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citation
Fabrice Dhume,
"L’émergence d’une figure obsessionnelle : comment le « communautarisme » a envahi les discours médiatico-politiques français ",
REVUE Asylon(s),
N°8, juillet 2010-septembre 2013
ISBN : 979-10-95908-12-8 9791095908128, Radicalisation des frontières et promotion de la diversité. ,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article945.html
à propos
Je remercie Françoise Lorcerie pour ses relectures et ses suggestions quant aux versions précédentes de ce texte
résumé
S’appuyant sur une analyse diachronique de la presse quotidienne nationale, et du Monde en particulier, cet article retrace le processus par lequel l’idée de "communautarisme" s’est progressivement imposée dans les discours politiques et journalistiques, à partir de la décennie 1990. Il montre que la diffusion quantitative de ce néologisme typiquement français va de pair avec un changement qualitatif de la configuration du discours politique. Cette nouvelle catégorie autorise un réarmement de l’idéologie ethnonationaliste qui soutient l’Etat-Nation, et permet la diffusion dans le "débat" national de thèmes de plus en plus interprétés sous l’angle de la menace à l’égard d’un "ennemi intérieur". Le flou du terme et la généralité de ses usages permettent de redéployer la figure de l’ennemi selon les circonstances, et ainsi d’étendre une logique polarisée et militarisée du contrôle social à des dimensions croissantes de l’espace public.
Mots clefs
Bien que consacré très récemment par les dictionnaires usuels [1], le terme de « communautarisme » a colonisé l’imaginaire politique et les débats publics français. De façon très actuelle, et fort significative, il sert par exemple à justifier « l’organisation d’un grand débat sur l’identité nationale » [2] Ce terme s’est imposé comme une évidence, justifiant une absence presque systématique de définition, et autorisant des usages hétéroclites (Taguieff P.-A., 2005). Comment s’est faite l’émergence de ce néologisme ? Et quel sens peut-on donner à sa diffusion dans l’espace public ? Cette étude se propose d’historiciser ce terme, pour analyser le processus par lequel il s’est progressivement inscrit dans la presse nationale, et ce faisant, essayer de comprendre ce que signifie l’émergence de cette nouvelle catégorie de discours dans le champ politique. Ce travail repose sur une analyse diachronique et synchronique des thèmes associés à l’idée de « communautarisme » [3], permettant de mesurer le rythme de sa diffusion et le mouvement de son imposition, à partir des déplacements thématiques et sémantiques dans l’usage de ce terme. Cette approche permet de voir que l’imposition de cette catégorie est à la fois récente et progressive, dans la représentation médiatique, et qu’elle va de pair avec une évolution globale des configurations de sens de l’ordre politique. On verra que, en l’espace d’une vingtaine d’années, les thèmes auxquels ce vocable est associé vont aller se diversifiant et s’élargissant, en même temps que de nouvelles associations thématiques se dessinent. Ces déplacements dans les usages conduisent progressivement à faire de « communautarisme » un mot-clé, unifiant un ensemble de thèmes disparates, qui organise le débat public selon une perspective que l’on peut qualifier d’ethno-nationaliste.
« Communautarisme » est visiblement une invention française. Le terme en lui-même apparaît spécifique à l’espace du débat national. Certes, certaines interprétations des controverses philosophiques nord-américains sur la reconnaissance traduisent la polarisation dominante de ces débats comme opposition entre « libéraux » et « communautaristes » [4] (Lacroix J., 2003). On fait comme si « communautarisme » n’était qu’une simple traduction française de l’idée communautarienne et, en l’occurrence, du concept de communautarianism. Or, « l’anglais “communautarianism” a un sens très différent et évoque plutôt l’idée de solidarité au sein de la société civile. » (Benbassa, 2004, p.35) En outre, il y a là un problème de traduction : préférer « communautariste » à « communautarien » déforme sensiblement l’orientation des débats, en ramenant subrepticement au centre des analyses l’idéologie intégrationniste - et ce jusque dans les travaux scientifiques [5]. Un constat similaire a été fait en ce qui concerne la réception française de l’idée de « multiculturalisme » (Doytcheva M., 2005), avec laquelle l’idée de « communautarisme » est souvent amalgamée. Ce n’est pas que les questions de nature politique sous-jacentes à cette notion soient propres à la France, dans la mesure où, le néolibéralisme aidant, les débats sur les fondements de la légitimité de l’Etat et sur l’actualité de l’Etat-Nation sont « mondialisés ». Mais, le terme de « communautarisme » renvoie, lui, plutôt à une « tradition française » (Tissot S., 2004). Cela n’exclut pas sa diffusion dans d’autres contextes nationaux de l’espace francophone, mais cela signifie que le sens que recouvre ce terme et l’orientation qu’il confère au débat public correspondent à une façon singulière de formuler les problèmes. « Communautarisme » est donc une création hyper-contextualisée, qui témoigne bien plus de l’état du débat public en France que d’une quelconque réalité (pratique ou théorique) outre-atlantique. Pour autant, « communautarisme » n’est pas sans lien avec le monde anglo-saxon et ses débats philosophiques ou ses expérimentations politiques. Mais le mot « parle » de cette réalité avec le langage de l’idéologie : à la façon d’un contre-modèle qui menace de contaminer et de pervertir l’ordre social et politique français ; à la façon d’un impensable dont on ne cesse de déplorer qu’il devienne possible.
Cette notion dispose précisément l’ordre du discours public en termes de « modèle français » menacé [6]. La plupart des discours politiques qui s’y réfèrent, dans la littérature comme dans la presse, relèvent en effet d’une figure idéologique fondée sur l’opposition entre un « modèle républicain » et des « modèles » concurrents ou des phénomènes dangereux qui risqueraient, entend-on, de le « subvertir », le « gangrener », le « grignoter », le « saboter », etc. La discussion à l’Assemblée nationale en 2004 du « projet de loi relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics » [7] en est une illustration. On y entend des députés affirmer que « rien n’est plus subversif de l’ordre républicain que le communautarisme, dont le voile est l’étendard » (Jean-Claude Guibal), ou que des « prosélytistes (…) tentent de déstabiliser l’un des fondements de la République et le cœur de notre démocratie : l’école » (Jacques-Alain Benisti). Organisés par un sentiment d’urgence et de menace, ces discours réintroduisent dans l’arène politique la thèse d’une littérature des années 2000 qui se fait annonciatrice de la catastrophe. On peut ainsi lire que : « la République une et indivisible est, aujourd’hui, un mythe en miettes » [8], ou que « dans ce monde anarchique, injuste, apeuré » [9], « le communautarisme amorce le saccage de la paix civile et de la citoyenneté républicaine. Nous ne sommes pas loin de cette ruine, nous y sommes peut-être déjà. Ce n’est pas en effet jouer les Cassandre que de prétendre qu’il n’y a qu’une différence très mince entre Sarajevo, ville où des communautés se sont entretuées, et nos villes françaises. Cette différence porte le nom de république. » [10] Dans ces discours, le terme de « communautarisme » est mobilisé comme une catégorie polarisante, incarnant en elle-même le sentiment de « menace sur la cohérence de la nation civique à la française » [11]. Elle est l’image projetée d’un modèle antithétique et opposé à celui que la France s’imagine [12].
« Communautarisme » est en même temps une notion d’usage variable, mais dont le sens implicite surdétermine la perception de la réalité sociale, comme nous le verrons. Elle désigne tout aussi bien : la barbarie opposée à la politique ; le libéralisme opposé à la République ; la « dérive » et la « fragmentation » opposée à l’unité de la nation ; etc. Les discours politiques qui l’emploient construisent et jouent de cette polarisation, permettant un discours de singularisation de la nation et/ou de la République française (ces deux termes étant traités comme équivalents) : « Le communautarisme et ses dérives sont le contraire de l’union et du sentiment d’appartenance à une même nation, sentiment qui est la clef de voûte de notre conception commune de la République », déclarait par exemple le président Jacques Chirac [13] Le mot « communautarisme » autorise ainsi une certaine lecture de la réalité sociale, en même temps qu’il est, rétrospectivement, une justification d’une approche sécuritaire du social. C’est donc une catégorie performative, qui participe activement à configurer l’espace social.
Encore faut-il préciser de quelle nouvelle configuration des discours, l’émergence de cette notion nous informe. Comprendre comment cette catégorie infléchit et témoigne en même temps d’un changement dans la façon dont les politiques publiques françaises « se » pensent suppose son historicisation. En retracer l’émergence - c’est-à-dire son élaboration, sa diffusion, et les éventuelles variations d’usage et de sens -, doit permettre de voir en quelle mesure l’imposition de cette notion correspond à une évolution de l’organisation thématique et sémantique des discours publics. L’évolution du champ politique est certes liée à des évènements (le « 11 septembre 2001 » étant par exemple construit comme date charnière), mais il serait naïf de penser que l’apparition de dénominations nouvelles correspond en soi à des nouveautés factuelles ou à des ruptures événementielles. Les analyses constructivistes nous ont appris à nous méfier des interprétations qui assimilent l’énonciation publique et la dimension phénoménologique d’un « problème ». En matière de « communautarisme », on peut noter que le terme est à peu près absent du débat sur le « voile à l’école » qui anime la sphère politico-médiatique en 1989-1990, alors que quinze ans plus tard, en 2004, il en sera le symbole justifiant une inflexion politique du traitement de cette question [14]. En l’occurrence, le changement de symbole de référence des discours publics ne découle pas tant des évènements que d’une modification de l’interprétation des faits, probablement sous le coup d’une modification du rapport de force dans l’arène politique. Ce qui importe ici est de voir que la sélection et la mise en scène des symboles et thèmes de « l’actualité » constitue la catégorie. Le travail des médias est dans ce sens particulièrement déterminant de l’imposition d’une nouvelle catégorisation dans le « débat » public. C’est à ce titre que nous nous intéresserons au changement de référent symbolique, en tant qu’il exprime une évolution plus globale qui touche à la redéfinition des problèmes publics.
La presse quotidienne nationale (PQN) « politique » [15] est un terrain singulièrement pertinent pour saisir l’évolution d’une question touchant au débat sur les politiques publiques. Cette source autorise en effet une approche à la fois diachronique et synchronique. L’archivage informatisé, plus ou moins récent selon les titres, rend possible une recherche par occurrence de mots-clés sur la quasi-exhaustivité de la production écrite d’un quotidien [16]. La dimension quotidienne privilégie le flux construisant la sélection de « l’actualité », et permet de « pister » l’apparition de nouvelles notions. D’un point de vue plus fonctionnel, le « système média » est un espace intermédiaire entre des mondes et des logiques divers - en même temps qu’il est un espace particulier du discours public, avec ses codes, ses rites, ses formes propres, ses contraintes d’accès, etc. La sociologie et l’histoire des médias ont montré combien le travail de sélection et de construction journalistique de « l’information », participe, d’une part, de l’organisation du champ politique et de la thématisation de l’action publique (Champagne P., 1993), et d’autre part, de la fabrication des « évènements » (Nora P., 1974). Les médias jouent un rôle d’arbitre, contribuant à distribuer les places dans l’espace social et à mettre la réalité sociale à la fois en forme, en scène et en sens (Neveu E. et Quéré L., 1996).
