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Le réfugié : un sujet en péril psychique et politique (note de recherche)

(Note de recherche)

Elise Pestre
Elise Pestre est Maître de Conférence à Paris Diderot, UFR « Etudes Psychanalytiques », laboratoire CRPMS EAD 3522 « Centre de Recherches Médecine Psychanalyse et Société », Equipe interne « Politique de la santé et minorités ». Après avoir vécu 5 ans en Argentine, où elle a enseigné et investigué à Buenos Aires (Universités UBA- FLACSO), elle poursuit ses (...)

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Elise Pestre, "Le réfugié : un sujet en péril psychique et politique (note de recherche) (Note de recherche)", REVUE Asylon(s), N°9, juin 2012

ISBN : 979-10-95908-13-5 9791095908135, Reconstructions identitaires et résistances, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1246.html

« Tout arrivant n’est pas reçu comme hôte s’il ne bénéficie pas du droit à l’hospitalité ou du droit d’asile, etc. Sans ce droit, il ne peut s’introduire « chez moi », dans le « chez soi » de l’hôte (host), que comme parasite, hôte abusif, illégitime, clandestin, passible d’expulsion ou d’arrestation. »

Jacques Derrida, Séminaire sur l’hospitalité

La France est le pays d’Europe dans lequel le taux de demandes d’asile demeure le plus élevé. Néanmoins, et proportionnellement à ces demandes, les accords qu’elle délivre, sont chaque année plus faibles [1]. La grande majorité des personnes en quête de refuge sont en effet suspectées, par les gouvernements, de vouloir profiter des avantages économiques et sociaux - voire thérapeutiques - de la France. Le plus fréquemment, leur demande est donc considérée comme « manifestement infondée » [2] et ces populations en quête de refuge sont parfois directement refoulées du “pays d’accueil” ou y demeurent - sans réelle demeure - puisqu’ils sont en situation irrégulière.

A travers l’exercice du droit, l’Etat dispose donc d’un « pouvoir d’hospitalité » [3] à l’égard de l’étranger, et plus spécifiquement du demandeur d’asile, un pouvoir si étendu qu’il recèle de fait, une violence inhérente à sa puissance. Par le biais des autorités compétentes [4], lui délivrant ou non l’asile, l’Etat peut décider de renvoyer ce sujet dans son pays d’origine au sein duquel il est en danger de mort.

Ainsi déshabillé de ses droits d’homme, le réfugié incarne bel et bien l’homo sacer [5] des temps modernes. Déjà en “suspension territoriale”, son statut politique précaire et indéterminé peut générer en lui des effets désubjectivisants [6]. Ses assises psychiques parfois ébranlées en profondeur, l’amènent à souffrir intensément.

Le réfugié en quête d’hospitalité

C’est à partir de mes observations cliniques menées auprès de patients demandeurs d’asile, que j’ai pour l’essentiel rencontré au Comede [7], que les troubles relatifs à leur vécu traumatique sont apparus comme étant aussi à relier à la situation d’inhospitalité qu’ils rencontraient en France. Les patients interviewés, ainsi que ceux suivis en psychothérapie, avaient pour la majorité d’entre eux vécu des violences d’Etat (emprisonnements, tortures, etc.) Un quart de la population accueillie au Comede souffre de troubles psychotraumatiques graves [8] (tableau symptomatique qui s’apparente à celui de la névrose traumatique et dans lequel domine le syndrome de répétition avec les rêves et les agirs traumatiques, les désordres somatiques, des affects dépressifs, etc.), état qui se trouve généralement amplifié par leur vécu d’exclusion, d’isolement et les difficultés et incertitudes rencontrées lors de leur parcours administratif. Il est apparu que cet état d’incertitude produisait précisément des effets destructurants, entrant en écho avec un psychisme déjà largement mis à l’épreuve (par le déplacement, les séparations et/ou ruptures vécues). Si les troubles que les patients présentent s’apparentent d’une manière générale à la symptomatologie de la névrose traumatique, ils sont aussi à relier à leur condition d’homme situé au bord de la communauté, au ban de la cité.

L’attente d’une réponse institutionnelle quant à l’obtention du statut de réfugié produit en effet un véritable état d’insécurité psychique chez celui qui se sent en situation de péril psychique et politique. Dans cette perspective, son vécu actuel s’avère parfois bel et bien traumatique en soi : l’attente d’un statut juridique protecteur perpétue l’état d’alerte et la détresse qui l’anime [9]. Il répète alors compulsivement - par le biais de cauchemars et d’agirs répétitifs -, la “mauvaise rencontre traumatique” [10] qui a déjà eu lieu lors de ses persécutions, pour continuer à se sentir exister et tenter de donner du sens à son passé qui reste si présent en lui.

Afin de survivre à sa condition précaire, s’instaure chez le réfugié une économie de survie narcissique qui met en œuvre une série de mécanismes de défense archaïques, issus de processus primaires (clivage, état de déréalisation, etc.), radicalement éloignés d’une logique du refoulement, - qui elle serait du côté de défenses secondarisées -, propres au registre névrotique. L’intensité de l’effraction provoquée par l’impact des violences vécues situe le plus souvent ces mécanismes de défense comme étant propres au registre de l’auto-conservation.

