citation
Kamel Doraï,
Nicolas Puig,
"Introduction : Palestiniens en / hors camps Formes sociales, pratiques des interstices. ",
REVUE Asylon(s),
N°5, septembre 2008
ISBN : 979-10-95908-09-8 9791095908098, Palestiniens en / hors camps.,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article824.html
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En cette année du soixantième anniversaire de la nakba, la catastrophe, qui marqua l’exil de 700 000 Palestiniens hors des frontières de la Palestine historique, ce numéro entend apporter des éclairages sur la façon les réfugiés développent par leurs pratiques et leurs perceptions des espaces fréquentées, inégalement, physiquement ou de façon imaginaire, une urbanité en situation de marginalisation sociale et politique. Au fil de recherches de terrain menées au Liban, à Jérusalem, le long du mur de séparation, comme, dans une perspective comparatiste, dans l’ensemble de la région, se manifestent une diversité de situations et une recomposition des relations entre les camps et les villes dans lesquelles ou à proximité desquelles ils prennent place.
Tout d’abord le camp, terme générique relativement inapproprié eu égard aux caractéristiques des espaces urbains qu’il désigne, renvoie à des formes spatiales très diverses qui vont d’une situation extrême de confinement à une relative insertion dans leur environnement qui les constitue par certains aspects en quartier de ville. Au regard des dispositifs de pouvoir ils forment des territoires politiques complexes dont les liens avec les institutions des pays hôtes sont variables jusqu’à échapper complètement à l’autorité de l’État et à dépendre dans la gestion de l’urbanisme et des principaux services sociaux d’organisation internationale, ce qui contribue à les constituer en espace d’exception (Sari Hanafi). Kamel Dorai (2006) indique que les différentes fonctions du camp produisent une dynamique socio-spatiale reposants sur trois aspects : une permanence territoriale, un espace communautaire et un lieu de contact avec la société libanaise [1]. On peut ajouter à cela qu’il représente un lieu de vie et de l’entre-soi, même s’ils sont traversés régulièrement par des épisodes de violence, et que cette donnée de l’ordre de l’évidence n’est pas sans conséquences sur la relation au camp du point de vue des attachements et des matrices d’identifications. Espace refuge et tremplin pour la circulation vers d’autre monde, il fait l’objet d’un investissement émotionnel par ses habitants d’autant plus fort que la vie des réfugiés palestiniens au Liban est soumise à des processus de marginalisation (Puig, 2008) [2].
Ainsi, de la sociologie politique à l’anthropologie, ce numéro de la Revue ASYLON(S) tente de proposer de approches qui mêlent contextes socio-politiques et histoire des formes urbaines, notamment celle du camp, y compris dans ses relations avec les espaces environnants, et intérêt pour les pratiques du quotidien qui confèrent du sens à la situation d’exil et contribuent aux processus de racinements. Une des perspectives adoptées consiste à interroger les pratiques quotidiennes et routinières et de voir en quoi elles dessinent des parcours au gré desquels, entre optimisme et pessimisme, les individus construisent la familiarité de leurs mondes. Ainsi, des implications de l’adoption d’une convention esthétique chez un musicien à celles de la transaction identitaire dans les couples mixtes, ce sont des univers instables et précaires mais néanmoins personnels, qui se donnent à voir dans les hésitations comme dans les convictions. Ces engagements se traduisent également en des formes culturelles inédites, à l’instar du rap palestinien au Liban dont les dénonciations du camp comme ghetto urbain approprient une musique mondialisée pour proposer un discours local novateur.
Dans une première partie spécifiquement consacrée à la forme urbaine et sociale du camp, les auteurs mettent notamment en lumière la diversité des espaces que recouvre la notion de camp.
