octobre 2009
Nicolas HossardL’Harmattan
978-2-296-10096-1
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Un chapitre
à propos
Chapitre publié en ligne avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur. Copyright © 2009 L’Harmattan
présentation de l'éditeur
Ce nouvel ouvrage de Consommations et Sociétés s’attache à comprendre, aussi bien dans un contexte français - par la création du " ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement " - que dans d’autres contextes étrangers, les enjeux qui se trament autour du concept d’" identité nationale " et ses limites. Un concept qui, en s’institutionnalisant, tendrait, non sans tension idéologique, à faire croire à une origine biologique de cette identité. Imbriquée à la notion d’" immigration ", la mise en définition politique d’une identité nationale implique également une redéfinition du vivre ensemble, une altérité revisitée. C’est le constat commun des anthropologues, linguistes, politologues, historiens, sociologues, géographes, spécialistes en STAPS, sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, qui participent à cet ouvrage collectif.
Direction de l’ouvrage :
Séverine Dessajan (docteure en ethnologie, chercheure associée contractuellement au CERLIS, CNRS - université Paris Descartes),
Nicolas Hossard (docteur en sociologie, chercheur indépendant, associé au laboratoire Culture et Société en Europe, université Marc Bloch - Strasbourg)
Elsa Ramos (docteure en sociologie, maître de conférences, université Paris Descartes) ont dirigé cet ouvrage.
Mots clefs
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SOMMAIRE
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Présentation des auteurs
Introduction générale
Par Elsa Ramos et Séverine Dessajan
Chapitre 1 : « Immigration et identité nationale » : une
affaire de connexion
Par Ana-Luana Stoicea-Deram
Chapitre 2 : Immigration et identité nationale :
comment la production d’une inclusion produit de
l’exclusion
Par Françoise Dufour
Chapitre 3 : L’identité nationale au travers des
programmes d’histoire en France
Par Patricia Legris
Chapitre 4 : Antiaméricanisme et migration au
Mexique
Par Eve Bantman-Masum
Chapitre 5 : Immigration et identité nationale : un lien
éprouvé. Mise en perspective socio-historique
Par Benoît Larbiou
Chapitre 6 : Les avatars contemporains de la question
laïque. La nation au prisme de l’immigration : entre
culture et politique
Par Audric Vitiello
Chapitre 7 : La problématique diaspo à l’université de
Ouagadougou ou les paradoxes d’une identité
nationale burkinabé
Par Bouraïman Zongo
Chapitre 8 : Les identités européennes par leurs
frontières. Le cas de l’alpinisme
Par Jean-Baptiste Duez
Chapitre 9 : Sport et immigration : de l’identification
communautaire à l’intégration nationale ? L’exemple
des clubs de football turcs en Alsace
Par Pierre Weiss et Romaine Didierjean
Chapitre 10 : Codéveloppement et double présence :
les initiatives migrantes et la fabrique des identités
multiples
Par Barbara Bertini, Patrick Gonin,
Nathalie Kotlok et Olivier Le Masson
Chapitre 11 : L’identité nationale : une carte jouée au
bon moment
Par Hervé Marchal
Chapitre 12 : L’islam au coeur de la fabrique de
l’identité nationale : l’exemple par le voile
Par Fatiha Hannaoui-Ajbli
Chapitre 13 : Dualité culturelle et sentiment d’identité
nationale : un lien causal ?
Par Cécile Goï
Conclusion générale : « Identité nationale » :
identité-spectacle ou véritable idéologie ?
Par Nicolas Hossard
Présentation des auteurs
Eve BANTMAN-MASUM est agrégée d’anglais et docteure en anthropologie. Ancienne ATER en civilisation américaine à Paris III, elle a soutenu sa thèse de doctorat sur l’antiaméricanisme mexicain à l’EHESS en 2007. Spécialiste des Etats-Unis et des représentations postcoloniales, elle vient de publier « A New Country But The Same Old Racism ? », in Miriam Makeba, Le mouvement des droits civiques et les limites de l’engagement, CRAFT #5, Tours, 2007. bateva@wanadoo.fr
Barbara BERTINI est anthropologue et coordinatrice du programme santé du Groupe de Recherches et de Réalisations pour le Développement Rural (GRDR). Dernière publication : « De la citoyenneté à la stigmatisation. La prévention VIH/Sida dans les Foyers Travailleurs migrants. Défi à l’incohérence », Paris, PubliSud, 2008. barbara.bertini@grdr.org
Séverine DESSAJAN est chercheure associée contractuellement au CERLIS-Université Paris Descartes- CNRS depuis 2002. Elle a soutenu, à l’EHESS en 2000, sa thèse de doctorat en anthropologie sociale et ethnologie sur l’affirmation identitaire des Duala, peuple camerounais. Elle mène des recherches sur les questions de muséologie participative et sur la mémoire ouvrière. Depuis quatre ans, elle intervient comme ethnologue dans plusieurs collèges de Seine- Saint-Denis. severinedessajan@hotmail.com
Romaine DIDIERJEAN est doctorante à l’UFR STAPS de Strasbourg sous la direction de W. Gasparini. Dans sa thèse, elle s’attache à analyser le rôle et la place des activités physiques et sportives, en milieu scolaire et associatif, des jeunes filles originaires de Turquie en Alsace et en Allemagne. Depuis 2005, elle participe au projet Comenius 2.1 « Développement de la compétence interculturelle par le sport dans le contexte de l’élargissement de l’UE », soutenu par la Commission européenne. romaine.didierjean@umb.u-strasbg.fr
Jean-Baptiste DUEZ est docteur de l’EHESS en ethnologie sociale et anthropologie (LAS). Membre du groupe de pilotage de l’Observatoire de l’institutionnalisation de la xénophobie, ses domaines de recherche concernent les pratiques, techniques et idéologies, l’Europe et la mondialisation, les articulations entre les identités locales, régionales, nationales et internationales, les études sur le genre, la mémoire et la contemporanéité, et les populations frontalières, minorités, ethnocraties. Dernière publication : « Des antécédents historiques aux formes de domination. De l’alpinisme à l’andinisme et à l’himalayisme, les pratiques de la haute montagne et l’exportation d’un contrat social », Dial, revue d’information sur l’Amérique latine, novembre 2007. jbduez@hotmail.com