Pour retracer l’apparition de cette notion et les variations de son usage, intéressons-nous d’abord au dénombrement des articles employant la base communautar-. Nous retenons tous les termes proches, au sens du formalisme linguistique : « communautarisme(s) », « communautariste(s) », « communautarisation(s) » et « communautarien(ne)s ». Nous excluons ceux qui découleraient de la même racine (commun) mais relèveraient d’un champ sémantique différent (par exemple, tout ce qui a trait aux communes). Ce choix est certes restrictif du champ sémantique considéré : il écarte tous les synonymes, les syntagmes pris comme équivalents, ou encore les discours allusifs ou paraboliques, qui traitent du thème sans nommer la catégorie, mais qui pourtant participent de l’affirmation et de la légitimation de ce thème (par exemple, « repli communautaire »). Mais il permet par contre un travail spécifique sur la diffusion de ces termes. À l’inverse, on peut penser que cette base (communautar-) comprend malgré tout deux univers de sens différents. Il faudrait distinguer, d’un côté, le néologisme « communautarisme », qui nous intéresse directement, et de l’autre le vocable de « communautarisation ». Ce second terme est manifestement d’usage plus ancien, et son sens diffère sensiblement. Historiquement, c’est le « nom donné à la gestion commune qu’assurent plusieurs Etats de certains espaces maritimes et des ressources de ceux-ci » [17].Cependant, on peut considérer que le maintien de « communautarisation » dans le corpus ne constitue pas, quantitativement, une source de « bruit » majeur. En distinguant les deux termes, on constate que la fréquence d’apparition de « communautarisation » reste globalement stable et faible sur la période observée. Par ailleurs, en procédant par sondage à une analyse de contenu, on voit que ce dernier terme oscille entre deux registres sémantiques : il est utilisé selon les cas dans son sens technique de « mise en commun » de la gestion européenne, mais également dans le sens d’une « augmentation du communautarisme », au fur et à mesure que ce dernier terme s’affirme. Il est donc pertinent de conserver le terme de « communautarisation », pour voir en quelle mesure son usage est affecté par l’imposition d’une sémantique nouvelle.
Le graphique ci-dessous permet la comparaison des courbes de fréquence d’emploi de mots formés sur la base communautar- dans les articles des différents quotidiens. [18]
Alors que la fréquence d’emploi est très faible, voire inexistante jusqu’en 1994-1995, elle va ensuite connaître une croissance quasi continue et de plus en plus rapide jusqu’au moins en 2003-2004. Le passage de la période 1995-2001 à la suivante correspond à une multiplication variant de 2,8 (Le Monde) à 5,7 (La Croix). À partir de cette date, la courbe baisse sensiblement, tout en restant, du moins encore en 2005, à un niveau supérieur à toutes les années antérieures à 2002. Cette courbe est comparable pour tous les quotidiens observés – dans la mesure de la comparabilité, qui n’est valable qu’à partir de 1991 à 2001 selon les journaux. On peut supposer qu’un effet d’entraînement ou de concurrence éditoriale participe de ce « parallélisme » des courbes. Il faut cependant noter des variations, en particulier en fin de courbe, entre 2003 et 2004 : alors que la fréquence baisse dans certains journaux (Le Monde, Libération, Le Parisien et dans une moindre mesure L’Humanité), elle se stabilise ou continue à croître légèrement pour les deux autres. Il faut aussi noter des différences significatives en volume : chaque journal donnant une place d’une importance variable à ce terme. La courbe du Figaro, en particulier, attire l’attention dans la mesure où, dès 2001, l’usage du terme dépasse en nombre celle du Monde, pourtant supérieure à tous les autres quotidiens. Ce constat résulte en partie de la contribution, constante et volumineuse, de quelques chroniqueurs, dont l’orientation de plume et de thèmes conduit à faire de ce terme un visible « cheval de bataille ». Ainsi, quasi 1/5 des 425 articles d’Alain-Gérard Slama (18,8%) recensés sur la période font apparaître cette thématique ; 1/8 des 470 articles d’Ivan Rioufol (12,3%) également. Ces deux auteurs représentent 15% de l’ensemble des articles du Figaro faisant apparaître ce vocable.
Le survol des articles montre que l’orientation majeure du propos construit une polarisation, présentant la France en « citadelle assiégée » (Aubenas F., Benasayag M., 1999), pays riche de culture, d’histoire, de valeurs, etc. en proie à la menace de forces prédatrices extérieures. Dernier point remarquable : on peut identifier différentes périodes de ces courbes, en prenant pour repère celle du journal Le Monde (les autres courbes ne la contredisant pas, pour ce qu’on peut en observer). En volume, après une période de quasi inexistence de la catégorie jusqu’en 1990-1991 (4,3 occurrences annuelles), communautar* apparaît en moyenne une fois par mois (16 /an) ; puis, une augmentation sensible fait passer la moyenne à près de 5 par mois (58,7 /an) sur la période 1995-2001. À compter de 2001, ce sont en moyenne 14 articles par mois (167 /an) qui utilisent ce vocabulaire [19]. Pour les autres journaux, sur la période 2002-2005, cela va jusqu’à une moyenne annuelle de 207 articles pour Le Figaro, 117 pour Libération, 96 pour L’Humanité et 84 pour La Croix.
À ce stade, on est donc en mesure de cerner le rythme à travers lequel cette notion s’impose, passant de l’inexistence à une présence quasi quotidienne. Les observations précédentes indiquent une naissance guère avant 1990, et un début incertain pour un néologisme qui a mis plus d’une dizaine d’années avant de s’imposer. Il reste à savoir ce qui a conduit au bout du compte cette notion à acquérir un caractère d’évidence constitutif des médiatiques « phénomènes de société ». Si la relativement longue présence marginale de ce vocabulaire a cédé le pas à un essor aussi rapide, on peut supposer que plusieurs éléments ont contribué de façon convergente à cette consécration. D’un côté, nous l’avons noté pour ce qui concerne Le Figaro, mais cela vaut pour d’autres journaux et pour d’autres médias, certaines plumes (et/ou certaines voix), notamment de chroniqueurs, ont directement œuvré à imposer ce thème. La position stratégique des chroniqueurs dans la nouvelle configuration culturelle entre journalistes et intellectuels (Rieffel R., 1992), a favorisé un rôle actif dans la promotion et la répétition d’un vocabulaire et d’une sémantique nouveaux, surdéterminant par récurrence (Rigouste M., 2004), la sélection et l’interprétation de la réalité sociale. Mais le rôle de ces promoteurs directs ne suffit pas à expliquer l’ascension si importante de l’idée de « communautarisme ». Il faut également s’intéresser à la diffusion du terme.
Une analyse plus détaillée des courbes suggère qu’il y a des périodes-clés dans ce processus. Faut-il alors relier plus nettement l’imposition de cette idée à des évènements singuliers ? Des événements pourraient ainsi avoir donné corps et figure à un signifié auparavant déjà présent mais peu signifiant. De ce point de vue, les périodes 1994-1995 et 2001-2002 semblent être des scansions significatives dans l’infléchissement des courbes. Un travail sur le contenu des articles – nous y reviendrons - montre que ces périodes correspondent à deux évènements mettant en scène le rapport français à ce qu’il est convenu d’appeler le « terrorisme islamique » : « l’affaire Khaled Kelkal » [20] et « le 11 septembre 2001 ».
Mais, par hypothèse, nous pensons que ces évènements ne suffisent pas à expliquer le mouvement d’ensemble et, finalement, le succès de ce néologisme. (Car, somme toute, le terme est déjà présent auparavant, bien que de façon diffuse et mineure.) Notre hypothèse est donc que le mouvement que dessine, traduit et opère l’émergence d’une rhétorique publique symbolisée par le terme de « communautarisme » ne se fait pas par une discontinuité et une rupture radicales, mais plutôt sous la forme d’une recomposition progressive d’éléments présents antérieurement et plus largement. L’émergence de « communautarisme » serait un élément - à la fois produit, producteur et symbole – d’une mutation du discours public national. Ceci, dans un contexte marqué par de multiples changements internes et externes à la France, souvent identifiés à une gamme d’expressions : néolibéralisme, mondialisation, terrorisme islamique, ethnicisation des rapports sociaux, crise du modèle d’intégration, retour du religieux, etc. Du point de vue journalistique, donc, nous supposons que le caractère fonctionnel de cette catégorie se serait construit au gré d’une évolution qualitative du contexte médiatique et politique, dans lequel les évènements et les catégories génériques les désignant auraient, progressivement et réciproquement, pris sens. Si tel est le cas, on trouverait alors les traces de cette mutation sous la forme de déplacements d’articulations ou d’émergence de nouvelles interactions entre des thèmes composant une nouvelle configuration.
Pour enregistrer ces nouvelles liaisons ou des déplacements significatifs de ce changement, nous travaillons à partir d’un corpus d’articles de presse tirés du journal Le Monde. [21] Il est constitué, comme précédemment, en fonction du formalisme linguistique, autrement dit de la présence de la base communautar- dans le texte. Pour saisir les processus de (ré)agencement, nous avons procédé par « sondage ». Sur les 1.144 articles concernés sur la période 1987-2005, nous avons choisi cinq années de référence au sein de cinq périodes distinguées précédemment selon les variations de la courbe de fréquence d’emploi. L’analyse qualitative repose sur ce second niveau de corpus pour lequel sont traités le contenu, le classement (rubriques) et la thématisation des articles [22] :
Les rubriques définissent la place de l’information dans le journal. Elles confèrent à un article, d’une part une place dans la hiérarchie symbolique de l’information, et d’autre part une portée thématique, en classant l’information dans des ensembles qui font sens pour le journal et/ou pour les lecteurs. Ces rubriques traduisent donc avant tout le travail éditorial de sélection et de fabrication de l’information. Outre des évolutions éditoriales générales, qui conduisent au reformatage de l’architecture du journal Le Monde, en particulier lorsqu’il fait « peau neuve », on constate des évolutions propres à l’usage de « communautarisme ». Le recensement des rubriques dans lesquelles apparaissent les articles de notre corpus montrent en effet tant un accroissement qu’un déplacement dans les types de rubriques.
Il y a donc une multiplication manifeste des rubriques concernées, que l’on peut analyser en cinq points.
1) D’abord, l’augmentation du nombre de rubriques est un indice de la diversification d’usage du vocable, et de sa généralisation – leur nombre ayant plus que doublé. « Communautarisme » devient un vocable banal, dont le spectre d’application s’élargit. Il désigne des phénomènes de plus en plus conjoncturels : d’une idée générale, on passe à un registre événementiel. En 2004, le terme apparaît par exemple dans plusieurs « dossiers spéciaux », en s’appliquant désormais à des phénomènes jugés spécifiques, et classés comme tels. Ce mouvement se dessine dès 2001, où le terme apparaît dans des rubriques de circonstance (manifestations ponctuelles, échéances électorales…).
2) On observe parallèlement un glissement qui fait changer le terme de statut. Au départ, en 1988-1990, le terme apparaît souvent à travers des « points de vue » (rubrique « Débats », notamment). En ce sens, il n’est pas un vocabulaire proprement journalistique, mais il relève d’un jugement que l’on retrouve sous les plumes de quelques personnalités utilisant le journal comme tribune. Dès 1997, le terme est intégré dans le discours même des journalistes, ce qui va se confirmer et s’accentuer au fil du temps. À cette date, il fait son apparition dans des éditoriaux, qui engagent le journal dans une traduction des faits relevant de l’« injonction de sens » (Riutort P., 1996). Cela explique l’apparition et l’accroissement de la rubrique « Analyses », mais aussi de chroniques. L’idée de « communautarisme » est désormais intégrée comme si elle relevait d’une « information » en soi, et non plus d’une qualification tributaire d’une opinion singulière. En 2004, de façon inédite, la rubrique « Débats » passe au second plan, au profit de la rubrique « Société ». La « géographie » éditoriale du terme a basculé : « communautarisme » est désormais le nom d’un « problème de société ».
3) Le terme devient un descripteur de plus en plus valorisé, si l’on en juge par l’évolution de la hiérarchisation des articles dans les rubriques. Par exemple, il faut souligner l’augmentation des articles en première page. Cela est accentué, en 2004, par une refonte de la maquette : à cette date, des articles issus de rubriques « Analyses », des brèves ou encore des points de vue sont présents uniquement en première page. Autrement dit, avec l’évolution de l’environnement de l’usage du terme, c’est aussi le statut du terme « communautarisme » qui s’affirme. Il a de fait sa place en « une ».
