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Le paria politique : constructions cinématographiques d’une altérité apyre et anthropologie différentialiste aux Etats-Unis

Younes Abouyoub
(Sociologue, Denis-Diderot Paris VII-Columbia University)

citation

Younes Abouyoub, "Le paria politique : constructions cinématographiques d’une altérité apyre et anthropologie différentialiste aux Etats-Unis ", REVUE Asylon(s), N°4, mai 2008

ISBN : 979-10-95908-08-1 9791095908081, Institutionnalisation de la xénophobie en France, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article739.html

résumé

Dans les pages qui suivent, je m’efforcerai de soutenir la thèse que dans le contexte américain le stéréotype et la stigmatisation sont, d’une part, des outils d’exclusion politique servant à maintenir les groupes dominés/intrus dans une condition infrapolitique au sein de la société, et d’autre part, qu’ils s’inscrivent dans le prolongement d’une politique étrangère américaine belliqueuse, qui maintient une relation de dépendance mutuelle avec les moyens de production du stéréotype (cinéma, médias, manuels scolaires…) tantôt les nourrissant tantôt s’en nourrissant. Ceci explique la fluctuation de l’image de l’arabe/musulman en tant que « l’autre » au grès des moments historiques et la résurgence des stéréotypes lors des crises politiques, conflits ou ingérence américaine dans les affaires d’un pays tiers et leur atténuement en période de calme. Enfin, la réintégration du groupe paria dans la communauté politique, les arabes-américains le cas échéant, est tributaire d’un changement géopolitique au Moyen-Orient, du règlement du conflit qui oppose Israéliens et Palestiniens et d’une réorientation radicale de la politique étrangère américaine dans le monde arabe.

    • « …que le dit Spinoza serait mis au ban et écarté de la Nation d’Israël…nous excluons, chassons, maudissons et exécrons Baruch de Spinoza …que son nom soit effacé dans le monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël en l’affligeant de toutes les malédictions que contient la loi…Sachez que vous ne devez avoir avec (Spinoza) aucune relation ni écrite, ni verbale. Qu’il ne lui soit rendu aucun service et que personne ne l’approche à moins de quatre coudées. » [1]
    • Sous chaque aisselle, j’ai une marque
      De la taille d’une main ouverte (…)
      Qui a marqué mes flancs ? Pour quelle cause inconnue ?
      Pourquoi pareil stigmate inconnu sur moi, sur mon âme ? [2]

