rupture avec son propre soi » (115).

En s’appuyant sur les travaux de J. Goody, A. Lucrèce pose alors la pensée décolonisatrice de Fanon, appuyée sur l’idée d’une remise en cause du « mythe » de la supériorité de la civilisation européenne. La voie choisie par le psychiatre martiniquais est celle de la violence. Les damnés de la terre martèle à l’envie la légitimité du recours à la violence dans la mesure où elle n’est que « l’intuition qu’ont les masses colonisées que leur libération doit se faire et ne peut se faire que par la force » (121). Fort à propos, il constate, en convoquant Simone de Beauvoir ou le frère de Frantz Joby, que la Martinique n’était pas mûre pour le soulèvement (124), « gêne » qui est conceptualisée sous l’expression « imposition culturelle irréfléchie » (125). A. Lucrèce expose alors le poids culturel colonial, notamment dans l’imposition des noms, noms de rue comme le sens du mot Martinique lui-même (126-132). Pour contrer cette oppression culturelle, la violence ne suffit pas, même si Fanon développe la dimension purificatrice de la tuerie. Le leader doit intervenir dans le processus de décolonisation des mentalités du peuple aliéné. D’où une réflexion sur le rapport entre le meneur et la masse. S’appuyant sur les vertus du leader, son sens de la justice et de l’intégrité (« contre la petite caste aux dents longues »), l’auteur défend alors une conception de « l’éducation des masses » (134) qui n’interdit jamais la mainmise du peuple sur sa destinée car « au nom de la dignité et de la souveraineté du peuple » (137) « les peuples ne sont pas des troupeaux » (136). Ce qui suppose un engagement massif du peuple, « utopie fondatrice » qu’il croit réalisée un temps en 1959 à la Martinique (138). Et A. Lucrèce d’ironiser sur 2009 lors duquel « ce projet fondateur fut bien entendu absent ».

La dernière partie, intitulée « Frantz Fanon ou la postulation indignée de la fraternité », part des « démonstrations musculaires » du dominé en résilience (danses, transes) (141-143) pour finir sur les pratiques addictives actuelles (drogues, usage des armes à feu) et les violences conjugales ou celles en milieu scolaire. Liens logiques assez étranges qui prennent sens dans l’idée d’un retournement de la violence contre soi, idée qui prend racine dans les écrits novateurs de F. Frazier. Et de résumer Fanon pour qui il faut « réorienter cette violence fratricide et de la faire décoloniale ».

Dominique Chancé, au travers de son commentaire de l’œuvre de Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, ,nous propose bien plus qu’une synthèse lumineuse de la créolité. C’est en fait un point de vue théorique implicite qui jalonne cette recension des productions de l’écrivain primé au Goncourt en 1992. Il s’agit en fait, sans sortir du texte, hors de toute mise en perspective de chaque écrit dans la dynamique biographique et dans les contextes socio-politiques, d’une analyse qui combine l’experte littéraire et la spécialiste caribéenne. Car, sans ce métacadre théorique de l’histoire des Antilles et de la sociologie de ses structures, le déploiement critique se serait écrasé dans la redondance. Cette recherche est donc précieuse pour le chercheur en science sociale. Comme une archéologue qui scrute chaque centimètre carré, D. Chancé percute la création littéraire de ce leader de la créolité en s’arrêtant à chaque indice, depuis la place des mots clés dans chaque texte (15 ; 275) jusqu’aux jeux de correspondances entre les écrits, en passant par les comparaisons avec d’autres écrivains, les nuances d’une pensée évolutive avec ses contradictions et ses déports. Il s’agit certainement d’une recherche embrassant d’un point de vue cohérent l’ensemble d’une production passée à la moulinette d’une commentatrice entomologiste.

Le livre se décompose en 5 chapitres. Le premier enracine la pensée du créoliste dans la négritude et le leg césairien. Que ce soit le Fanon d’A. Lucrèce ou le Chamoiseau de D. Chancé, tous se reconnaissent dans Césaire, le nègre fondamental, dont la « secousse lyrique » déclenche le « réveil baptismal qui me nommait nègre » (30). La créolité n’est pas négritude mais « également nègre » (36), « héritage africain » (37). Ceci est très sensible au début de son travail, quand « chacun demeure sans sa culture » (38), Nègres contre Européens.

« La négritude est donc un moment de dessillement, une étape politique et intellectuelle essentielle » (31) Mais, « elle mène à une impasse, au dénigrement de soi en tant qu’Antillais ». D. Chancée, habitée de l’espace des possibles, évoque alors le projet révolutionnaire de Fanon, et à l’opposé, la « crève paisible » de Glissant dans la phase marxiste de l’aliénation, tandis que le sillon tracé par les créolistes sera, hors du tout ou rien, « l’importance du réalisme » (32), un réalisme très particulier, entre découverte de soi et invention des manières d’être de son peuple créole, entre comprendre et « rêver pays ». « Il ne s’agit plus de réformer, révolutionner, mais de s’appuyer sur l’imaginaire des peuples, enraciné dans la culture et partiellement inconscient, pour transformer les sociétés » (34). Le projet politique passe par l’Art, dans une croyance fondée sur une redécouverte intérieure de la culture perdue au dessous de la strate de l’aliénation et de la « réalité néocoloniale » (36).

Cependant, à l’opposé de la poésie de Césaire, qui crée un double africain « pur » dans la mythologie de la négritude, P. Chamoiseau enfonce le clou du réalisme et détaille un autre pan de la créolité : les ethnoclasses. Dans Chronique des 7 misères mais plus encore dans Texaco, le romancier travaille les personnages « nègres » et « mulâtres » et révèle aussi une « certaine rancœur à l’égard des Mulâtres » (42). Par ailleurs, dans le sillon de la « digénèse » posée par Glissant, Chamoiseau circonscrit le récit à la terre martiniquaise, omettant de parler de la traite « puisque s’il existe un pays d’avant, il n’en existe pas vraiment de mémoire » (45). En revanche, sur la terre nouvelle, et pour ancrer la créolité dans l’esclavage du nègre venu d’Afrique, le mémorialiste embrasse la tension abyssale entre les forces de malédiction (les lieux de souffrance et toutes les apparitions de diables) et les forces de résistance sacralisées dans les figures du marron et du mentô. Lutte de la vie contre la barbarie qui appelle un projet politique, une « mémoire prospective » (69-70). Pour Glissant comme pour Chamoiseau, le roman se fait mythologie politique et invite à une démultiplication des récits, contre culture qui s’oppose à l’enseignement français, aux historiens officiels, à la culture plaquée, bref à « l’oubli et au non dit » (71).