4) Le changement de « géographie » éditoriale se traduit également par une « internalisation française », au sens ou la catégorie commence à s’appliquer à la situation nationale, là où elle qualifiait précédemment des situations exogènes. D’un terme initialement imputé à d’autres espaces « culturels » (belge, anglo-saxon…), « communautarisme » devient une catégorie de jugement de la situation française. En 1988-1990, le terme est prioritairement utilisé dans des rubriques telles que « International », « Espace européen » ou encore « Le kaléidoscope wallon ». Mais il va migrer vers le débat intérieur. Dès 1997, des rubriques circonstancielles affectent ce terme à la vie politique nationale : « Déclaration de politique générale », « Elections législatives ». En 2001, les rubriques les plus significatives deviennent « Analyse » ou « France », puis en 2004, « Société ». La migration de ce terme déplace donc la cible de l’analyse, en réintégrant au sein des thématiques nationales ce qui était auparavant un attribut de l’étranger.
5) Si Le Monde a joué comme chambre d’écho dans la légitimation de ce terme (jusqu’en 2000, il surpasse tous les autres titres en fréquence d’emploi), c’est d’abord de façon indirecte, en tant qu’organisateur du « débat » public. Cependant, la ligne politique du journal est engagée, non seulement dans le choix des textes publiés, mais plus directement encore, dans les rubriques sélectionnant des produits culturels (livres, cinéma…), ou dans la sélection des commentaires autorisés sur l’actualité. Il faut souligner ici la contribution de la rubrique « Le monde des livres », qui fait très tôt valoir cette notion, sous couvert de critique d’ouvrages. Les entretiens et autres « portraits », voire la rubrique nécrologique (« Carnet »), y contribuent aussi, en faisant parler des auteurs qui promeuvent ce terme [23], ou des personnalités à qui l’on attribue, même par effet indirect (et post-mortem, comme à l’occasion du décès d’Isaac Joseph !), une force de légitimation de cette idée.
À travers ces divers changements, un triple déplacement s’opère en quelque vingt années : d’un regard vers l’extérieur à un regard vers l’intérieur de la société française ; d’une grille de lecture appliquée à un contexte politique général à la (dis)qualification de certaines pratique ou de certains groupes ; d’un thème philosophique ou sociétal général à une application polémique dans le champ politique. Le terme s’est à la fois disséminé, banalisé, politisé et nationalisé.
On mesurera plus nettement les changements survenus sur cette période en s’intéressant à l’évolution thématique et de contenu des articles. Pour mesurer d’éventuels déplacements, nous représentons dans l’espace les correspondances et les liaisons thématiques, période par période. La schématisation s’inspire, librement, du travail de Simone Bonnafous (1991). Nous avons attribué à chaque article du corpus un ou plusieurs mots-clés qui représentent le thème principal - éventuellement décliné en sous-thèmes. Au sein du cadre de chaque période, chaque thème est représenté sous la forme d’un cercle. Le diamètre varie en fonction du nombre d’articles concernés, ce qui montre à la fois les variations quantitatives de chaque thème et leur poids respectif dans l’ensemble du sous-corpus de la période observée. Les thèmes sont distribués dans l’espace par proximité de contenu. Par exemple, nous rapprochons les différents thèmes concernant les articles relatifs aux politiques culturelles d’autres pays - qualifiées de « communautaristes » -, dans le « giron » du thème central Exemples étrangers. Nous constituons ainsi des centres thématiques autour desquels gravitent, plus ou moins proches, divers thèmes et/ou sous-thèmes.
Lorsque se dessinent des micro-configurations (soit lorsque divers thèmes sont proches et/ou s’articulent), nous représentons cela par une zone grisée ou rayée que nous appelons zone thématique. Nous qualifions d’articulation une correspondance thématique directe, et de rapprochement une correspondance indirecte, c’est-à-dire une proximité dépendant d’une thématisation plus large. La distribution de ces différents thèmes dans l’espace tient également compte de cette distinction. Ainsi, une correspondance thématique directe se traduit schématiquement par une plus grande proximité physique des cercles qu’une correspondance indirecte. Par exemple, en 1993-1994 (cf. infra) les articles évoquant « l’intégration », le « vivre ensemble » ou encore les « banlieues » sont en proximité immédiate avec le débat sur la politique publique et la stratégie de gouvernement de la Gauche (thème : Politique Etat/Gauche). Par contre, à la même période, un article sur le « racisme » se rapproche des questions générales de politique publique et de vivre ensemble, mais sans que l’article ne formule directement ce lien. Cette correspondance indirecte est représentée par une présence du thème dans la zone thématique relative à la politique nationale, sans qu’ils soit accolé aux autres thèmes susmentionnés. La distribution initiale des zones thématiques selon les points cardinaux est arbitraire : à gauche la « Construction européenne », en bas les « Exemples étrangers », etc. La représentation des nouvelles zones thématiques qui émergent au fur et à mesure du temps s’articule par contre aux choix précédents, pour indiquer des glissements. Par exemple, l’apparition en 2001 d’un nouveau centre de gravité qui découle de l’articulation directe des différentes zones thématiques présentes antérieurement sera représentée au centre du schéma, pour traduire son influence générale, et donc, métaphoriquement, un effet de centralité thématique.
Enfin, lorsque des zones thématiques « communiquent », sans que cela ne corresponde à une fusion, nous représentons des passerelles thématiques par l’adjonction de flèches. Ces passerelles transitent fréquemment par des articles spécifiques qui établissent des liens directs entre des thèmes distribués dans des zones thématiques distinctes. L’apparition de ces flèches représente ainsi visuellement la constitution d’une configuration d’ensemble, les interactions et articulations entre des registres thématiques divers formant un système de sens. Cette lecture est complétée d’une analyse de contenu.
1988-1990. Sur la première période observée, seuls 13 articles contiennent un mot formé sur la base communautar-. Il en découle une distribution peu complexe, s’organisant autour de quatre pôles distincts, sans interactions ni liaisons explicites entre eux. Cette période est significative d’une absence d’ordre interne du discours se référant au « communautarisme », dans une phase qui précède son avènement comme problème public. Le thème de la construction européenne domine cette période. Que ce soit pour parler de l’adhésion du Royaume-Uni au Système monétaire européen, de l’adoption de normes environnementales, ou encore des relations euro-africaines, l’idée prévaut qu’il s’agit là d’une « communautarisation », au sens d’un renforcement de la gestion commune. Sur cette période, « communautarisation » rime avec « Europe forte ».
Deux thèmes concernent de fait l’islam, mais ils ne sont pas connectés entre eux : d’un côté, les « affaires de voile » à l’école, reliées au thème de la laïcité (3 articles divers sur les trois années observées). Cette faible occurrence, comparée aux quelques centaines d’articles [24] consacrés à ce « sujet » montre que la qualification de « communautarisme » arrive sur le tard, réinterprétant a posteriori un fait déjà construit médiatiquement. Après la polémique née de Montfermeil (1989), les cas de conflit relatés par Le Monde ont en effet été continus : Poissy (1990), Noyon (1990), Mulhouse (1991), Lyon (1992), etc. Dans la plupart des articles, cela n’est pas qualifié comme « communautarisme ». En 1989, ce terme n’apparaît que dans 1% des articles comprenant les termes « foulard + islamique ». En 1994, seconde phase de polémique, on ne constate aucune co-occurrence dans les 91 articles comportant « foulard + islamique ». Dans ce contexte, « communautarisme » est parfois rattaché à la Gauche (et notamment le parti socialiste) [25], ce qui est caractéristique de cette époque où elle est au pouvoir : on prend le thème du « foulard » comme test d’une position commune de parti. En avril 1989 paraît un article portant sur la situation internationale qui inclut ce terme [26]. La seule chose qui relie les deux « sujets » est le ton et le vocabulaire pour parler de l’islam : les termes de « fièvre » ou de « peste » [27] traduisent à la fois le sentiment de menace et la naturalisation du phénomène, à travers la réaction du « corps » considéré (la nation, le parti socialiste) sous l’effet de l’introduction d’un islam traité comme irrémédiablement exogène.
1993-1994. Au cours de la période 1993-1994, une première configuration est perceptible. « Communautarisme » se rattache à 9 thèmes principaux qu’on peut classer en 3 zones thématiques. L’Europe n’est plus l’objet prépondérant (7 articles), par rapport à l’islam (8 articles). Une liaison apparaît entre ces deux zones, par l’intermédiaire d’un papier sur les relations Europe/islam, présenté comme alternative entre « culture » et « barbarie » [28]. Désormais, l’équation islam = danger rejaillit sur d’autres thèmes, contribuant à organiser un centre de gravité autour du rapport Occident/islam.
La zone Exemples étrangers se scinde entre, d’une part, des articles sur le multiculturalisme et le racisme aux Etats-Unis, ou encore la politique culturelle et le fédéralisme en Belgique, et d’autre part, une montée en force de la question de l’islam dans d’autres pays : en Algérie, mais aussi en Grande-Bretagne. On convoque le point de vue de chercheurs tels Gilles Képel sur les « réseaux terroristes » et sur le thème de l’affrontement intercivilisationnel. Cela s’explique pour partie avec l’actualité algérienne : succès électoraux du Front islamique du salut, entre 1990 et 1992 ; violences attribuées à l’Armée islamique du salut - depuis 1992 en direction de l’armée, mais enregistrées par la presse comme se déroulant en direction des civils surtout depuis 1994. [29] Mais l’actualité n’explique pas tout. En effet, la liaison établie entre les deux zones indique que le thème de l’islam est désormais lié à celui de la stratégie européenne. Ceci, parce que la situation en Algérie est traitée comme un trait significatif d’un islam partout présent en raison de l’immigration. Un dossier spécial du Monde sur l’islam comprend ainsi trois articles du corpus comparant la Grande-Bretagne et la France. [30] Face à l’exemple britannique qualifié tout de go de « communautarisme », la « communauté musulmane » française est montrée comme « fragmentée dans tous les sens ». [31] Cette différence de présentation,au profit implicite du « modèle français d’intégration » n’empêche pas que la liaison est établie, entre l’étranger et la France, au sein d’un couple « islamisme »/« communautarisme ». Le soupçon s’est immiscé, et « communautarisme », lié à l’islam, commence à en prendre le visage :
« Si aucun de ces mouvements [UOIF, UJM] radicaux (…) ne soutiennent le FIS algérien, on ne peut toutefois qu’être frappé par la similitude de méthodes (…) employées en France par ces réseaux militants. » [32]
À la même époque, la zone thématique liée à la politique et à la société françaises s’organise autour de diverses questions ayant trait aux politiques et au fonctionnement de l’État français : « crise des institutions », politique de la langue française, mais aussi, et surtout, critique de la Gauche au pouvoir. Le thème du « communautarisme » est manifestement devenu un outil de discrédit politique :
« L’acte d’accusation [d’un pamphlet politique recensé] concerne autant l’évolution des idées que la gestion politique proprement dite. (…) L’un de leurs principaux motifs d’indignation leur est fourni par l’exaltation du concept de différence et la sacralisation du communautarisme au profit de minorités et particularismes divers, y compris celui de la Corse. » [33]
La polémique concerne aussi la politique européenne. Une liaison directe s’établit entre la construction européenne et la politique française (« Politique nationale p/r Europe »). La Droite et la Gauche y sont renvoyées dos-à-dos par une critique nationaliste dénonçant une « communautarisation » de l’Europe au détriment des Nations. Pour la première fois, dans le corpus, « communautarisation » prend une valeur péjorative sous l’influence du nationalisme, même si le sens du terme reste celui de la cogestion. On voit donc se dessiner un renversement de sens du terme « communautarisation » de l’Europe, jusque-là considéré comme moralement souhaitable. Ce renversement indique que le sens moral de ce terme devient unidimensionnellement négatif, au fur et à mesure que se déploie et se radicalise le schème nationaliste. Le contexte de campagne électorale fournit l’occasion d’une critique de la Gauche française qui relie implicitement « communautarisation » et communisme [34]. Mais, à l’inverse, et de façon exceptionnelle, on trouve aussi un discours imputant à la Gauche une « approche communautariste » qui positive le terme, dans le contexte de débat sur « l’intégration ». Entendue manifestement dans un sens équivalent à « multiculturalisme », la notion peut être défendue, comme dans l’exemple suivant où le journal fait du sociologue Jacques Barou le défenseur d’un certain « communautarisme » :
« Jacques Barou revient sur la controverse entre les tenants de l’assimilation (…) et les défenseurs de l’intégration, au nom du respect des différences, le maintien de communautés ethniques. Alors même qu’une partie de la gauche a renoncé à cette approche “communautariste”, Jacques Barou estime qu’il serait dangereux de la renier entièrement. » [35]
« Communautarisme » commence à être utilisé à propos de questions liées à l’intégration et l’immigration, mais on voit que, à cette époque, le sens n’est pas encore entièrement saturé de discrédit. Bien que le nombre d’articles soit relativement faible, une sous-configuration se dessine. Elle articule à la question de l’islam la zone thématique liée à la politique nationale, via les thèmes Intégration, Vivre ensemble et Banlieues. Le contenu établit parfois une liaison entre les banlieues françaises et des exemples étrangers tels que Sarajevo ou Beyrouth, en reliant « diversité culturelle » et logique « d’affrontement ». Par exemple, commentant le thème du festival « Les rencontres d’Averroès » (Montpellier), l’initiative interculturelle est célébrée par une mise en opposition avec les figures de la « guerre ethnique », renvoyant les « banlieues » à une radicale et menaçante étrangeté. On valorise en contrepoint l’idée de « vivre dans la diversité culturelle sans affrontement, déchirures, fondamentalisme ou purification ethnique comme ce fut et c’est encore le cas à Beyrouth, Alger, Sarajevo ou, tout près de nous, dans les banlieues » [36].