Pour que les citoyens aient une filiation et puissent jouir d’une « inscription symbolique » [3] dans la cité et qu’ils soient à même de passer d’une production du phoné vers celle du logos, il est indispensable qu’il y ait un espace qui garantisse une écoute authentique des opinions exprimées et que celles-ci puissent être suivies d’effets [4]. Or si cette écoute est possible dans les démocraties modernes, il n’en demeure pas moins qu’elle est inique dans sa distribution parmi les divers groupes constituant la communauté politique. Car le différentiel de pouvoir peut être très grand entre dominants et dominés, installés et intrus [5], groupes pourvus d’un capital symbolique [6] conséquent et ceux qui en sont dépourvus. Les groupes qui détiennent un excédent de pouvoir cherchent à assouvir leur libido dominandi et tendent à conserver le pouvoir jalousement et à recourir à une disqualification systématique, non seulement des opinions concurrentes potentiellement déstabilisante du statu quo mais à enfermer les groupes intrus dans une extranéité irréductible et réfractaire par le biais d’un mépris, justifié par une souillure intrinsèque mais non moins fantasmagorique, qui prohibe la commensalité avec les dominés. Plusieurs théories en sciences sociales ont avancé des explications aux relations entre groupes et à la question du stigmate social, en l’occurrence que les individus tiers semblables sont préférables à ceux marqués par la différence (Allen & Wilder, 1975 ; Brewer, 1979 ; Tsui, Egan, & O’Reilly, 1992) [7], que les préjugés sont une forme d’hostilité dirigée à l’encontre des individus qui ne font pas partie du groupe (Adorno, Frenkel-Brunswick, Levinson, & Sanford, 1950 ; Allport, 1954 ; Pettigrew, 1982) [8], que les relations entre les divers groupes sociaux sont nécessairement inscrites dans la concurrence et le conflit (Bobo, 1988 ; Sherif, 1967 ; Sidanius & Paretto, 1999) [9], que le comportement au sein du groupe est motivé principalement par l’ethnocentrisme et le favoritisme intra-groupe (Brewer & Campbell, 1976 ; Brewer & Miller, 1996 ; Sumner, 1906 ; Tajfel & Turner, 1986) [10], que les stéréotypes, la discrimination et l’oppression institutionnalisées sont une résultante inévitable des relations entre les divers groupes au sein d’une société (Sidanius & Pratto, 1993) [11], que le groupe dominant s’efforce toujours d’imposer sa volonté de domination aux groupes dominés (Fiske, 1993 ; Sidanius & Pratto, 1999 ; Bourdieu, 1998, 2001 ) [12] et que les groupes établis usent l’arme du stéréotype pour maintenir les groupes intrus à l’écart (Elias & Scotson, 1997) [13], etc…Dans les pages qui suivent, je m’efforcerai de soutenir la thèse que dans le contexte américain le stéréotype et la stigmatisation sont, d’une part, des outils d’exclusion politique servant à maintenir les groupes dominés/intrus dans une condition infrapolitique au sein de la société, et d’autre part, qu’ils s’inscrivent dans le prolongement d’une politique étrangère américaine belliqueuse, qui maintient une relation de dépendance mutuelle avec les moyens de production du stéréotype (cinéma, médias, manuels scolaires…) tantôt les nourrissant tantôt s’en nourrissant. Ceci explique la fluctuation de l’image de l’arabe/musulman en tant que « l’autre » au grès des moments historiques et la résurgence des stéréotypes lors des crises politiques, conflits ou ingérence américaine dans les affaires d’un pays tiers et leur atténuement en période de calme. Enfin, la réintégration du groupe paria dans la communauté politique, les arabes-américains le cas échéant, est tributaire d’un changement géopolitique au Moyen-Orient, du règlement du conflit qui oppose Israéliens et Palestiniens et d’une réorientation radicale de la politique étrangère américaine dans le monde arabe.

