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De l’application professionnelle des routines journalistiques à la production du racisme ordinaire La couverture de l’affaire du foulard islamique par les médias d’élite français (avril 2003- mars 2004)

Mathilde Bereni

citation

Mathilde Bereni, "De l’application professionnelle des routines journalistiques à la production du racisme ordinaire La couverture de l’affaire du foulard islamique par les médias d’élite français (avril 2003- mars 2004) ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article751.html

résumé

Cette étude menée sur la couverture médiatique de l’affaire du foulard islamique, s’intéresse aux processus discursifs de production et de légitimation du « racisme ordinaire » par les médias d’élite. A partir d’un corpus d’articles parus dans deux quotidiens nationaux (Le Figaro et Libération) entre avril 2003 et mars 2004, une analyse est menée sur le niveau de contextualisation offert par les journalistes dans leur présentation de l’affaire, ainsi que sur la fréquence et le statut des sources pro-loi et anti-loi relayées par les journalistes. Alors que l’analyse de contenu réalisée révèle le faible niveau de contextualisation offert par les journalistes relativement à l’opportunité d’une loi sur le port des signes religieux ostentatoires à l’école, l’analyse des sources montre que le camp pro-loi, bien que relayé globalement à la même fréquence que le camp anti-loi, comprend systématiquement les sources bénéficiant d’un fort capital de légitimité (pratique ou théorique), alors que le camp anti-loi regroupe symétriquement les sources illégitimes et non autorisées. Partant du postulat que la question de l’islam et de la place de la communauté musulmane dans la société française ne peut être dissociée du débat relatif à la loi sur les signes religieux ostensibles ou ostentatoires à l’école (comme le suggère l’appellation immédiate et unanime du débat « affaire du foulard » par l’ensemble des acteurs politiques et médiatiques), l’étude tente de montrer comment, à travers leur application professionnelle des codes d’objectivité, les journalistes ont contribué de facto à verrouiller un discours négatif sur la minorité ethnique arabe/ musulmane.

Objectifs et postulats de recherche

Cet article présente les principales conclusions d’un mémoire de recherche réalisé dans le cadre d’un MSc in Media and Communications, à la London School of Economics and Political Science. Ce mémoire, intitulé « Covering the headscarf affair : from unwitting bias, to the upholding of prejudiced representational practices against Arabs and Muslims », visait à mettre en évidence et à rendre compte du pouvoir représentationnel exercé par les médias, à travers l’analyse d’un cas concret, l’affaire du foulard islamique.

L’objectif était de montrer dans quelle mesure, et à travers quels processus, l’application par les journalistes des routines professionnelles sur un sujet traversé par une question ethnique, a pu aboutir à une légitimation et à un renforcement des représentations négatives sur une minorité (en l’occurrence, la minorité arabo-musulmane).

Pour ce faire, la recherche menée s’est appuyée sur un postulat fort, relatif à la prégnance de la question arabo-musulmane dans tout le débat sur la laïcité.

De fait, l’examen des conditions dans lesquelles ce débat a été lancé (au Congrès de l’UOIF), tout autant que la nature des arguments invoqués au cours de ce débat politico-médiatique par l’ensemble des acteurs se prononçant sur l’opportunité ou l’inopportunité d’une telle loi, révèlent que depuis le début, la religion islamique en particulier (et la minorité arabo-musulmane qui la pratique, ou à qui est associée cette religion dans l’imaginaire collectif) est sinon au cœur du débat, du moins la toile de fond implicite devant laquelle se déploie le débat. La controverse sur l’opportunité d’une loi sur la laïcité, est d’ailleurs immédiatement et unanimement appelé « affaire du foulard » par l’ensemble des acteurs amenés à se prononcer sur la question, au lendemain du discours de Nicolas Sarkozy à l’UOIF.

Dans la perspective de mettre en évidence le pouvoir représentationnel des médias dans le traitement de l’affaire, plusieurs dynamiques discursives, convergeant simultanément vers le renforcement des représentations négatives sur la minorité arabo-musulmane, ont été identifiées et analysées.

En premier lieu, par le simple fait de couvrir médiatiquement un débat politique dès le début structurellement défavorable, au plan discursif, à l’un des deux « camps » (en l’occurrence le camp des opposants à la loi sur la laïcité), les journalistes ont contribué à renforcer, et à amplifier le processus d’association symbolique du camp des anti-loi aux notions fortement négatives d’illégalité, de conflit, et de séparatisme. Le camp des anti-loi étant de plus en plus associé, tout au long de l’affaire, à la communauté maghrébine, ils ont ainsi signé, sans forcément en être conscients, et sans nécessairement le vouloir, une première contribution au renforcement des préjugés négatifs sur la minorité arabo-musulmane.

Ensuite, en reportant de façon marginale et limitée les éléments de contextualisation les plus importants et les plus décisifs relativement à l’opportunité d’une loi d’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques, les journalistes ont participé à favoriser le camp des pro-loi d’interdiction, et à défavoriser le camp des anti-loi. Compte tenu du lien de plus en plus fort, établi au rythme de la polarisation de l’affaire, entre d’une part le camp des pro-loi et la majorité « française de souche » (non musulmane), d’autre le part le camp des anti-loi et la minorité arabo-musulmane, les journalistes ont de nouveau participé au renforcement des préjugés négatifs sur cette minorité.

Enfin, dans leur présentation des deux camps, les journalistes ont eu tendance à relayer inégalement les points de vue politiques des différents acteurs. Du côté des anti-loi, les journalistes ont relayé exhaustivement les points de vue d’acteurs correspondant à des figures orientalistes, chargées d’une valeur fortement négative dans les représentations collectives. Du côté des pro-loi, les journalistes ont eu tendance à reporter préférentiellement les points de vue d’acteurs dotés d’une forte légitimité politique, médiatique, institutionnelle ou intellectuelle.