Au début des années 1990, en même temps que se formule une « politique d’intégration », se constitue un discours qui en représente la « contre-face », soit la figure inversée mais liée (Dhume F., 2007c). L’idée de « communautarisme » devient progressivement le motif organisateur d’un champ sémantique flou et hétérogène. Ce sens, majoritairement péjoratif et disqualifiant, rejaillit sur les thèmes auxquels il s’attache. La politique à l’égard des « minorités » [37] se confond ainsi avec celle d’une lutte contre les marqueurs de leur affirmation identitaire, au nom du danger d’une « politique de la reconnaissance ». Que cela concerne l’islam ou la Corse, la présentation de ces thèmes s’organise autour d’un principe de soupçon à l’égard des politiques publiques françaises (et parfois aussi européennes). Le « débat » se reconfigure avec une logique de réaction, par principe et par avance, face à ce qui est traité comme des « menaces » multiformes et floues. Le nom de « communautarisme » commence à incarner ce nouvel ordre des discours, en autorisant une qualification globale et indistincte qui rapproche ces zones thématiques.
En 1997, la situation s’est nettement complexifiée, et une nouvelle extension thématique est apparue. Sur la droite du schéma suivant sont rassemblés les groupes minorisés et/ou les thèmes d’actualité auxquels « communautarisme » est désormais appliqué. Leur unité, malgré une diversité problématique, se fait précisément par leur lecture commune sous l’angle d’une menace « différentialiste ». Plusieurs articles mettent la focale sur les marques identitaires et les actions pour la reconnaissance des minorisés (Gay Pride, etc.). La catégorie a ainsi évolué dans le sens d’un jugement disqualifiant des groupes présentés en « minorités ». On mobilise le schéma supposé « anglo-saxon » (les exemples qualifiés de multiculturalistes, le débat sur la politique de la reconnaissance…) pour qualifier la situation française, et constituer dans le même mouvement les actions « affirmatives » comme un danger de « dérive à l’américaine ». Les groupes en question (féministes, LGBT, « ethniques »…) deviennent des cibles, autour duquel le débat se cristallise, par exemple sur la « parité ». Le mot de « communautarisme » devient un descripteur général, transféré d’un « sujet » (journalistique) spécifique à l’autre. Les zones thématiques relatives à la situation française (interne) devient ainsi le théâtre de plus en plus investi au sein duquel se déploie la figure du « communautarisme ». La menace est représentée à l’intérieur.
La prééminence de la question sociale s’affirme en 1997. Elle est reformulée de fait sur le mode ethnique, via la question des « banlieues ». Par rapport à la période précédente (1993-1994), sont apparus les thèmes de la Violence à l’école ou celui de l’Immigration. Le thème Politique/État se transforme progressivement, en se spécifiant autour de la question de la République. Les questions de politique intérieure se resserrent donc autour d’un motif à la fois ethnique et nationaliste, où les grands symboles sont mobilisés face aux marques d’un présumé différentialisme. L’agrégation de ces divers thèmes forme une sorte de problème d’ensemble, rangé sous l’étiquette du risque « communautariste ». Opératrice d’une jonction thématique, cette étiquette floue est calquée sur une lecture ethnicisante des problèmes de la société française. Par ce biais sont raccordées des questions politiques et institutionnelles (Politique/ État, République, Ecole) au thème qui s’est imposé depuis les années 1980 comme le sujet polémique (et politique) par excellence : le tryptique Immigration-Intégration-Banlieues. Avec ce qui en découle, par amalgame : une formulation bipolaire opposant le Vivre ensemble à la Violence et à la « diversité culturelle ».
Enfin, notons que les zones thématiques Construction européenne et Exemples étrangers se sont fortement renforcées en nombre d’articles, par rapport à 1993-1994. Mais, de même que pour la période précédente, elles ne constituent plus le centre de la configuration. L’Europe devient une scène pour parler des questions de religion, témoignant de la « nationalisation » (ethnicisée) à la fois de la question européenne et du sens de « communautarisme ». On évoque par exemple un « communautarisme chrétien [qui] ne pourra jamais se fondre avec l’idéal universel des Lumières ». [38] Quoique limité à cette date, ce tournant indique que l’Europe n’est plus forcément l’espace d’un consensus. Les divergences de valeurs entre États-nations s’y expriment, et il se confirme que « communautarisation » devient un argument péjoratif. La polarité du terme, encore partiellement hésitante dans les périodes précédentes, est désormais franchement négative, au point d’inverser, même dans le débat sur l’Europe, la polarité de la catégorie « communautarisation ».
De leur côté, les Exemples étrangers se concentrent sur deux dimensions nouvelles. D’abord, une place est faite à la mise en discussion des travaux de la philosophie politique américaine. Cela est significativement organisé sous la forme d’une confrontation entre Michael Walzer, présenté comme « philosophe américain de gauche », et Alain Touraine, qualifié de « sociologue engagé dans le siècle » [39]. Eu égard, d’une part, à l’assimilation entre « communautarisme » et critique de la gauche (française) et de l’Amérique, et d’autre part à la figure d’« intellectuel médiatique » d’Alain Touraine, la mise en scène du face-à-face confère au journal Le Monde la fonction de scène dramatique du « débat » idéologique [40]. Dans ce contexte, la différence de qualification qui conduit à gommer l’engagement de « gauche » d’Alain Touraine pour ne retenir qu’une image de sage « engagé dans le siècle » marque un parti-pris éditorial. Cela met en lumière, par la forme même, la polarisation France/Etats-Unis comprise dans l’idée de « communautarisme ». Dans le même temps, le terme s’affirme comme quasi insulte politique, pour discréditer le discours et l’action du premier ministre britannique, Tony Blair. Cette mise en accusation opère, là encore, un subtil rapprochement entre la question de la Gauche (comparaison entre le « blairisme » et la gauche française) et le modèle anglo-saxon compris comme « multiculturaliste ». Cet amalgame fait de la zone thématique Exemples étrangers un terrain désormais directement articulé au débat national.
2001 marque l’émergence d’une sphère intermédiaire, qui s’articule directement voire se chevauche en partie avec celle de la politique française. Le « 11 septembre » est passé par là. L’effet de cet évènement n’est pas immédiatement visible sur le nombre d’articles concernés : la fréquence des articles n’augmente que légèrement après cette date, passant d’une moyenne 1/6,5 jours, à 1/6 jours après le 11/09. L’effet est cependant plus affirmé si l’on considère le contenu. Dans le schéma suivant, les cercles grisés correspondent aux thèmes spécifiquement apparus postérieurement au 11 septembre 2001.
Cette date marque une rupture nette dans la contextualisation, et dans l’interprétation de certains problèmes publics formulés en termes de « communautarisme ». De nouveaux thèmes sont apparus ; d’autres, déjà existants, sont réapparus, convoqués sous un jour nouveau. Tous s’agrègent autour d’un prisme reliant sécurité et islam, dans une zone intermédiaire qui articule désormais de façon explicite ce qui était précédemment de l’ordre de liens implicites et de glissements de sens. Le thème de la Sécurité ne se développe pas exclusivement après le 11/09/01, sauf pour ce qui concerne l’Europe. Ce qui montre là encore que ce n’est pas l’événement qui crée la mutation. Par contre, il devient un signifiant-réceptacle au sein duquel sont reformulés, à partir de la question du rapport à l’islam, une vaste série de « problèmes » français et internationaux. Au travers de « communautarisme », les questions de « l’intégration » ou de la « laïcité », et la politique de la Gauche en la matière, sont systématiquement reformulées à l’aune de l’expérience du « terrorisme ». Dans ce contexte, la visibilité d’écrivains tels que Maurice Dantec dans les médias prend place tel un signe des temps. En effet, ses écrits sont représentatifs d’un phénomène d’incrimination de l’islam, couramment appelé « islamophobie », et désormais connu comme une forme nouvelle de racisme (Geisser V., 2002).
Outre l’apparition de thèmes nouveaux, s’opère une reconfiguration globale, à la fois thématique et sémantique. L’émergence d’un nouveau centre de gravité à l’articulation des thèmes Islam et Sécurité s’accompagne d’une réorientation au sein même des zones thématiques auparavant séparées. Le mouvement observé depuis 1997 se radicalise. L’exemple sans doute le plus significatif est celui de la zone thématique Politique et institutions françaises : la question de la République s’impose comme majeure. Et après le 11 septembre 2001 elle « devient » celle de la Nation, comme le montre la reprise d’un discours du président Chirac de nomvembre 2001 :
« Revenant tout d’abord sur les attentats du 11 septembre, le chef de l’État a souligné combien “dans les années à venir, la mission fondamentale de ceux qui croient en la démocratie et qui portent son étendard va être de défendre nos valeurs, de conforter leur exemplarité, de les faire vivre”. Or, estime-t-il, ces principes essentiels “doivent d’abord retrouver tout leur sens et toute leur force dans l’espace privilégié de la nation”. Usant à six reprises des termes de “cohésion” et “cohésion nationale” et prononçant sept fois le mot “nation”, M. Chirac a notamment expliqué qu’“entre le champ de la mondialisation ou de la construction européenne et l’appartenance de chacun à telle communauté, qu’il s’agisse d’un terroir, d’une religion ou d’une origine, il y a en effet un espace historique, politique, spirituel : celui de l’État et de la nation, l’horizon de la France”. “C’est au sein de la nation que doivent se renforcer notre cohésion et l’union de notre peuple” a-t-il ajouté, rejetant tout “particularisme”, “féodalité” et autre “communautarisme”. » [41]
Cette poussée nationaliste n’est pas l’apanage du chef de l’État. Les journalistes interprètent ce discours par un contexte de concurrence, titrant : « M. Chirac exalte l’“espace privilégié de la nation” pour contrer le succès de M. Chevènement à droite ». La concurrence dans l’arène politique passe par une surenchère nationalisme. En 2001, la figure centrale semble être Jean-Pierre Chevènement, comme le reconnaît François Léotard : « il est vrai que M. Chevènement a su trouver les mots justes pour refuser le danger mortel du communautarisme pour la société française. Mais il n’a pas le monopole de la République [42] ». L’usage politique de la « menace sur la Nation » s’est donc déplacé vers la Gauche. En effet, en 1994 et en 1997, c’était plutôt la figure, moins centrale ou « consensuelle », d’un Charles Pasqua, ou son entourage direct [43], qui marquait l’orientation nationaliste du discours, notamment en réaction à la « communautarisation européenne ». La figure de la Nation est mobilisée dans une polarisation du débat, où elle sert une exhortation à défendre des valeurs supposées « nationales » et supérieures face à une menace supposée d’origine extérieure et empreinte d’archaïsme. « Communautarisme » apparaît, plus que jamais, comme l’anti-thèse des « valeurs nationales ». C’est dans ce contexte de concurrence politique, qui plus est marqué par un soupçon pesant sur la Gauche (au pouvoir), accusée de « tentation communautaire », qu’un Jean-Marc Ayrault appelle à consommer (« français ») au nom d’un « patriotisme économique » [44]. C’est encore dans ce contexte qu’un Lionel Jospin se ressaisit du thème de la laïcité. Ce faisant, il entérine sous une forme euphémisée l’amalgame entre islam et terrorisme.