Pathologie du témoignage

Afin de faire bénéficier du statut de réfugié le demandeur d’asile, l’Etat semble bien être à la recherche d’un état traumatique visible qui attesterait des violences qu’il dit avoir vécu. Il impose alors, à son insu, un double témoignage au sujet : d’une part la production d’un témoignage verbal et d’autre part, celui d’un témoignage corporel relatif aux persécutions vécues. La notion de témoignage verbal renvoie à l’hypothèse d’une injonction à témoigner produite par les autorités souveraines : l’Etat exige du réfugié qu’il relate ses persécutions, et dans l’urgence [11]. Cette forme d’impératif revêt chez certains demandeurs d’asile en mal de mots, une dimension inquisitrice. Devoir témoigner et vite l’« intraduisible » [12], l’indévoilable en jeu à un témoin du témoin qui se dérobe justement d’une telle position, amplifie le traumatisme.

Nous désignons par témoignages malades ces récits symptomatiques qui viennent répondre à la demande pressante de l’Etat. Ces montages testimoniaux occupent, chez certains réfugiés en souffrance, une fonction écran, et prennent la forme de couvertures narratives protectrices qui le protègent de la terreur qu’il a rencontré et de sa possible réactualisation. Récits-refuges, ces histoires à la frontière de la réalité et de la fiction fabriquent une sorte de prothèse devenue vitale fonctionnant, dans certaines configurations, comme l’histoire traumatique du sujet. Je pense ici au cas de plusieurs patients rencontrés qui avaient relaté aux institutions, dans le but de les convaincre une histoire tragique qu’ils supposaient « pire que la leur », alors même que ce qu’ils avaient vécu eux-mêmes était terrifiant.

Pour le réfugié, son passé de persécutions est souvent ressenti comme une étape honteuse et dégradante. De fait, le relater à un autre s’avère trop douloureux parfois. Lorsqu’aucune élaboration psychique du traumatisme n’a encore eu lieu et que son interlocuteur doute de ses propos cette difficulté de se dire peut se transformer en un impossible.

Par ailleurs, parler en terme de témoignage corporel permet d’appréhender les effets sur le corps du demandeur d’asile, de cette injonction souveraine à témoigner. Pour démontrer les effets du ravage existant, le sujet apparaît comme sommé de montrer ses blessures aux autorités compétentes. On observe ainsi une sorte de « prime à la torture » [13], expression imagée utilisée par les associations défenseuses du droit d’asile, qui retransmet bien les enjeux, pour le sujet, à être affecté dans son corps propre. Cette « prime » serait en effet délivrée par l’Etat à celui qui a vécu des sévices et qui est en capacité de le prouver avec des marques ou autres cicatrices visibles. Le sujet névrosé, qui se sent préjudicié, s’empare parfois de son « droit au symptôme » [14] pour montrer à l’autre qu’il est bel et bien affecté, qu’il s’agisse des divers interlocuteurs avec lesquels il entre en contact (soignants, compatriotes, etc.) ou ceux de l’Etat. Et bien souvent le malade demeure malade puisque c’est peut-être seulement à cette condition là qu’il pourra rester sauf, dans ce pays au sein duquel il tente de se réfugier.

Ces deux formes de témoignages permettent d’observer comment la vie psychique du demandeur d’asile est atteinte, en profondeur, par la logique institutionnelle et qu’elle se relie directement à la demande étatique de preuves. Le sujet s’inclut dans la demande de l’Autre, - l’Etat souverain -, en répondant, par ses témoignages pathologiques, au mode discursif induit.

La « clinique de l’asile » permet de caractériser ce champ clinique singulier dans lequel le narcissisme primaire est particulièrement mis en jeu. Cette pratique, qui se situe au carrefour des cliniques du trauma, de la clinique de l’exil, de la survivance et du champ social, présente la particularité d’inclure en son sein les professionnels mis à l’épreuve d’une pratique et d’aborder ainsi les difficultés qu’ils expérimentent quotidiennement à travers leur position professionnelle.

Le travail clinique auprès de réfugiés : une mise à l’épreuve pour le professionnel

L’analyse d’entretiens de recherche que j’ai mené auprès de professionnels et de psychologues [15] montre, entre autres observations, qu’il y a une influence directe de la « politique de soupçon » sur la relation psychothérapeutique. C’est à dire que la relation patient/professionnel apparaît généralement affectée par le discours de l’Etat, voire même parasitée par cette politique. Le psychothérapeute se trouve par conséquent dans une position clinique difficile car il se sent obligé d’accréditer/valider ou de discréditer les paroles du demandeur d’asile alors que dans le même temps il souhaite se dégager de cette demande de l’Etat pour continuer à soutenir sa position clinique. Par ailleurs, et pour certains thérapeutes, se rattacher, à leur insu, à ce discours étatique se présente parfois comme une modalité défensive. En effet, le Moi du thérapeute confronté à la survivance, recourt fréquemment à des mécanismes de défense pour « supporter » l’exercice de sa pratique [16].