Françoise DUFOUR est docteure en sciences du langage rattachée à l’équipe Praxiling UMR 5267 CNRS Montpellier 3 (http://recherche.univ-montp3.fr/pra...). Ses axes de recherche s’intéressent aux dimensions discursives et sémantico-cognitives de la catégorisation dans les contextes de dominance (colonial et postcolonial, immigration). Elle a récemment publié : « Dire “le Sud” : quand nommer l’autre catégorise le monde », Autrepart n°41, Paris, Armand Colin / IRD. francoise.dufour@univ-montpellier3.fr
Cécile GOÏ est docteure en sciences de l’éducation, maître de conférences en sociolinguistique à l’Université François Rabelais de Tours et membre de l’équipe de recherche DYNADIV-EA4246. Elle a récemment publié : « L’école : la réussite comme objectif, l’échec comme improbable versus », in M. Raynal (sd), La réussite scolaire, Revue Diversité, Scéren- CNDP, 2008, pp. 51-55. cecile.goi@univ-tours.fr
Patrick GONIN est géographe. Professeur, membre de Migrinter (UMR 6588, CNRS – Université de Poitiers), il est également administrateur du GRDR. Dernière publication : « Frontières impossibles », in H. Velasco-Graciet et C. Bouquet (sd), Regards géopolitiques sur les frontières, Paris, L’Harmattan, coll. « Géographie et cultures », pp. 97-102, 2007. patrick.gonin@univ-poitiers.fr
Fatiha HANNAOUI-AJBLI est doctorante en sociologie à l’EHESS. Rattachée au CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologique), elle travaille en collaboration avec Farahd Khosrokhavar sur les stratégies identitaires et professionnelles des nouvelles générations de Françaises musulmanes « voilées » dans la région Nord. ajfatiha2001@yahoo.fr
Nicolas HOSSARD est docteur en sociologie. Chercheur indépendant associé au laboratoire Culture et Société en Europe (UMR 7041) de l’université Marc Bloch à Strasbourg, il réalise actuellement une étude postdoctorale sur les « Européens d’ailleurs ». Porte-parole de l’Observatoire de l’institutionnalisation de la xénophobie, il est à l’initiative, avec Séverine Dessajan et Elsa Ramos, de cet ouvrage collectif. En 2005, il a coordonné, pour la même série et avec Magdalena Jarvin : « C’est ma ville ! » De l’aménagement et du détournement de l’espace urbain. nicohoss@hotmail.com
Nathalie KOTLOK est géographe. Maître de conférences, membre de Migrinter (UMR 6588, CNRS – Université de Poitiers), elle a récemment publié (en collaboration) : Regards pluriels. 44 activités pédagogiques sur les préjugés, la discrimination, le racisme et les migrations (du CM1 à la 3e), Poitiers, Orcades, Migrinter, coll. « Le toit du monde », 2007, 98 pages. nathalie.kotlok@univ-poitiers.fr
Benoît LARBIOU est docteur en science politique, auteur d’une thèse intitulée « Connaître et traiter l’étranger. Les constructions sociales d’un savoir politique sur l’immigration (1914-1945) ». Il travaille sur la construction des catégories d’action publique des politiques d’immigration, des politiques urbaines et éducatives, ainsi que sur les questions raciales, et a récemment publié : « Organiser l’immigration. Sociogenèse d’une régulation politique, 1910-1932 », L’invention de l’immigration, Marseille, Revue Agone, n°40, 2008. blaison.larbiou@wanadoo.fr
Patricia LEGRIS est agrégée d’histoire, membre de l’Observ.i.x-chercheurs et monitrice-allocataire en science politique (Paris 1/CRPS). Sa thèse porte sur l’enseignement de l’histoire en France depuis les années 1970. Ses domaines d’études sont notamment la sociologie du curriculum, l’histoire de la géographie, la sociohistoire des représentations du quartier de Belleville à Paris. Dernières publications : « Le mythe de l’ORTF », Quaderni, n°65, janvier 2008 ; (avec C. Alvergne et P. Musso) Les images de l’aménagement du territoire, Paris, La Documentation Française, 2008. patricia.legris@gmail.com
Olivier Le MASSON est géographe. Coordinateur du Programme européen Migrants, acteurs d’éducation au codéveloppement (GRDR), il a publié en 2002 : Monographies des communes de Arr, Dafort et Baédiam, 3 x 60 pages. olivier.lemasson@grdr.org
Hervé MARCHAL est maître de conférences en sociologie à l’Université Nancy 2. Membre du Laboratoire de sociologie urbaine, des représentations et de l’environnement social (LASURES), il mène des recherches sur l’identité des citadins, les processus de fragmentation spatiale et les « petits » métiers de la ville. Il a notamment publié : Le petit monde des gardiensconcierges, Paris, L’Harmattan, 2006 ; L’identité en question, Paris, Ellipses, 2006 ; (avec J.-M. Stébé) La sociologie urbaine, Paris, PUF, 2007. herve.marchal@univ-nancy2.fr
Elsa RAMOS est maître de conférences en sociologie à l’Université Paris Descartes et chercheure au CERLISUniversité Paris Descartes-CNRS (Centre de Recherche sur les Liens Sociaux). Elle travaille sur les thématiques jeunesse, famille et mobilité en s’intéressant notamment à la tension entre appartenance et autonomisation. Elle a publié en 2006, L’invention des origines. Une sociologie de l’ancrage identitaire, Paris, Armand Colin. elsa.ramos@free.fr
Ana-Luana STOICEA-DERAM est doctorante à l’EHESS rattachée au Centre Maurice Halbwachs, Equipe ETT, et chargée de cours à l’Institut d’Etudes Européennes (Paris). Sa thèse s’intéresse au concept de « nation » dans les sciences sociales françaises (1985-1995). Elle a récemment publié : « La carrière d’un mot. “Nation” dans les dictionnaires français de sciences sociales », Mots, n°88, 2008. stoicea-deram@ens.fr
Audric VITIELLO est docteur en science politique de l’IEP de Paris et ancien enseignant à l’université François Rabelais de Tours. Il a soutenu une thèse intitulée : « L’institution de la liberté. L’école dans le débat français contemporain : l’enjeu de la médiation publique entre crise éducative et crise politique ». Centrés sur le thème de la liberté politique, ses travaux portent principalement sur les questions de l’institution, de l’éducation et de la démocratie dans la modernité. audric.vitiello@orange.fr