« Le rappel que fait Lionel Jospin du sens de la laïcité vient à point nommé. Il est nécessaire, à l’heure où l’organisation terroriste de Ben Laden a fait l’horrible démonstration d’une instrumentalisation de la religion à des fins politiques. Il est heureux, alors que le régime taliban a donné un tragique exemple du sectarisme. Ce rappel est opportun tandis que renaît la thématique dangereuse d’un retour historique du conflit entre l’islam et la chrétienté. Il est une réponse bienvenue à l’idée d’un choix des religions et des civilisations. Il n’est pas inutile quant la tentation communautariste guette les banlieues. » [45]
Au sein de la sphère des Exemples étrangers, les relations avec les États-Unis deviennent un thème important. Le « 11/09 » justifie une « enquête » sur les représentations des États-Unis en France, au sein d’un « Dossier spécial » consacré à l’Amérique [46]. Mais déjà avant cette date emblématique la question du « communautarisme » est structurée par la place faite aux « débats » intellectuels franco-américains. On y relève encore une subtile mise en scène asymétrique du combat symbolique entre philosophies dites communautarienne et républicaine. Mise en scène, car le thème est organisé par l’opposition entre d’un côté, l’opposition et le lobbying, et de l’autre, le dialogue, supposés être des attributs respectifs des deux rives de l’Atlantique. « Les démocraties face au défi des identités communautaires. Un politologue très écouté » titre, d’un côté, un article consacré aux travaux de Michael Sandel. De l’autre côté, l’éloge de Dominique Schnapper (qui va entrer au Conseil constitutionnel) valorise « un volumineux essai intitulé La Relation à l’autre (Gallimard, 1998), où elle dialogue avec des philosophes américains tenants du “communautarisme” » [47]. Comme nous l’avons noté pour 1997, le discours des essayistes français est tenu pour un arbitre distancié tout en étant mis en opposition au discours représentant un « modèle anglo-saxon ». Cette distorsion ne relève pas d’une ambiguïté. Elle découle d’un montage idéologique imbricant deux logiques contradictoires, entre dramatisation de la menace et justification de la puissance du « modèle français ». Il en résulte l’image d’une « spécificité française » caractérisée par la Raison (le dialogue, la sagesse), face aux passions « communautaristes » de l’Amérique. Tout compte fait, ces dernières n’apparaissent menaçantes pour la France qu’à la condition d’une infidélité aux « valeurs républicaines » - expression que l’on peut tout aussi bien entendre dans son sens religieux.
Côté religieux, justement, où le soupçon d’infidélité à la République organise généralement le regard français sur l’islam, on décèle la même mise en opposition. Dans l’articulation des thèmes Islam/International et islam en France, on présente la situation nationale comme si la puissance prêtée au « modèle d’intégration » influençait la disposition propre de l’islam. A contrario, la situation anglo-saxonne est présentée comme marquée par un islam dangereux, justifiant en creux de maintenir à distance ce modèle. Ainsi, dans deux articles publiés à deux jours d’intervalle, on oppose un « explosif Londonistan » à « l’intégration des enfants de Béchir et Saïda ». Du côté britannique, c’est le règne de l’islamisme, qui met à mal le gouvernement en révélant ses « incohérences », et met en jeu « l’appartenance nationale » :
« Depuis le 11 septembre, le gouvernement britannique de Tony Blair se trouve face à un dilemme qui avait été jusque-là occulté par certaines incohérences de sa politique. Il doit montrer une solidarité sans faille avec l’administration américaine, mais aussi ménager les susceptibilités des groupes islamistes présents sur son sol. (…) Londres est devenu, depuis plusieurs années, la capitale politique d’une forme d’internationale islamiste. (…) Dans cette vision, l’appartenance nationale va s’effacer au bénéfice du djihad. Le but : instaurer une révolution islamique mondiale sans distinction partisane et en rejetant toute forme de communautarisme qui empêche l’unité de la “oumma islamiyya” (la communauté musulmane). » [48]
À l’opposé, le « modèle français d’intégration » est présenté comme ayant le pouvoir de transfigurer des enfants « entre deux cultures » en « enfants de l’État » :
« Majda, qui, comme toute sa famille, condamne évidemment le terrorisme, n’a senti aucun changement à son égard depuis le 11 septembre. (…) “J’ai une aversion pour le racisme, mais j’en ai autant pour le communautarisme. Il y a bien sûr des choses à régler dans la société française, mais je me sens éloignée de ces jeunes que l’on dit perdus, mais qui n’ont pas mis beaucoup du leur pour s’en sortir.” “Je suis un enfant de l’État, dira encore Majda, j’ai bénéficié de l’école publique, des bourses, et j’épouse aujourd’hui totalement l’histoire française. Je dis naturellement et spontanément “nous” quand je parle d’un point de l’histoire de France et j’interdis à quiconque de me retirer ce droit.” Elle décoiffe, Majda ! » [49]
On présente le discours de Majda comme « décoiffant » pour mieux mettre en scène combien il est conforme aux attendus intégrationnistes. Le discours journalistique construit au fil du récit, et par l’exemple, une icône du « modèle français ». C’est par comparaison avec le traitement réservé au « contre-modèle » britannique qu’est construite sa « spécificité ». Les univers sémantiques caractérisant les deux extraits sont nettement différenciés. Côté français : « l’évidence » de l’anti-terrorisme et « l’aversion pour le racisme et le communautarisme ». À la passion universaliste, intérieure mais rayonnante, des Lumières, est opposé un internationalisme extérieur à la société britannique : celui de l’intrusive « révolution islamique mondiale ». À suivre les logiques discursives, la puissance d’adhésion témoignée par Majda au « modèle républicain » résiderait dans son principe même. À l’opposé, le modèle britannique serait intrinsèquement permissif et toujours fragilisé par la nécessité de « ménager les susceptibilités des groupes islamistes ».
La société française est-elle pour autant protégée ? La fin de l’article sur Majda met en scène une seconde antinomie, interne à l’exemple français. On y oppose l’exemple de la sœur cadette, définie sous le signe de l’islam. Loin de démythifier l’intégration, cette « exception à la règle » la constitue plus encore en exemplarité absolue :
« Dans cette histoire presque trop parfaite, il fallait une brisure. Ce sera Salma, la plus jeune. Cette si jolie fille de vingt-six ans, pourtant très brillante à l’école, a arrêté ses études à dix-huit ans, et souffre depuis de troubles psychologiques qui l’empêchent de se réaliser. (…) La contradiction s’est exacerbée lorsque Salma a rencontré un garçon non musulman. “Il faudra peut-être que je choisisse : ma famille ou lui. Pour que tout soit harmonieux autour de moi, j’aimerais qu’il se convertisse à l’islam. »
Le vocabulaire normatif témoigne de la logique du mythe (« parfait », « si jolie », « très brillante », harmonie ») mise en valeur par « la contradiction » que représente la soeur (« brisure », « souffrance », « troubles », « empêche »). À Majda, « enfant de l’État » est opposée l’infidèle Salma, qui, par peur de « faire du mal à ses parents », exigerait d’un « non-musulman » qu’il « se convertisse à l’islam ». Majda incarne en fait l’idéal républicain, dont le sens se révèle à la lumière (obscure et trouble) de son antithèse : l’islam ou le modèle britannique (les deux étant liés par la permissivité du second). Avec ce raisonnement, si danger il y a, c’est donc par infidélité au « modèle républicain ». L’idée de « communautarisme » est ainsi organisée par la logique nationaliste du soupçon d’infidélité.
L’imputation de « communautarisme » organise une représentation française du « choc des cultures ». Cette mise en affrontement « interculturel » se donne à voir comme une rivalité entre « modèles » (ou les traits culturels sont réinterprétés dans le mythe national). Le combat se faisant implicitement au nom du mythe, il prend la forme fantasmatique d’un combat entre civilisations. Une grande diversité de thèmes est intégrée dans ce raisonnement : la défense d’un « modèle français », entendu indistinctement comme démocratie-nationale-libérale-sociale, face à la menace mondiale d’une concurrence. Celle-ci est formulée sur tous les fronts à la fois : moral (les « valeurs nationales »), politique (la représentation de l’État-nation), économique (la « spécificité française » versus « l’utra-libéralisme » américain) ou encore culturel (face aux affirmations minoritaires). L’évolution du débat tend ainsi à faire ressortir le vieux fond d’imaginaire ethnique lové au creux de l’identité nationale (Balibar E., 1988 ; Citron S., 1989 ; Lorcerie F., 2003 ; Colas D., 2004). « Communautarisme » devient, dans cette perspective ethno-nationaliste [50], le nom générique d’une « hydre » [51], dont les multiples visages font désormais sens ensemble. Il est le point d’articulation idéologique d’une chaîne de signifiants extensible indéfiniment : le terrorisme, les banlieues, la Corse, le libéralisme américain, etc. La réorganisation du débat s’accélère sous le coup d’une réaction au « 11 septembre », conduisant à relier tous les thèmes via l’idée de protection et de rassemblement face à une menace dedans-dehors pesant sur la suprématie de l’identité nationale. Jusque-là, la perspective ethnonationaliste était en « coexistence et [en] tension » (Lorcerie F., 2003, p.55) avec d’autres registres d’interprétations du fait minoritaire et de la situation étatico-nationale. Ce qui se traduisait par une stabilité encore relative de sa polarité (négative) et par des usages non systématiques du terme. En 2001, tout se passe comme si une radicalisation de la perspective ethno-nationaliste avait balayé ces hésitations et imposé, dans et à travers l’idée de « communautarisme », une lecture univoque de la réalité sociale et des enjeux politiques. Le « 11 septembre » est à la fois un accélérateur et une justification a posteriori du déploiement de la politique sur un mode sécuritaire.
La configuration en 2004 radicalise encore les tendances observées jusque-là. Le nouveau centre de gravité généré par l’amalgame Sécurité-islam se caractérise par une attractivité massive, en nombre d’articles et en puissance d’information des autres zones thématiques. À cette date, la question du « voile islamique » est au cœur de la médiatisation de l’idée de « communautarisme » (1/8 articles). Il est immédiatement rejoint par les deux autres termes du « débat » : Laïcité (14 articles) et Ecole (avec pour sous-thèmes Religion, Racisme, Islam, Banlieue). À la marge, on y trouve les thèmes Intégrisme et Antisémitisme à l’école (en lien avec la guerre israélo-palestinienne). Comme en 2001, ce thème chevauche la zone relative aux Politiques et institutions françaises. Le thème Politique/État y est dominant (13 articles), et les thèmes adjacents (Intégration, Banlieue…) sont identiques aux années observées précédemment. Leur place dans l’espace oscille cependant entre les deux zones, mais ils constituent plutôt une trame de fond dans laquelle la polémique sur le « voile » s’inscrit.