Précisions dans l’usage de certaines expressions

Tout au long de cet article, l’expression « minorité/ communauté arabo-musulmane », ou « communauté maghrébine » est utilisée à de multiples reprises, afin notamment de montrer comment la présentation négative du camp des anti-loi (ou des opposants à la loi d’interdiction des signes religieux ostentatoires) a pu avoir pour effet, par ricochet ou par propagation, de renforcer des stéréotypes négatifs sur la partie de la population supposément opposée à cette loi (supposition formulée à tort ou à raison).

Ces expressions ne doivent toutefois pas être interprétées d’une façon objective, comme renvoyant effectivement à la partie de la population de confession musulmane, ou de nationalité/ d’origine maghrébine. Elles ne sont qu’un moyen de faire référence à la partie de la population qui est perçue, dans les représentations collectives françaises, comme de confession musulmane ou d’origine arabe. Ainsi, selon cette logique, un ressortissant français d’origine turc, et qui serait fermement attaché aux principes de laïcité, une iranienne résidant en France, et qui ne porterait pas la voile, ou un Algérien de confession chrétienne, seraient néanmoins considérés comme compris dans l’expression « minorité arabo-musulmane », du fait qu’ils se trouvent exposés aux conséquences du renforcement des stéréotypes négatifs sur la minorité arabo-musulmane produites par l’affaire, à cause de leur patronyme ou de leur faciès, qui les associent dans l’imaginaire collectif au monde arabo-musulman.

Selon une logique similaire, les expressions « camp des anti-loi » et « camp des pro-loi » ne doivent pas être interprétées comme renvoyant objectivement à la catégorie de la population ayant clairement revendiqué, depuis le début et tout au long de l’affaire, son opposition ou son soutien à la loi d’interdiction des signes religieux ostentatoires dans les établissements publics. Ces expressions ont plutôt pour fonction de désigner la catégorie de la population qui s’est trouvée de fait « classée » dans un des deux camps, dès le moment où la logique binaire des « pour » et des « contre » a été initiée par Nicolas Sarkozy dans son discours à l’UOIF, puis renforcée par les journalistes appliquant le code journalistique de « l’objectivité » dans le relais des sources (code qui commande, pour toute controverse, de relayer les propos des partisans et des opposants).

Contexte

Le 21 avril 2003, le Ministre de l’Intérieur français Nicolas Sarkozy, invité pour la première fois au 21ème Congrès annuel de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) [1], prononce un discours retentissant, largement relayé par l’ensemble de la presse et des médias audiovisuels dès le lendemain. Devant un public largement composé de musulmans pratiquants [2], et après avoir remercié l’organisation de l’avoir invité, Nicolas Sarkozy évoque soudain la question du port du voile par les femmes de confession musulmane : « La loi impose que, sur une carte nationale d’identité, la photographie du titulaire soit tête nue, que ce soit celle d’un homme ou d’une femme. Rien ne justifierait que les femmes de confession musulmane bénéficient d’une loi différente pour la carte nationale d’identité ». Alors que cette réplique suscite des sifflements dans la salle, le Ministre de l’Intérieur renchérit : « Mes amis, je serai ferme dans l’application des lois de la République ».

Ces deux phrases marquent le lancement de la seconde affaire du foulard islamique [3]. Au lendemain de l’intervention de Nicolas Sarkozy, l’idée d’une loi interdisant le port du voile à l’école refait progressivement surface dans le débat public, enjoignant la quasi-totalité des acteurs politiques, institutionnels, médiatiques, etc. à se prononcer sur la question.

En décembre 2003, huit mois après l’intervention surmédiatisée de Nicolas Sarkozy à l’UOIF, la Commission Stasi, composée de « sages » devant réfléchir sur l’opportunité d’une « loi sur la laïcité », publie son rapport officiel : entre autres recommandations, la Commission recommande le vote d’une loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques. Au cours du même mois, le Président Chirac s’engage personnellement en faveur de cette loi d’interdiction.

Quelques mois plus tard, le 15 mars 2004, la loi sur les signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques est votée par le Parlement.

La couverture médiatique d’un débat politique structurellement défavorable au camp des anti-loi

Dans cette première section, à partir d’une analyse des modes de structuration rhétorique du débat politique sur la question du foulard, nous essaierons de montrer comment la couverture médiatique de l’affaire du foulard islamique était d’une certaine manière condamnée à une certaine partialité en faveur du camp pro-loi, du fait de sa dépendance structurelle à l’agenda politique.

Deux points peuvent être développés ici, pour rendre compte du désavantage « subi » par le camp des anti-loi, dès lors que le discours de Nicolas Sarkozy a été prononcé :

Tout d’abord, en affirmant que « la loi française impose que, sur une carte nationale d’identité, la photographie du titulaire soit tête nue, que ce soit celle d’un homme ou d’une femme », et qu’en rappelant qu’il serait « ferme dans l’application des lois de la République », Nicolas Sarkozy renvoie, par un effet discursif, les potentiels opposants à la loi d’interdiction (ou les défenseurs de la liberté de religion), du côté de la rupture de légalité. Si la légalité est du côté de celles qui acceptent de poser tête nue sur les photos d’identité, alors l’illégalité est attribuée à celles qui refusent de retirer leur foulard. Ainsi, dès que l’affaire sera déclenchée et que l’idée d’une loi d’interdiction fera son apparition, les partisans de la loi deviendront tout naturellement les défenseurs de la légalité (même s’il s’agit d’une loi d’interdiction), tandis que les opposants à la loi seront par défaut considérés comme de potentiels délinquants.