Le second chapitre ouvre sur la question identitaire de cette culture créole en traces et en forces contradictoires (souffrances et espoirs). On y apprend que les théoriciens d’Eloge de la créolité refusent de se définir et proclament : « C’est une question à vivre » (75). Cependant, D. Chancé dépasse ce subjectivisme constructiviste pour rapporter les positions littéraires à la trajectoire des auteurs. Avec finesse, elle montre que le projet césairien est fondé sur une distance de classe à abolir, laquelle subsiste tout de même : « L’œuvre d’A. Césaire laisse entrevoir l’ambiguïté d’une situation d’écrivain à la fois au dessus du peuple et cherchant à le rejoindre » (78). Tandis qu’ « une telle démarche est inutile pour les écrivains qui s’identifient sans détour aux classes populaires, à la petitesse sociale, au partage de la trivialité de l’existence petite bourgeoise ou prolétaire » (79). Néanmoins, dans un pays où les classes et les races se combinent, les catégories émiques foisonnent et rendent difficile l’assignation conceptuelle occidentale. On peut toujours indexer Chamoiseau au groupe de la « toute petite bourgeoisie noire » (ou mulâtre urbaine) » (80), il reste qu’il se dépeint lui-même dans ses romans sous les traits de « chamgibier, Chamzibié, Ti-zibié », autant de manières de « donner une signification particulière à sa marginalité. Elle est davantage celle du prolétariat urbain, des sans statut, des déclassés, que celle de l’artiste, du dandy, du contestataire voire du poète maudit ou encore de l’intellectuel ». Car, dans la société néocoloniale, la multitude des recalés du système, vivant à ses marges, est le terreau à partir duquel se constitue la contre société : « la société antillaise de ne laisse pas facilement décrire ou nommer à partir des romans de Chamoiseau dans la mesure où ceux-ci s’efforcent précisément de dire un innommé, de faire advenir un type de société original (…) Ainsi le « nous » de la narration est une manière de dire une collectivité sans la décrire » (81-83), un devenir qui ne peut s’exprimer dans les catégories occidentales. Par ailleurs, la diversité des métissages ajoute encore à la difficulté des classifications et des frontières, sans parler du créole qui réunit le Béké et la négresse en les opposant au Mulâtre (113). C’est cette diversité en mouvements et en réversibilités qui façonne paradoxalement une unité souterraine, jamais avancée dans l’ordre du politique. Un bémol : la logique socio-raciale vient aussi contredire ce modèle. Ni les Békés, ni les Mulâtres ne sont vraiment happés par cette logique, tout en y étant plongés tout de même : « Les Mulâtres sont à l’opposé de la créolité » (95-111). Même Césaire est épinglé, avec son français incompréhensible des gens des quartiers pauvres (104), son rôle de légitimation de l’idéologie mulâtre (105) et sa détestation d’un lieu, poursuit Chamoiseau, qu’il perçoit « ‘tout en extériorité’, ‘face à la réalité coloniale’, ne voyant qu’une ‘morbidité’, un lieu d’abjection dont il chercherait à ‘s’extirper’ avec ‘rage’ » (118). Ceci étant dit, le diagnostic du colonialisme, depuis E. Glissant, commence avec Malemort et « la morbidité générale des Antilles » (120). D’où cette sorte de synthèse sociologique dans laquelle il faut pondérer en quelque sorte les forces de créolité en fonction des forces centrifuges (colonialisme de l’Etat français, attitude assimilationniste des Mulâtres, nègres aussi pour partie « aspirants mulâtres » (121), Békés plus créoles qu’ils ne s’en rendent compte) (120-133).

question socio-raciale de la créolité, chapitre clé qui interroge directement, du point de vue comparatif, la socio-graphie antérieure de F. Fanon et plus généralement la position sociale de l’intellectuel et des dits et non dits de sa critique sociale.

D. Chancé poursuit l’examen de la créolité, dans le chapitre suivant « Chamzibié et Chamoiseau : le marqueur de paroles » en abordant la structure du discours littéraire. Les auteurs d’Eloge de la créolité ne défendent pas un outil linguistique mais une perspective « culturelle et sociale » (140).

La créolité suppose d’abord de rompre avec le français académique. Ni français, ni créole, la langue de l’écrivain martiniquais est dans la « créolité », fait de « langage » et non de « langue » (141). « La diglossie fait partie de l’existence quotidienne en créolité. Il sera écrit, par conséquent, dans un interlecte, des entrelacs créatifs » (142). Non pas « bilinguisme » mais « contradiction linguistique » (145) où la superposition des cultures antagoniques se retrouve et se joue dans les interactions langagières. L’écrivain se positionne alors politiquement dans la langue pour valoriser l’une au détriment de l’autre alors même que l’écriture retenue est celle de l’autre : « Chronique des sept misères résout les problèmes par un coup de génie. Le texte de ce premier roman est tout entier placé sous le signe de l’oralité, la narration n’étant que l’énonciation d’un groupe de djobeurs qui s’adresse à un public sur le mode traditionnel du conte. Ecrit en français, il s’affirme symboliquement comme étant dit en créole » (152). Mélange des genres, même avec un pan hégémonique, qui n’est pas sans laisser planer une suspicion de travestissement, prise de « distances avec le combat identitaire » (162) pour le créole. Pour autant, son combat se veut celui des racines, des conteurs fondateurs (166) et « gardiens des mémoires » (167). Le conteur créole est le mythe incarné du peuple rebelle, en résistance contre le colonialisme et ses enfouissements de sens. Il peut vivre « au cœur de la négation » (168). L’écrivain en résistance poursuit la quête du conteur. Dès lors, issue des tréfonds de la vitalité des esclaves marrons, cette pensée annihile les contrefaçons : tous les écrivains békés, métropolitains et mulâtres sont dans ce dessein raturés, « la littérature antillaise n’a pas de passé, elle commence avec Césaire » (173). Et, devant la mort du conteur et l’écrasement d’une culture (urbanisation, scolarisation, consommation), l’écrivain se fait mythe et aussi acteur politique d’une alternative possible. Intellectuel engagé, « indépendantiste, anticolonialiste, défenseur des cultures dominées » (187), il mêle plusieurs figures (romancier, militant, individu créole) qui le rendent baroque.

Le chapitre suivant revient sur cette multiplicité de postures coincées entre la « zombification de la culture populaire….(folklorisation des) croyances en voie d’extinction » (191) et l’« effort pour muer et trouver sa modernité ». Entre revivification d’une culture moribonde et dépassement moderne incluant le roman et la politique, l’écrivain baroque cherche sa voie, sa matérialité, dans « une transition par bribes » (198). Entre le symbolique et le politique, « le roman s’enrichit d’une question dont il ne connait pas la réponse ». « Projet artistique », « travail de traduction » (199) dont le point d’orgue, Ecrire en pays dominé, tente « la synthèse de ce long parcours, de ce détour complexe et baroque » (199). Mais c’est surtout avec Biblique des derniers gestes que l’écrivain martiniquais « révèle un projet baroque…confrontant le lecteur à une matière quasi indomptable » (221) : « les innombrables micro-récits de Biblique se développent ainsi, comme des noyaux qui secrètent leurs propres expansions » (222). Ce pari formel est peut-être une réponse littéraire à certaines critiques faites autour de la réification de la culture populaire créole (M. Giraud). En tout état de cause, désormais, les dimensions d’hybridité et d’ouverture dominent l’ensemble : « Ainsi le rapport aux identités troubles est il venu se superposer à la question des combats identitaires, et complexifier celle-ci donnant à la créolité…une ouverture aux ambiguïtés, aux pluralités, à l’irrésolu et à l’imprédictible humain » (233). L’enjeu est de taille : « La créolité est une forme de baroque. Elle n’est pas la reprise des luttes anticolonialistes traditionnelles, car elle aspire à dépasser les clivages, à penser l’identité sous une forme non identitaire…signe d’une identité complexe et polysémique » (234-235). Cette dialectique propre à la créolisation, bien différente d’un simple renversement identitaire et de la pensée de métissage qui rêve d’harmonisation et de synthèse, met donc au centre une altérité dont le concept de ‘diversalité’ se porte garant » (248). D. Chancé évoque notamment les changements dans l’ordre des sexes et l’apparition de l’érotisme (259-269).

