citation
Jean-Baptiste Duez,
"Les Roms de Seine-Saint-Denis. Un éternel provisoire ",
REVUE Asylon(s),
N°4, mai 2008
ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France,
url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article743.html
résumé
Les Roms de Seine-Saint-Denis sont emblématiques des quelques 7 millions de Roms qui vivent en Europe, et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Les Roms de l’Europe se trouvent dans un paradoxe politique qui entre en résonance forte avec le reste de l’actualité française, européenne, voire mondiale pour les raisons suivantes : Ils constituent un peuple, et se revendiquent en tant que tel. 500 000 personnes Roms sont mortes dans les camps de concentration, victimes des nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale. On désigne comme les « victimes du samudaripen », c’est-à-dire du « meurtre collectif total », les Roms qui ont été déportés et tués sous le régime hitlérien. C’est encore actuellement une minorité stigmatisée et il convient très certainement de les situer à cet égard et bien qu’ils soient plutôt chrétiens, en regard de la spécificité des problématiques propres à l’antisémitisme et à l’islamophobie, les deux discriminations religieuses et raciales parmi les plus fréquemment évoquées dans les médias et sur les scènes politiques, et dont l’évocation régit souvent l’évolution des questions attenantes aux questions de populations, de frontières, ou de conflits. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance des autres formes de racismes comme celui lié à la couleur de peau, ni les différentes formes de discriminations, mais de montrer les processus de fabrication d’une image relative à une population, et la récupération attenante de cette image.
Mots clefs
« Sur mon honneur de manouche, tout ce que tu peux porter. »
In A tout jamais : une histoire de Cendrillon, de Andy Tennant.
« Nous ne sommes pas dans ce cas-là dans un climat favorable au développement d’un esprit d’entreprise » me déclare à quelques mots près le directeur exécutif de PlaNet Finance, l’organisation non gouvernementale médiatisée de Jacques Attali qui, en France, intervient dans les ZUS [1]. Notre entretien dure tout de même trois quarts d’heure, il se conclut sur la constatation que nous reprendrons contact lorsque la situation aura avancé.
Le week-end suivant, tandis que j’arrive près du campement rue Ardouin, une voiture joue du klaxon. Daniela [2], une Rom qui est de la famille que je connais le mieux, est assise sur le siège du passager. Ils me demandent ce que je sais. « Lui c’est mon cousin, dis-moi, qu’est-ce que tu sais. Dis-lui ce que tu sais. Il est du quai de Saint-Ouen à Saint-Denis. » Daniela a l’habitude d’apostropher les gens sur le ton instiguant propre aux personnes habituées qui pratiquent la mendicité, un ton tout à la fois quémandeur et attachant. Elle est rondelette, possède quelques dents en or, et lorsqu’elle sort pour chercher de l’argent, c’est toujours avec un brin de rouge à lèvres.
- « Il va y avoir un projet MOUS [3] sur ce campement-là. »
Daniela s’impatiente : « Et ici ? »
- « Ici je ne sais pas. Mais il n’y a rien pour l’instant. Mais ce n’est pas moi qui ai accès à ces informations. Il faut les demander à Parada [4]. »
L’homme parle à son tour : « Ils vont faire quoi ? J’ai quatre enfants moi, monsieur. »
Nous échangeons un regard pendant lequel je pense et fais, j’imagine, comprendre que c’est un argument que je suis aisément apte à entendre, mais que, tout observateur gadjo que je suis, je suis impuissant dans les décisions qui se jouent à l’égard des Roms. Il ajoute : « Ils sont scolarisés. Ils vont à l’école. » Les personnes de ce campement feront finalement l’objet d’une distribution d’OQTF [5].