Pierre WEISS est doctorant en STAPS à l’Université Marc Bloch de Strasbourg et membre de l’Equipe d’Accueil en sciences sociales du sport (EA 1342). Ses recherches doctorales, sous la direction de W. Gasparini, s’inscrivent dans une réflexion portant sur les rôles sociaux joués par le football associatif auprès des populations issues de l’immigration turque implantées dans le bassin rhénan (France-Allemagne-Suisse). Titulaire d’une bourse d’étude de la FIFA, il a corédigé un article avec son directeur de thèse, prochainement publié dans la revue Sociétés Contemporaines. pierre-weiss@hotmail.fr
Bouraïman ZONGO est doctorant en DEA des sciences de l’information et de la communication de l’Institut panafricain d’Etude et de Recherche sur les Médias, l’Information et la Communication (IPERMIC) à l’Université de Ouagadougou. Ses recherches portent sur le lien entre communication et gestion des conflits et les questions identitaires. Membre du Laboratoire Pluri/Université de Ouagadougou, il participe, sous la direction d’A. Nyamba, à des recherches pluridisciplinaires sur la communication sociale au Burkina Faso et sur les marges sociales à l’Université de Ouagadougou. bouraiz@yahoo.fr
Chapitre choisi
CHAPITRE 12
Fatiha HANNAOUI-AJBLI
La campagne des présidentielles 2007 et la période périélectorale resteront un des moments forts de la représentation construite par le discours politique d’une France éternelle. La course effrénée vers la reconquête des symboles de la nation et la publicisation de dispositifs politiques [1] visant à donner plus de transparence à « l’identité nationale », retentissent comme une « messe » s’efforçant de conjurer le « mal » qui consumerait notre cohésion sociale (Noiriel, 2007). Hymne national, drapeau tricolore, hommage mémoriel aux figures de la résistance, culte de « l’exception culturelle française », gloire à la supériorité de notre modèle républicain, tous les composants du « récit identitaire » (Constant-Martin, 1994) sont réunis. Encore faut-il pour que s’opère la magie endogénéisante du « mythe des origines » et qu’elle libère son parfum rassurant d’unité nationale, signifier la menace qui pèse et désigner un Autre, responsable de tous nos maux.
L’actualité internationale a vite fait de mettre à l’index la menace d’un islam belliqueux et « attentatoire » à la sécurité du territoire national et dont le plan Vigipirate, toujours en alerte, suggère l’imminence. Elle vient d’ailleurs souvent en renfort du dispositif argumentaire justifiant le traitement sécuritaire – devenu « un gage de bonne gouvernance » (Geisser, 2003) – des affaires courantes de l’islam domestique. La question de l’intégration du culte musulman dans l’architecture du paysage français ne semble donc pas étrangère à cette « frénésie » identitaire. Pour preuve, les discussions publiques autour de l’islam sont structurées de sorte à solliciter un imaginaire de protection nationale et à générer une recomposition de l’identité française. Le caractère itératif de cette conflictualité se présente comme le signe tangible que l’islam est au coeur de la recomposition de l’identité nationale et lui sert de miroir. Nous proposons d’illustrer notre propos en focalisant notre attention sur les affaires de voile islamique pour des raisons qui tiennent à la récurrence et la charge passionnelle, chaque fois décuplée, qui s’en dégagent et qui en font une clé incontournable dans l’analyse relative à l’identité nationale dans son rapport à l’islam. C’est donc au travers d’un détour, aussi furtif soit-il, par la genèse de la loi dite « contre le foulard » (et du processus de redéfinition de la laïcité scolaire) que nous offrons de mettre en perspective les réajustements du cadre normatif de la République.
Au coeur du contentieux sur le foulard, un personnage aux contours imprécis émerge et tient un premier rôle dans la publicisation de l’islam sur la scène nationale : la jeune femme/ fille « voilée » devient malgré elle le porte drapeau d’une religion perçue comme criminogène, porteuse d’un nouvel antisémitisme, andromachiste et menaçante pour nos institutions. Il conviendra dès lors de questionner les modalités d’adhésion à la collectivité nationale de ces femmes qui recourent à la pratique du voile islamique dans leur affirmation identitaire (Gaspard, Khosrokhavar, 1995) ; en insistant particulièrement sur les manifestations de janvier-février 2004 [2] au cours desquelles nombre d’entre elles, drapées de foulards bleu blanc rouge, chantant la Marseillaise et brandissant leur carte d’identité française, offraient le spectacle pour le moins insolite d’entrer, le temps d’une marche, dans la course aux symboles de la nation.
Dans l’antichambre de l’identité nationale
Le processus de sédentarisation désormais irréversible des populations d’origine musulmane entraîne de profondes mutations qui transforment durablement le « visage » de la société française. La fin du mythique retour au pays (Sayad, 1992) s’est traduite chez une partie des descendants d’immigrés par une ostensible « demande d’islam » (Kepel, 1991) qui rompt avec l’obligation de discrétion à laquelle s’étaient jusqu’alors pliés leurs anciens. Or, l’islam fait peur… En quittant l’espace confiné de « ses caves » pour disputer au grand jour sa place dans l’architecture du paysage social, il fait certes, le voeu « pieu » de gagner en visibilité et somme toute de conquérir une légitimité sociale, mais prend, ainsi, le risque de raviver les sentiments d’hostilité d’une opinion publique déjà peu rassurée par une mondialisation désenchantante et par le spectacle devenu quotidien des violences terroristes. La fin de l’ordre bipolaire du monde sanctionnée par la chute du mur de Berlin expose le système international à l’éclatement et au brouillage des repères idéologiques hérités de la guerre froide, laissant vacante la place pour structurer les termes d’un nouvel antagonisme (Lamchichi, 2001). L’émergence du radicalisme islamique satisfait singulièrement le besoin, jusqu’alors assuré par le communisme, de mise en scène toujours plus dramatique d’un nouvel « ennemi commun ». Ainsi, le péril rouge serait en passe de virer au vert.