Le dernier chapitre, « Merveille et mélancolie » relie l’œuvre de Chamoiseau sous le prisme du particulier et de l’universel, du local et du « pierre monde », mime conceptuel du tout monde. De la Martinique aux « pays dominés », le travail littéraire tisse progressivement des montées en généralités. Entre la pierre monde et le rêve du tout, entre la créolité locale et la créolisation des Amériques, entre souffrances et réenchantements prometteurs, entre existence du guerrier de l’imaginaire et la révolution impossible ou la négritude du déni de culture, entre la vision binarisée et la réalité complexe et indémêlable, entre le nom situé « Texaco » et le nom « homme » qui clôture L’esclave vieil homme et le molosse, D. Chancé traque les signes d’une ouverture humaniste au monde, par delà la quête originelle d’une libération locale, laquelle tient compte des horreurs du monde qui se poursuivent, bien après l’esclavage. Dans un discours très proche de l’altermondialisme, Glissant comme Chamoiseau défendent les opprimés tout en respectant la diversité contre l’homogénéisation néolibérale et impériale occidentale. Bien plus, avec Biblique, « le vieille lutte contre tous les colonialismes du monde » devient « une relation universelle et intériorisée » (301). Tout se passe comme si l’écrivain, notamment dans A bout d’enfance saisissait aussi les violences universelles du colonialisme mais aussi de la domination dans ce qu’elles ont d’irrémédiablement intimes et proches, les relations hommes femmes, la famille proclamée « camp de concentration » (302). « L’altérité n’est pas seulement une rencontre avec l’autre absolu, étranger, mais une rencontre avec l’autre part de soi » (323). D. Chancé aide à voir que la créolisation interpelle Chamoiseau pris dans sa propre dynamique. Elle mutile les réflexes binaires, démultiplie la gestion des violences, séquentialise les réponses dans une temporalité ouverte sur l’incertitude et l’a peu près. De marqueur de parole, l’homme porteur des traditions en vient à se regarder et à se fragiliser, traversé lui aussi par les mutilations comme ces institutions externes moquées à longueur de romans. La faiblesse de Bodule-Jules, porteur de toutes les conditions humaines, ramassant de la sorte le chaos du monde, corps qui abdique, est davantage révélateur d’une intimisation des souffrances et d’une bataille personnele que d’un pessimisme si contraire à la créolité. « La merveille est dans le passage, la relation, les matamorphoses elles-mêmes. Elle est dans le vivant continué sous les morts, ainsi que le découvre Balthazar en ses derniers instants » (315). Ainsi à l’empire de la rationalité triomphante, Chamoiseau propose la voie du réenchantement du monde, du merveilleux nourricier, du « génie créatif ». « Le merveilleux devient une exploration de la complexité » (316). Bodule a perdu ses guerres coloniales mais il a conservé son intégrité physique et morale, dans un ballet incessant de communications entre la nature, les bons esprits et ses proches. Sans doute que l’une des promesses alléguées dans Biblique (si bien nommé ici), piste sur laquelle D. Chancé ne s’engage pas, est celle de la réconciliation des hommes et des femmes martiniquaises autour d’une revalorisation du statut de la femme. Alors que les romans de Confiant ou de Chamoiseau dressent le portrait de femmes démons ou de femmes esclaves violées, ici, D. Chancé rappelle à juste titre que « les femmes rencontrées par Balthazar sont autant de merveilles, prodiges aux mœurs et capacités étonnantes, que ce soit dans le combat, dans la grâce ou dans la fureur érotique » (321). En revanche, le panorama qu’offre D. Chancé de l’œuvre du grand romancier antillais se termine à juste titre sur une certaine sagesse de l’écrivain revenu de la haine, de la binarité, confondu qu’il est par la découverte que les lignes de force traversent l’intériorité et que simultanément, l’individu a quelque chose à dire et à faire. A la fin de Biblique, Bodule fait face au monstre et son apaisement le terrasse. Loin de l’angélisme, cette réponse dérive d’une quête personnelle « quand l’ennemi est définitivement intérieur » (327). Cette créolisation pour soi résonne comme une invitation, pour chaque Martiniquais, à ne pas seulement attendre de l’extérieur une lutte pleine de promesse mais à commencer ici et maintenant le grand ménage. Toute l’ambiguïté de cette posture s’invite dans la dernière formulation interrogative du propos, selon moi : « Qu’est-ce donc que cette résistance qui apaise, dans une guerre qui continue » ? (332).

L’ouvrage de Michel Agier et Sara Prestianni ‘Je me suis réfugié là !’ Bords de routes en exil, est un duo anthropologue et photographe, dans le monde extrême de la migration de ces hommes et femmes à la fois rejetés (« la peur » (10 et 12)) et harcelés par les forces répressives (« multiplication des centres de détention des étrangers en Europe à partir de 2002 » (11)) au service des technocrates protégés et des élus lâches, monde où « l’hospitalité » est remplacée par « l’hostilité » (14) « dans le chaos du monde », celui de la mondialisation et du post-colonial. Ce duo constitue un retour sur des enquêtes précédentes « sur les lieux de refuge qui se développent aujourd’hui » (10). L’objet de ce livre est de revenir sur les conditions pratiques du terrain, terrains devrait-on dire puisque les auteurs font « le récit de l’enquête circulatoire » qui les a menés en Grèce, en Italie et en France. Mais il est aussi d’en faire la logique de l’invention en distinguant le transit et l’installation. « A ces deux phases correspondent deux modalités différentes de formation d’un habitat. Si les refuges qui se créent aux frontières sont des lieux relativement stables pour des voyageurs instables, qui transitent là pour des périodes de temps déterminés, ceux qui naissent dans la phase d’installation des migrants, fruits d’une quasi-absence du système d’accueil, deviennent souvent la cristallisation de la précarité et s’installent dans la durée » (11). Décrire et comprendre ce « mode d’habiter diffus et contemporain » (11) invite à rendre compte de « quatre lieux frontière sur la route des exilés » (12) : « le campement de Patras en Grèce…la jungle de Calais, un squat de la banlieue de Rome et le quartier de la gare de l’Est à Paris ». Les deux premiers procèdent de la logique du transit plus ou moins organisé sur une zone frontière, les deux derniers renvoient à l’installation dans une précarité voire une « dangerosité de l’habitat refuge » (12).

Pour approcher ces lieux de souffrance, les investigateurs se posent la question de leur (bonne) place, « empathie » et « hospitalité » qui refusent la distance de l’exotisme et celle de la compassion (12 et 13). Mais, quelles que soient les bonnes intentions, ce sont toujours les autres qui décident, et ils peuvent refuser celui qui incarne alors malgré lui les violences des politiques anti-migratoires (14).

En mobilisant quatre sources empiriques (journal, commentaires, récits et photographies), les deux chercheurs se rendent compte que les acteurs façonnent tout de même leur monde à un double niveau : par l’organisation stratégique de leur survie et par les attitudes de « responsabilité » et de « dignité » face aux enquêteurs (15 et 16).

Le premier chapitre traite du camp de Patras en alliant les différents matériaux évoqués. Existant depuis 12 ans, il accueille 1500 personnes, des Afghans essentiellement. La Grèce est une étape dans un long parcours qui les achemine en Italie, en France ou en Angleterre. Pour quitter ce camp, la démarche est compliquée voire « désespérée » (25) puisque se cacher dans un camion pour entrer dans le port puis partir en mer suppose un jeu largement connu des policiers, qui plus est largement réglementé. Le fichage par l’empreinte crée une traçabilité du migrant, marche pied pour son renvoi (77). Les personnes hurlent alors leur dénonciation de l’Europe des droits de l’homme (27). La construction des cabanes suppose récupération et vols, ce qui leur aliène d’autant plus fortement le soutien des riverains, lequel est rare en général (28 et 29, 47, 61) mais non inexistant, comme le signale le cas du village de Norrent-Fontes à côté de Calais (63). Une sorte d’écran s’interpose d’ailleurs avec la présence d’humanitaires (30, 78). Outre cet apport, les « habitants » luttent pour détourner les ressources de la ville (branchements sur l’électricité et l’eau), phénomène classique de la planète bidonville (A. Corten, M. Davis) (31) ou mettent en avant la solidarité, faisant taire momentanément les rivalités entre clans ou ethnies (39). Comme l’a montré C. Pétonnet à propos de la migration économique, les anciens accueillent les nouveaux dans une spirale de liens renouvelés, « évidence de l’hospitalité » (39), laquelle affecte aussi les réseaux familiaux (42). Il y a aussi la convivialité propre au refuge (81-82). Ce lien social forme « une alternative communautaire à la marge » dans « un espace ghettoïsé » (45) « hétérotopique…productions permanentes d’une marge » (46, 82-83). Les conversations permettent de récupérer des bribes d’itinéraires dans des vies brisées qui ne se racontent pas. On apprend surtout combien les passages d’un pays à l’autre sont organisés et forment un véritable marché juteux (36-37, 51) depuis l’Afghanistan, l’Iran ou le Pakistan. Ce marché repose à la fois sur un travail rétribué de passeurs et sur le rapt de migrants libérés contre rançon (53), pratique que l’on retrouve un peu partout dans le monde. Entre répression d’Etat et corruption, les parcours d’errance sont multiples et parfois ressemblent à une odyssée (Abdul 51-56).

Le second chapitre aborde la situation des squats dans des immeubles inoccupés dans la banlieue de Rome. A la différence de la Grèce, l’accent est mis sur la prolétarisation des migrants (59, 83). Ici, ce sont essentiellement des populations africaines qui résident dans des abris dissimulés, dans un contexte de fortes pressions pour évacuer les lieux.