La voiture s’arrête un peu plus loin pour décharger les courses et je les aide à les porter dans le campement. Arrivé le premier avec un pack de bières, je trouve à l’intérieur Mila, la fillette adorable de Daniela, qui est en train de passer la serpillière malgré qu’elle n’ait que sept ans, et la grand-mère invariablement alitée et qui passe son temps à discuter avec les femmes qui lui rendent visite, cette fois-ci en compagnie d’un jeune garçon de l’âge de Mila. Cela est désormais devenu une habitude : on me tend une chaise et me somme de m’asseoir, puis on me propose à manger et à boire, et je refuse comme c’est le plus souvent le cas. Les visites vont ensuite s’enchaîner sur un rythme soutenu par l’intérêt des courses au supermarché. J’ai oublié de mentionner qu’en entrant au campement, trois jeunes filles d’environ vingt ans m’ont salué en souriant. Pour une fois, moi qui suis d’ordinaire plutôt réservé, je leur ai rendu leur sourire, non sans m’attarder brièvement sur les traits du visage de l’une d’entre elles, ce qui a eu pour résultat qu’elles sont parties en riant encore. Je fais la morale à Mila sur un ton paternaliste tandis que celle-ci lâche quelques gros mots au jeune garçon. « Fils de pute » : Je lui fais remarquer que ces mots ne sont pas beaux dans la bouche d’une petite fille. Daniela, sa maman, sans rien dire, relève ma réflexion. Mila me montre encore son maillot de bain que Daniela a tardé à acheter, mais avec lequel elle peut maintenant aller à la piscine avec ses camarades d’école le vendredi matin.
Puis les hommes rentrent, le grand père, Anatole et son fils, Realis. Je les renseigne sur ma rencontre avec le directeur exécutif de l’ONG. Cela ne peut mener à rien pour l’instant en ce qui concerne ce campement-ci, puisque les projets de construction et la régularisation des personnes vont de paire.
Je me suis attaché à la grand-mère qui ne sort jamais de son lit pour un certain nombre de raisons qui tiennent je crois, à nos histoires et à ce que nous sommes. Elle est grosse et je suis plutôt sportif et actif. Ses enfants et petits-enfants, son mari et moi nous apprécions pour des raisons ou des valeurs simples qui transparaissent au cours de nos rencontres, comme le sens de la famille. Nous savons que nous n’avons pas les mêmes conditions de vie. Par ailleurs, et c’est là une chose à laquelle je ne suis pas habitué, je ne peux pas même leur offrir l’hospitalité d’une simple visite chez moi, puisque la menace de la loi Pasqua établie il y a quelques années pour lutter contre les passeurs, a été brandie à l’encontre des personnes qui accueillent des étrangers en situation irrégulière. Il reste malgré cela, cette complicité avec la vieille dame qui apprécie que je lui rende des visites.
Realis, qui a une vingtaine d’années, peste après un système où ses chances de réussite sont faibles. Anatole s’éclaire cependant tandis que je lui parle de l’idée du directeur exécutif de développer une ou des entreprises de transport, ce qui correspond aux trajets que font souvent les Roms entre l’Europe occidentale et les pays de l’Est. Il a la grande moustache et le ventre d’un paysan ami de mes parents tandis que j’étais enfant, et c’est peut-être là ce qui explique l’attachement que j’éprouve à l’égard de celui qui semble reconnu de tous comme le chef du campement, quoiqu’il n’accorde pas particulièrement d’attention à une hiérarchie qui relève plutôt de son âge.
Les Roms de Seine-Saint-Denis sont emblématiques des quelques 7 millions de Roms qui vivent en Europe, et de la situation dans laquelle ils se trouvent. Les Roms de l’Europe se trouvent dans un paradoxe politique qui entre en résonance forte avec le reste de l’actualité française, européenne, voire mondiale pour les raisons suivantes : Ils constituent un peuple, et se revendiquent en tant que tel. 500 000 personnes Roms sont mortes dans les camps de concentration, victimes des nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale. On désigne comme les « victimes du samudaripen », c’est-à-dire du « meurtre collectif total », les Roms qui ont été déportés et tués sous le régime hitlérien. C’est encore actuellement une minorité stigmatisée et il convient très certainement de les situer à cet égard et bien qu’ils soient plutôt chrétiens, en regard de la spécificité des problématiques propres à l’antisémitisme et à l’islamophobie, les deux discriminations religieuses et raciales parmi les plus fréquemment évoquées dans les médias et sur les scènes politiques, et dont l’évocation régit souvent l’évolution des questions attenantes aux questions de populations, de frontières, ou de conflits. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance des autres formes de racismes comme celui lié à la couleur de peau, ni les différentes formes de discriminations, mais de montrer les processus de fabrication d’une image relative à une population, et la récupération attenante de cette image.