En plus de suggérer tacitement le caractère illégal de la position tenue par les opposants au port du voile dans les écoles, le discours de Nicolas Sarkozy, articulé autour d’une logique fondamentalement binaire, a pour effet de renforcer la dynamique de polarisation des camps et de disqualifier les potentielles positions de compromis : d’un côté les partisans de la loi, de l’autre les opposants à la loi. D’un côté ceux qui sont contre le voile, de l’autre ceux qui sont pour le voile. Ce raisonnement binaire ne laisse la place à aucune position médiane ou nuancée. Que faire lorsqu’on est pour le droit des filles à porter le voile si elles le souhaitent, et contre l’imposition du port du voile ? Qui soutenir lorsque l’on considère que le port du voile dans les écoles publiques est une entorse à la laïcité, mais que l’on tient fermement à la liberté de religion à l’extérieur de l’école ?

Finalement, dans ce champ discursif binaire, la position de ceux qui souhaitent défendre le droit des filles à porter le voile si elles le souhaitent, devient difficilement tenable, en particulier. Le risque est trop grand de se voir taxer d’incitation à un comportement illégal, ou de complaisance vis-à-vis de l’islamisme fondamentaliste. Les Français non musulmans, n’ayant aucune interaction sociale forte avec des musulmans -à travers des liens familiaux par exemple-, et qui sont dans l’incapacité de mesurer concrètement l’impact réel ou symbolique d’une telle loi sur la minorité arabo-musulmane, sont donc naturellement tentés de prendre le parti des pro-lois. [4] Symétriquement, les Français (ou étrangers résidents en France) de confession musulmane, et les personnes ayant une interaction sociale forte avec des musulmans, conscients de l’impact d’une telle loi sur la vie quotidienne des filles voilées, peuvent difficilement se positionner en faveur de la loi d’interdiction. Même lorsqu’ils sont personnellement contre le port du voile, ils sont fortement enjoints à se positionner en faveur du camp des anti-loi, ne serait-ce que parce qu’il leur est impossible de se positionner du côté des pro-loi, par allégeance vis-à-vis de leur communauté.

Ainsi, le discours de Nicolas Sarkozy a pour effet de renforcer la polarisation entre la majorité non musulmane et la minorité arabo-musulmane. Vu du camp des pro-loi, ceux qui sont en faveur de la loi d’interdiction témoignent de leur allégeance aux valeurs républicaines et laïques, et leur opposition à l’oppression religieuse ; ceux qui s’opposent à la loi sont de potentiels délinquants. Vu du camp des anti-loi, ceux qui soutiennent la loi d’interdiction se rendent complices des futures discriminations qui seront exercées contre la minorité arabo-musulmane, au nom de la laïcité ; ceux qui s’y opposent témoignent de leur solidarité vis-à-vis de la communauté.

En résumé, les conditions discursives dans lesquelles l’affaire du foulard est lancée sur la scène politique ont pour double effet d’attiser les oppositions entre la majorité non musulmane et la minorité arabo-musulmane, de polariser le débat en fonction des allégeances communautaires, et de favoriser le camp des pro-loi, au détriment du camp des anti-loi.

A travers leur couverture médiatique de l’affaire et leur relais quotidien des positionnements des différents acteurs sur cette question, les journalistes sont condamnés à amplifier cet effet de polarisation. Ils participent ainsi indirectement au renforcement des représentations négatives sur la minorité arabo-musulmane.

Après avoir tenté de montrer comment les journalistes ont pu contribuer au renforcement des représentations négatives sur la communauté arabo-musulmane, par leur simple couverture de l’agenda politique, nous essaierons de mettre en évidence, dans cette section, les dynamiques de partialité spécifiquement attribuables au travail journalistique de couverture médiatique de l’affaire.

Deux dynamiques peuvent être considérées comme ayant produit cet effet : tout d’abord le très faible niveau de contextualisation de l’affaire, relativement à la question spécifique de l’opportunité d’une loi d’interdiction du foulard dans les écoles ; ensuite le type et la qualité des sources relayées par les journalistes dans leur présentation des pro et des anti-lois.

Faible niveau de contextualisation de l’affaire

Afin de mesurer le niveau de contextualisation de l’affaire offert par les deux journaux dans leur couverture de l’affaire, nous avons réalisé une analyse de contenu sur un échantillon d’articles publiés sur l’affaire du foulard, depuis le lancement de l’affaire le 21 avril 2003, jusqu’au vote de la loi sur la laïcité le 15 mars 2004. Le logiciel Lexis-nexis Executive a été utilisé pour collecter l’ensemble des articles publiés par les deux journaux entre ces deux dates sur la question du foulard, avec les entrées suivantes : « foulard islamique » OU « voile islamique » OU « foulard » OU « voile ». La recherche a abouti à la collecte de 163 articles sur les deux journaux, dont 95 ont été publiés par Le Figaro, et 68 par Libération. Pour chaque journal, un article sur deux a été retenu, selon un ordre chronologique.

A partir de cet échantillon, une première coding question a permis de classer la totalité des articles, en fonction de la perspective dominante (ou angle) utilisée par le journaliste dans sa présentation du fait médiatique.

Nous avons identifié plusieurs perspectives :

-Le débat politique à proprement parler concernant le vote de la loi sur les signes religieux ostentatoires dans les écoles publiques (impliquant les partis politiques, les membres du gouvernement, les syndicats, la Commission Stasi, les associations, les sondages, etc.)