Si « la condition du paria est définie comme celle de l’impossible inclusion et du rejet » [14], les individus frappés d’ostracisme sont bannis de la communauté politique au nom de leur ipséité et d’une interprétation échelonnée de la différence sui generis qu’ils incarnent. Si ce mot [15] a trouvé usage en occident principalement dans le milieu bourgeois du 19ème siècle grâce à la tragédie de Casimir Delavigne (Le Paria, 1821), c’est essentiellement par une équivoque sémantique, que ce mot introduit par les premiers colonisateurs portugais [16], entre le parayan vocable tamoul qui désigne le « joueur de tambour » et pulliyar « homme de la dernière caste » que ce terme allait s’installer dans les langues européennes. Le monde des arts lyriques et de la littérature se chargera par la suite de diffuser largement ce mot à travers l’Europe par le biais d’œuvres de Victor Hugo, Jules Michelet, Mary Shelley et Joseph Conrad…etc. Encore aujourd’hui, le mot anglais « Pariah », qui renvoie également à une personne d’une caste inférieure, est de plus en plus utilisé dans le contexte politique pour désigner des « Etats voyous » [17]et par prolongement des individus et des sociétés d’un rang inférieur, donc colonisables au regard réificateur du maître ‘blanc’. Ainsi Lorsque Christophe Colomb vit les premiers indiens du continent américain, il écrit dans son livre de bord qu’« …ils seraient de parfaits serviteurs…Avec une cinquantaine d’hommes, nous pourrions tous les soumettre et leur faire faire tout ce que nous souhaitons » [18]. Une fois les colonies américaines installées, il fallait trouver une main d’œuvre docile, bon marché et corvéable à merci. Contrairement aux serviteurs blancs [19] qui recouvraient leur liberté une fois les frais de passage du continent vers le nouveau monde remboursés, le serviteur noir lui était réifié en bien meuble dont disposait le maître comme bon lui semblait. S’il est vrai que l’esclavage existait en Afrique, il n’en demeure pas moins que l’institution américaine de l’esclavage allait s’en distinguer par deux caractéristiques principales ; une recherche frénétique du profit tiré principalement d’une agriculture capitaliste et la réification des esclaves par le biais de la haine raciale et la dichotomie instituée puis naturalisée du blanc, en tant que maître, et du noir esclave. Déjà avant le 17ème siècle, date de l’avènement du commerce d’esclave vers le nouveau monde, la couleur noire était l’incarnation de la répugnance tant sur le plan littéral que symbolique. Aussi, le dictionnaire Oxford définissait-il le vocable « noir » comme « quelque chose de sale, souillé, putride, malveillant, néfaste, désastreux, sinistre, inique, atroce, pernicieux. Ce terme évoquait la honte et la susceptibilité au châtiment ». Plusieurs siècles plus tard, l’intellectuel américain W.E. Dubois dira que « la frontière de la couleur » était toujours présente dans la culture américaine. Car, si la hiérarchie raciale a accompagné la création de la jeune république des Etats-Unis [20] et a tenu lieu à l’intérieur du pays, d’outil servant à maintenir les groupes non-blancs dans un état plébéien [21], elle a servi à l’extérieur, à absoudre les interventions en dehors du territoire de la république afin de repousser ses frontières et acquérir par une entreprise coloniale de nouveaux territoires. Tel Caliban [22], le personnage monstrueux et vil dans « La Tempête » de William Shakespeare, les indiens d’Amérique étaient l’incarnation du mal aux yeux des puritains, qui avançant dans l’étendue sauvage vers la terre promise, se voyaient « assaillis par des serpents volants enflammés » selon les mots du révérend Cotton Matter [23]. Thomas Jefferson prônait le transfert des populations indiennes et la destruction de leurs habitats. Dans une missive adressée à l’un de ses collègues en 1776, il écrit : « …rien ne réduiraient ces miséreux (les indiens) que d’exporter la guerre au cœur de leurs territoires…Je ne m’arrêterai pas là-bas. Je ne cesserai de les poursuive par la guerre tant qu’un seul d’entre eux vivrait encore sur cette rive-ci (du) fleuve Mississipi…Nous ne cesserons de les poursuivre par la guerre tant que l’un deux serait encore sur la surface de la terre » [24]. Pour Thomas Jefferson, de deux choses l’une : les indiens devaient être civilisés ou exterminés.

La couleur ou la hiérarchie des races au service du politique

« Le nombre de blancs purs dans le monde est proportionnellement très faible. Toute l’Afrique est noire ou mate. L’Asie est principalement mate, alors que l’Amérique (exception faite des nouveaux arrivants) l’est tout entière. Et en Europe, les espagnols, les italiens, les français, les russes et les suédois ont plutôt un teint basané ; tout comme les allemands, les saxons seuls faisant figure d’exception, qui avec les anglais constituent la catégorie principale de l’Homme blanc sur la surface de la terre. J’aurai aimé que leur nombre soit augmenté…Je suis probablement partial en favorisant le teint de mon pays, car une telle partialité n’est que chose naturelle chez l’être humain ». Benjamin Franklin (1751).