Les Roms ou Tsiganes forment un peuple indo-européen originaire de l’Inde du Nord, les Kshattriyas. Ils sont arrivés en Grèce au IXe siècle, avant d’intégrer quatre siècles plus tard parmi eux la population des Rajputs. Ils se désignent eux-mêmes par le nom de « Romané Chavé », c’est-à-dire les « fils de Ram », qui est un héros d’une des grandes épopées indiennes, le Ramanaya [6]. Roms et Rajputs auraient ainsi constitué ensemble la « Romani Cel », le peuple tsigane, dont dérive le surnom péjoratif de Romanichels. En Romani (une graphie phonétique notera plutôt « rromani » pour retranscrire une prononciation particulière), les être humains sont désignés par le terme manush, les hommes par celui de rrom, et les femmes, par celui de rromni. « Gitan » est un terme dérive d’ « Égyptien. » L’usage des dénominations employées par les autorités pour les désigner diffère de celles qu’ils utilisent eux-mêmes. Comme le remarque Philippe Pichon : « Les appellations législatives sont remplacées par les expressions “gens du voyage”, “Tsiganes”, “voyageurs”, etc., ne répondant à aucune définition juridique précise, tout en recouvrant des réalités humaines, sociales, économiques ou statutaires très différentes, si ce n’est contradictoires, car superposant des éléments empruntés à des domaines aussi divers que la sociologie, l’anthropologie et le droit. [7] »
La tsiganophobie présente dans les sociétés en regard desquelles vivent les Roms leur confère une double caractéristique qui scelle leur sort et leur destin, c’est-à-dire, pour en référer au drapeau représentant une roue de charrette sur fond bleu ciel et vert herbe, la « route » sur laquelle ils sont contraints de rester. Migrants, la grande majorité d’entre eux a désormais un mode de vie sédentaire, ou aspire à pouvoir se sédentariser. Maintenus dans un statut d’étrangers, ils se trouvent contenus dans l’ambiguïté d’appartenir à l’Europe géographique, et d’être relégués à la dernière de ses vitesses.
Pourtant, au regard des conditions de vie très modestes dans lesquelles ils évoluent, la valorisation sociale dont ils font l’objet est inversement proportionnelle à la fréquence de leur évocation. Bien que contrairement à ces autres formes de racisme que sont l’antisémitisme et l’islamophobie, souvent brandies comme des étendards, l’enjeu de leur sort ne concerne dans les enjeux du monde actuel, essentiellement que les Roms eux-mêmes. Et aussi les personnes de nationalité roumaine ou bulgare qui viennent vivre en Europe occidentale et subissent également le fait d’appartenir à l’ultime appendice législatif hors de l’espace de Schengen. La convention de Schengen a en effet été signée en 1985. Elle est devenue progressivement effective, et elle a subi des modifications dont la dernière en date a été son application par 9 pays supplémentaires, le 21 décembre 2007 (qui sont l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, la Pologne, la République tchèque, la Slovaquie, la Hongrie, la Slovénie et Malte). La Roumanie et la Bulgarie prévoient d’adhérer à l’espace de Schengen en 2011. Ces deux pays ont théoriquement déjà adhéré le 1er janvier 2007 en signant la convention d’application, mais celle-ci est encore restée à leur égard, sans application. Les retards pris dans ces processus peuvent être perçus dans la demande faite aux dirigeants de ces pays de favoriser l’intégration des populations les plus marginalisées.
Les contrôles aux frontières n’ont en outre pas disparu sur les frontières des pays membres, et servent notamment à arrêter les personnes sans papiers. Les Roms enfin font en France l’objet de mesures d’éloignement, étant renvoyés en autobus dans leur pays d’origine avec un léger pécule (48 euros par enfant, 153 euros par adulte). Ces mesures encadrées par l’ANAEM [8] et la police ont été mises en œuvre suite à l’instauration du Ministère de l’identité nationale. Elles sont assorties d’une proposition de projet économique financé à hauteur de 3600 euros, lesquelles propositions semblent jusqu’à présent n’avoir que peu de chances d’aboutir.
Une seconde frontière s’ajoute à celle de Schengen, qui est celle économique de la zone Euro. Certains pays d’Europe de l’Est ne répondent ainsi pas encore aux critères d’adhésion d’une monnaie désormais probablement trop forte [9] : La Slovaquie et la Bulgarie devraient rejoindre la zone euro en 2009, la Lituanie, l’Estonie, la Lettonie et probablement la Pologne, en 2010, la République tchèque en 2012, la Hongrie et la Roumanie en 2013. De par leurs origines ou leur attachement, les Roms se retrouvent une fois encore au cœur des transformations du futur de l’Europe.