-La polémique sur le foulard en général (non directement liée à la question de son port dans les écoles, mais en tant que signe religieux représentant la religion musulmane en particulier)

-Le rassemblement du Conseil français du culte musulman (CFCM) [5].

-Les « faits divers » impliquant des jeunes filles ou des femmes de confession musulmanes refusant de retirer (ou souhaitant conserver) leur voile dans les écoles, les mairies, le Parlement, etc.

-Les réactions à l’international sur la loi (dans les pays européens, aux Etats-Unis, dans les pays arabes).

-Les manifestations de musulmans (en France) contre la loi d’interdiction du foulard.

Parmi les articles traitant spécifiquement du débat politique sur le vote de la loi (première persepctive), nous avons vérifié s’il y avait au moins un élément de contextualisation mentionné dans l’article, en émettant l’hypothèse que cette mention pouvait faciliter l’adoption par le lecteur d’un jugement plus informé et éclairé sur la question de l’opportunité d’une loi.

Cinq éléments de contextualisation ont été identifiés, en fonction de leur capacité à fournir une information essentielle, ou décisive, sur le contexte dans lequel le débat sur l’opportunité d’une loi sur la laïcité a été lancé :

-Le rappel que le principe de laïcité, tel qu’il est défini par la loi de 1905, n’a jamais concerné les élèves, mais requiert la « neutralité religieuse » des enseignants, des programmes scolaires et des locaux dans lesquels sont enseignés les cours. Selon ce principe, les filles musulmanes sont autorisées, comme les autres élèves, à porter des signes révélant leur identité religieuse.

-La mention que l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989, interprétant la loi de 1905, suite à l’expulsion dans un collège de Creil de deux jeunes filles portant le foulard, précise que le port de signes religieux ostensibles n’est pas incompatible en soi avec le principe de laïcité, tant qu’il ne constitue pas une action délibérée de prosélytisme ou de menace à l’ordre public.

-Le fait que les directeurs d’école ont toujours été habilités à décider, au cas par cas, et sans qu’ils aient besoin d’une loi, si les filles musulmanes portant le voile dans leur établissement causaient ou non des troubles à l’ordre public.

-Le rappel du nombre faible et décroissant de jeunes filles voilées causant potentiellement problème dans les écoles publiques (par exemple en refusant d’enlever leur voile au cours de sport), d’après les chiffres du Rectorat : entre 1994 et 2003, ce nombre a littéralement dégringolé, passant de 2000 cas par an, à environ 150 cas par an sur tout le territoire français.

-La fait que la Cour Européenne des Droits de l’Homme, garantissant le principe de liberté de religion, serait susceptible de déclarer toute loi d’interdiction du foulard à l’école comme incompatible avec ce principe, en cas de saisine sur cette question.

Sur l’ensemble des articles publiés par Libération et traitant du débat politique sur la question de la loi sur la laïcité, seulement 25% comprennent au moins un des cinq éléments de contextualisation présentés. Le journal Le Figaro présente un niveau de contextualisation encore plus faible, avec seulement 8% des articles reportant au moins un élément clé de contextualisation.

Si le faible niveau de contextualisation constitue toujours, pour le journaliste, un écueil à éviter dans son exercice quotidien de traitement de l’information, il peut littéralement mettre en péril les principes de déontologie journalistique dans le cas des sujets impliquant une minorité ethnique ou religieuse. Pour ce type de sujets en effet, la source médiatique est la principale, voire l’unique source de connaissance à partir de laquelle le lecteur (ou l’auditeur, ou le téléspectateur) peut se faire une opinion sur le sujet concerné.

Dans le cas présent, l’affaire du foulard traite d’une catégorie de la population –les filles musulmanes portant le voile-, avec laquelle l’écrasante majorité de la population n’a aucune interaction sociale directe, ni dans le cadre familial, ni dans le cadre professionnel (le fait de croiser une fille voilée dans la rue ne constituant pas une interaction sociale directe). Il est donc probable que, sur la question du port du foulard à l’école, le faible niveau de contextualisation ait joué un rôle important, voire déterminant, dans la formation du consensus en faveur du vote de la loi d’interdiction. Pour les lecteurs ne connaissant pas personnellement de filles voilées, il était difficile de recouper, nuancer ou pondérer la source médiatique principale.

Type et qualité des sources reportées au titre des camps pro- et anti- loi

En vue d’évaluer le niveau de partialité structurelle (ou non-intentionnelle) caractérisant la couverture médiatique de l’affaire du foulard, on peut examiner la façon dont les journalistes présentent les camps pro- et anti-loi, à travers leur sélection des différents acteurs habilités à exprimer leur point de vue au nom de leur camp (hommes politiques, représentants syndicaux, représentants religieux, etc.). En d’autres termes, toute étude portant sur la partialité journalistique dans la couverture d’un évènement médiatique implique une analyse du type et de la qualité des sources reportées dans les articles, sur la base desquelles il est très probable que les lecteurs se fassent leur opinion sur la question de l’opportunité d’une loi.

Dans le but de mesurer et d’évaluer le type et la qualité des sources relayées par les journalistes dans leur présentation des deux camps, nous avons dû suivre plusieurs étapes :

Il a d’abord fallu identifier les articles dans lesquels le point de vue politique d’un acteur était clairement mentionné, soit sur la question de l’opportunité de la loi, soit plus largement sur la question du port du voile en général.

Cette première sélection d’articles a permis d’isoler les articles sur lesquels le lecteur peut potentiellement s’appuyer afin de se faire une opinion sur l’opportunité d’une loi, et plus généralement sur la signification du foulard en tant que signe religieux.