Le troisième chapitre traite de la situation française à Calais, lieu connu depuis le campement de Sangatte. Comme à Patras, il s’agit de baraques construites avec des matériaux non prévus pour la construction (plastiques, palettes, cartons, grillages…). Comme à Patras, la population afghane est en transit, avec toujours « cette arrivée introuvable » (70). Alors le provisoire dure et la survie impose « d’habiter la jungle » (70). Ce qui autorise alors M. Agier à établir une comparaison avec les camps de réfugiés qui existent parfois depuis une trentaine d’années (74-75). De temps en temps, comme un journaliste de guerre, l’enquêteur observe à distance un trafic sans intervenir : « non comment » (76).

Les auteurs proposent alors une montée en généralité autour de l’hétérotopie en identifiant 3 figures principales, la prison, l’asile et le refuge (85-87). Ce dernier est aménagé dans le cadre des « camps de réfugiés » ou s’aménage dans le cas des « camps auto-organisés » (87).

La dernière partie se concentre sur Paris, entre la gare de l’Est et le canal Saint Martin, « fin du récit de l’autre » puisque les deux univers, celui du chercheur et celui de son objet, se touchent désormais (88-89). Dans ce lieu, qui n’est pas un lieu hors de tous les lieux, impossible d’imposer la marque de fabrique de la survie. Aucune trace d’habitat n’est durable, mise à part quelques tentes ou matelas, au niveau pourrait-on dire des « SDF ». Avec la mobilisation d’associations, les migrants d’Asie errent de bâtiment de fortune en immeubles délabrés, toujours soutenus par les humanitaires (93). Parfois, dans l’attente de quelque chose, certains se font volontaires ou béénvoles (97). Le livre se referme sur un second récit, celui de Khodad, émaillé aussi de violences policières, d’enfermement, d’errance sur des milliers de kilomètres, de précarité et d’impasse existentielle. L’épilogue résume dramatiquement cette impasse, avec la destruction des camps observés (105). Et peu à peu, c’est la logique de l’enfermement dans les centres de rétention qui devient la règle (108).

Le dernier ouvrage, sous la direction de P. Verdol, LKP, ce que nous sommes !, affirme d’entrée de jeu son ambition : celle de présenter le collectif qui fut à l’origine d’un mouvement social de grande ampleur dans les DOM français. Cette présentation procède en fait d’une synthèse d’un colloque militant qui fut organisé à Pointe à Pitre sur le campus de Fouillole, les 15 et 16 mai 2009. Militant de l’association Agriculture, Société, Santé, Environnement (ASSE), oeuvrant contre la pollution et les pesticides, « j’avais établi un lien d’une part entre mon objet d’analyse et d’autre part la pwofitasyon capitaliste exacerbée dans notre société néo-coloniale » (15). En intégrant le collectif LKP comme 47 autres organisations, P. Verdol se lance « dans un refus explicite du colonialisme et du capitalisme ». Du fin janvier à début mars 2009, la Guadeloupe et la Martinique vont connaître un mouvement social qui va totalement paralyser le fonctionnement de l’île, conduisant les habitants à renouer avec la débrouille du temps de la Seconde guerre mondiale (à la Martinique, on dit : « Du temps de l’Amiral Robert »). Et quelques semaines après, les militants se retrouvent sous l’égide de quelques pilotes universitaires afin de débattre entre eux de leurs interprétations du mouvement qu’ils venaient de vivre. Les actes de ces échanges font la matière du présent livre, publié à une date importante : bien après les Etats généraux imposés par le pouvoir métropolitain et auxquels le LKP avait refusé de participer. Technique vieille comme le monde diplomatique : faire parler afin de désamorcer. L’Etat français, sans concéder aucune réforme majeure, a endormi les peuples soulevés en organisant des débats, souvent avec une mobilisation des classes moyennes. Mais sans aucune présence des classes populaires, comme j’ai pu le constater directement à la Martinique. Les lieux choisis d’ailleurs suffisent à produire la sélection des publics. Aucune consultation/débat n’a eu lieu dans un quartier populaire. On reviendra sur cette question des luttes de classe entre Martiniquais ou Guadeloupéens, point aveugle de ces luttes. Cette question est d’autant plus cruciale ici que le colloque s’intitule : « Rencontre LKP/UAG pou libéré Konsyans a Pèp-là » (18) (Pour libérer la conscience du peuple).

Les militants ressemblés lors de ce colloque ont la volonté de « mettre en commun leurs compétences en vue de l’expression d’une alternative sociale et politique à la pwofitasyon colonialiste et capitaliste » (17). L’enjeu est donc de passer du mouvement social armé de militants intellectuels à une montée en puissance intellectuelle collective -faire « œuvre intellectuelle…patrimoine intellectuel » (17)- dans le cadre d’un échange croisé des expériences, des savoirs et des perspectives.

Le colloque permet de brosser un inventaire descriptif des principales composantes du LKP. De manière générale, cette organisation récente datant de 2008, comprend 18 syndicats, 22 associations, 8 partis politiques. « Mouvement complexe » (24) qui a été piloté par quelques organisations et quelques pilotes, dont Elie Domota, le secrétaire général de l’UGTG, syndicat indépendantiste et anticapitaliste. Lors du forum social caribéen, il avait refusé sa participation en soulevant le caractère gestionnaire des programmes altermondialistes anti-libéraux. D’où la place de « la lutte des classes », le rôle du syndicat dans « l’accroissement du mieux être des travailleurs » à court terme et, à long terme, « l’expropriation capitaliste » (24-25). Selon P. Verdol, la créolisation de la lutte des classes se décline dans l’usage du terme « pwofitasyon ». Ces principes posés dans la charte d’Amiens de 1906 sont donc repris et appliqués, l’auteur différenciant l’action immédiate (revendications salariales dans l’accord Bino) de l’action à long terme, à savoir « changer les rapports sociaux » (26) au moyen de « la grève générale ». Cette vue très marxiste est nuancée. P. Verdol rappelle la diversité du mouvement, notamment en matière religieuse et culturelle.

Chacune des composantes du LKP propose, par l’expertise, son diagnostic économique, social, politique, culturel. Ce sont donc avant tout des acteurs des classes moyennes qui viennent à tour de rôle présenter les problèmes qui traversent la Guadeloupe.

D’un point de vue économique, le livre dévoile que l’accord Bino est un échec puisque les grands groupes capitalistes, et notamment « les groupes békés de la distribution » se sont écartés (36). Le rapport de force n’a pas débouché sur de véritables améliorations salariales. Ce qui en dit long sur la rigidité de la domination économique néocoloniale et la résistance des Colons hermétiques à toute concession. Surtout avec un tel résultat, les auteurs reconnaissent qu’une « organisation syndicale isolée en Guadeloupe était aujourd’hui totalement inefficace » (59). Surtout, ce mouvement social apparaît comme un sursaut symbolique identitaire, la fierté d’avoir pu tenir si longtemps « en liyannaj kont tout pwofitasyon » (60).

Précisons que le fossé entre les acteurs sociaux et les élus est une particularité des Antilles françaises, liée notamment à la coupure entre les Mulâtres et les Nègres. Cette matrice socio-raciale explique fortement cette méfiance à l’égard d’élus largement perçus comme hors du peuple : « Ce que la bande à Lurel et les hommes politiques guadeloupéens ne sont pas parvenus à obtenir pour les travailleurs de Guadeloupe, eh bien la rue l’a obtenu grâce à la détermination du peuple » (62). Ou encore : « Quand l’Etat a lancé les Etats généraux comme réponse politique du mouvement LKP, c’est que l’Etat français et les Politiques se sont très bien rendus compte…(234). Il semble que l’un des blocages néocoloniaux majeurs de ces « DOM » réside dans cette segmentation entre les mandants et les mandataires, explicable par l’histoire de la composition sociale issue de la plantation et ses transformations dans l’ordre de l’accaparement des postes politiques. Le régime néo-colonial se donne à voir dans les difficultés à faire prévaloir le régime de l’Etat de droit : pas de délégué du personnel dans des entreprises (65), ouvriers qui n’ont jamais connu la grève (64-65), refus des Békés de négocier, magouilles financières entre l’Etat, dans un pays où les fonds manquent cruellement pour le développement économique (72), produits alimentaires d’une cherté ahurissante qui n’a aucune comparaison en Europe (75 et s.) et qui provient d’une situation de monopole des Békés sur la grande distribution (81), démantèlement des mutuelles sociales locales (116-128), Etat social plus faible, notamment dans le logement social.