Les mesures prises par le gouvernement français ne sont pas les seules à contribuer à placer les Roms sous les feux de la rampe. S’est exposée de la sorte en 2007 une affaire en Italie dont s’étaient saisies la presse et l’extrême droite, à la suite d’un meurtre imputé à un homme dont le rattachement à la communauté des Roms est contesté. Le groupe d’extrême-droite « identité, tradition, souveraineté » dirigé par Bruno Gollnish au Parlement européen a ainsi cessé d’exister le 8 novembre à la suite des déclarations de la néo-fasciste italienne Alessandra Mussolini sur ce sujet, tandis que le ministre de l’intérieur italien Giuliano Amato, parlait de « chasse aux délinquants roumains ». C’est la désolidarisation du parti « la Grande Roumanie » présidé par le roumain Corneliu Vadim Tudor, excédé par « de la xénophobie, de l’intolérance et du racisme de type fasciste », qui a mis fin à ce groupe [10]. Si la déclaration d’Alessandra Mussolini concernait par extension les ressortissants des pays de l’Est de façon plus générale, et pas seulement les Roms, les propos tziganophobes des hommes politiques de différents pays de l’Est ne sont pourtant pas une nouveauté [11].
Une constatation se dégage de cette affaire, qui permet de comprendre à l’intérieur de quels enjeux politiques sont contenues les populations de Roms dits « orientaux » qui proviennent de l’Est de l’Europe, au contraire des Manouches ou Sinti installés depuis plus longtemps dans l’Europe de l’Ouest [12] : celle que si l’essentialisme des Roms vise tout autant que l’essentialisme des identités nationales, une homogénéisation de ses membres [13], le statut de cette population reste paradoxal, et l’entretien d’un tel paradoxe par les pouvoirs publics définit ses conditions d’existence. Ainsi, parce qu’elle est emblématique à l’intérieur de l’héritage culturel européen, la « communauté historique dans la communauté » des Roms, devrait être protégée à l’intérieur de l’architecture qui façonne les populations de l’Europe. Une Europe où l’on parle désormais par exemple d’une politique européenne commune en matière d’immigration et d’asile, et où l’on choisit l’image du village frontalier de Schengen pour définir cette politique. Il n’en est rien. Au contraire des législations théoriquement en vigueur, la violence de la xénophobie exercée à l’égard des Roms correspond en quelque sorte à une institution sociale.
Dans les jours qui ont suivi cette affaire et avant que la culpabilité de la personne présumée innocente et actuellement en prison ne soit remise en question, le ministre roumain des Affaires étrangères, en voyage au Caire, a également déclaré se demander s’il n’y avait pas moyen d’acheter « un bout du désert égyptien pour y mettre tous ceux qui nuisent à notre image ». Une telle déclaration suscite immanquablement l’évocation d’Israël, en regard de la Seconde Guerre Mondiale et de la Shoah. Des experts onusiens et européens des droits de l’homme (Miloan Kothari et Thomas Hammarberg) ont alors réclamé des mesures pour protéger le droit au logement des Roms en Europe.
De tels éléments s’avèrent utiles pour comprendre comment l’étude des rapports sociaux entre Roms et non-Roms contribuent à la constitution d’une pensée politique en Europe, dans une situation où les a priori xénophobes entraînent des situations inquiétantes, voire des conséquences dramatiques pour ces populations marginales [14]. Ils doivent également contribuer à faire saisir les enjeux qui les concernent pour signaler leur situation, à défaut de participer à leur sort.
Étant donné qu’ils sont une exception parmi les étrangers en Europe occidentale, leur existence et leur histoire devrait ainsi contribuer selon une nouvelle logique cartographique de coopération des États en matière d’immigration, qui succède aux politiques nationales, à établir une norme établie, sinon sur le respect des droits des populations autochtones [15], tout au moins sur le respect des droits de l’homme. L’immigration économique primant cependant, les Roms restent alors en dernier recours un modèle pour étudier les conditions d’une objectivité des rapports sociaux en général.