Les camps de réfugiés, à l’origine conçus comme des structures temporaires, se sont inscrits dans le paysage urbain du Liban, de la Syrie, de la Jordanie et de la Palestine (territoires occupés) de façon durable, jusqu’à faire partie intégrante des principales agglomérations de ces pays. Dans la région de Tyr, dans les quartiers Ouest de Beyrouth comme à l’est d’Amman où réside une partie importante de la population palestinienne, on assiste à un phénomène paradoxal. D’un côté, certains camps et groupements informels tendent à "s’intégrer" de plus en plus au tissu urbain alors que dans le même temps la législation et le contrôle qui leur sont imposés continuent de les stigmatiser et les isoler de leur environnement direct. Ces espaces apparaissent dans une mesure toujours plus importante comme des zones marginalisées à l’intérieur d’un environnement urbain en mutation rapide. De l’autre, les échanges commerciaux, comme les mobilités quotidiennes des réfugiés palestiniens – mais aussi des populations étrangères ou autochtones qui fréquentent ces espaces – dessinent de nouvelles polarités urbaines. La mobilité des populations à l’échelle intra-urbaine comme les échanges commerciaux tendent à estomper les frontières entre le camp et la ville. Ainsi, malgré les contraintes de divers ordres, bien des signes laissent augurer d’un désenclavement relatif des camps comme l’atténuation des seuils avec les quartiers limitrophes, l’apparition d’une mixité communautaire, l’intensité des mobilités vers la ville, etc.
Jalal Al Husseini analyse dans sa contribution les enjeux socioéconomiques et politiques de la gestion des 59 camps de réfugiés palestiniens officiels que compte le Proche-Orient (en Jordanie, au Liban, en Cisjordanie et à Gaza) en termes de développement infrastructurel. Il pose la question de l’intégration de ces camps dans leur environnement local, avec pour principal axe d’analyse les interactions qui se sont développées entre leurs habitants et les principales institutions en charge de leur gestion, soient les autorités des pays d’accueil et l’UNRWA. La place des camps de réfugiés dans la ville demeure singulière. Les réfugiés palestiniens ont développé dans l’exil un rapport particulier à l’espace qui s’ancre dans les camps. Ces espaces, symboles de la diaspora, sont l’expression même de la géographie palestinienne de l’exil parce qu’ils rappellent le statut de réfugié propre à ces populations et sont des lieux d’expression et de recomposition de leur identité. Nadia Latif, à travers l’étude de Borj Al Barajneh dans la banlieue sud de Beyrouth s’interroge sur ce qui contribue à singulariser l’espace des camps à partir de l’expérience des réfugiés.
Amanda Dias, à partir de son travail sur le camp de Beddawi au nord du Liban, donne les formes d’inscription de la lutte nationale palestinienne dans cet espace. Manal Kortam, quant à elle, apporte un éclairage sur les difficultés de régulation et de gouvernance des camps du fait des divisions régnant entre les acteurs locaux, ce qui contribue à singulariser et stigmatiser cette population.
Les camps apparaissent d’une part comme des espaces singuliers, marginalisés et sont l’objet d’une ségrégation particulière liée à leur statut juridique et aux différents modes de contrôle – en constante évolution - développés par l’Etat libanais, comme le montre Sari Hanafi en les analysant comme des espaces d’exception. De l’autre, les camps de réfugiés sont fortement connectés à leur environnement urbain, cette connexion étant perceptible à travers les différentes formes de mobilités que développent les réfugiés palestiniens, la présence croissante d’autres groupes de réfugiés ou de migrants, ainsi que les différentes formes d’activités commerciales qui tendent à redéfinir les frontières, les rendant plus poreuses, comme le montre Mohamed Kamel Doraï à partir des camps de Tyr et celui de Mar Elias à Beyrouth. Depuis le début des années 1990, l’arrivée de populations étrangères au Proche-Orient (comme les réfugiés irakiens ou soudanais ou la présence de migrants économiques venus d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique) redessine les contours de ces marges urbaines. Les camps et leurs abords – mais aussi d’autres quartiers marginalisés – sont le lieu d’interactions nouvelles génératrices de recompositions de leur espace social et de polarités singulières dans la ville.