Une économie néocoloniale se structure autour de l’exportation d’une monoculture et de l’importation des produits manufacturés, ce qui se lit de manière caricaturale dans les DFA (105). Or, par entente entre les banques métropolitaines et les banques contrôlées par le capital des colons, « si vous allez voir une banque, elle vous prêtera plus facilement de l’argent si vous lui parlez de canne ou de banane que d’ignames » (91). Cette économie coloniale se réalise « au détriment d’une agriculture vivrière » (90) « ce qu’ils ont fait en Afrique aussi ». L’enjeu du rapport de force, c’est « l’autonomie alimentaire » (94). De ce fait « nous sommes obligés de lier la question agricole à la question politique » (101).

Dans ce monde hermétique où la classe économique est imbriquée à la classe politique, les classes populaires détournent leur révolte dans les mouvements culturels. Ulrike Zander a bien montré cette voie du nationalisme culturel qui ne peut déboucher sur un nationalisme politique puissant. La politique de l’épouvantail haïtien joue à fond et fait que, en dépit des collusions entre les élites pour un statu quo néocolonial, la majorité des élections donne des élus conservateurs, à savoir de l’autonomisme à la droite départementaliste. Les mouvements culturels, à la Martinique comme en Guadeloupe, aspirent une grande partie du réalisme des dominés et de la petite bourgeoisie culturelle. Un membre d’Akiyo, association culturelle et carnavalesque, donne à voir la haine mobilisée qui subsiste encore à travers la mémoire de l’esclavage et la saisie des logiques de l’Etat néocolonial aujourd’hui « puisque dans le système officiel on n’enseigne ni notre histoire, ni notre langue, ni nos chants, ni nos danses, ni nos mœurs et habitudes » (166). Les mouvements culturels sont des « mouvements de masse » et des « mouvements identitaires ». Ce monde parallèle aux structures coloniales oppose ainsi les Mulâtres attachés à l’assimilation qui disposent du pouvoir politique et les Nègres et classes populaires noires qui, depuis les sociétés secrètes de l’époque plantationnaire jusqu’au marronnage en passant par les formes créoles souterraines ou officielles, déploient un univers symbolique en contre-société. Sans accéder au combat guerrier fanonien, sans démissionner dans la migration bumidonnienne (un bel exemple de combat contre « l’expropriation » est évoqué dans l’enseignement (179)), les couches les plus malmenées par la Pwofitasyon développent un liyannaj associant fêtes, chants, danses, musiques, religions, sociabilités et entraides, « éléments spirituels qui composent la culture de la Guadeloupe » (175). Car « l’école actuelle est l’expression même de la domination coloniale » (180). Suit une belle analyse de la production néocoloniale de l’échec scolaire et de la disqualification identitaire des enfants guadeloupéens. Et, même en parvenant à tenir dans ce système symbolique exogène, ce sont « 60 % des 16-25 ans qui sont au chômage en Guadeloupe » (197) compte tenu d’un chômage structurel de masse lié à l’économie plantationnaire et aux blocages permanents assumés par les élites politico-économiques assimilationnistes dans le développement économique. Ces îles sont des « cimetières de jeunes diplômés » (197). Ceux qui restent et tentent de trouver de l’emploi ici sont les moins diplômés, 80 % de la file active de Pole emploi (199) précise E. Domota. Et les formations dispensées sont essentiellement celles qui alimentent les professions des classes populaires (jardiniers d’espace vert, assistante maternelle, agent de sécurité…) (202), ce qui provoque la migration des classes moyennes jeunes en quête d’emploi.

La rencontre se termine sur le sens du mouvement. Le « LKP, son moteur essentiel, ce sont les organisations de masse. C’est le peuple en mouvement » (233). Et en face de ce réveil des Guadeloupéens, il y a la « diabolisation du LKP », notamment de la part de la classe politique, à commencer par celui que le peuple guadeloupéen élit à une majorité importante, Victorin Lurel, élu PS, lequel a parlé de « coup d’Etat, de fascisme » (247). De l’autre côté, on a un cadre à la retraite, gestionnaire de HLM, indépendantiste, qui clame la réalité d’un renforcement du pouvoir colonial des anciens « propriétaires d’esclaves » (253).

Réflexions croisées à la croisée des cheminements anticolonialistes

Dans nos disciplines compartimentées, il est toujours difficile de lire transversalement des chercheurs issus de traditions, de formations différentes. Une analyse de texte peut-elle être comparée à un travail de terrain, un économiste politiquement engagé peut-il être rapproché de chercheurs uniquement « empathiques » ? Bien plus, les exégètes des Grands sont-ils les mêmes que ceux des Petits ? La manière de penser les penseurs autorise t-elle finalement une pensée des acteurs les plus « ordinaires » ? Un sociologue, un économiste, un anthropologue (et une photographe) et une spécialiste de littérature, quatre ouvrages invitant à penser, avec des orientations différentes une grande part de l’espace des possibles des peuples colonisés, un espace très ouvert où dominent les continuités mais aussi les contrastes. Le modèle hirschmanien revisité fournit une typologie valise assez « commode » pour faire entrer ces quatre ouvrages dans les tiroirs de l’analyse. Mais, au-delà de cet aspect formel de classification, se dessinent surtout les contours de positionnements différentiés qui interpellent les chercheurs des « violences structurales », pour parler comme Philippe Bourgois, des ethnoclasses et des contre cultures. Ces livres, lus ensemble, offrent un tableau des scansions entre violences de la domination et violences de la riposte -pour survivre ou pour s’affranchir de l’intrusive et abrasive présence de l’Autre- à l’encontre du colon conscient ou inconscient de son rôle : comme le sont nombre d’enseignants métropolitains aliénés qui viennent deux ou trois ans dans les DOM sans rien connaître des réalités locales et sans vouloir les connaître, engoncés dans la toute puissance de leur petit stock de savoir érudit certifié mais inadapté ici [3]. Ces livres montrent aussi que, hors de cette scansion qui domine la réalité de vie des colonisés, ces derniers parviennent souvent à mettre la tête hors de l’eau, que ce soit dans la lutte armée, dans la production culturelle (nationalisme culturel, art populaire comme ce remarquable musée de l’esclavage d’un paysan djobeur La Savane des esclaves à la Martinique) dans la réflexivité intellectuelle et littéraire, dans les sociabilités souterraines ou dans la lutte politique indépendantiste.

On pourra objecter que trois livres sont comparables mais que celui qui aborde la question des migrants en Europe est sensiblement différent. Comme toujours, tout dépend de la focale, laquelle suppose la nécessité du modèle théorique. « Le réel ne répond que si on l’interroge » résume Bachelard.

Michel Agier & Sara Prestianni nous invitent à saisir de quoi est fait le quotidien de migrants qui ont fui leur pays et qui se trouvent maltraités dans une Europe avide d’exploitation mais soucieuse également de soumettre politiquement les populations anciennement colonisées. A la fois « une guerre de capture » selon l’expression de Marc Bernardot, destinée autant à limiter les flux, abrutir l’armée de réserve et la soumettre, qu’à faire pression sur les heureux élus du travail au noir et des chantiers dangereux. Last but not least, l’expérience de la fuite d’un territoire vers un ailleurs souvent inaccessible est toujours un drame à vivre. L’Exit, dans la dimension de la migration économique, devient un arrachement difficilement négocié avec ceux qui restent au pays (Sayad), un chemin semé d’embûches, un parcours dans la disqualification. Et cette transportation peut être plus ou moins contrainte et organisée par l’Etat colonial (le Bumidon de Debré et De Gaulle). Ce que l’Europe tente de limiter ou d’organiser sous pression, en flux de main-d’œuvre corvéables qui voient comme une chance inespérée la possibilité de travailler à presque n’importe quelle condition, elle l’a organisé spontanément pendant des dizaines d’années dans la gestion de sa main d’œuvre coloniale. La purge du sous-prolétariat antillais, menaçant de rejoindre un équivalent de Fanon, s’est opérée dans le montage du Bumidon des années 1950 jusqu’au début des années 1980 ! Mais c’est pendant plus d’une centaine d’années que la France a planifié le travail des Algériens. Entre colonialisme et impérialisme, les dominés ne cessent de servir de variable d’ajustement dans un vivier prolétaire qui pose problème, soit démographiquement (manque), soit économiquement (pression sur les salaires) soit politiquement (menace de renversement de l’ordre). C’est dire que ces quatre livres reflètent l’invitation à penser structuralement et globalement les politiques de migration mais aussi les variations de traitement en fonction des histoires coloniales (population préférentielle ou non -par exemple utile aussi en cas de guerre-, nationale ou non).