« Et donc chaque nuit, un nouveau peloton de soldats français se faisait massacrer par Adolf dans son sommeil. J’avais décidé de le distraire à coups de fantasmes. Pris un par un, ils pouvaient provoquer des effets importants, mais la quantité change la qualité, comme Engels un jour l’écrivit à Marx, et j’étais donc convaincu que mon action obtiendrait l’effet désiré s’il ne devait pas faire face à trop de problèmes différents. »
p. 388, in « Un château en forêt » de Norman Mailer
Depuis l’élection de l’actuel gouvernement, une série d’affaires a eu lieu sur la scène politique. Elles ont contribué à engendrer un débat sur la sphère publique. L’instauration du Ministère de l’identité nationale, de l’immigration et du co-développement ; le débat relatif à l’instauration de statistiques ethniques ; celui relatif aux tests ADN pour établir des preuves de liens de sang. Ils poursuivaient d’autres propositions développées ces dernières années sur la scène politique, comme par exemple l’idée de discrimination positive. Cet ensemble de questions, en regard du cadre législatif à proprement parler, alimente le débat sociétal.
Sur une échelle plus restreinte mais plus grave, on ne peut omettre d’adjoindre à ces éléments la provocation d’un groupe de policiers de la brigade anti-criminalité, qui a proclamé son affiliation à l’idéologie nazie, entraînant sa sanction.
La finalité de ce climat constructionniste de la réactivation des identités nationales ou nationalistes, dès lors qu’il a des conséquences sur les représentations véhiculées sur des populations telles que celle des Roms, a trait à la question de la citoyenneté. A l’heure où l’Europe se réfugie derrière ses frontières, il est nécessaire de comprendre comment les questions que soulèvent ces populations relèvent aussi bien du sort qui a été le leur au XXe siècle, que du rapport entretenu avec cette question de la citoyenneté ; et comment ces problématiques sont articulées entre elles.
Il convient de rappeler l’évolution de la notion de personne dans droit romain, pour décrire le processus de déshumanisation visant à établir différentes catégories de citoyens en fonction de critères ethniques et économiques, afin de se demander si les mesures actuelles à l’égard de cette population ne sont pas une réactualisation de ce droit. Marcel Mauss rappelle que « le mythe même de Rome » consiste en ceci : « Les gens des familles qui portaient ce titre [des Hirpi Sorani, des loups du Soracte] marchaient sur des charbons ardents au sanctuaire de la déesse Feronia, et jouissaient de privilèges et d’exemption d’impôts. » Mauss établit un parallèle entre « le reste d’un ancien clan, devenue confrérie, portant noms, peaux, masques » et une confrérie qui survit, permettant de définir la notion de personne, laquelle se trouve renforcée par la révolte des Plébéiens qui acquirent alors le « plein droit de cité », étant alors faits « citoyens, hommes libres de Rome » et dotés de la « persona civile [16]. » La citoyenneté apparaît ici entièrement liée à la notion de personne, selon une définition à caractère exclusif opposant citoyens et étrangers.
Nous retrouvons aujourd’hui l’évocation d’un tel modèle dans la République par le biais de la référence à la constitution de celle-ci à partir de la Révolution française, et au mépris de la déclaration des droits de l’homme qui la caractérisait. Cet état des choses, comme le montre la cité nationale de l’histoire de l’immigration qui prend également la date de 1789 comme point de départ pour aborder la question de l’histoire des flux migratoires, qui ont eu lieu en France essentiellement depuis le XIXe siècle avec l’arrivée de l’ère industrielle, et ne concernaient alors essentiellement qu’une immigration européenne, implique certainement de distinguer les différents flux migratoires. Les différentes populations concernées sont effectivement caractérisées par l’espace géographique sur lesquelles elles se déplacent tout autant que par leurs histoires respectives. En ce qui concerne les Roms, les conditions de leur citoyenneté sont tout particulièrement à l’épreuve de celle des autres. A la différence d’autres populations migrantes, l’histoire des Roms possède la double caractéristique qu’ils sont arrivés en Europe vers le XIIe siècle, et qu’ils ont été constamment réprimés : réduits en esclavage en Moldavie et en Valachie au XIVe siècle, raflés dans l’empire austro-hongrois, mis au ban ailleurs, puis exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale.
Les populations se retrouvent dans un cadre qui définit la violence, celle qui est exercée à leur égard, ou celle qu’ils peuvent exercer à l’instar de toutes les personnes que les États mettent au ban [17]. En 2007, les mesures d’éloignement pratiquées en Île-de-France ont ainsi concerné 7000 Roms, quand ils ne sont qu’environ 5000 à y être installés. Les allers et retours de personnes qui appartiennent souvent à l’espace de Schengen expliquent l’incohérence de ces chiffres.