Benjamin Franklin, « … l’incarnation américaine des lumières…et défenseur des droits de l’Homme et des vertus républicaines » [25] était raciste. A ses yeux, l’humanité se divisait selon la couleur de la peau, les tribus indiennes d’Amérique étant des barbares et sauvages qui prenaient plaisir à faire la guerre et se vantaient du meurtre. Dans ses correspondances, il les décrivait comme ignorants, congénitalement indolents et insolents. Les populaces noires ne valaient guère mieux à ses yeux tant il les considérait imprévoyants, voleurs, malveillants, obstinés et paresseux. Il était favorable à des lois esclavagistes strictes et sévères. Motivé tant par l’intérêt personnel que « national », Benjamin Franklin rêvait d’une Amérique libre réservée exclusivement aux blancs anglo-saxons. En 1751, il déclara que les dirigeants qui annexaient de nouveaux territoires même au dépends des « indigènes » méritaient le titre de « pères de la nation » [26]. Dans l’échelle raciale, les blancs occupaient les premiers échelons et les noirs les derniers. Entre les deux figuraient les peuples asiatiques, les Mongoles, les Malais, les « peaux-rouges » américains et les « latinos », qui sont selon lui le fruit d’un mélange racial. Chaque couleur était synonyme d’un niveau de développement physique, mental et moral, les blancs étant la référence suprême. Aussi, était-il parfaitement naturel que les indiens d’Amérique cèdent la place à la race supérieure. Entre le début du 19ème siècle et 1930, le nombre d’indiens américains, qui vivaient sur le territoire des Etats-Unis d’aujourd’hui, passa de 600 000 à 300 000 environ. Les indiens de Californie, au nombre de 100 000 en 1848 ont été réduits par la violence à 15000 en 1900 [27]. Les générations qui succédèrent à Benjamin Franklin usèrent des mêmes stéréotypes pour justifier l’expédition coloniale. En 1830, le gouverneur de Géorgie déclara que les « traités étaient des instruments qui permettaient sans effusion de sang de persuader des peuples ignorants, intraitables et sauvages de céder ce que les peuples civilisés étaient en doit de posséder… » [28]. Quand au Général William T. Sherman, premier commandant de l’armée de l’ouest qui succéda à la tristement célèbre milice d’Andrew Jackson, il déclara en 1868 que « plus nous tuerons (d’indiens) cette année moins nous aurons à en tuer l’année suivante, car plus je vois ces indiens plus je suis convaincu qu’ils doivent tous être exterminés ou maintenus en tant qu’espèces miséreuses. Qu’ils essayent de devenir civilisés est tout simplement ridicule » [29]. Cette tendance a raciser les peuples dominés et l’usage d’une anthropologie différentialiste au service de la politique étrangère allait se poursuivre pour des fins de campagnes impérialistes contre Hawaï, le Mexique, les Philippines, Cuba et jusqu’à nos jours avec l’invention des « Etats parias/voyous » comme l’Iran, l’Irak de Saddam Hussein, la Syrie et autres. Après tout, "…l’idée que certaines races et cultures ont un but plus noble dans la vie que les autres ; donne au plus puissant ; au plus développé ; au plus civilisé dès lors le droit de coloniser les autres ; non pas au nom de la force brute ou du pillage manifeste ; tous deux des éléments intrinsèques à cet exercice ; mais au non d’un idéal noble. » [30] Hier, l’entreprise coloniale s’effectuait au nom de la civilisation alors qu’aujourd’hui elle est désormais justifiée par les valeurs démocratiques.