En y regardant de près, on peut aussi établir des comparaisons entre le traitement local des Antillais dans le Bumidon (encasernement, séparation selon le genre, assignation à des métiers manuels) et le traitement d’autres types de migrants : Portugais et algériens bidonvillisés ou sonacotrés, régime coercitif dans les organismes gestionnaires, séparation des sexes ; Rroms assignés eux aussi à une liste d’emplois prolétaires, comme les Palestiniens au Liban. Et encore aujourd’hui, l’absence structurelle d’emploi organisée dans les « départements français d’Amérique » est propice au départ de milliers de jeunes diplômés, lesquels partent en France, en Grande Bretagne ou aux USA.

Si la ponction silencieuse et instrumentale renvoie plutôt l’analyse du côté de la pérennisation de la domination coloniale, elle s’oppose ainsi pour partie aux dimensions de la contestation qui sont travaillées dans ces ouvrages. Ce qui renvoie à la catégorie Voice, dans sa version modérée ou radicale : on retrouve aussi bien la biographie de Fanon que l’analyse de Dominique Chancé sur Chamoiseau avec la dimension polémiste des écrivains de la créolité anticolonialistes, ou celle de Philippe Verdol rendant compte des composantes radicales du mouvement social de 2009 en Guadeloupe et abordant le rôle déterminant du LKP dans la dénonciation codée du colonialisme. D’ailleurs, ces intellectuels nourrissent aussi les mouvements indépendantistes, que ce soit E. Glissant soutien de la lutte de F. Fanon ou P. Chamoiseau vice-président du MODEMAS avec Garcin Malsat, l’unique maire de la Martinique à arborer le drapeau national au fronton de la mairie. On peut y agréger aussi certains acteurs étudiés par Michel Agier & Sara Prestianni, notamment ceux qui refusent toute forme d’intrusion des chercheurs dans les squats de survie (63) comme ceux qui dénoncent les pseudo-droits de l’homme de l’Europe. C’est cette dénonciation infra-politique qui ouvre la voie à la dissidence économique, souvent dès la seconde génération comme l’a observé Daniel Dohan au sein de la population migrante mexicaine dans la Silicon Vallée, dans son livre The Price of Poverty.

La Voice « moyenne » mobilise aussi la plupart des auteurs retenus ici. La traque forcenée des créolistes afin de débusquer les dernières traces de la culture populaire noire, lumineuse vitrine d’un autre monde qui se passe de la culture occidentale colonialiste assimilationniste, les revendications corporatistes du mouvement social de 2009, la confrontation entre les autochtones et les exilés chez Agier (28) recourant au vieux stratagème scottien de la dérision, toutes ces contestations là parlent d’un refus de l’Empire. Empires russe ou européen, empires américain ou asiatique, les logiques sont souvent comparables, faites d’écrasement politique, d’acculturation forcée (la scolarisation forcée des Inuits au Canada, des Tibétains dans les écoles chinoises, des Rroms dans les écoles européennes, des Martiniquais afro-caribéens décréolisés dans les écoles des colonialistes Ferry et Schoelcher), de mise au travail, et, par là, de résistances nécessaires, comme le processus de la survie dans les camps l’impose.

Dans cet horizon de défiances, violences et ripostes, que reste t-il en termes d’analyses centrées sur la notion de Loyalty ? Le migrant économique docile versus le rebelle local (indépendantistes des DOM) ou le dissident déviant social issu en ligne directe ou indirecte de la migration coloniale (jeunes maghrébins ou africains dans la stratégie du prélèvement direct ou de l’économie parallèle, similairement, les jeunes sous-prolétaires noirs étudiés par E. Anderson, E. Liebow ou J. Wilson, leurs pairs mexicains étudiés par D. Dohan suivant en cela les frères aînés porto-ricains) ? L’ouvrage de D. Chancé aide à voir aussi les cheminements des intellectuels écrivains martiniquais, de la révolte à l’apologie d’une complexité diffuse qui dilue l’ennemi dans le tout monde ou, à l’inverse, dans la recherche intérieure de la créolité. Dans la description que le LKP propose des visages multiformes de la colonialité, comment interpréter le tout monde et l’ouverture d’écrivains reconnus, et presque expatriés dans les Universités américaines prestigieuses ? Dans la lecture qu’A. Lucrèce propose de F. Fanon, on ne peut qu’être saisit par l’intransigeance pratique (engagement militaire qui faillit lui coûter la vie avant la maladie létale) et intellectuelle du psychiatre martiniquais (leçon philosophique faite à Sartre et critique de son Orphée noire). A cet égard, F. Fanon est le héros parfait, inatteignable, qui ne peut être qu’un conspirateur modèle et un inspirateur permanent. Le portrait de Bodule Jules Balthasar dans le très évocateur Biblique des derniers gestes n’est il pas l’hommage discret que P. Chamoiseau rend au révolutionnaire mondialisé, lequel, rentré dans son île après avoir été élevé au marronnage guerrier de la culture pays, préfère se laisser mourir à la vue de l’assistanat financier qui musèle les voix ? Chamoiseau plante le décor à la manière de Céline : ici ce n’est pas l’absurdité de la guerre mais la gesticulation artificielle des élites lors d’un accident climatique qui cache derrière une hystérie de la fausse solidarité une aliénation générale au monde de l’argent et des assurances des Blancs (à mettre en parallèle avec l’évocation, dans l’ouvrage de P. Verdol, de la destruction des mutuelles locales à la Guadeloupe, forme précieuse institutionnalisée de la tontine).

Ces quatre ouvrages, parce qu’ils dessinent les contours multiples des prises de possession du destin colonial, s’entrecroisent aussi selon les trajectoires des acteurs, les modulations des points de vue des intellectuels, les variations des mots d’ordre contestataires : un migrant économique peut devenir un protestataire contre les importuns, un leader oral dans le groupe de survie voire un rusé du prélèvement, clin d’œil au prélèvement direct comme tactique de capitalisation dans les mondes sous-prolétaires ; comme aussi un mouvement social contre la vie chère peut se radicaliser, au moins dans certaines de ses composantes, en dénonciation de la colonisation. Un courant littéraire peut être à la fois conformiste par ce dont il parle comme par ce dont il préfère garder le silence, et aussi ouvrir la voie à certains essais collectifs très contestataires (Lettres créoles, Ecrire en pays dominé, Quand les murs tombent en 2007, Manifeste des Intellectuels en 2009 pour les produits de haute nécessité). Les essais de Chamoiseau ou Confiant sont bien plus féroces que la plupart de leurs romans. L’ouvrage Une traversée paradoxale du siècle, consacrée à Césaire, est un brûlot qu’aucun auteur « blanc » n’aurait pu écrire. Pensons aussi à Ibrahima Thioub, historien sénégalais qui fut le premier Noir à parler de la traite des Noirs par les Noirs en Afrique. Là encore, c’est un difficile décryptage des genres, des types d’écriture et des publics choisis pour libérer l’indignation.