À ce stade, la configuration se singularise par quatre dimensions supplémentaires, qui témoignent toutes d’une acceptation définitive de la catégorie « communautarisme » pour organiser le débat national.
1) D’abord, le terme a été validé comme disqualification politique. Si cet usage existe depuis 1989, il restait un jugement global dénonçant par exemple le risque de la stratégie de la Gauche au pouvoir. Désormais, le terme relève de l’insulte politique, et il est appliqué nominativement. C’est le déjà-candidat Nicolas Sarkozy qui est au centre de critiques dans lesquelles la Droite et la Gauche se rejoignent (6 articles). [52] Dans un contexte spécifique et dense (départ du gouvernement pour une intronisation spectaculaire à la direction de l’UMP ; sortie de son livre sur les religions et prise de position en faveur d’une révision de la loi de 1905 ; campagne sur le référendum constitutionnel européen…), le terme prend le sens d’une accusation « d’américanisation ».
2) Par ailleurs, chose inédite mais signe de la consécration et de la banalisation du néologisme, le terme est annoncé comme entrant dans le dictionnaire. Il devient l’objet d’une discussion sur l’opportunité de ses emplois [53], ce qui a pour effet de le légitimer en tant qu’analyseur de la société française. Les analyses autrefois cantonnées à la sphère Exemples étrangers, et dénigrées, ont pénétré l’espace public du débat français et s’y légitiment de l’intérieur (même si de fortes résistances demeurent). Le terme a terminé sa migration, qui l’a fait passer d’un usage sporadique propre à des « points de vue », à un terme journalistique relevant du « phénomène de société », avant de devenir un « concept » comme un autre de la langue française. Le débat sur la pertinence du concept s’impose en même temps que les thèmes de Diversité, Ethnicisation ou Multiculturalisme deviennent eux-mêmes des analyseurs de la société française. Précisons que l’histoire de ces différentes notions dans le champ lexical français ne peut se résumer à cette périodisation, qui ne les saisi que de biais. Il est par contre significatif que l’imposition du mot d’ordre de la « diversité », en substitution à la problématique des discriminations (Noël, Dukic, 2006), va de pair avec l’installation définitive de la notion de « communautarisme ». Ces deux notions redisposent ensemble le champ du « débat » en le bornant : d’un côté, l’image « positive », de référent néolibéral, d’une « diversité » ; de l’autre, l’image « négative », de référent intégrationniste, du « communautarisme ». Tout ceci se fait dans un contexte politique largement orchestré, tant du point de l’imposition de la polémique du « voile à l’école » (Lorcerie F., 2005), qui occupe la première partie de l’année 2004, que du point de vue de la promotion du référentiel de la « diversité » ou de « l’égalité des chances » par un lobbying libéral et entrepreneurial (Noël O., 2006 ; Doytcheva M., Hachimi Alaoui M., 2008).
3) D’autre part, un espace interstitiel apparaît, qui commence à se structurer. Il relie les zones thématiques Politique et institutions françaises, Exemples spécifiques, et Critique. Certains thèmes font jonction : par exemple, le débat sur la discrimination positive (6 articles) est une passerelle polémique entre, d’une part, une analyse des stratégies de l’État, d’autre part, une critique de la position de N. Sarkozy, et enfin, une requalification de certains thèmes spécifiques. On observe une convergence progressive de certaines questions politiques, comme la représentation des minorités ethniques dans les élections, avec celle de la polémique sur les organisations syndicales musulmanes à l’université (élections au CROUS). Ces thèmes sont l’objet de traitements divers, signifiant qu’il n’y a pas d’unité de perception journalistique de ces phénomènes. On oscille entre une empathie et une exigence de représentation politique des minorités, d’un côté, et, de l’autre la peur d’un « noyautage » par des « extrémistes musulmans ». On retrouve cette oscillation de façon significative dans le traitement de l’islam dans la presse locale (Dhume F., 2003). De la même manière, la « Concurrence des victimes » (ou des mémoires) devient un thème péjoratif par sa jonction avec ceux de « Rapatriés d’Algérie » ou « Juifs ». L’ensemble désignant un combat des minorités pour leur reconnaissance. Tout ceci contribue à « vider » progressivement la zone relative aux Exemples spécifiques, pour les mettre en gravitation immédiate à l’égard du centre constitué par la zone Islam/sécurité/laïcité. C’est bien le signe d’une radicalisation de la centralisation observée précédemment, sous le coup d’une approche sécuritaire puisant sa justification dans un imaginaire ethno-nationaliste exacerbé par la peur fantasmatique de l’islam.
4) Dans ce mouvement général, il faut enfin noter la marginalisation du thème de la Construction européenne qui était dominant vingt ans auparavant. Tout se passe comme si le terme de « communautarisme » avait définitivement migré. Son imposition coïncidant avec une radicalisation de ses usages disqualifiants et stigmatisants, en même temps que s’opére, progressivement, une reformulation du référentiel politique sous l’influence d’un ethnonationalisme « dopé » par le spectre de plus en plus envahissant de « l’islamisme ». Si « communautarisation » est encore ponctuellement appliqué à une politique d’intensification de la cogestion européenne, cette question même est devenue objet d’une polémique qui emprunte à la péjoration de « communautarisme ». Dans un contexte marqué très nettement en 2004 par la campagne pour le référendum sur le traité constitutionnel, l’orientation du débat traduit la diffusion d’arguments nationalistes sur tout l’échiquier politique. Après Charles Pasqua (en 1997), Jean-Pierre Chevènement (en 2001), c’est cette fois-ci la figure d’un Jean-Luc Mélenchon qui représente le mieux cet amalgame, face au traité constitutionnel :
« Je découvre que pour la première fois nous aurons une devise européenne adoptée dans la Constitution. Et ça s’appelle “Unis dans la diversité”. Je laisse chacun juge de penser s’il n’y a pas un rapport entre cette union dans la diversité, le principe de communautarisme, le libéralisme. » [54]
À l’issue de cette étude, il apparaît distinctement que la configuration des discours publics au sein de laquelle « communautarisme » est apparu et a pris son sens a considérablement changée sur les quelque vingt ans observés. Au moins trois tendances majeures structurent l’apparition d’une nouvelle configuration du débat public sur cette période.
1) La diversification thématique se fait en lien avec l’affectation progressive de « communautarisme » à un débat sur les institutions et les politiques publiques françaises. Corrélativement, elle est de moins en moins tenue pour attribut propre de l’autre lointain. L’étranger devient intérieur. Au fur et à mesure, le terme ne traduit plus seulement la stigmatisation de certains groupes minoritaires. Il devient, par des jeux complexes de transfert, de récurrence, d’amalgame, ou encore de juxtaposition, une question politique et polémique majeure. Sur le plan journalistique, il devient un phénomène médiatique de société, puis un concept inscrit dans l’ordre des enjeux d’Etat : à la fois préoccupation des pouvoirs publics et question mettant en jeu l’idéologie de l’Etat-Nation-républicain. Il est alors fixé par le dictionnaire. Cette évolution du discours n’est pas sans effets sur l’organisation des politiques publiques. Par exemple, c’est au nom de cette menace que le ministre de l’Education nationale crée, en 2003, une « cellule nationale de prévention des dérives communautaristes ». Cet acte contribue à redisposer l’action publique scolaire dans le sens d’une nationalisation des problèmes, justifiant par exemple l’année suivante la « loi sur le voile à l’école ». Dans une étude de terrain au sein d’une dizaine d’établissements en Alsace, nous avons montré que cette catégorisation autorise le transfert d’arbitrage de situations locales et scolaires en questions nationales et sécuritaires (Dhume-Sonzogni F., 2007b). Le mot a un pouvoir performatif sur la réalité sociale, et sur l’organisation de l’intervention de l’Etat. C’est notamment en son nom qu’a été justifiée l’instauration de l’état d’urgence dans les « banlieues », fin 2005. Le Premier ministre de l’époque interrogeant, à l’Assemblée nationale : « Faut-il renoncer à l’exigence de cohésion nationale au profit du communautarisme, au risque d’accroître le repli et l’incompréhension entre nos concitoyens ? » [55] C’est aussi en son nom que l’on justifie les lois sur le « voile à l’école », sur la « burqa », le « débat sur l’identité nationale », etc. Cette idée s’impose donc dans le temps comme un problème public qui force l’interprétation en termes d’urgence dans l’Etat-nation.
2) Née sous le signe diffus et exceptionnel de la menace, cette idée va progressivement organiser, symboliser, puis incarner l’idée d’une permanence et d’une banalisation du danger pour l’Etat. Le flou du terme permettant de contenir tous les visages possibles de la menace. De fait, la réorganisation de la configuration thématique et sémantique repose sur la mutation quasi simultanée de l’ensemble des thèmes. Un glissement progressif marginalise la question européenne, avant d’en inverser la polarité et d’en transformer l’interprétation. L’Europe devient un enjeu de sauvegarde des Etats. Elle est investie d’une demande de « communautarisation » de la politique extérieure (défense, immigration…), formulée encore plus explicitement après le 11 septembre 2001. Le sens de « communautarisation » se déplace alors : d’un univers technique décrivant les institutions européennes, il rejoint l’univers idéologique de « communautarisme ». De son côté, la zone thématique relative aux Institutions et politiques françaises va se structurer autour du thème de la République, puis, explicitement, de la Nation. La rencontre polémique entre la question de l’islam et celle de la sécurité de l’État va appeler l’ouverture d’une nouvelle zone centrale. Le « 11 septembre » accélère ce processus et autorise une parole désormais banalisée de suspicion envers l’islam. Il va terminer de cristalliser les questions politiques selon un référentiel sécuritaire. Ce qui n’était au départ que des zones thématiques distinctes finit par prendre sens ensemble, à partir de la constitution d’un centre de gravité amalgamant Sécurité et Islam.
3) Le dénominateur commun va clairement devenir la question de l’islam. Cela résulte vraisemblablement de la rencontre entre une (vieille) peur de l’islam, toujours fantasmé (Césari J., 1997), et l’intensification du paradigme sécuritaire, qui était déjà à l’œuvre mais qui s’est systématisé. La figure de l’islam est adossée à celle d’un contrepoint extérieur, étranger, dont l’image-type est l’Amérique - elle aussi, fantasmée. Après avoir longtemps été maintenu dans un rapport d’exotisme, justifiant la rhétorique d’intégration et le mythe de la « spécificité française », le modèle anglo-saxon est devenu de plus en plus objet de peur. Une peur qui va progressivement être intégrée au débat national sous des formes variables (insulte politique, image-repoussoir ou ressource électorale). Sur le plan sémantique, l’idée de « communautarisme » quitte le domaine de la philosophie politique pour ne désigner plus qu’un conglomérat idéologique. Alors qu’au départ, elle sert à opposer un modèle anglo-saxon à un « modèle français de l’intégration », cette notion va de plus en plus désigner la « crise de l’intégration » elle-même. Ce qui n’était qu’une figure étrangère et antithétique est devenu un ennemi de l’intérieur pesant sur la gestion interne du référentiel intégrationniste.