Fréquemment, celui qui exerce auprès de réfugiés apparaît tel un professionnel « écartelé » entre la demande de l’Etat (expertiser/ certifier le trauma du réfugié) et celle de son patient (le soutenir quelle que soit sa réalité psychique).

Pour mener à bien son travail de clinicien, le psychothérapeute devra se dégager d’une logique de l’expertise afin que le champ de la vérité juridique ne se substitue pas à celui de la réalité subjective de son patient. Pour demeurer le garant du croire et conserver la précieuse « présomption d’innocence » du patient dont parlait Piera Aulagnier, le clinicien devra se rendre compte de sa capture possible par la logique étatique et la subvertir, pour conserver un véritable positionnement clinique et éthique.

Dans cette clinique de l’altérité où la violence de l’événement n’abolit en rien la singularité du sujet, la psychanalyse propose des outils thérapeutiques consistants et ouvre des espaces de réflexion qui permettent de différencier les discours. Elle redonne aussi une place à la possibilité de l’équivoque, réalité qui s’écarte d’une « quête assoiffée » de vérité absolue. En s’intéressant au symptôme, cette discipline éclaire la place du sujet inconscient qui est aussi, et avant tout, un sujet politique.

NOTES

[1] Le taux d’accord au statut de réfugié est nettement inférieur à celui des années 1980 mais est néanmoins parvenu à retrouver un certain équilibre, après des années de chute continue au cours des années 1990. Mentionnons également que le taux d’accord est majoritairement dû aux recours auprès de la Cour Nationale du Droit d’Asile (pour plus de précisions consulter “La santé des exilés”, Rapport d’activité et d’observation 2008, Le Comede, 2008, p.19.)

[2] Je cite ici les propos de l’Ofpra (Office français de protection pour réfugiés et apatrides) employés de manière récurrente lors des notifications de rejets que cette institution délivre au demandeur d’asile rejetté.

[3] Jacques Derrida, Séminaires, in A. Dufourmantelle invite J. Derrida à répondre de l’hospitalité, Paris, Calmann-Lévy, Petite Bibliothèque des idées, 1997.

[4] Il s’agit de l’Ofpra et de la CNDA (Cour Nationale du Droit d’Asile).

[5] Giorgio Agamben, (1995), Homo sacer, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Le Seuil, L’ordre philosophique, trad. de l’italien pas M. Raiola, 1997.

[6] Lorsque le psychisme de l’individu fait l’objet de violences « extrêmes », les processus d’intégration, de subjectivation, peuvent être profondément entravés. On parle dans ce cas là de désubjectivation, processus qui implique la difficulté, voire l’impossibilité, de tenir compte de nouvelles contraintes, qu’elles soient internes (pulsionnelles) ou externes (provenant de l’environnement).

[7] J’ai effectué en 2005 un stage auprès des psychothérapeutes de cette ONG, qui est rattachée à l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris,au sein de laquelle les réfugiés consultent pour effectuer un bilan de santé médical. Dans ce centre de soins, les patients rencontrent un médecin généraliste qui les oriente, le cas échéant, vers un suivi psychothérapeutique.

[8] En 2008, la moitié des réfugiés qui se sont présentées au Comede - qui est aussi un observatoire de la santé des réfugiés en France -, avaient subi des violences politiques dans leurs pays d’origine et un quart d’entre eux, ce qui peut être qualifié de torture. Sur l’ensemble de la population qui consulte au Comede, le risque de psychotraumatisme grave apparaît 2,3% plus élevé lorsqu’il y a des antécédents de violence et 2,8% plus élevé quand le sujet a subi des tortures. Le psychotraumatisme est diagnostiqué chez environ 10% des patients accueillis et s’avère être la pathologie la plus fréquente chez les exilés. Rapport d’activité et d’observation 2008, Op. cit., p.19.

[9] Rapellons que désormais le demandeur d’asile qui est en appel peut faire l’objet d’une expulsion.

[10] Je me réfère ici à Jacques Lacan qui a travaillé cette thématique dans le Séminaire XI pour désigner la rencontre avec le réel du trauma. (1964), Le Séminaire, Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil, Paris, 1973

[11] Il ne dispose que d’un délai de trois semaines pour formuler son récit.

[12] J’utilise ce terme en me référant à l’oeuvre de Janine Altounian qui exprime ainsi la façon dont les restes traumatiques des survivants ne sont parfois justement pas en mesure de faire l’objet d’une traduction. L’intraduisible, Dunod, Collection « Psychismes », Paris, 2005.

[13] Arnaud Veisse, « Les lésions dangereuses », Plein droit, n°56, mars 2003, pp.32-35, p.33.

[14] Paul-Laurent Assoun, Le préjudice et l’idéal, Pour une clinique sociale du trauma, Antropos/Economica, Paris, 1999.

[15] J’ai interviewé en totalité plus de douze professionnels de la santé parmi lesquels la majorité étaient psychologues.

[16] Ces modalités défensives singulières ont été dégagées et développées par ailleurs, consulter l’ouvrage : Elise Pestre, La vie psychique des réfugiés, Op. cit.