L’Orientalisme : Un atavisme européen

Pourquoi les Américains ont-ils une vision stéréotypée des Arabes et des Musulmans ? Est-ce qu’il en a toujours été ainsi ? Quels ont les facteurs à l’origine d’une telle perception ? De toute évidence, il serait erroné de prétendre que tous les Américains partagent cette vision. Ceci dit, il n’en demeure pas moins qu’il existe un « état d’esprit », une perception générale et latente qui attribue une extranéité essentielle aux arabes. Dans son œuvre majeure « l’Orientalisme », Edward Saïd souligne le caractère politique de l’appréhension orientaliste qui s’est structurée sur la différence entre ce qui familier, en l’occurrence l’Europe et l’Occident, et ce qui appartient au domaine de l’étrange et de l’exotique, l’Orient et l’Est ; autrement dit « nous » et « eux » [31]. Déjà à l’époque préislamique, les Byzantins ne tenaient pas en haute estime leurs voisins arabes. Ils voyaient en eux d’excellents guerriers plutôt enclins au pillage qu’à la discipline des batailles rangées. Ils les appelaient par le nom de « barbaroi » [32] à l’exception de ceux qui devenait chrétiens ou des alliés militaires. Cette vision s’est ensuite répandue en Europe et devenue une partie intégrante de la représentation occidentale des Arabes après l’avènement de l’islam. L’image répandue oscillait selon les moments historiques entre l’indifférence, la coexistence (622-710), l’inimité politique (710-1000), l’hostilité militaire, l’animadversion académique ou l’animosité religieuse (1000-1216) [33] puis culmina en affrontements militaires. Lorsque l’Eglise prendra le pouvoir politique, les papes allaient oeuvrer en faveur de l’extinction des schismes qui déchiraient la communauté chrétienne en orientant l’animosité vers les intrus musulmans. La vision de l’Europe médiévale des « Sarrasins » allait persister à travers les siècles pour être développée par le courant orientaliste au cours du 18ème et 19ème siècles [34]. Les voyageurs et marchands qui visitaient les pays d’orient, sans vraiment distinguer les diverses nuances de la mosaïque humaine vivant sous l’empire ottoman, transmettaient les clichés de l’arabe obstiné, paresseux, soumis et fataliste. L’arabe type était ainsi doté d’un cerveau « …qui manquait sérieusement de symétrie à l’instar des rues pittoresques » des villes arabes [35]. Il était un individu à qui « la logique faisait défaut » [36]. Lorsque « Les mille et une nuits » furent introduites en Europe, les traits des personnages fictifs ont été attribués aux arabes [37]. Ce discours orientaliste atteindra son apogée lorsque l’Europe sera au fait de sa domination coloniale directe entre 1815 et 1914. Tout en héritant l’essentiel des clichés orientalistes de l’Europe, les Américains rajoutèrent une touche protestante en adoptant la Bible comme référence suprême de l’histoire du Moyen-Orient. Ainsi les arabes étaient des bédouins, des politiciens rusés et des mercenaires farouches et menaçants [38]. Du reste, ils représentaient une menace lancinante pour les hébreux selon les récits de l’ancien testament. Or, comme les Américains tendent à s’identifier aux anciens hébreux et sont sensibles à l’idéologie missionnaire (les Puritains de la Nouvelle Angleterre se voyaient face aux indiens d’Amérique comme les hébreux face aux Cananéens), il ne leur restait plus qu’un pas aisément franchis pour choisir leur camps dans le conflit israélo-palestinien. Car, les Américains du vingtième siècle identifient souvent les israéliens aux pionniers américains. Or, ce conflit jouera un rôle essentiel dans la construction de l’image de l’arabe et sa dissémination par les outils de production de l’idéologie : les créations cinématographiques, la télévision et les médias de manière générale. L’Arabe sera désormais l’ennemi sauvage de l’israélien vertueux. Enfin, lorsque les Etats-Unis remplacèrent les Britanniques et les Français au Moyen-Orient, ils se trouvèrent face aux mouvements nationalistes comme celui de Nasser en Egypte ou de Mossadegh en Iran, ce qui allait nourrir davantage ces perceptions essentialistes tout en s’inspirant d’elles à des fins politiques. La révolution iranienne qui portera Khomeiny au pouvoir ne fera qu’envenimer les choses davantage. Enfin, l’existence d’un lobby pro-israélien bien structuré, généreusement financé et doté d’un savoir-faire politique impressionnant, face à une faible praxis politique de la communauté arabe,qui a longtemps brillé par son absence, n’a fait qu’enfermer davantage la communauté arabe dans une altérité irréductible. Car, si les similitudes ou les différences culturelles ne déterminent pas en elles-mêmes la politique étrangère des Etats en général, et des Etats-Unis en particulier, il n’en demeure pas moins qu’elles ont un impact majeur dans le processus de prise de décision. De la théorie des luttes des races dans l’histoire des relations Occident/Orient, Dominants/Dominés, on est passé à une autre dont les fondements reposent sur les relations ethniques et culturelles. La culture « fonctionne désormais comme une nature, en particulier comme une façon d’enfermer à priori les individus et les groupes dans une généalogie, une détermination d’origine immuable et intangible » [39].