De fait, la conjoncture internationale post-11 septembre, marquée par la guerre en Irak, l’exacerbation du conflit israélopalestinien et les violences terroristes visant des intérêts occidentaux, fournit un contexte de sens qui organise notre scénographie nationale de l’islam. Sous l’effet conjoint d’une dramatisation des enjeux liés au fait islamique et d’une occultation de sa dimension proprement religieuse, la situation internationale brouille la grille de lecture des dynamiques, pourtant autonomes, de l’islam de France. Difficile pour les « musulmans de l’intérieur » (Césari, 1998) de passer à travers les mailles du filet d’une « assignation à être » lorsque la grille d’interprétation de l’actualité nationale emprunte ses outils d’analyse à la géopolitique et de plus en plus son cadre conceptuel à la thèse huntingtonienne du « choc des civilisations ». Il n’est donc pas étonnant que régulièrement, l’islam s’affiche à la Une des médias et prenne d’assaut l’agenda politique. Les affaires dites du « foulard islamique », des caricatures danoises, ou encore l’affaire Redekker, ne sont, en l’occurrence, que les derniers événements en date, venus radicalement réaffirmer son extériorité.
La reconnaissance du droit de cité pour l’islam représente, pour ainsi dire, un enjeu cardinal des conflits idéologicopolitiques dans notre société. Objet de vives controverses, elle est sujette à une inflation des discours sur le rapport d’altérité de la nation et de l’islam. Il n’est, à ce titre, pas fortuit que la conflictualité des débats publics sur l’islam se cristallise essentiellement autour des demandes de mosquées cathédrales et plus expressément encore de voiles islamiques. Traits distinctifs de la religion musulmane, ils incarnent l’émanation la plus tangible d’un culte perçu majoritairement comme intimement allogène à la culture française et alimentent les fantasmes de « l’islamisation latente » [3] de la société.
Soulever aujourd’hui la question de l’intégration de l’islam revient presque instantanément à remettre en question les frontières (géographiques, culturelles et politiques) de la société et plus singulièrement les contenus assignés à son identité ; et laisse poindre une inquiétude nouvelle sur le devenir collectif, au sein d’une Europe elle-même incertaine de son identité. C’est que la religion musulmane jouit dans notre imaginaire collectif « d’une vision si cohésive d’une culture insécable alliant d’une manière consubstantielle religion et politique, fondée sur un intangible principe de continuité, tant territorial qu’historique » (Dakhlia, 2005 : 10). Les discussions sur l’islam se trouvent ainsi posées en des termes de plus en plus culturalistes si bien que les musulmans de France et plus généralement d’Europe, deviennent l’allégorie d’une culture, d’une histoire et d’un territoire « autres », et leur présence dans l’espace national et européen formalise une « rupture angoissante du continuum territorial » (Dakhlia, 2005). L’exemple du débat relatif à l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne en dit, justement, long sur les risques préjugés de dépossession territoriale, de dissolution identitaire et de désintégration culturelle, politique et sociale.
L’opinion publique n’accepte finalement pas aisément de penser l’islam et ses fidèles comme une donnée interne à la société française. Le musulman n’est pourtant pas nécessairement étranger, il est même souvent citoyen français, mais le référent islamique semble agir comme un marqueur identitaire irréductible qui dessine une sorte de ligne de fracture virtuelle entre « Eux » et « Nous ». Outil de désignation de la différence, l’islam fonctionne comme « un modèle de contreidentification collectif pourvoyeur d’une altérité à l’identité française » (Lorcerie, 2007a). Or, l’importance qu’on lui accorde ne se comprend qu’en référence à notre histoire et à nos propres (in)certitudes identitaires. S’il y a suspicion à l’égard du musulman (Geisser, 2003 ; Deltombe, 2005), c’est qu’il vient menacer l’image qui nous sert de référence. Cette difficulté à penser l’intégration des musulmans à la communauté nationale sous-tend, effectivement, l’idée que la France persiste symboliquement à se percevoir, consciemment ou inconsciemment, comme une nation blanche de tradition chrétienne, occidentale et européenne [4] ; et qu’elle peine, par conséquent, à concilier ses deux mythes fondateurs (nation royale chrétienne et patrie des droits de l’Homme) avec une tradition culturelle appréhendée comme foncièrement différente. Tout se passe donc comme si la nation renvoyait dans notre imaginaire politique à l’idée d’une grande famille dont le territoire national ne serait finalement, que l’expression métonymique. Appartenir à cette « communauté imaginée » (Anderson, 1996), c’est en quelque sorte se voir reconnaître une attache quasi filiale, ou se voir « adopter » au terme d’un long processus d’assimilation. En ce sens, on peut dire que l’identité française est une identité (quasi) ethnique ou tout au moins productrice d’ethnicité.
La polémique autour du « foulard islamique » est sans conteste emblématique de la conflictualité des débats publics sur l’islam et symptomatique de la mise en scène de sa disqualification sociale. Son hypertrophie sanctionne une étape décisive dans le déchaînement de la peur associée à l’islam, et conduit, finalement, au vote d’une loi exutoire qui pourrait bien avoir engagé un réajustement normatif du cadre républicain. Le durcissement perceptible de l’opinion publique et le progressif consensus politique autour du besoin de réaffirmer la suprématie de la laïcité, sont, certes, très certainement à mettre en étroite relation avec la montée en influence électorale des mouvements d’extrême droite [5] et la compétition engagée par les partis de gouvernement pour paraître intransigeant à l’égard pêle-mêle de l’immigration, de l’islamisme et de l’insécurité. Ils traduisent surtout l’adhésion du plus grand nombre à un « nationalisme républicain ethnoracialisant » (Lorcerie, 2007b) qui, à force de déplacer le consensus laïc du côté de la protection de l’identité nationale, a convoqué un imaginaire de repli (Lorcerie et al., 2007).