Puis, nous avons procédé à une classification des acteurs mentionnés, en fonction de leur statut politique et plus généralement de leur fonction socio-politique, afin d’avoir une idée sur l’image générale que la couverture médiatique offrait de ce type d’acteurs (politiciens, partis, institutions, etc.) qui prennent position en faveur ou contre la loi d’interdiction.

Cet exercice de classification repose sur le postulat que le statut social et politique d’un acteur détermine étroitement le capital de légitimité que le lecteur peut attribuer aux prises de position que ce dernier exprime, et donc influencer ultimement le jugement que formera le lecteur sur la question de l’opportunité de la loi.

L’analyse de contenu produite a fourni plusieurs éléments quantitatifs, relativement à la présentation des camps pro- et anti-loi.

Tout d’abord, les deux journaux semblent relayer de façon plus ou moins équitable les positionnements adoptés par les différents acteurs intervenant sur la question du voile.

L’analyse de l’échantillon d’articles tirés du Figaro révèle que 25% des articles mentionnent le positionnement à la fois d’un partisan de la loi et d’un opposant à la loi, 40% des articles mentionnent le positionnement de partisans de la loi exclusivement (au minimum un partisan), et 36% des articles mentionnent le positionnement d’opposants à la loi exclusivement (au minimum un opposant).

Du côté de Libération, l’analyse de l’échantillon d’articles tend même à suggérer que le journal favorise plutôt le camp des anti-loi, en mentionnant ses prises de positions plus fréquemment que celle des pro-loi. 32% des articles mentionnent le positionnement à la fois d’un anti-loi (au minimum) et d’un pro-loi (au minimum) ; 29% mentionnent le positionnement de partisans de la loi exclusivement (au minimum un partisan), et 40% mentionnent le positionnement d’opposants à la loi exclusivement (au minimum un opposant).

Par conséquent, au regard du critère journalistique d’objectivité, qui requiert des journalistes de ne pas favoriser un camp au détriment de l’autre dans la couverture d’un conflit ou d’un fait politique, le Figaro et Libération semblent relativement neutres, voire, dans le cas de Libération, plutôt favorable au camp des anti-loi.

Cependant, en examinant de plus près le type et la qualité des sources relayées au nom des camps pro- et anti-loi, on peut émettre l’hypothèse que la couverture de l’affaire par les deux journaux présente en réalité un certain degré de partialité. En effet, dans les deux journaux, l’écrasante majorité des sources relayées au titre du camp des pro-loi bénéficie d’un fort capital de légitimité sur la question du foulard, soit du fait de sa fonction politique, de son aura intellectuelle, de sa crédibilité institutionnelle ou plus généralement de sa légitimité publique, en particulier auprès des lecteurs des deux journaux.

Quand un positionnement en faveur de la loi d’interdiction est relayé par Le Figaro, il émane d’une des catégories suivantes d’acteurs :

-Politiciens français modérés (de gauche ou de droite), avec lesquels il est probable que les lecteurs des deux journaux partagent une même vision globale de la politique (caractérisée par la modération).

-Enseignants ou directeurs d’école, qui bénéficient d’un très haut niveau de légitimité pendant l’affaire, pour être ceux qui « connaissent le terrain », et qui sont directement confrontés au cas des jeunes filles portant le voile.

-La Commission Stasi, qui jouit d’un fort capital de légitimité relativement à l’affaire du foulard, du fait de sa constitution en vue de résoudre le « problème du foulard ».

-Le Conseil d’Etat, instance suprême en matière de justice administrative, qui incarne le point de vue de la légalité, en particulier sur un sujet sur lequel elle a été saisie.

-L’opinion publique (à travers les sondages d’opinion), dont l’orientation majoritaire -en faveur de la loi- est susceptible d’avoir pour effet de convaincre encore plus de lecteurs sur la nécessité d’une telle loi.

Figure 1 : Répartition des acteurs pro-loi mentionnés dans les articles du Figaro, en fonction de leur appartenance à une catégorie

De la même manière, lorsqu’un positionnement politique en faveur de la loi d’interdiction est relayé par Libération, il émane d’un acteur bénéficiant d’un fort capital de légitimité dans la société française.

L’analyse de l’échantillon d’articles issus de Libération révèle que le quotidien de gauche relaie les positionnements en faveur de la loi émanant des mêmes catégories d’acteurs que ceux mentionnés dans le Figaro, et ajoute même une nouvelle catégorie d’acteurs bénéficiant d’un fort capital de légitimité, à travers son relais des prises de position des intellectuels français contre le port du voile dans les écoles [6].

Figure 2 : Répartition des acteurs pro-loi mentionnés dans les articles de Libération, en fonction de leur appartenance à une catégorie

En résumé, l’examen du type d’acteurs mentionnés par les deux journaux dans leur présentation du camp pro-loi révèle la prépondérance des sources légitimes et autorisées, les plus susceptibles d’emporter l’adhésion du lecteur à un positionnement pro-loi.

L’analyse des catégories d’acteurs relayées au titre du camp anti-loi par les deux journaux tend à corroborer cette hypothèse.

Deux phénomènes peuvent être mis en avant ici :

-La diversité des acteurs relayés au titre du camp anti-loi.

-La valeur fortement négative à laquelle sont associés ces acteurs.

Tout d’abord, le coding process déployé sur les articles révèle que le nombre de catégories d’acteurs exprimant leur opposition à la loi est deux fois plus élevé que celui des catégories d’acteurs soutenant la loi.

Alors que les pro-loi peuvent être classés en six catégories au plus (entre les deux journaux), les anti-loi peuvent être classés en douze catégories :

-Jeunes filles « refusant » de retirer leur voile (ou souhaitant porter le voile) dans les écoles

-Jeunes femmes « refusant » de retirer leur voile (ou souhaitant porter le voile) dans d’autres lieux que l’école : travail, Cour de justice, Parlement, hôpitaux, etc.