Cette mise en perspective des ouvrages des auteurs se veut ainsi une invitation aux dynamiques évolutives, aux contradictions, à la multipositionnalité, à l’ambivalence, au même titre qu’elle se veut un jeu de miroir renforçant la thèse de chaque ouvrage par les thèses avancées par les autres contributeurs. Ni hagiographie, ni déconstruction d’une sorte d’impensé, le propos se veut une entrée ordinaire dans la pluralité voire la plasticité des attitudes qui définit en propre la tension coloniale, entre adhésion à éclipses et dissidence dont la marque de fabrication retourne nombre d’outils du monde abhorré. Que ce soit au travers de l’impérialisme et de l’absence structurelle d’emploi, du colonialisme guerrier et barbare, du colonialisme feutré aligné sur le schème Peau noire masques blancs, ou du colonialisme de la ponction humaine, les principaux intéressés, Africains, Asiatiques, Indiens, Américains et Caribéens bataillent pour existe en contrantr, s’identifier en se posant et se transformer en inventant, frappés d’une douloureuse naissance dont les balbutiements se lisent dans les hésitations entre le court terme et le long terme : en ce sens, la description interne du LKP montre le chemin à parcourir mais plus encore la béance entre le revendicatif et l’utopique projet politique, entre ce que l’on croit voir exister dans le mouvement initié et ce qu’on peine à faire durer une fois la lutte retombée. Bien plus, les mondes colonisés, mondes de la double conscience, de la diglossie et du texte caché, naviguent entre la superficialité des apparences dans une vie de façades et les voies souterraines de la dissidence, entre simple mépris quotidien, action culturelle, écologie alternative, syndicalisme et lutte politique. Plus que jamais, le monde intellectuel et militant contemporain, chevillant les vieilles aliénations aux ressources post-modernistes des contre-discours et des contre-expertises (ce sont les éclairages précieux du livre LKP mais aussi les apports du livre de D. Chancé sur les luttes politiques des romanciers antillais) est traversé par les questions classiques, celle marxiste du colonialisme (si bien reprises par F. Braudel dans son analyse du capitalisme) et celle léniniste de l’impérialisme. Les ouvrages récemment parus en témoignent : depuis le bel essai d’A. Lucrèce qui déterre le cadavre d’un intellectuel guerrier bien encombrant aux Antilles mulâtres jusqu’aux fines analyses de Dominique Chancé sur les tiraillements incessants des créolistes pris entre l’essentialisme d’un populisme purifié des scories du monde officiel et l’aspiration à une mondialisation sereine et intériorisée dans le métissage et la rencontre généralisés, en passant par les destins extrêmes du sous-prolétariat africain ou asiatique détaillés par Michel Agier et Sara Prestiannni dans les ports et aux portes de l’Europe, ou encore, les revendications en Caraïbe d’un peuple sous perfusion asphyxié par la vie chère laissant sourdre malgré tout une critique souterraine plus fondamentale des cadres « métropolitains », les ingrédients sont là pour mener une synthèse comparée des différentes manières de se poser et de s’opposer dans cette tension permanente constitutive du colonialisme. Entre le peuple (monades isolées ou fractionnées de la migration, peuple ou groupes mobilisés) et les leaders ou intellectuels (LKP/Domota, Fanon…mais aussi A. Lucrèce ou P. Verdol eux-mêmes ardents militants), entre le macro des camps et le micro des destins en lignes brisées, entre les colonies toujours colonisées (et dépeintes comme une aberration par les analystes anglosaxons de la Caraïbe) et les anciennes/nouvelles colonies, entre les pratiques culturelles engagées et les expériences pratiques dégagées de la survie, se déclinent dans ces ouvrages les aspects multipolaires de l’un des effets majeurs de la domination capitaliste dans la mondialisation inaugurée au XVIIe siècle : la marchandisation des peuples et leurs tentatives de réhabilitation dans les figures d’une humanité dévastée à (re)construire.

Des voies contre les voix des colonisés ?

On ne peut toutefois pas achever cette lecture à plusieurs voix sans soulever quelques questionnements classiques mais qui ne cessent de se poser dans la recherche en science sociale. D’abord celle de la position du chercheur dans un univers qui comprend aussi des militants chercheurs : Fanon, utilisé par la science sociale du colorisme, scientifique de la science « dure » mais aussi intellectuel perspicace et bien plus audacieux dans la critique et le dévoilement que nombre de chercheurs académiques alors même qu’il dérive de la voix intellectuelle vers la voie militante ; mais aussi A. Lucrèce son biographe qui, comme d’autres chercheurs hors champ académique à l’Université Antilles Guyane, n’en demeure pas moins un intellectuel lu et reconnu localement, investi comme W. Rolle, L.F. Ozier-Lafontaine ou S. Domi dans des enquêtes sur contrats et des missions soutenues par le (ex)Conseil régional indépendantiste ; mais aussi P. Verdol, économiste engagé dans la cause du LKP qui accompagne la formalisation intellectuelle du mouvement ; mais aussi P. Chamoiseau et d’autres écrivains de renom qui ont indissociablement été des fictionnistes mais aussi des essayistes et des intellectuels militants en prise sur le réel. Il ne s’agit pas seulement de penser ce que les analystes des mouvements sociaux nomment les « militants par conscience », ces cadres leaders de milieux aisés qui prennent fait et cause pour des opprimés. Car, dans les mondes colonisés, les élites sont elles-mêmes assujetties, d’où le titre de l’un des pamphlets de P. Chamoiseau, Ecrire en pays dominé. Ainsi le chercheur A. Lucrèce parle comme chercheur et comme militant et aussi écrivain au Fanon chercheur, militant et écrivain. P. Verdol accueille à l’UAG de Pointe à Pitre ses pairs militants dans une île où une partie de la population est d’entrée de jeu militante, dans la double conscience de l’être départementalisé en Caraïbe. Intellectuels autochtones qui vivent dans une sorte de circularité du même. Tout Martiniquais ou presque connaît ses écrivains. Ces quelques exemples s’opposent au modèle de l’anthropologue étranger qui se rend sur un territoire autre, parfait inconnu qui accède à une population elle-même étrangère. D’où cette bizarrerie dans le langage de M. Agier : sa revendication « d’empathie », si elle se fonde sur un précepte fort de la science sociale occidentale (Johnson, Wax parmi tant d’autres), l’autorise t’elle à parler « d’égalité » ? (15) : « L’égalité que nous avons essayé de faire passer dans le journal d’enquête nous a été donnée par avance dans l’accueil que nous avons reçu sans condition ». Etrange illusion de la « transparence » que nous avons longuement critiquée dans nos différents travaux [4]. Loin de croire à une absence de lien social sur le terrain, il s’agit plutôt de poser les doutes sur une sorte de perfection du lien social dans les groupes les plus dominés. Le chercheur ne se sent-il pas bien accueilli parce qu’il se rend sur des « habitations » ouvertes ? Et sur des lieux où, sauf exception, les plus exposés (les migrants étrangers sur un territoire qui ne leur appartient pas), ces personnes exposées par ailleurs aidées, peuvent difficilement dire aux voyeurs de déguerpir ? Aux questionneurs de se taire ou aux femmes de rester ? Qu’apporte en fin de compte l’anthropologue ou le sociologue non engagés, bien différents sous ce regard de l’intellectuel martiniquais, chez lui, et qui est vu comme un même, ou de l’économiste engagé qui prouve son utilité sociale ? En fin de compte, à moins de demeurer de longs mois, le chercheur ne peut qu’être mis à distance dans une gentillesse de façade, une instrumentalisation passagère (argent, sexe, plaisir à communiquer pour certains notamment dans le récit du malheur ou de la toute puissance du rusé ou du prédateur, aide dans l’obtention de papier ou d’outils précis) ou une méfiance à peine déguisée envers l’étranger qui fait perdre du temps, casse le groupe local en attirant l’attention sur lui au détriment du leader, ou fait accroire qu’il est indic ou policier.

Revenons alors aux différents messagers colonisés qui parlent à leur peuple. Ne retrouve t-on pas, sous des formes différentes cette fois ci, la même illusion quand à la légitimité d’une « transparence » ? Dans quelle mesure F. Fanon ne savait-il pas que son combat serait inentendable à la Martinique ? Non pas seulement à cause des solutions guerrières proposées, mais aussi du fait même de son diagnostic Peau Noire masque Blanc et de l’immensité du chemin à parcourir dans les consciences départementalisées voire assimilées [5] ? Depuis que la science sociale a mis au jour le processus de construction sociale du groupe ou de la cause (naturalisée du groupe naturalisée) au nom desquels le porte parole parle (framing, fides implicita, délégation), comment est-il dès lors possible de penser la place d’un Fanon, d’un Chamoiseau au sein des populations désignées comme les réceptacles légitimes ? La prétention à se dire meneur de masse ou marqueur de parole oblitère naïvement l’édification d’une idéologie personnelle du monde à partir de laquelle ces leaders façonnent leur image du groupe porté. Autant de questions qui n’apparaissent pas vraiment dans ces ouvrages tandis qu’il faut bien entendre la voix d’un Michel Giraud quand il dénonce l’essentialisation de la culture créole chez les écrivains créolistes. Cette question mérite débat tant, dans les contextes coloniaux, la légitimité du leader, colonisé lui aussi, érase cette question de l’invention et de la captation de sens, surtout quand le produit final prétend, rien de moins, représenter la culture du peuple.