Le voile de la discorde
C’est à l’école, au coeur du sacre républicain, que se noue et se dénoue la trame du feuilleton voilé. Sans que l’on puisse établir une quelconque connexion avec une amplification numérique du phénomène, la polémique sur le foulard va, vient, puis disparaît comme pour resurgir de nulle part [6]. Ce qu’il convient de questionner dès lors, c’est moins le supposé « retour du voile » que la conjoncture qui voit s’intensifier et se légitimer un discours alarmiste sur le foulard. En effet, chaque polémique entre en résonance avec des tensions sociales particulièrement vives, continûment calquées sur le sentiment d’insécurité (inter)national, et auxquelles elle semble devoir se substituer [7].
Objet visuel de reconnaissance, le voile islamique habille les musulmanes en même temps qu’il les désigne. Ce faisant, il concentre sur lui l’essentiel des crispations de la société vis-àvis du fait islamique. Figé dans une altérité radicale, il est perçu comme un accessoire intrinsèquement islamique et par conséquent fondamentalement allogène à la culture nationale. Plus encore, il se donne à voir comme un affront à la tradition française de laïcité et à sa culture de l’égalité des sexes. La gestion publique de ses affaires se révèle emblématique de la mise à distance de l’islam du socle des valeurs assignées à l’identité française.
Pour décrire l’embrasement collectif suscité par la controverse, l’anthropologue Emmanuel Terray parle d’« hystérie politique » émanant d’« une communauté confrontée à une situation ou à un problème difficiles, qui mettent profondément en cause, sinon son existence, au moins sa manière d’être et la représentation qu’elle se donne d’ellemême. Si elle ne trouve pas en son propre sein l’énergie et les moyens nécessaires pour transformer cette situation ou résoudre ce problème, si en conséquence elle se sent à la fois menacée et impuissante, elle peut être tentée par une sorte de conduite de fuite ; de la situation réelle qui la met à l’épreuve, elle va se fabriquer une image déformée et fantasmatique ; du problème réel dont elle ne vient pas à bout, elle va substituer un problème fictif, imaginaire, construit de telle sorte qu’il puisse être traité avec les seules ressources du discours et par le seul maniement des symboles, la communauté peut ainsi se donner à bon compte le sentiment qu’elle a vaincu la difficulté, et recommencer à vivre comme avant [8] » (Terray, 2004 : 103).
En plus de mettre en relief le caractère proprement irrationnel et disproportionné de la conduite collective à l’égard du voile, l’analyse de l’auteur présente l’intérêt d’entrevoir la question du voile islamique comme un problème de substitution et d’articuler les dispositions à la peur qui (pré)existent dans la population à son processus de légitimation politique.
A l’ombre d’une loi
La première affaire éclate à l’automne 1989 (Rochefort, 2002) et marque le début du processus de conscientisation collective des conséquences d’une sédentarisation des populations d’origine musulmane. Après plusieurs mois d’une querelle transcendant les clivages politiques et idéologiques traditionnels, le Conseil d’Etat (2004), saisi pour avis par Lionel Jospin, ministre de l’Education nationale, énonce une définition libérale de la laïcité qui reconnaît dans la liberté de conscience des élèves le droit de manifester leur appartenance religieuse dans les limites imposées par le respect de l’organisation scolaire.
De retour au pouvoir et à défaut de pouvoir voter, en l’état, une loi d’interdiction, la droite parlementaire préconise des mesures visant à modifier l’équilibre tacite du Conseil d’Etat dans un sens plus restrictif. François Bayrou, devenu ministre de l’Education nationale, publie en 1994 une circulaire qui relance la polémique. La directive ministérielle suggère d’une part de distinguer « les signes ostentatoires de la religion », par principes interdits, des « signes discrets » admis, et propose d’autre part, en annexe un modèle d’article à intégrer au règlement intérieur des établissements. S’en suit une série de contentieux scolaires qui se heurte à la fermeté du Conseil d’Etat [9]. L’éventualité d’une loi est dès lors progressivement mise de côté pour laisser place au pragmatisme dans la régulation des conflits. Une médiatrice est dépêchée, à cette époque, pour intervenir localement et conduire les contentieux sur le terrain de la négociation et du compromis, dont l’enjeu consiste souvent dans une mise à distance de l’objet du litige « qui ne nécessite pas vraiment d’abandonner le port du foulard, mais joue sur une « dés-islamisation » du foulard par des modifications subtiles dans sa forme, son port » (Tersigni, 2003 : 118).
C’est finalement l’année 2003-2004 qui voit s’écrire le nouvel (et dernier ?) épisode de la controverse sur le foulard des écolières musulmanes et précipite son issue vers l’adoption d’un texte de loi prohibitif. L’événement déclencheur n’a pourtant pas, cette fois, pour objet l’école (et pourtant il aboutira sur une loi scolaire) mais une allusion du ministre de l’intérieur, « venu en ami » s’exprimer à la tribune de congrès annuel de l’Union des Organisations Islamiques de France (UOIF), relative à l’obligation pour les musulmanes de poser tête nue sur les photos d’identité. L’allusion résonne à l’oreille de l’auditoire musulman comme une provocation et appelle en retour des sifflements. Retransmises et commentées par des personnalités politiques et intellectuelles, les images du ministre hué par une salle bondée de « barbus » et de « voilées » se répandent comme une traînée de poudre sur les écrans télévisés et sont présentées comme « blasphématoires » vis-à-vis (d’un représentant) de la République [10]. La diatribe sur l’(in)intégrabilité des musulmans se trouve une nouvelle raison d’être et reprend de plus belle. Reste que, après les attentats du 11-Septembre, et la percée du Front national au premier tour des présidentielles d’avril 2002, « le rappel systématique du droit est de nature à mettre en difficulté un pouvoir politique également confronté aux inquiétudes de l’opinion. En ce sens, le recours à l’expertise que constitue en 2003 la mise en place de la commission Stasi pourrait bien avoir été le moyen par lequel le politique tente de sortir d’une impasse, en faisant tacitement appel à la société civile contre l’autorité trop exclusive du juridique incarnée par le Conseil d’Etat » (Pelletier, 2005 : 164).