La remarque de Primo Levi concernant le danger d’une institutionnalisation de la figure de l’étranger en ennemi, qu’il définit comme une étape menant vers le Lager, doit alors être située à l’intérieur de ce contexte [18]. Et les Roms, contrairement aux autres étrangers visés par la lutte contre l’immigration et qui peuvent se réclamer d’une autre histoire ou se retrouver dans des situations différentes, sont liés à l’Histoire et aux camps. Les conflits sur l’espace qui sont bien réels ne prennent alors leur sens qu’au travers de l’étude des rapports entre les différentes populations concernées.
… à une actualité politique d’une population.
Suite à la Loi Besson du 5 juillet 2000, toutes les communes de France sont théoriquement tenues de proposer une aire disponible pour les gens du voyage. Dans la réalité, la loi est appliquée dans moins de 20% des cas. Les projets dits « MOUS » proposent désormais des processus de construction de villages de bungalows qui logent peu de personnes et coûtent cher : une vingtaine de familles, afin de pallier la présence en 2005 d’une communauté de quelque 500 à 600 personnes sur le territoire de la commune de Saint-Denis. A côté de la construction de bungalows pouvant accueillir 80 personnes au maximum, ces projets d’urbanisme proposent également la présence d’une personne chargée de proposer un accompagnement vers l’emploi, et de percevoir les loyers. Ils restent jusqu’à présent la meilleure réponse offerte pour proposer une intégration sociale. Des MOUS ont ainsi été mises en place dans les communes de Sénart, Aubervilliers, Bagnolet, Villeurbane et Saint-Denis. Mais ces projets ne sont pas légion et lorsqu’ils ont lieu, ils contribuent à déplacer les populations installées sur les communes où ils se construisent, vers d’autres bidonvilles.
Comme l’explique Antoaneta Popescu de Médecins du Monde, à la suite d’une expulsion rue de la Briche à Saint-Denis en 2006, un campement avait été érigé rue André Campra, avant que les Roms n’aient été en grande partie envoyés vers Bobigny en 2007. Une MOUS s’est toutefois mise en place rue Campra à la suite d’un incendie. Puis a eu lieu une cohabitation entre les Roms et le Cirque du Soleil venu s’installer rue Campra, grâce à la médiation de l’association Parada. 90 personnes ont finalement bénéficié d’un second projet de MOUS, et le campement a été fermé, tandis que 79 personnes étaient renvoyées en Roumanie [19]. Les procédures d’expulsion continuent. A Saint-Denis, le campement du Hanul sous l’autoroute leur avait été octroyé il y a huit ans, avec la garantie de pouvoir bénéficier de cet emplacement de façon pérenne. Mais de nouvelles mesures ont été établies, remettant en question l’avenir du campement. À Saint-Ouen, les Roms installés rue Ardouin espèrent encore qu’une maîtrise d’œuvre verra le jour là aussi.
Une actualité législative encadre également la population des Roms, notamment en ce qui concerne la pratique de la mendicité. Le « délit de mendicité avec enfant » a ainsi été précisé en 2005, rendant de telles pratiques passibles d’une longue peine de prison [20]. Les pratiques telles que celles de la mendicité infantile sont assurément révoltantes et doivent disparaître. Mais comme le constate Jean-Marc Turine, il convient de rappeler que l’histoire sociale des Roms tout entière les a relégués et maintenus dans la condition de mendiants [21]. La taxe perçue par l’ANAEM n’encourage pas à ce niveau-là une quelconque insertion vers l’emploi de personnes dont il convient de rappeler qu’ils et elles sont des citoyens européens.
Les conditions de vie d’un père de famille qui va jouer du violon dans le métro tandis que son enfant fait la quête méritent dans de telles conditions, de comprendre aussi que cette situation relève des réalités socio-économiques tout autant que du pénal. Le travail des associations comme Parada ou les comités locaux qui assurent un suivi et un soutien scolaire, souvent bénévole, auprès des enfants, et obtiennent de les faire scolariser, mérite à ce niveau-là d’être hautement encouragé, tout comme les démarches visant à assurer l’accès aux adultes des moyens de pouvoir subvenir aux besoins de leur famille.
Vers un futur proche.