Pars pro toto ou le discours en synecdoque

Tout discours différentialiste est nécessairement simpliste puisqu’il évite par principe l’exégèse complexe et nuancée. Les grandes productions hollywoodiennes ne dérogent pas à cette règle lorsqu’elles construisent leurs discours sur l’extension de l’espèce pour le genre et du particulier pour le général. Au fil du temps une vraie « mythologie du celluloïd » [40] s’est développée dans les studios d’Hollywood. Celle-ci a enfermé des groupes ethniques dans un essentialisme racial et une fixité culturelle à l’unisson avec les objectifs américains en matière de politique étrangère (Les Japonais au cours de la seconde guerre mondiale) ou en accord avec les rapports de force au sein de la société américaine elle-même (maintenir les noirs américains dans un état infra-politique). Or, contrairement aux autres groupes ethniques qui ont émigré aux Etats-Unis, tels que les Irlandais, les Polonais ou les Italiens, les Arabes n’ont jamais été montrés au cinéma à ce jour comme des travailleurs sérieux aspirant au rêve américain et partant contribuant au développement de leur pays d’accueil. Ceci est d’autant plus alarmant que la grande partie de la culture américaine est inculquée par le biais du cinéma et la télévision [41]. « …Dans une époque où les individus tirent leur savoir des films…plutôt que des livres, les créateurs de films ne peuvent se décharger de leur responsabilité vis-à-vis de la vérité en invoquant la liberté artistique » [42] rappelait Henry Kissinger après les attentats d’Oklahoma City de 1995 attribués à tort aux Arabes. La figure de l’Arabe dans la culture cinématographique américaine a toujours été enfermée dans une extériorité culturelle. Il est vrai qu’à l’arrivée des premiers émigrants arabes vers 1870, ils ont été classés racialement parmi les minorités non-blanches, mais cet état de fait changea relativement vite, non sans difficultés et protestations, lorsqu’ils furent considérés blancs de jure en 1924 donc naturalisables [43]. La différence culturelle, dans le cas de la communauté arabe, s’est vite substituée à la notion de race. Il ne s’agissait plus d’un racisme qui puise ses fondements dans l’hérédité biologique mais plutôt dans une différence culturelle incommensurable. Au début du vingtième siècle, alors que le contact américain avec le monde arabe était réduit, le cinéma américain (sun & sand movies), à la quête d’un exotisme lucratif, se contentait de reproduire les stéréotypes hérités du cinéma européen que l’on retrouve dans les films de Georges Méliès (1861-1938), le Palais des mille et une nuits (1905) par exemple. On y retrouve les ingrédients d’une Arabie mythique avec ses cheikhs lascifs et ses femmes dépravées et sensuelles qui s’entassent dans les harems sous l’œil vigilant des eunuques. Si le discours cinématographique versait dans l’exotisme essentialiste, il n’était pas encore à caractère politique. L’implication progressive des Américains dans les affaires du Moyen-Orient et l’apparition en force du mouvement sioniste aux Etats-Unis allait changer la donne. Aussi peut-on ressentir ce revirement dans les reproductions de films anciens comme « The Desert Song », dont la version originale (1929) mettait en scène de vaillants chevaliers arabes combattant avec succès l’armée coloniale française, et dont les remakes (1943 ; 1953) montrent des Arabes indisciplinés et ébouriffés combattant aux côtés des forces nazis. Au cours des années 1930 puis après 1948, date de la création de l’Etat d’Israël et plus tard l’émergence du nationalisme arabe incarné par Nasser, dans les années 1950, la stigmatisation des Arabes revêtira un caractère de plus en plus politique. Par conséquent, c’est dans la conjoncture politique que réside la valeur heuristique à même de déconstruire cette phénoménologie de l’altérité qui touche l’arabe en tant que figure paria. Entre 1929 et 1956, Hollywood produit 231 films et séries où ‘…pour la plupart les Orientaux étaient dépeints en tant que membres d’une secte sinistre qui vise à détruire la race blanche’ [44]. « The Black Coin » (1936) fut le premier film à mettre en scène un terroriste arabe détournant un avion et menaçant de le faire exploser. « Radio Patrol » (1937), instituant une sorte de prophylaxie sociale, montrait quant à lui les émigrants arabes sous une forme peu avenante en tant que criminels redoutables. Enfin, dans « Federal Agents vs Underworld » (c’est l’auteur qui souligne) (1948) on voit une terroriste arabe au nom de « Nila » qui s’attaque aux « infidèles occidentaux ». L’un des tropes les plus souvent utilisés dans ce genre de films est la référence religieuse invoquée par la voix du Muezzin ou l’utilisation subliminale du vocable « Allah » surtout quand les protagonistes chrétiens ou juifs font face à un ennemi de confession musulmane. Le mot « arabe » lui-même est souvent prononcé « Ayrab », manière péjorative qui rappelle « nigger (nègre), dago (météque) ou kike (youpin). Dans ce domaine, une