La vision souvent idéalisée du peuple en appelle une autre, qui concerne autant les chercheurs que les intellectuels par trop empathiques ou engagés : la survalorisation populiste du lien social populaire. Les quatre livres se rejoignent un peu sur cette question : celle de l’impensé sur certaines logiques de fonctionnement du monde populaire. Alors que les romans de Chamoiseau ou de Confiant laissent voir les rivalités, jalousies, guerres de position pour l’obtention des ressources dans les quartiers pauvres, leurs essais font disparaître cette aspect de la prédation dans les mondes sociaux violentés : Michel Agier évoque rapidement les conflits résultant de l’opposition entre Afghans et Kurdes irakiens dans le camp de Patras. Les premiers sont parvenus à chasser les seconds, signe que la rareté des ressources conduit aussi à une lutte féroce pour le territoire. Mais on ne dispose d’aucune information sur la manière dont ces groupes captent à leur profit les maigres ressources locales, quand ce ne sont pas des pratiques prédatrices [6], si fréquentes dans les milieux dits « SDF », lesquels se composent désormais de près de 80 % de migrants à la rue sur Paris. De même, aux Antilles, la question n’est pas posée par les trois rédacteurs. En l’occurrence, le meurtre d’un syndicaliste par un jeune sous-prolétaire en Guadeloupe en 2009 est une invitation à penser la différence entre les mouvements syndicalistes organisés et pacifiques et les « émeutes » de nuit des jeunes contre les commerces et les forces de l’ordre. On peut d’ailleurs poser la question de l’implication même des jeunes dans les mouvements sociaux de 2009 tant, en Martinique qu’en Guadeloupe, les images montrent que ce sont massivement les 30/60 qui ont défilé. Question que pose le récent livre de A. Lucrèce et de ses collègues sur la lutte sociale à la Martinique [7].

Pour finir, dans la lignée des remarques précédentes sur les propriétés des relations entre les élites critiques et le « peuple » et, aussi, sur les pratiques prédatrices dans les groupes sociaux, il faudrait interroger, en revenant sur ces ouvrages, ce dualisme permament entre organisations humanitaires et migrants ou entre intelligenstia au chevet du peuple et classes laborieuses qui ne fonctionnent jamais comme cela est attendu. Depuis que les élites mulâtres ne se préoccupent plus uniquement de leurs intérêts catégoriels, que font-elles précisément pour les « Nègres » devenus le « peuple créole » ou le « peuple martiniquais » ? Quand on lit cette béance, dans l’ouvrage LKP, entre les Politiques et le mouvement social, on ne peut que demander aux auteurs de poursuivre dans l’objectivation de cette relation qui aide à voir aussi un pan du colonialisme du côté des élites « nationales ». De même, comment penser les luttes des organisations de droit dont les cadrages les conduisent à inventer un répertoire d’action dans lequel les populations ciblées doivent entrer « pour leur bien » (démocratie participative, scolarisation, intégration économique…) ? C’est sans doute en ayant à l’esprit ces autres frontières, symboliques et pratiques, traversant les mondes des victimes et le champ organisationnel qui se déploie pour leur venir en aide que l’on peut aussi interroger la place du chercheur dans cet environnement. Entre aide à la conscientisation des masses (dans le langage de F. fanon) et double domination, des « bourreaux » sur les victimes et des « victimes entre elles » (comprenant leurs instances de délégation), s’exposent des vérités hégémoniques sur des mondes dominés aussi en résistance contre celles et ceux qui disent choisir leur camp. Comment les chercheurs peuvent ils penser une domination symbolique qui fonctionne paradoxalement sur le défi de son abolition ? Que signifie un engagement scientifique qui ne serait pas engagement dans ce rapport de force entre normes souvent différentes voire inconciliables (que l’on pense aux Rroms et à leurs militants désarçonnés face à autant de mésententes et de différents) ? Que vaut un engagement scientifique qui révèle à tout le monde les impensés ou les trop perçu d’une monnaie symbolique à laquelle les récipiendaires préfèrent d’autres valeurs d’échange ?

NOTES

[1] Le bagnard et le colonel, PUF, 2000. Richard Price est d’ailleurs cité par les spécialistes de la question en Amérique du Sud. F.E. Mallon, « The Promise and Dilemma of Subaltern Studies : Perspective from Latin American History », The American Historical Review, vol. 99, n° 5, 1994, pp. 1491-1515. L’ouvrage s’inscrit dans cette filiation, celle des héros, des bandits sociaux et de la contre culture populaire dans un contexte colonial. L’immense intérêt de cet ouvrage est de dépasser les apories des sources historiques. Par les récits des voisins, les traces archéologiques et les archives diverses, l’auteur reconstitue la biographie d’un marron ordinaire qui fut, après sa mort, célébré dans les guides du tourisme du fait de ses réalisations architecturales. Dans la même veine, la traque ethnographique du romancier P. Chamoiseau, son souci de ressusciter la parole des conteurs porteurs de la mémoire populaire, ancre directement sa démarche dans la logique d’une contre-offensive intellectuelle à la fois textuelle (marquer la parole), linguistique (créoliser le français) et symbolique (révéler une culture enfouie) qui se veut très proche de ce type de marron..

[2] Pour une analyse biographique fine et critique de Schoelcher, O. Lara, De l’Oubli à l’histoire, Paris, Maisonneuve et Larose.

[3] Dans les avions qui sillonnent le lien colonial entre la métropole et les DOM, il m’arrive parfois de converser avec des enseignants. La perle fut sans conteste ce moment où cette prof de français fraîchement débarquée me regarda ébahit quand je lui demandais ce qu’elle pensait de P. Chamoiseau. Elle ne le connaissait tout simplement pas.

[4] Lire dans TERRA ma recension de l’ouvrage du livre J.P. Payet, C. Rostaing, F. Giuliani, La relation d’enquête. La sociologie au défi des acteurs faibles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010. In rubrique « Recensions », 2011. 34 p. ; « Les entretiens informels ou les conversations orientées », (avec C. Lanzarini), in Sociétés contemporaines, n°30, 1998 ; « Les politiques de l’urgence à l’épreuve d’une ethnobiographie d’un SDF », Revue Française de Science politique, vol. 57, n°1 février 2007.

[5] C’est d’ailleurs l’impasse de Fanon qui, si il était rentré au pays, aurait peut-être vécu la situation de P. Pierre Charles, le dirigeant des Troskystes martiniquais que je vis scander un jour, presque seul, des mots d’ordre anticolonialistes dans la rue de Fort de France bordant la jetée portuaire. Les passants comme les taxi-co, en face de la route, le regardaient avec indifférence ou amusement. Ici, le mouvement social de grande ampleur de 2009 a pu court-circuiter un temps cette question de la délégation qui est centrale dans l’examen du colonialisme actuel. Pourquoi des acteurs sociaux qui affirment haut et fort leur identité culturelle dans la vie de tous les jours et leur dégoût des élites économiques et politiques assimilationnistes actuelles ne prennent-ils pas le parti de la lutte pour l’indépendance ? Quel est le rôle de l’école, de la consommation organisée et des élites arborant l’épouvantail haïtien ? Si la question de la consommation et de la modernité importée est un cheval de bataille d’A. Lucrèce, celle de la relation entre les leaders à 40 % et les masses, notamment les 40 000 Rmistes et les dizaines de milliers de djobeurs n’est guère posée. D’ailleurs une des critiques du jeune écrivain Alfred Alexandre réside dans cette non pensée de la question sociale aujourd’hui chez les écrivains embourgeoisés.

[6] Cette dimension de la survie se trouve au cœur de l’ouvrage P. Bruneteaux, D. Terrolle, L’arrière-cour de la mlondialisation. Ethnographie des paupérisés, Paris, Le Croquant, 2010.

[7] André Lucrèce, Louis-Félix Ozier-Lafontaine, Thierry L’Etang, Les Antilles en colère. Analyse d’un mouvement social, Paris, L’Harmattan, 2010.