En charge de mener une réflexion « indépendante » et « objective » [11] sur l’application du principe de laïcité dans la République, la commission Stasi [12] est installée par le président de la République et se compose d’un panel de personnalités [13] principalement issues de la société civile et dont les positions a priori ne convergent pas toutes vers l’hypothèse d’une loi d’interdiction. Dès lors, il convient d’interroger la dynamique qui a conduit la quasi-unanimité de la commission – en dépit des écarts d’origine et selon une évolution parallèle à celle de la classe politique – à rompre, in fine, avec la longue tradition de respect de l’expression par les élèves de leurs convictions personnelles ; et ce, au risque de laisser planer le soupçon d’avoir produit contre l’islam, une loi d’exception.
Les travaux de la commission Stasi prennent la forme d’une consultation publique rythmée par des auditions (120) de personnalités diverses venues donner leurs points de vue à partir d’une compétence ou d’un vécu. Mais le cadre de la réflexion est déjà fixé par une question lancinante « pour ou contre le foulard ? », qui ne va évidemment pas sans orienter clairement la tournure du débat puisqu’il en est peu pour se dire « favorable ». Se substitue alors une autre question : « faut-il interdire tous les signes religieux ou seulement le voile islamique ? ». Réduite à la seule dimension du voile et acculée par les injonctions politiques d’une loi d’interdiction des signes religieux à l’école [14], la commission Stasi subit de plein fouet les contraintes des turbulences politico-médiatiques qui l’ont vu naître. Ses auditions se révèlent être un véritable « rituel inquisitoire » (Lorcerie et al., 2007) contre l’islam où s’enchaînent et se mêlent des discours dominés par les amalgames, la dramatisation, et le paternalisme universaliste [15]. En effet, la ténuité du phénomène oblige à lui associer des sujets connexes (hôpitaux, horaire spécifique dans les piscines, misogynie dans les banlieues, excision, mariages forcés, polygamie, etc.) qui alourdissent sa consistance idéologique. Communautarisme, antisémitisme, sexisme, etc., participeraient, ainsi, d’une seule et même évolution inquiétante, dont le voile serait l’instrument symbolique de propagation. Diffus, le danger se fait, donc, plus menaçant. Le voile islamique se trouve ainsi assimilé à des faits arbitrairement regroupés et dont la seule preuve en appelle à l’incantatoire évidence.
Les premières concernées par la polémique sont aux abonnées absentes, ce qui n’empêche évidement pas que tout le monde parle pour elles. Le processus d’infantilisation des jeunes filles en foulard conduit à les présenter comme dépossédées (partiellement ou totalement) de leur capacité d’action et de décision, et rend plus légitime le discours paternaliste visant à les « émanciper » malgré elles.
Notons, par ailleurs, que deux auditions pourraient avoir été déterminantes dans l’alignement des membres de la commission sur la proposition d’une loi. Celle de Jean-Paul Costa, viceprésident de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH), a permis de lever l’appréhension française d’une opposition du droit européen par rapport à un éventuel dispositif législatif qui limiterait le port de signes religieux à l’école. J.-P. Costa convainc les « sages » de la commission Stasi, article 9 de la Convention et jurisprudence à l’appui, qu’une telle loi ne serait pas contraire à la Convention des droits de l’Homme. L’audition de Chahdortt Djavann, quant à elle, est de nature à avoir joué un rôle important dans le processus de dramatisation. Le témoignage de cette Franco-iranienne, « rescapée » de la République islamique d’Iran, réactualise tout l’imaginaire des mollahs. Son pamphlet, Bas les voiles (2003), est un best-seller et la référence absolue des prohibitionnistes.
C’est donc sans grand suspens que, la commission Stasi énonce dans son rapport final, remis le 11 décembre 2003 au chef de l’Etat, la nécessité de voter une loi d’interdiction des signes religieux à l’école. Ainsi, le dispositif d’expertise et les conclusions auxquelles il a conduit, illustrent la montée en puissance de la rhétorique de la peur associée à l’islam et incarnent en ce sens un moment fort de la réhabilitation du récit (de repli) national. Présentée comme une citadelle assiégée par le cheval de Troie islamisé (le voile islamique), la laïcité y est consacrée bastion de l’identité nationale à défendre.
Choc des symboles
La décision de Jacques Chirac de proposer une loi prohibant « les signes religieux ostensibles » dans les établissements publics déclenchent en retour des manifestations de rue opposées au projet. Le spectacle d’une contestation « musulmane » et « intégriste », ou du moins décrite comme telle, se révèle une opportunité médiatique de mise en scène radicale de l’altérisation proclamée de l’islam. En insistant expressément sur les voiles les plus stricts, les barbes les plus opulentes et sur le service d’ordre masculin, les médias font la « preuve » (s’il en fallait une) par l’image du caractère islamiste de l’affaire des foulards islamiques et de la manipulation des intégristes barbus qui semble l’avoir provoquée.
La société découvre sur le petit écran des images de femmes enfoulardées lui disputer les symboles de la nation. Voilées aux couleurs du drapeau tricolore ou coiffées d’un bonnet phrygien recouvrant leur foulard, chantant la Marseillaise et brandissant leur carte d’identité française, elles animent les têtes de cortège et empruntent au crédo « républicain » [16] et au répertoire féministe (Dot-Pouillard, 2007) les ressources de leur contestation. Gestes de dérision ? De provocation ? Il n’en est rien… Tout dans leurs revendications les enracine dans le socle identificatoire de la nation, mais, le choc des symboles (le voile islamique est censé incarner l’étendard de l’islam et le bonnet de Marianne, celui de la République) brouille les modalités classiques d’appartenance à la communauté nationale. Il n’en sera retenu que l’idée d’une démonstration de ces « forces obscures qui cherchent à déstabiliser la République » (Stasi, 2005).