société de production se distinguera par ses choix conscients et systématiques de scénarii anti-arabe. Il s’agit de la société « Cannon » créée par deux producteurs associés Globus & Golan qui recycleront, ironie de l’histoire, les vieux clichés antisémites utilisés par Viet Harlan, cinéaste nazi, dans « Jud Süss » (1940). Ils produiront plusieurs films d’action comme « Hell Squad » (1985), « The Delta Force » (1986), « Killing Streets » (1991)… où le héros blanc finit toujours par vaincre les terroristes arabes. Pis encore, dans « Rules of Engagement » (2000) produit par la société Paramount avec le soutien du ministère de la Défense américain, même les enfants arabes sont des assassins qui sous couvert de leur innocence tirent sur les soldats américains, ce qui justifiera du coup une scène horrifiante d’un massacre à la « My Lai » [45] perpétré par les Américains en « légitime défense ». Plusieurs autres films bénéficieront du soutien technique du ministère de la Défense tels que « Freedom Strike » (1998), « Executive Decision » (1996), et « True Lies » (1994) avec comme acteur principal l’actuel gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, où dans une scène complètement fantasque, une mitraillette Uzi [46] dégringolant un escalier élimine tout un groupe de terroristes arabes. Le 30 novembre 2000, le Secrétaire d’Etat à la Défense, William Cohen, organisa un dîner à l’honneur des producteurs hollywoodiens pour un montant de 295000 dollars au frais du contribuable et souligna l’importance de la synergie entre le monde de l’armée et celui des arts visuels pour rehausser le prestige de l’institution militaire et faciliter le recrutement d’individus à la recherche de sensations fortes. D’ailleurs ce ministère n’hésite pas à intervenir pour rectifier le tir ou refuser son soutien technique et logistique à une production lorsque le scénario va à l’encontre des objectifs de la politique américaine. Il est ainsi intervenu en 1957 pour empêcher que le film « The Bridge Over the River Kwai » ne mette trop en exergue la torture utilisée par l’armée japonaise, puisqu’ après la seconde guerre mondiale le Japon était passé dans le giron américain. Du reste, l’Arabe est souvent subsumé dans un désir incontrôlable pour une héroïne blonde qu’il tente souvent de violer ou de kidnapper « Captured by Bedouin » (1912), « The Pelican Brief » (1993) avec Julia Roberts et Denzel Washington, l’Arabe vouant une haine tenace à l’égard des chrétiens « Another Dawn » (1937), « Legion of the Doomed » (1959) ou encore l’Arabe qui envahit les Etats-Unis et terrorise des civils innocents « Terror Squad » (1988), « The Siege » (1998), où le gouvernement américain, suite à une série d’attaques terroristes, décide de mettre tous les Américains d’origine arabe dans des camps de concentration à l’instar des populations d’origine japonaise pendant le seconde guerre mondiale. Enfin dans des films comme « Frantic » (1988) avec Harrison Ford dirigé par Roman Polanski, on voit des Arabes du Golfe (Oil Arabs) essayant d’acquérir l’arme nucléaire. Le cheikh est aussi un thème récurant « The Power of the Sultan  » (1907), « The Arab » (1915), « The Sheik » (1921) où cheikh Ahmed, joué par le célèbre Rudolph Valentino, dit à l’héroïne qu’il vient de kidnapper que « Lorsqu’un Arabe voit une femme qu’il désire, il la prend ». Or les films muets d’Hollywood se gardaient bien de montrer un acte amoureux entre un cheikh arabe et une femme occidentale car les censeurs s’opposaient à l’idée des mélanges des races. Le seul film qui semblait faire exception, The Sheik, où l’héroïne finit par céder aux avances de cheikh Ahmed, n’en est pas une en réalité puisque ledit cheikh n’est pas vraiment arabe, étant de père britannique et de mère espagnole. « L’Arabe cinématographique n’a jamais été un personnage attirant…Durant les années 1920, il était un cheikh basané haussant ses sourcils en pourchassant l’héroïne (occidentale) dans un patio carrelé » [47]. La crise du pétrole de 1973 et l’embargo imposé par les pays arabes inspirera l’image d’un cheikh qui s’enrichit aux dépends des travailleurs américains ; un recyclage du mythe antisémite du juif banquier. Quant aux femmes, leur image a été exploitée à outrance. Les femmes arabes sont souvent humiliées, diabolisées, érotisées ou présentées comme des bêtes de somme marchant derrière des hommes vilains et hirsutes. Dans « Cleopatra » (1917) produit par les studios Fox, elle sont dépeintes en serpents ou vampires, ce qui sera répété par la suite dans « Saadia  » (1953) et « Beast of Morocco  » (1966). Du reste, elles sont soit des femmes voilées ou danseuses très légèrement vêtues mais dans les deux cas elles ne produisent que du phoné comme dans le film de Bernardo Bertolucci « The Sheltering Sky » (1990) tiré du roman de Paul Bowles, l’écrivain américain qui résidait à Tanger. Enfin, à l’instar de l’homme arabe, elle est également terroriste « The Leopard Woman » (1920), « Nighthawks » (1981)…etc.