Cette tendance principale n’est toutefois pas totale, et le discours de la presse demeure ambivalent, oscillant entre trois logiques, non dépourvues de contradictions internes. a) D’une part, la reconnaissance du pluralisme de la société française, avec l’interrogation sur la représentation des « minorités » dans la vie publique. Cette perspective relaie et est relayée par une rhétorique sociale et politique de la « promotion de la diversité », qui s’impose à partir de 2004. Elle maintient néanmoins comme repoussoir la figure du « communautarisme » présumé anglo-saxon, car elle reste adossée à l’imaginaire intégrationniste. b) D’autre part, la valorisation de la puissance intégratrice du « modèle français ». On construit et l’on oppose, d’un côté, des personnages ou des situations idéalisés légitimant le mythe, et de l’autre, des contre-modèles extérieurs (anglo-saxon, islamique) ou intérieurs (minorités). De la sorte, on envoie un signal faisant de la fidélité à la République le principe de sauvegarde de l’unité nationale, et, inversement, faisant de l’infidélité le principe de la menace « communautariste ». c) Enfin, lorsque la peur domine, le référent ethno-nationaliste sature les discours, en présentant la menace comme totalisante et déjà à l’œuvre, en accentuant les amalgames stigmatisants, et en justifiant une logique générale d’urgence.
Dans cette mutation des discours, se dessine puis s’affirme très clairement la question de la nation. Elle devient, au fur et à mesure que s’impose la figure du « communautarisme », le principe qui justifie la réaction. Elle prend, dans ce contexte de refus de ce qui arrive, une forme de plus en plus nettement (ethno-)nationaliste, qui va colonisant, de Droite à Gauche, l’échiquier politique. Mais sur quoi porte précisément cette réaction ? Le fonctionnement même de la catégorie nous renseigne sur ce plan. « Communautarisme » parle des rapports tant actuels qu’historiques entre majoritaires et minorisés. Mais il en parle de façon idéologiquement et fantasmatiquement surinterprétée. Cette notion n’a pas de validité locale pour désigner des évènements, comme l’indiquent nos travaux dans l’école ou encore à travers la presse locale (Dhume-Sonzogni F., 2007a ; 2007b). Elle nationalise les questions. Certes, elle parle de distribution de places et de voix, dans un contexte de mutations sociales des formes et des conditions du « vivre ensemble ». Mais elle le fait depuis un point de vue ethno-nationaliste qui présume (et rêve ?) d’une « texture unitaire de la France » [56]. À travers cette catégorie se joue donc le statut de l’imaginaire politique qui fait de l’Etat l’instrument monopolisitique d’une représentation (unifiée) de la société française. Face aux dynamiques mondiales et locales, économiques et identitaires, etc. la réaction est de l’ordre de la stigmatisation et de la ségrégation : on cherche à maintenir à distance. Elle prend appui sur le mythe national pour opposer la nation (avec son fond d’imaginaire ethnique) à l’émergence d’un discours autonome des minorisés. De ce point de vue, la malléabilité de la notion est fonctionnelle. « Communautarisme » relève en effet d’une « catégorie mutante » qui, « loin de mettre à mal la cohérence générale du dispositif, lui [permet] de se maintenir en englobant les contradictions » (Dorlin E., 2006, p.67). Le maintien d’une indéfinition rend de la sorte possible l’absorption du choc découlant d’une mutation nationaliste dans la notion de « communauté ». On recompose le champ discursif autour de couples d’opposés sans regard pour les contradictions, car le principe d’opposition suffit à faire tenir la catégorie. On oppose ainsi bonnes et mauvaises communautés (« nationale » vs « ethnique »), bons et mauvais usages de la « communautarisation » européenne (sécurité commune vs dépossession des Etats-Nations), etc. Si le côté lumineux et positif est constant et aisément identifiable à travers le symbole de « la République », la face sombre et dangereuse peut, elle, prendre des formes variables au gré des contextes. C’est que « communautarisme » fonctionne comme figure syncrétique offrant une lecture simplifiée et simplifiante déterminée par un prisme idéologique et moral, proche du racisme. [57] C’est le nom de l’ennemi informe, dont le signe de reconnaissance est cependant qu’il met toujours en question l’ordre national (i.e. ethno-nationaliste).
L’émergence de cette catégorie prend place dans une évolution générale des discours et de l’imaginaire politiques. Elle se formule en effet au croisement de plusieurs mouvements concomitants : une colonisation des discours journalistiques et politiques par la rhétorique d’extrême-droite (Bonnafous S.,1991 ; Siblot P., Lavergne C., 1996 ; Camus J.-Y., 2005) ; une actualisation récurrente du référent ethniste logé dans le mythe national et dans les justifications historiques de l’Etat républicain (Lorcerie F., 1992 ; 2003) ; une rémanence des procédures et des pratiques de discrimination ethnico-raciale organisées à l’époque coloniale pour gérer la distribution de la population (Colas D., 2004 ; Pitti L., 2004 ; Noël O., 2007a) ; une ethnicisation globale des relations sociales et des rapports sociaux ; une incrimination de l’islam comme figure type de l’ennemi intérieur-extérieur (Geisser V., 2005 ; Deltombe T., 2005) ; ou encore l’affirmation d’un « racisme européen » (Balibar E., 1994 ; Gallissot R., 1994). Si l’on ajoute à cela l’effet du néolibéralisme, actif dès les années 1970 au cœur de l’Etat lui-même (Jobert B., 1994), qui s’adosse à un référent étatique sécuritaire [58], nous avons les lignes majeures dessinant la trame de fond à l’intérieur de laquelle émerge et s’impose la notion de « communautarisme ». Adossée à la rhétorique de l’intégration, elle redéfinit les problèmes publics dans des catégories ethnicisées (Tissot S., 2004 ; Dhume F., 2007c). Mais dans le même temps, elle maintient le tabou et la condamnation de l’ethnicisation, en la projetant violemment sur les minorisés – comme dans l’invention politiquement opportune de « l’affaire du voile », et aujourd’hui de « l’affaire de la burqa ». Double langage, donc, que l’on retrouve sous la forme d’une présence-absence des explications ethniques. Les référents raciaux ou ethniques de l’action publique sont ainsi en permanence refoulés, comme l’indique le déni et la dénégation de la discrimination (Noël O., 2007b ; Fassin D., 2006). Née dans le langage et l’imaginaire ethno-nationaliste, cette catégorie témoigne à la fois d’une logique de peur et d’une banalité de la lecture ethniste ; la rencontre des deux justifiant un effort de contention et un travail de stigmatisation des minorisés.
Cette figure obsessionnelle exprime au fond le drame qui se joue au sein de l’imaginaire national (Anderson, 1996), et qui prend le motif fantasmatique de la Civilisation face à la Barbarie. Le mythe national étant adossé à la constitution historique de l’Etat « républicain », à la fin du XIXème siècle, on remobilise les références historiques de grandes oppositions (progrès/archaïsme, religion/laïcité, communauté/société, etc.) pour nourrir le sentiment d’une menace monstrueuse fragilisant les bases mêmes de la « société ». En faisant de « communautarisme » le nom générique et symbolique de la menace, on suscite une rhétorique de combat nationaliste en faveur de l’idéal unitaire. Cette notion apparaît donc comme une formule magique, une tentative de conjuration de la peur des transformations et des incertitudes découlant des mises en question contemporaines du mythe national. Cette invention est ainsi de nature policière, au sens que donne à ce terme Jacques Rancière [59]. On tente avec elle de maintenir une définition donnée du bon sens du commun, du seul sens légitime aux yeux du majoritaire. En retournant l’accusation d’archaïsme contre le minorisé, on tente à toute force de maintenir un ordre déjà-passé. « Le regard majoritaire, tourné vers le passé, tente de clore la situation au moment même où le minoritaire est tourné vers les possibles et ouvre le débat » (Guillaumin C., 2002, p.170). L’intérêt fonctionnel de cette catégorie, pour forcer cette réalité, réside précisément dans sa malléabilité et son flou. Ces caractéristiques en font l’outil d’une police tout-terrain. Une police du langage, à travers laquelle l’Etat dessine la frontière du dicible. Une police des corps, ordonnant la frontière du visible (les « minorités visibles », l’interdit du « voile », etc.). Une police de la pensée, aussi, qui vise à rendre impensable un autre rapport à l’Etat.
C’est donc tout à la fois le dicible, le visible et le pensable que cette catégorie tente de contenir. Elle récuse d’autres interprétations pour maintenir (à tout prix ?) un imaginaire dont le modèle d’intégration est l’une des expressions la plus actuelle. Rien, en effet, ne souligne mieux cette articulation idéologique que les propos de la présidente du Haut conseil à l’intégration, en 2004. Celle-ci situait la source de la « panne de l’intégration » dans la reformulation du projet en termes de « lutte contre les discriminations. Ce fut un tournant où en mettant la société française en cause, tenue comme responsable des discriminations, on a renoncé à l’intégration et (…) où on a privilégié la “prise en compte de communautés”, où l’Etat s’est appuyé sur les associations communautaires. (…) Il faut donc “rompre” avec cette “logique de culpabilité et de discrimination”. » À travers le terme de « communautarisme », il semble que se joue l’avenir du modèle d’intégration. Le mot signifie que nous sommes au point d’une alternative, dont les deux directions sont entamées. D’un côté, la poursuite de la contention pour maintenir un modèle obligeant un travail militaro-politicier de plus en plus intense. D’un autre côté, la réouverture du mythe national, pour enfin repenser les conditions politiques d’une redistribution des places.
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NOTES
[1] Tout au plus, le terme est apparu en 1997 dans le Petit Larousse. Il n’a intégré le Petit Robert qu’en 2005.
[2] La circulaire du 2 novembre 2009, NOR : IMIK0900089C, met en avant comme premier argument « les préoccupations soulevées par la résurgence de certains communautarismes, dont l’affaire de la Burqa est une des illustrations ».
[3] Le maintien des guillemets tout au long de ce texte signifie que nous prenons le terme en tant qu’objet dont la qualification demeure problématique.
[4] Selon Philippe De Lara, le terme de « communautariste » pris en ce sens apparaît pour la première fois dans les travaux de Michael Sandel (De Lara P., 1994).
[5] Cf. notre analyse de l’usage de ce terme dans le corpus dee référencement des thèses sur la période 1984-2004 (Dhume F., 2006).
[6] Nous renvoyons à notre étude (Dhume-Sonzogni, 2007a).
[7] Assemblée nationale, Discussion du projet de loi relatif à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics (n°s 1378, 1381).
[8] MACE-SCARON J., La tentation communautaire, Paris, Plon, 2001 (4e de couverture).
[9] BALLADUR E., La fin de l’illusion jacobine, Paris, Fayard, 2005, p.25.
[10] GROSSMANN R., MICLO F., La République minoritaire. Contre le communautarisme, Michalon, 2002, p.22.
[11] LANDFRIED J., Contre le communautarisme, Paris, Armand Colin, 2007 (Introduction).
[12] Gérard Noiriel note que « parler d’un “modèle républicain d’intégration”, c’est occulter la dimension conflictuelle et douloureuse de cette histoire. (…) Le terme de “modèle” laisse penser à tort que la république aurait eu un projet politique d’insertion des immigrants. Avant les années 1970-1980, cependant, aucun gouvernement ne s’est jamais vraiment penché sur la question. » (Noiriel G., 2002, pp.30-31)
[13] CHIRAC J., « Discours du président de la République. Voeux Corrèze (Tulle) », 10 janvier 1998.
[14] En 1989, la polémique se soldera par un renvoi vers le local de l’arbitrage des situations de conflit (avec l’aide d’une « médiation » nationale). En 2004, on optera au contraire pour une « nationalisation » de cette question avec l’interdiction légale du « voile » à l’école.
[15] Simone Bonnafous définit la presse politique comme « toute presse qui s’assigne comme fonction essentielle de discourir de la « polis », au sens grec de ce terme, et qui, d’autre part, (…) prend fait et cause, sinon pour un parti, du moins pour la majorité politique au pouvoir ou son opposition. » (Bonnafous S., 1991, p.14). Dans notre perspective, qui ne porte pas sur l’analyse de « la confusion des discours tenus sur l’immigration » (p.13), nous ne retenons que la première qualification, soit un sens large et général de la notion de « politique ». Sont donc exclus de la sélection les quotidiens économiques et financiers (La Tribune, Les Echos) ou sportifs (L’Equipe, Paris turf).