Au prix d’un choc des symboles, elles s’affirment « Françaises » et « musulmanes » et rejettent tout autant les identités assignées que l’injonctive du choix entre leur francité et leur islamité, offrant, ainsi, la singulière représentation de leur attache citoyenne. C’est ainsi qu’une de nos interlocutrices résume sa participation aux différentes mobilisations « contre » le dispositif législatif. Elle en garde un souvenir jovial : « C’était beau, franchement. On a défilé, on a chanté, on a dit ce qu’on avait besoin de dire : qu’on est là, qu’on est comme tout le monde, pas plus mais pas moins » et « même si ça n’a pas servi à grand-chose » dit-elle, « ce n’est pas grave au moins on a pu reprendre la parole qu’on nous a confisquée ». Pour l’occasion, elle dit avoir appris l’hymne national : « Je ne connaissais que le refrain de la Marseillaise, comme tout le monde. Alors, j’ai décidé de l’apprendre en entier. Ça s’apprend très vite, tu sais. Pour gagner du temps, je l’ai imprimé sur Internet, et je l’avais toujours sur moi, rangé dans mon petit coran. Et dans le métro ou dès que j’avais cinq minutes, je sortais mon petit bout de papier et je lisais » (Warda, 27 ans, d’origine algérienne, étudiante).
Force est ici de relever que le comportement de Warda, qui consiste à ranger les paroles de la Marseillaise dans le petit coran qu’elle porte toujours sur elle, exemplifie le dépassement empirique de l’antagonisme qu’on oppose d’ordinaire à la conciliation entre les modalités d’inscription citoyenne, d’une part, et d’adhésion à la religion musulmane, d’autre part.
Rachida, quant à elle, n’a participé qu’à un seul défilé et en garde un souvenir plus amer : « J’étais blessée, tu sais, par toute cette campagne de dénigrement. C’est vrai qu’après, les regards dans la rue étaient plus froids, plus suspicieux. Et moi, je ne me reconnaissais pas dans cette idée de la France, alors j’y suis allée pour dire que j’avais “mal à ma France”. (…) Mais j’ai été déçue. Pour tout dire, quand j’ai vu ce qu’ils en ont montré à la télé, j’ai regretté d’y être allée et j’y ai plus été. (…) Je veux dire, euh,… ils ont compris tout le contraire de ce qu’on voulait dire. (…) Je ne sais pas pourquoi, la société, elle a tant de mal à accepter l’idée qu’on puisse être tout aussi française que musulmane. Par exemple, pendant le défilé, y en avait qui avaient des drapeaux de la France, moi j’ai ramené ma carte d’identité et je l’ai brandie parce que je voulais que les gens comprennent qu’on est françaises, citoyennes de ce pays. Et que nous aussi on vote… alors basta ce délire » (Rachida, 34 ans, d’origine marocaine, infirmière).
Nos enquêtées comprennent bien que l’extériorisation de leur foi par la pratique d’un vêtement tel que le voile fonctionne comme une désignation de leur non-appartenance naturelle à la norme culturelle nationale. Leurs propos soulignent la difficulté d’être française quand tout dans le regard de l’autre renvoie à une irréductible différence : « Pour eux, on n’est pas des vrais Françaises. Je le sais. Au mieux, allez… on est une espèce de “Français contrefaits”. Tu sais, une contrefaçon, quoi. Parce que si tu veux dans “Français et musulman”, y a déjà quelque chose qui tourne pas rond, c’est contradictoire, mais si tu rajoutes : “voilé”, c’est même pas la peine, c’est contre nature ! [rires] Déjà que pour eux mon voile c’est une burqa, un tchador ou que sais-je encore (…) Mais ça m’est égal. Je suis comme je suis, et je ne vais pas renoncer à mon identité pour faire plaisir. (…) C’est comme ça, je me sens tout aussi française que musulmane. (…) Je ne sais pas moi, c’est vrai que je ne suis pas que “Française” – d’ailleurs qui n’est que ça ? – mais je ne suis pas non plus que “voilée”. Faut arrêter avec ça, je suis quelque part entre les deux, ou les deux en même temps, un truc comme ça… » (Keyssa, 23 ans, d’origine kabyle, à la recherche d’un emploi).
La typologie de Nancy Venel (2004) relative aux formes d’identification/désidentification et aux modes d’actions politiques des jeunes de culture musulmane permet une mise à jour des bricolages réalisés pour se créer des possibilités d’appartenance au collectif. La catégorie des « accommodatrices » correspond bien au profil de nos enquêtées. Elle se singularise par une identité à double face : « française » et « musulmane ». Rejetant l’alternative contraignante que suggère le modèle d’intégration français, les accommodatrices tentent de vivre leur francité et leur islamité de façon concomitante et indissociable. N. Venel nous renseigne, par ailleurs, sur les capacités de transiger, d’accommoder et d’ajuster tant les principes républicains que ceux de la religion musulmane. Leur citoyenneté est d’ordre identitaire et vivement contestataire et se rapproche des « citoyens critiques » [17] mis en évidence par D. Schnapper (1990) au sujet des juifs français. Quant à leur appartenance religieuse, elle se veut intégrale en ce sens que le référent religieux est explicitement mobilisé dans la définition de soi et qu’il organise leur vision du monde.
Conclusion
Les autorités politiques, qui ont longtemps occulté les signes de l’installation durable des populations musulmanes, au profit de l’image plus rassurante d’une « main d’oeuvre transitoire », ont dans une large mesure contribué à confiner la question de l’islam dans le registre de l’altérité et à le maintenir ainsi à distance du socle des valeurs françaises et européennes. Les demandes liées à la pratique religieuse sont autant de signes d’une visibilité croissante de cette confession dans le paysage européen qui s’inscrit le plus souvent en cohésion avec le cadre général proposé par la loi ; elles interpellent toutefois les contenus assignés aux identités nationales.
Touchant à des enjeux emblématiques pour notre société ou construits comme tels, la question du voile islamique cristallise les interrogations, les doutes et les oppositions souvent virulentes, si bien que depuis la fin des années 1980, par ondes et médias interposés, il est devenu le signe distinctif de la religion musulmane et le baromètre de la recrudescence d’une menace supposée. Plus encore, il a fini par désigner à lui seul l’idée d’un parti pris idéologique dont le projet à terme aurait consisté à renverser le modèle républicain. La loi du 15 mars 2004, interdisant les signes et tenues manifestant ostensiblement l’appartenance religieuse à l’école, vient clore la séquence politique du voile (Lorcerie, 2005) et permet que la laïcité soit redéfinie, par un « consensus républicain », comme un pilier de l’identité française.