-Hommes politiques musulmans (français ou francophones) fortement associés dans l’imaginaire collectif aux islamistes fondamentalistes -versus « musulmans modérés »- : Tariq Ramadan, Mohammed Latrèche, les membres de l’UOIF, etc.

-Hommes politiques musulmans (français) considérés comme « modérés » : essentiellement les membres du Conseil Français du Culte musulman (à l’exception des membres de l’UOIF)

-Politiciens français modérés (non musulmans)

-Politiciens français d’extrême-droite : Jean-Marie Le Pen

-Membres d’associations de défense des droits de l’homme, ou de lutte contre la xénophobie (ex : MRAP)

-Enseignants ou directeurs d’école

-Représentants de l’Eglise catholique

-Femmes musulmanes non françaises manifestant contre la loi d’interdiction du port du voile dans les écoles à l’étranger (en particulier dans les pays arabes, comme au Barhain par exemple)

-Groupes « islamistes fondamentalistes » de l’étranger (exemple : brigades chiites opérant en Irak)

-Communauté internationale (pays européens, Etats-Unis et pays arabes exprimant leur opposition au vote de la loi).

On peut émettre l’hypothèse que cette diversité de catégories d’acteurs a eu pour effet de renforcer davantage la valeur négative attribuée au camp des opposants à la loi.

D’une part, le nombre élevé de catégories d’acteurs représentant le camp des anti-lois peut avoir eu pour conséquence de transmettre aux lecteurs une image de confusion et de désordre. D’autre part, la diversité qualitative des catégories d’acteurs est susceptible d’avoir produit une impression d’incohérence, de confusion et d’irrégularité dans les motivations politiques du camp des opposants.

En terme de statut (politiciens français, jeunes filles fréquentant l’école publique, groupes islamistes fondamentalistes opérant à l’étranger, hommes d’Eglise, directeurs d’école, etc.), de pays d’origine (France, autres pays européens, Etats-Unis, pays arabes), de religion (musulmane, catholique), d’affiliation politique (extrême-droite, extrême-gauche, politicien modéré, islamiste fondamentaliste, etc.), les acteurs mentionnés au titre du camp des anti-loi diffèrent très fortement les uns des autres et se prêtent difficilement à un classement dans des catégories larges, cohérentes, englobantes, dont on peut tirer un motif commun et stable permettant de rendre compte de l’opposition à la loi.

Tandis que le camp des pro-loi est composé d’un faible nombre de catégories d’acteurs, partageant des caractéristiques communes et claires (tous « Français de souche », non musulmans, appartenant soit à l’élite politique, institutionnelle, intellectuelle française, soit à une catégorie sociale très familière des lecteurs –ex : les enseignants-), le camp des anti-loi est fortement hétérogène et difficile à unifier, au plan quantitatif et qualitatif.

Par conséquent, la couverture médiatique globale du camp des opposants à la loi a pu donner une impression générale d’incohérence et d’irrégularité, en contraste frappant avec les caractéristiques facilement identifiables et familières du camp des pro-loi.

En plus d’être caractérisé par cette forte diversité structurelle, le camp des opposants est exposé à la lumière médiatique à travers des catégories d’acteurs investies d’une valeur très négative.

Deux catégories d’acteurs en particulier peuvent être considérées comme étant investis d’une valeur fortement négative, et par conséquent non susceptibles de susciter la solidarisation ou d’emporter l’adhésion des lecteurs : il s’agit tout d’abord des acteurs associés à l’islamisme dit fondamentaliste ou extrémiste (sur la scène politique française et à l’étranger), dans la mesure où ils incarnent à la fois la différence religieuse et la violence politique ; il s’agit ensuite des jeunes filles et les femmes de confession musulmane portant le voile (en France), ainsi que celles manifestant contre la loi d’interdiction (à l’étranger), dans la mesure où elles représentent à la fois la différence religieuse et le refus d’obéir à la loi.

A chaque article mentionnant le positionnement anti-loi de l’un de ces acteurs (ou de ces actrices), on peut émettre l’hypothèse que la crédibilité du camp des anti-loi est un peu plus altérée.

Comme le révèle la figure suivante, dans les deux journaux, la proportion d’articles mentionnant le positionnement politique de ces deux catégories d’acteurs –parmi l’ensemble des articles mentionnant le point de vue d’au moins un acteur du camp des opposants – est particulièrement élevée (75%).

Figure 3 : Répartition des acteurs anti-loi mentionnés dans les articles, par catégorie (Le Figaro)

Figure 4 : Répartition des acteurs anti-loi mentionnés dans les articles, par catégorie (Libération)

La précédente section a tenté de mettre en évidence le niveau de partialité structurelle des journaux dans leur présentation des forces politiques impliquées dans le débat sur le voile.

Nous avons essayé de montrer que globalement, à travers le type d’acteurs mentionnés pour chaque camp, la couverture médiatique du débat était de facto défavorable au camp des opposants, ce qui a pu avoir pour effet de présenter la loi d’interdiction comme la seule solution acceptable pour résoudre l’affaire du foulard.

Parallèlement, en renforçant l’association entre le camp des pro-loi et les valeurs positives de légalité et de familiarité, et en chargeant de valeur négative et conflictuelle le camp des anti-loi, la couverture médiatique de l’affaire a sans doute joué un rôle plus large dans le renforcement des représentations négatives sur la minorité arabo-musulmane.

La section suivante vise à présenter certains éléments d’explication des facteurs de partialité journalistique dans le traitement de l’affaire.