Sylvia Rossi dans sa contribution sur l’exode des réfugiés palestiniens d’Irak depuis 2003, vient nous rappeler les nombreux obstacles qui se dressent aujourd’hui sur la route de cette communauté palestinienne laissée pour compte. Si certains camps tendent aujourd’hui à s’urbaniser de nouveaux sont créés aux frontières de l’Irak qui accueillent dans des conditions très difficiles des Palestiniens aux statuts précaires.
Un second corpus de textes s’intéresse aux Palestiniens dans l’épreuve en examinant les pratiques interstitielles qui prennent corps dans le jeu des contraintes sociales.
Quatre textes illustrent sur des terrains variés la façon dont chacun tente d’avoir prise sur son existence malgré la précarité qui résultent des environnements géopolitiques et des rapports problématiques à l’échelle microsociale avec les populations porteuses d’altérité et, parfois de menace, nationaux libanais ou israéliens notamment.
Comment vivre dans l’ignorance totale du lendemain tandis que le passé n’est qu’une suite de catastrophes entrecoupées de brèves rémissions ? La question posée par Sylvain Perdigon interroge la profondeur de la vie de tout les jours dans laquelle les individus ballotés par des forces incommensurablement supérieures aux leurs adoptent un mode d’existence pessoptimist, dans lequel espoir et désespoir se combinent de façon spécifique. Il propose de documenter ethnographiquement cette vie fragile, cette « mal vie » qu‘identifiaient dans un tout autre contexte Daniel Karlin et Tony Lainé [3] en suivant Abu Saeed, chauffeur de taxi sans licence qui vit au jour le jour dans l‘attente d’une inexorable arrestation et d’une saisie de son véhicule. Les enseignements de cette approche sont nombreux, outre la dimension comique, voire burlesque de la situation de Abu Saeed, tant les effets des actions entreprises se sont éloignés des buts poursuivis, on relèvera le fait que certaines actes peuvent être effectuées sans que leur résultats soient envisagées dans leur totalité car l’attitude pessoptimist entraine la conscience que la fin sera nécessairement différente de ce qui était prévu... Quoique l’on fasse ! Finalement, « le futur semble prendre la forme d’une série d’impossibilité et de la répétition nue du même » écrit ainsi l’auteur ; cette vision peut être nuancée dans des contextes moins difficiles, en suivant les trajectoires d’artistes par exemple qui dès le début inscrivent leur pratique dans le temps long, celui de l’apprentissage et celui de la projection dans « l’autre monde » où il sera possible de dépasser ces impossibilités qui trament l’existence quotidienne des réfugiés (Nicolas Puig). Il est vrai qu’il s’agit d’itinéraires élitistes qui ne sont pas ceux de la majorité des musiciens palestiniens qui peinent à valoriser professionnellement leurs engagements artistiques et trouvent une source très modeste de revenus en s’affiliant notamment à des orchestres patronnés par les organismes politiques. La force des contraintes exogènes qui entravent les Palestiniens au Liban pèse de façon variée dans les existences des individus. En effet, si l’on se place du point de vue des pratiques culturelles, l’hétérogénéité des productions et des consommations s’inscrit dans le processus d’individualisation en cours dans les camps et reflète l’éclatement relatif des mondes palestiniens au Liban tandis que le lien politique de la cause s’est affaibli du fait des divisions comme de la disparition des grands récits politiques, arabe et palestinien.
Malgré cette diversité, les palestiniens partagent – si on excepte une élite intégrée dans les sociétés locales, à l’instar du violoniste Jihad Akil élu à plusieurs reprises meilleur musicien du Liban – un positionnement à la marge qui correspond autant à une relégation spatiale qu’à une situation sociale marginale. Ainsi Daniel Meier à propos de « profils marginaux du centre » interroge le cas limite du mariage mixte entre Palestinien(e)s et Libanais(e)s qui instaure chez les acteurs un sentiment identitaire ambivalent.