NOTES
[1] La thématique de « l’identité nationale » s’invite dans les débats des dernières présidentielles par l’annonce de Nicolas Sarkozy, candidat à l’investiture, d’un ministère en charge de l’identité nationale et de l’immigration, qui a d’ailleurs vu le jour en mai 2007. Ségolène Royal, elle aussi dans la course à la présidence, tente d’occuper le terrain de « l’identité nationale ». Elle chante la Marseillaise dans ses meetings et propose qu’à l’occasion du 14 juillet, les Français étendent des drapeaux tricolores à leurs fenêtres.
[2] A partir d’une enquête de terrain dans la région du Nord, nous avons recueillis les discours de jeunes femmes musulmanes voilées et dont certaines ont participé activement aux manifestations dans les rues de Lille contre le vote de la loi du 15 mars 2004.
[3] La thèse de l’« islamisation » de la société est exploitée par les mouvements d’extrême droite. Le 11 septembre 2007, par exemple, se tenait, à Bruxelles, une manifestation européenne des mouvements d’extrême droite « contre l’islamisation de l’Europe ». Une autre s’est tenue à Marseille le 8 décembre 2007 par le MNR de Bruno Mégret.
[4] Le journaliste Eric Zemmour reprend à son compte sur la chaîne I-Télé (émission Ça se dispute du 13 mars 2007) la phrase du général de Gaulle : « Il faut arrêter de se cacher les yeux, dit le journaliste. C’est bien qu’il y ait des Français jaunes, des Français bruns, des Français noirs parce que ça prouve que la France est ouverte sur l’universel, mais la France est un pays catholique, de race blanche et de culture gréco-latine ; sinon ce n’est plus la France ». Cette phrase illustre bien l’idée du « seuil de tolérance ». Voir également Otayek, 2005.
[5] Notons que si les idées d’extrême droite se normalisent, son principal mouvement (le FN) quant à lui se marginalise (Scweisguth, 2007 : 393-410).
[6] Lorsque la dernière affaire de foulard éclate et que le besoin de légiférer se fait pressant, le nombre de conflits dans les établissements scolaires est en baisse, passant selon Hanifa Cherifi, médiatrice de l’éducation nationale, de 310 (dix ans plus tôt) à seulement 150 en 2003, Le Monde, 17 juin 2003.
[7] En 1989, la première affaire prend pour toile de fond la chute du mur de Berlin et succède la même année à l’affaire Rushdie. La seconde affaire de voile apparaît en 1994, soit après le début de la guerre civile en Algérie et sur fond d’attentats islamistes. En 2003, la lutte internationale contre le terrorisme islamiste post-11 septembre 2001, renforce la suspicion à l’endroit des musulmans de France. La mise en place du Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) en 2003, symbole d’une officialisation de l’islam de France, est controversée par la présence de l’Union des Organisations islamiques de France (UOIF) reprochée d’accointance avec les Frères Musulmans. La radicalisation progressive des positions politiques et de l’opinion est, par ailleurs, à mettre en relation avec la percée du Front national, présent au second tour des présidentielles de 2002.
[8] Là où E. Terray emprunte à Istvan Bibo le concept d’hystérie politique, F. Lorcerie, K. Romhild-Benkaaba, N. Tietzen (2007) reprennent à Goode et Ben Yehida la notion de panique morale, pour décrire la généralisation d’une angoisse et d’une hostilité démesurées à l’endroit du groupe stigmatisé.
[9] Une centaine d’exclusions sera prononcée cette seule année. Seule la moitié prendra effet, les autres motivées par le seul port de signes religieux seront annulées par les tribunaux administratifs.
[10] Ces sifflements seront associés par certains commentateurs aux sifflets de la Marseillaise lors du match amical France/Algérie du 6 octobre 2001 et nourriront la thèse de la panne du modèle d’intégration à la française.
[11] Lettre de mission de J. Chirac, alors président de la République, à B. Stasi.
[12] Nous avons privilégié la commission Stasi à la commission Debré, car en dépit de conclusions convergentes, cette première a bénéficié d’une vitrine médiatique plus importante, par conséquent, il est plus aisé d’apprécier son rôle dans le processus de disqualification sociale du voile à l’école.
[13] La commission comprenait deux hommes politiques, deux membres du Conseil d’Etat, la médiatrice de l’Education nationale, le recteur d’Académie de Paris. Les quatorze autres membres étaient issus de la société civile : une proviseure, une avocate, un responsable associatif, un chef d’entreprise, neufs intellectuels (philosophes, sociologues, juristes, historiens).
[14] De nombreuses personnalités politiques, dont le président de la République, annoncent avant même la conclusion des travaux de la commission Stasi, l’impératif de recourir à un dispositif législatif d’interdiction. Par ailleurs, le ralliement de la gauche à l’idée d’une loi en renforce le caractère inéluctable et conforte l’image d’un « consensus républicain ».
[15] C’est l’idée que les filles voilées sont victimes de la pression familiale et du poids des traditions et qu’elles ne disposent pas de la maturité suffisante pour se faire une opinion. C’est pourquoi, on ne peut les émanciper que par la contrainte. Outre les relents missionnaires qu’inspire cette posture idéologique, elle permet surtout d’évacuer l’hétérogénéité des causes qui motivent la démarche d’envoilement.
[16] Les images des manifestations sont disponibles sur Youtube. On y voit des femmes brandissant des écriteaux faisant appel à la devise républicaine, « liberté, égalité, fraternité », invoquant « Marianne » etc. Autant d’éléments qui corroborent l’idée d’un ancrage des modalités d’appartenance des nouvelles générations musulmanes.
[17] Le « citoyen critique », décrit par D. Schnapper, reconnait que la citoyenneté permet de préserver l’essentiel de sa judaïcité. Il désapprouve, en revanche, la tradition jacobine au nom des valeurs des différences et se reconnait dans le fonctionnement pluriculturel des sociétés anglaise et américaine.