Quelques hypothèses pour rendre compte de la partialité des journaux dans la couverture de l’affaire

Plusieurs explications peuvent être avancées pour rendre compte de la partialité des journaux dans leur présentation des forces politiques impliquées dans l’affaire du foulard.

Tout d’abord, comme cela a été suggéré dans la première section de cette recherche, la majorité des éléments de partialité relevés ne peuvent être mis en lien avec la façon dont les journalistes ont couvert l’affaire, mais ont plutôt pour origine les dynamiques politiques de l’affaire du foulard en elle-même. Elles sont liées à la configuration politique particulière qui a été produite et développée pendant plus d’un an par les hommes politiques.

Ainsi, si la couverture de l’affaire du foulard islamique a abouti à présenter le camp des anti-loi sous une lumière essentiellement négative et conflictuelle, c’est avant tout du fait des caractéristiques propres à la configuration du débat sur la question du foulard, tel qu’il s’est déployé sur la scène politique : c’est un fait sociopolitique que l’écrasante majorité de la classe politique française a pris position en faveur de la loi durant l’affaire. C’est aussi un fait politique que les acteurs fortement associés à l’islamisme fondamentaliste dans les représentations collectives ont exprimé des points de vue anti-loi au cours de l’affaire.

En ce sens, le parti pris mis en évidence en faveur du camp des pro-loi est primairement dû à la dépendance structurelle des médias à l’agenda politique, tel qu’il est fixé « en amont » par la classe politique.

Cependant, on peut avancer que les journalistes ont joué un rôle spécifique dans leur présentation globalement négative du camp des anti-loi.

Deux dynamiques peuvent être présentées ici : les routines professionnelles qui façonnent le journalisme en tant qu’institution tout d’abord, et le discours orientaliste circulant dans la société française sur la « figure arabo-musulmane » en général.

Comme nous avons pu le montrer précédemment dans notre analyse de la présentation globale faite par les journaux des forces politiques impliquées dans l’affaire, deux types de sources sont relayées de façon récurrente par les journalistes au titre du camp des anti-loi : les acteurs politiques islamistes fondamentalistes, et les filles ou femmes voilées en France et à l’étranger.

On peut relever que ces deux catégories d’acteurs renvoient à des sujets centraux au discours orientaliste (tels que les a définis Edouard Saïd dans son ouvrage Orientalism), qui s’est développé au cours des deux derniers siècles pour légitimer et renforcer la domination de l’occident sur l’orient.

Tandis que les islamistes dits fondamentalistes et extrémistes incarnent le fanatisme musulman, et plus généralement la menace que représente l’Islam pour la civilisation chrétienne et occidentale, les femmes musulmanes portant le voile personnifient l’oppression islamique sur la femme. Les deux sujets sont mobilisés pour suggérer le caractère rétrograde et obscurantiste de l’islam.

Les journalistes, en tant qu’entités sociales et culturelles faisant partie d’une société où est encore très prégnant le discours orientaliste, ont sans doute mobilisé ces figures en les considérant comme représentatives de la réalité arabo-musulmane.

Mis en situation de traiter l’affaire du foulard à travers l’application professionnelle des codes journalistiques, ils ont probablement identifié ces deux catégories d’acteurs comme satisfaisant particulièrement aux « valeurs médiatiques » (« news values », selon Galtung and Runge), qui définissent le potentiel de valorisation médiatique de tout fait social ou politique.

Les deux figures orientalistes satisfont à la fois au critère de « résonance » (meaningfulness), et au critère de « non ambiguïté » (unambiguousness), à l’aune desquels sont évalués les faits sociaux et politiques avant d’être transformés en « information ». Les motifs du positionnement anti-loi des islamistes dits fondamentalistes apparaissent en effet évidents, attendus et non équivoques (ils cherchent à imposer la loi islamique), tout autant que ceux des femmes musulmanes portant le voile (la loi leur interdirait l’accès aux établissements publics).

Par conséquent, afin de rendre compte de la tendance des journalistes à reporter préférentiellement les positionnements de ces deux catégories de sources au titre du camp des anti-loi, on peut avancer l’hypothèse que ceux-ci, obéissant professionnellement aux « valeurs médiatiques », ont considéré que ces deux catégories d’acteurs étaient particulièrement pertinentes et significatives pour présenter le camp des anti-loi. De même, il est probable que les sources qui ne correspondaient pas aux schémas orientalistes aient été inconsciemment écartées ou du moins minorées : par exemple, les Français d’origine maghrébine non pratiquants, mais farouchement opposés à la loi parce qu’ils considéraient qu’elle restreindrait considérablement la liberté de religion des musulmans pratiquants, et parce qu’elle aurait aussi pour effet de renforcer les pratiques de stigmatisation globale et non affinée sur l’ensemble des Français d’origine maghrébine, à partir du patronyme ou du faciès.

En accordant aux « figures orientalistes » une importance particulière dans le relais de sources anti-loi, les journalistes ont aussi sans doute participé à transmettre l’impression générale que le facteur religieux (versus le facteur politique) constituait le motif premier des anti-loi. Etant donné la prégnance du modèle laïc en France, ceci a probablement eu pour effet de discréditer encore plus le positionnement des anti-loi

Conclusion

Cette recherche a tenté d’évaluer au plan qualitatif et quantitatif le niveau de partialité structurelle traversant la couverture médiatique de l’affaire du foulard au détriment du camp des anti-loi, en faisant l’hypothèse que ce parti pris inconscient en faveur de la loi d’interdiction pouvait indirectement renforcer, et plus largement, représentations négatives sur la communauté arabe et musulmane.