Si, l’union matrimoniale peut conduire certaines femmes ayant obtenu la nationalité libanaise à effacer leurs racines palestiniennes, d’autres, au contraire, mettent en avant une double appartenance. La variable confessionnelle peut influer sur les ressentis, à l’instar de ce médecin chrétien qui se dit Libanais et dont le cas inspire à l’auteur la notion « d’acculturation nationale ». La complexité des positionnements appert de trajectoires familiales qui tissent dans le temps long des liens entre le Liban et la Palestine. Au gré des évènements et des intérêts du moment se jouent le destin d’une famille, lors de quelques moments clés dont les traces continuent d’irriguer le quotidien et déterminent pour partie la physionomie des appartenances. La conclusion rejoint les constatations faites sur la diversité des mondes palestiniens au Liban, Il s’agit désormais de prendre en considération l’aspect composite des appartenances qui « empruntent largement dans le vivier commun libanais ».
Cette relative mixité qui se fait jour entre Libanais et Palestiniens après le passage de plusieurs générations n’est pas de mise à Jérusalem où, au contraire, l’État Hébreu construit un mur qui enferme les citadins palestiniens dans des zones de non-droit. En se distinguant des très nombreuses analyses en terme de domination qui projettent sur la situation un regard surplombant et se cantonnent à une rhétorique de la dénonciation, Sylvaine Bulle tente de restituer la dimension (in-)humaine de l’enclavement en montrant comment dans une situation extrêmement problématique, les personnes ne sont pas complètement projetés hors du monde. En plaçant l’action, c’est-à-dire la variété des façons d’agir des individus, au centre des ses observation elle propose de montrer en quoi se fait jour une « urbanité dans l’épreuve ». En effet, dans les zones de bordure du mur et dans les check points prennent place des formes urbaines inédites et des nouvelles sociabilités greffées autour des lieux de contrôle des passages. Le check point apparaît ainsi comme un « réservoir de petits métiers » permettant à une population en difficulté de survivre et comme une arène de visibilité dont la surexposition conduit chacun à se conformer à un rôle convenu masquant la diversité des pratiques et des positionnements : chabab lanceur de pierre, policiers agressifs… La construction du mur a entrainé de nombreux réajustements qui témoignent des ressources dont disposent les individus dans l’épreuve, ce que l’analyse institutionnelle ne peut voir, c’est cette dimension relationnelle qui recrée les conditions de la rencontre au sein de mondes urbains aux statuts différents et fortement hiérarchisés.
Ces différentes enquêtes renvoient l’image de mondes palestiniens différenciés, à l’instar des nouvelles pratiques culturelles et artistiques qui se développent dans les camps. Les approches sensibles à la dimension de l’individu et à la variété de ses engagements et de ses positionnements mettent en lumière la variété des modes d’action dans des contextes hétéronomiques ou chacun subie la contrainte de forces lui étant totalement extérieure et sur lesquelles il n’a que peu de prise. Dans cette incertitude des destins, entre optimisme et pessimisme, espoir et désespoir, les individus tentent de réunir les conditions d’une vie décente et, malgré les stigmatisations et les contraintes de divers ordres, de faire advenir la complexité et l’intégrité de leur personne.
Kamel Doraï et Nicolas Puig
Septembre 2008
NOTES
[1] Doraï, Mohamed Kamel (2006) Les Réfugiés Palestiniens au Liban. Une géographie de l’exil. CNRS Editions, Paris
[2] Nicolas Puig, 2008, « Entre villes et camps : musiciens palestiniens au Liban », in Autrepart, La ville face à ses marges, Armand Colin/IRD, 45, 59-71.
[3] 1978, Éditions sociales, Paris.