[16] Ce choix méthodologique exclut donc le titre France soir, dont les archives ne sont pas actuellement en ligne.
[17] La formulation est reprise de Mediadico (www.mediadico.com)
[18] La date d’information des archives en ligne étant variable selon les journaux en question, les courbes ne débutent pas à la même date.
[19] Notre recherche sur le corpus s’arrête en 2005. Notons que, sur la période 2006-2009, la moyenne des articles comprenant xommunautar* dans Le Monde est 121/an. Cela témoigne d’une baisse par rapport au « pic » qui a coincidé avec la mise en scène médiatique du problème du « voile à l’école », mais ce niveau reste de l’ordre des scores enregistrés depuis 2001, témoignant d’une installation durable de la catégorie dans le paysage médiatico-politique.
[20] Du nom de ce jeune homme, manifestement affilié aux Groupes islamiques armés algériens et soupçonné d’avoir notamment co-organisé les attentats de la station Saint-Michel et de la place de l’Etoile, à Paris. Il a été abattu par la police en 1995, dans des circonstances spectaculaires (et directement médiatisées). K. Kelkal, qui a grandi dans une « banlieue » française (Vaulx-en-Velin) a d’abord été le symbole de « l’immigré qui a réussi » (Rigouste M., 2005), avant de devenir le symbole contraire. Cette période fait rupture, dans l’imaginaire collectif, comme en témoigne par exemple Abdelaziz Chaambi, qui écrit : « à partir de ces évènements dramatiques, (…) un phénomène nouveau, mais prévisible, venait d’apparaître sur le territoire national, et ne fera que s’amplifier durant la décennie 1995-2005 pour s’étendre ensuite à l’Europe (…) De jeunes citoyens , élevés par les institutions de la République et fruits du modèle d’intégration français, allaient passer à l’action terroriste. » In « Khaled Kelkal : 10 ans après », novembre 2005, consulté sur http://lmsi.net/spip.php?article484.
[21] Le choix de ce titre est fait en fonction de quatre raisons : 1) Ce quotidien politique national est celui qui a le plus d’audience dans la période précédent notre enquête. [En 2003, selon le sondage Ipsos Médias, l’audience est la suivante (en milliers de lecteurs) : Le Monde, 2129 ; Le Parisien-Aujourd’hui, 2066 ; Le Parisien, 1675 ; Le Figaro, 1302 ; Libération, 901 ; Aujourd’hui en France, 456 ; France-Soir, 452 ; La Croix, 344 ; L’Humanité, 320.] 2) Ce journal a une place singulière dans la « réalisation » de la catégorie, du fait qu’il fonctionne comme « une instance de légitimation de l’information » (Wieviorka A., 2005, p.115). 3) Le Monde a évolué sur le plan éditorial, dans le sens d’un croisement plus systématique des points de vue (Burdillat M., 1996) et, de façon convergente avec d’autres titres de presse, dans le traitement des questions sociales (Gastaut Y., 1994), ce qui en fait un journal pertinent pour l’analyse du « débat public ». 4) L’historicité des archives, du fait de la mise en ligne à partir de 1987, permet de mettre en relation le travail quantitatif avec une approche du contenu.
[22] Pour des précisions méthodologiques : (Dhume-Sonzogni, 2007a).
[23] L’islamologue Gilles Kepel est convoqué avec une certaine régularité pour alimenter le thème de l’Islam mondial (14 avril 1989 ; 16 février 1993 ; 14 septembre 2004) ; la nomination de D. Schnapper au Conseil constitutionnel suscite trois articles qui comprennent la base communautar- (17 février 2001 ; 28 février 2001 ; 23 mars 2001).
[24] Par exemple, on recense dans Le Monde 438 articles comprenant les mots « foulard » + « islam » sur la période 1989-1994 ; et 539 articles comprenant « voile » + « islam » sur la même période…
[25] BERNARD P., « Le débat sur le foulard. Forte fièvre au PS », Le Monde, 6 décembre 1989.
[26] AMALRIC J., LANGELLIER J.-P., « L’Islam en fièvre », Le Monde, 14 avril 1989.
[27] Terme que l’on retrouve dans la tribune d’un intellectuel comme Maxime Rodinson [« De la peste communautaire », Le Monde, 1er décembre 1989]. Cette contribution du scientifique illustrant la remarque de V. De Rudder (1997) pour qui il s’agit « d’une contribution plus politique que strictement intellectuelle ».
[28] MALLET E., « Culture ou barbarie », Le Monde, 10 décembre 1994.
[29] Cf. http://www.algeria-watch.org/mrv/20.... Tous les articles concernés datent de 1994.
[30] ROCHE M., « Communautarisme en Grande-Bretagne » ; TINCQ H., « Trois générations de musulmans en France. Une communauté fragmentée qui a du mal à s’organiser » (in dossier « La France et l’islam. Si proche et si loin… », Le Monde, 13 octobre 1994).
[31] TINCQ H., Ibid, p.II. Notons au passage l’usage essentialiste de la notion d’ethnie, qui opère la liaison avec une conception organique de la dite « communauté », par-delà sa « fragmentation ».
[32] Ibid.
[33] LAURENS A., « Pamphlets dans la mare », Le Monde, 18-10 avril 1993.
[34] GALLO M., « Les masques de la gauche », Le Monde, 22 juin 1994.
[35] FERENCZI T., « Passage en revues. Histoire, idées, société », Le Monde, 10 septembre 1993 (Le Monde des livres)
[36] A. Cr., Construire la Méditerranée », Le Monde, 27-28 novembre 1994 (Supplément Radio-Télévision).
[37] Nous parlons ici de « minorités » en référence au sens de groupe constitué que lui donne le discours journalistique. Dans la suite de l’article, nous parlerons de majoritaire et de minorisés, dans le sens que donne à ces termes la sociologie de l’ethnicité. Celle-ci s’attache à décrire les processus par lesquels un groupe est constitué, à travers un processus de minorisation, soit d’imputation de caractéristiques qui l’identifient, le différencient et le disqualifient. Majoritaire et minorisé n’ont pas un sens numérique. La majorité est celle qui fait d’un groupe le dominant, imposant les règles définies de son point de vue, et en minorant (en minorisant) d’autres points de vue. Le terme de minorisé indique que la « situation minoritaire » (Guillaumin C., 2002, p.122) découle d’un processus d’assignation d’un statut symbolique (minorisé) et d’une réalité matérielle (situation dominée) qui recouvre une profonde et irréductible asymétrie.
[38] LE BOUCHER E., (Chronique) « La France, l’Allemagne et l’Europe », Le Monde, 23 septembre 1997.
[39] WALZER M., TOURAINE A., « Un dialogue sur l’avenir de la démocratie », Le Monde, 16 décembre 1997.
[40] Fonction que l’on retrouve à plusieurs moments dans le corpus, et qui est en même temps structurante dans le travail journalistique : l’organisation de la polarisation et de la confrontation confère aux média une place apparente de tiers neutre soucieux d’une expression équilibrée des points de vue.
[41] BACQUE R., Le Monde, 22 novembre 2001.
[42] COHEN P. et alii, (François Léotard au « Grand Jury RTL-Le Monde- LCI ») , Le Monde, 20 novembre 2001.
[43] Un article de 1994 de Jean-Claude Barreau, conseiller du ministre de l’intérieur Charles Pasqua, affirme que « les fondements de nos institutions sont menacés. L’esprit républicain est mis à mal par le communautarisme. (…) La France est une exception magnifique mais menacée » Il y explique « l’usure de l’Etat » en particulier par le fait que « n’importe quel traité international s’impose à une loi nationale postérieure ». BARREAU J.-C., « Crise de la volonté politique », Le Monde, 22 décembre 1994.
[44] AYRAULT J.-M. (« Les interventions des orateurs des groupes représentés à l’Assemblée nationale »), « La crise internationale après le 11 septembre », Le Monde, 5 octobre 2001.
[45] SEGUILLON P.-L., (LCI) in « Dans la presse », Le Monde, 21 novembre 2001.
[46] BIRNBAUM J., « L’Amérique mal-aimée. Enquête sur une détestation française », Le Monde, 25 novembre 2001.
[47] Respectivement : DELACAMPAGNE C., Le Monde, 30 janvier 2001 ; WEILL N., Le Monde, 28 février 2001. Nous soulignons.
[48] THOMAS D., « Explosif Londonistan », Le Monde, 30 octobre 2001. L’usage de « communautarisme » dans ce texte témoigne une fois encore de sa malléabilité pour gérer des contradictions discursives découlant de l’articulation entre des niveaux de « réalité » dont la commensurabilité et la liaison fait problème. Il décrit « l’islamisme » comme « anti-communautariste » au nom d’une logique (française) qui qualifie de « communautariste » « l’internationale islamiste ». C’est bien ici une reformulation particulière de la menace dedans-dehors, qui ne s’embarrasse guère des contradictions possibles.
[49] FRALON J.-A., « Les enfants de Béchir et Saïda », Le Monde, 1 novembre 2001.
[50] Le terme de nationalisme désigne l’idéologie et « la disposition à considérer que l’identité nationale prévaut sur toutes les autres identités sociales et que l’allégeance nationale a plus de valeur que toute autre allégeance » (Lorcerie F., 2003, p.60). Le terme d’ethnonationalisme rappelle de surcroît « la parenté entre nation et groupe ethnique, en même temps que le caractère tout à fait original de la nation, car ses caractères ethniques sont en bonne part le produit d’une réflexivité politique » (Ibid, p.55).
[51] La métaphore mythique et antique est une référence partagée des discours mettant en scène la « résistance gauloise » face à la menace (cf. Dhume F., 2007c).
[52] Par exemple : HOLLANDE F., « Ce modèle néoconservateur aura des imitateurs », Le Monde, 5 novembre 2004. ; MONNOT C., « Marie-George Buffet (PCF) peine à faire entendre son “non” », Le Monde, 23 novembre 2004.
[53] Par exemple : « D’excellentes communautés », in Rubrique « Repères » (courrier de lecteurs), Le Monde, 28 juillet 2004.
[54] MELENCHON J.-L., in « Les débats du Monde. La Gauche face à l’Europe », Le Monde, 21 octobre 2004. Mais on trouve l’argument « massue » du « communautarisme » également chez l’adversaire, pour disqualifier le « Non ». Cf. FERRY L., « Le “non” serait une colossale erreur », Le Monde, 22 octobre 2004.
[55] DE VILLEPIN D., « État d’urgence : déclaration du Premier ministre à l’Assemblée nationale », 8 novembre 2005.
[56] FILLON F., in Académie universelle des cultures, Communauté, éditions Unesco/Grasset, 2006, p.18-19.
[57] « Le syncrétisme est l’un des traits centraux du racisme (…) La pensée raciste ne se présente jamais comme analytique, le déroulement des processus n’est pas étudié, la loi n’y est pas recherchée. Elle procède par juxtaposition et justification. Le réel est doté d’un sens avant d’être décrit et toute description est ordonnée à ce sens. Revêtue du caractère de l’évidence, elle échappe à la démonstration, celle-ci ne se présentant qu’en tant qu’illustration d’un fait déjà certain. » (Guillaumin C., 2002, p.39, note 1).
[58] Cf. les travaux de Michel Foucault dans ses cours au Collège de France.
[59] La police est le nom d’un principe général qui repose sur la « distribution hiérarchique des places et des fonctions » (Rancière J., 1998, pp.83-84). Elle s’oppose à la politique, qui est « reconfiguration du sensible » (Rancière J., 1995) à partir d’une exigence de « reconnaissance de l’égalité des êtres parlant. ».