Différents métiers sont pourtant pratiqués par les Roms, dès lors que ceux-ci ont la possibilité de les exercer. A côté des travaux saisonniers, du petit commerce, des travaux de réparation, certains travaillent dans le bâtiment, souvent au noir pour obtenir un revenu d’appoint, étant donné qu’ils n’ont accès à un travail légal que par le biais d’une procédure compliquée auprès de l’ANAEM, pour une durée de trois mois et un coût d’un peu moins de 900 euros. Ils sont alors peintres en bâtiment ou maçons. A l’instar d’autres jeunes Roms, Realis aimerait quant à lui devenir mécanicien auto. Cependant, tant que les populations de Roms ne sont pas acceptées par les communes par le biais d’un cadre légal comme celui des MOUS qui ne concernent qu’une infime minorité d’entre eux, tout accompagnement vers l’emploi reste très difficile.
Des organisations non gouvernementales telles que PlaNet Finance pourraient par exemple dans le cadre des projets MOUS, contribuer à renforcer l’insertion sociale des Roms, par le biais de son programme « entreprendre en banlieue » et de son implantation en Région parisienne qui est déjà effective à Aulnay, Sevran, Ivry, Gargan, et Clichy-sous-Bois, ou encore dans d’autres régions comme à Arles.
La seule réponse d’intégration qui puisse être donnée aux experts onusiens et européens des droits de l’homme consiste en l’organisation d’une réponse globale entre d’une part les trois pôles d’action que sont la politique de la ville, les grandes ONG, et les associations, et d’autre part les trois problématiques de l’emploi et de l’entreprise, de la scolarisation, et du logement.
Copyright 2008 Jean-Baptiste Duez
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NOTES
[1] Zones Urbaines Sensibles.
[2] Les noms de personnes ont été modifiés pour en préserver l’anonymat.
[3] Maîtrise d’œuvre urbaine et sociale. Il s’agit d’un dispositif d’action sociale concerté qui associe l’État et la ville où elle est mise en place.
[4] L’association Parada agit auprès des Roms, tout comme elle développe des projets culturels, par exemple des voyages musicaux en Roumanie.
[5] Obligation de quitter le territoire français.
[6] Cf. http://www.tlfq.ulaval.ca/axl/europ...
[7] Cf. PICHON Philippe, 2002, Voyage en Tsiganie, Paris, Éditions de Paris, 197 pages, p. 29.
[8] Agence Nationale d’Accueil des Etrangers et des Migrations.
[9] Cf. par exemple GUÉLAUD Claire, La zone euro désarmée face au ralentissement, in lemonde.fr,31/01/08, 1 page.
[10] In QUATREMER Jean, 08/11/2007, « coulisses de Bruxelles UE », http://bruxelles.blogs.liberation.f....
[11] Cf. TURINE Jean Marc, 2005, Le crime d’être Roms, Éditions Golias, Villeurbanne, 234 pages.
[12] Pour les définitions plus précises des différentes populations Roms, cf. par exemple le site Internet « La voix des Roms », http://www.blogg.org/blog-44189.html
[13] Cf. in CRETTIEZ Xavier, 2006, Violence et nationalisme, Paris, éditions Odile Jacob, 333 pages, p. 247.
[14] Cf. RODIER Anne, « Les associations d’aide aux Roms en Europe partagent leurs expériences », in lemonde.fr, 24/03/08.
[15] Cf. DUEZ Jean-Baptiste, La Déclaration sur les droits des peuples autochtones, un pas en avant pour sortir de la controverse entre peuples et États ? in Alterinfos, Octobre 2007, http://www.alterinfos.org/spip.php ?article1681, 5 pages.
[16] Cf. MAUSS Marcel, 1950, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses universitaires de France, pp. 351-352.
[17] D’après le Nouveau Petit Robert, la définition de cette acception du terme « ban » est un « exil qui était imposé par proclamation », et une personne en rupture de ban correspond à « enfreindre le jugement de bannissement, en parlant d’un interdit de séjour. »
[18] Cf. LEVI Primo, 1947, Si c’est un homme, Julliard, (1987 pour la traduction française), 214 pages.
1989, Lilith et autres nouvelles, Paris, Liana Levi, 1989, pour la traduction française (Gulio Einaudi Editore, Turin, 1981), 219 pages.
[19] Cf. FURST Anne, « CERAS, centre de recherche et d’action sociales », septembre 2007, http://www.ceras-projet.com/index.php ?id=2590
[20] Cf. BISSUEL Bertrand, in Le Monde, 15 octobre 2005, « La Cour de cassation précise les contours du délit de « mendicité avec enfant. »
[21] Cf. TURINE Jean Marc, 2005, Le crime d’être Roms, Éditions Golias, Villeurbanne, 234 pages.