Après avoir mis en évidence le caractère essentiellement ambigu de l’affaire du foulard, qui constitue sans doute autant une controverse de nature politique sur la place de la communauté musulmane et maghrébine dans la société française, qu’un débat spécifique sur la question des signes religieux ostensibles à l’école, cet article a tenté de montrer pourquoi la couverture médiatique de l’affaire par les journalistes était en quelque sorte depuis le début condamnée à renforcer les représentations négatives sur la minorité arabo-musulmane.

La réalisation d’une analyse de contenu à forts éléments qualitatifs a permis de mettre en évidence trois dynamiques discursives permettant d’illustrer, à partir d’un exemple concret (l’affaire du foulard), l’étendue et le mode de déploiement du pouvoir représentationnel dont jouissent les médias :

Tout d’abord, de manière générale, en reportant un débat intrinsèquement préjudiciable au camp des anti-lois depuis son lancement par Nicolas Sarkozy en avril 2003, les journalistes ont contribué à amplifier le phénomène d’association symbolique du camp des anti-loi, et par extension de la minorité arabo-musulmane, aux notions négatives de conflictualité et d’illégalité.

Puis, dans le cadre de cette couverture médiatique, le faible niveau de contextualisation apporté par les journalistes dans leur présentation de l’affaire du foulard et de l’opportunité ou de l’inopportunité d’une loi d’interdiction des signes religieux à l’école, a contribué, par défaut, à suggérer aux lecteurs que les opposants à la loi n’avait pas de motif valable pour défendre les jeunes filles, tout en corroborant l’idée que la minorité maghrébine était opposée au principe de laïcité.

Enfin, dans leur présentation du camp des opposants à la loi, les journalistes ont eu tendance à reporter préférentiellement les positionnements émanant d’acteurs correspondant à des figures orientalistes, c’est-à-dire des positionnements chargés d’une valeur fortement négative.

Par conséquent, tout en transmettant l’impression générale que le vote de la loi était la meilleure solution pour clore la controverse sur le foulard, les journalistes ont aussi participé à renforcer les représentations négatives de la minorité arabo-musulmane.

Afin de rendre compte des facteurs à l’origine de cette partialité journalistique, deux types de contraintes, de nature structurelle, ont été identifiés : tout d’abord les discours « macro-culturels » circulant dans les représentations collectives françaises à propos de la minorité arabo-musulmane ; ensuite, les routines journalistiques relatives à la collecte de l’information, qui façonnent, modèlent la façon dont les journalistes produisent l’information.

En conclusion, ce travail s’est concentré sur l’analyse des causes structurelles et non intentionnelles à l’origine des représentations négatives d’une minorité, à travers le cas concret de l’affaire du foulard islamique. Il aurait été pertinent d’examiner parallèlement les stratégies discursives délibérées et intentionnelles sur lesquelles s’appuient certains journalistes pour véhiculer des représentations négatives de la minorité arabo-musulmane, à travers l’analyse des éditoriaux par exemple. Enfin, pour compléter cette étude, une investigation approfondie aurait pu être menée du côté du lectorat, dans le but de mesurer précisément les impacts discursifs des pratiques représentationnelles des médias, dans la formation du consensus sur une question ethnique.

BERENI Mathilde

Article réalisé à partir d’un mémoire de recherche mené à la London School of Economics and Political Science – MSc in Media and Communications (2004-2005)

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NOTES

[1] L’Union des organisations islamiques de France, créée en 1983, est inspirée du mouvement égyptien Les Frères Musulmans.

[2] Afin de mieux comprendre pourquoi le discours de Nicolas Sarkozy à l’UOIF a été relayé dès le lendemain aussi intensément dans les médias, notamment dans les journaux télévisés, on peut rappeler ici le potentiel visuel du rassemblement, selon les critères journalistiques : alors que la majorité des femmes présentes au Congrès portent le voile, la salle est séparée en deux blocs par une allée centrale (hommes d’un côté, femmes de l’autre).

[3] La première « affaire du foulard », en tant qu’évènement politico-médiatique, a été déclenchée en 1989, avec l’expulsion de deux jeunes filles voilées de leur lycée à Creil. Elle s’est clôturée avec l’avis du Conseil d’Etat du 27 novembre 1989 : « Dans les établissements scolaires, le port par les élèves de signes par lesquels ils entendent manifester leur appartenance à une religion n’est pas par lui-même incompatible avec le principe de laïcité, dans la mesure où il constitue l’exercice de la liberté d’expression et de manifestation de croyances religieuses, mais cette liberté ne saurait permettre aux élèves d’arborer des signes d’appartenance religieuse qui, par leur nature, par les conditions dans lesquelles ils seraient portés individuellement ou collectivement, ou par leur caractère ostentatoire ou revendicatif, constitueraient un acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande, porteraient atteinte à la dignité ou à la liberté de l’élève ou d’autres membres de la communauté éducative, compromettraient leur santé ou leur sécurité, perturberaient le déroulement des activités d’enseignement et le rôle éducatif des enseignants, enfin, troubleraient l’ordre dans l’établissement ou le fonctionnement normal du service public".Le Conseil d’Etat précise aussi qu’il revient aux directeurs d’établissements de juger, au cas par cas, si le port du signe religieux constitue une menace au fonctionnement normal du service public.

[4] Ceci n’exclut évidemment pas les cas de positionnements anti-loi dans cette catégorie de la population

[5] Le CFCM est constitué en février 2003 à l’initiative de Nicolas Sarkozy, en vue d’offrir une plateforme institutionnalisée et centralisée à l’Islam de France, sur le modèle des autres religions.

[6] Les écrivains, les philosophes et les essayistes français sont compris dans cette catégorie.