Cette socialisation esthétique axée autour d’une anthropologie différentialiste touche toutes les couches de la société américaine dès l’enfance à travers les institutions qui occupent le champ de production idéologique telles que la télévision, le cinéma, l’école ou l’église. Si aujourd’hui la stigmatisation des autres minorités ethniques au cinéma est beaucoup moins tolérée, la situation pour les Arabes ne cesse de s’aggraver. Le conflit israélo-palestinien nourrissant les stéréotypes véhiculés sciemment par les studios d’Hollywood, a créé l’environnement idoine pour légitimer une certaine ligne en politique étrangère bipartite (Irak, Afghanistan, Iran…) et a façonné la communauté arabe aux Etats-Unis en groupe paria entravant ainsi son passage d’un statu infrapolitique vers une vraie production du logos. Avant la candidature démocrate de Jesse Jackson en 1984 et 1988, aucune convention nationale, qu’il s’agisse du Parti Démocrate ou du Parti Républicain, n’avait inclus un comité représentant la voix des Arabes-Américains ou des questions politiques et sociales pertinentes à cette communauté qui compte environ trois millions d’individus. Pis encore, les contributions financières des organisations arabes/musulmanes aux campagnes de candidats sont indésirables car perçues comme souillées. Ainsi la candidate au poste de sénateur de l’Etat de New York, Hillary Clinton retourna un chèque de 50 000 dollars à l’organisation AMA (American Muslim Alliance) [48] alors que son rival républicain, Rick Lazio, qualifia ce don d’ « argent tâché de sang » [49]. La candidate avait dû auparavant présenter ses excuses à la communauté juive de New York pour avoir donné l’accolade à Suha Arafat, épouse du feu président de l’autorité palestinienne, lors d’une visite au Proche Orient. Craignant d’aliéner les 12% de votes que représente la communauté juive de New York, Hillary Clinton emboîta le pas aux politiques qui ostracisent les Arabes. George Bush également refusa la contribution financière d’un sympathisant arabe, Abdurahman Alamoudi [50], connu pour son soutien à la cause palestinienne. Commentant ces rejets systématiques dont souffre la communauté arabe/musulmane, Abdulwahab Alkebsi, directeur du Conseil des Musulmans Américains (AMC) souligna qu’il s’agissait désormais d’une « nouvelle chasse aux sorcières » [51]. Aujourd’hui alors que les primaires se déroulent au sein des deux principaux partis avant les élections présidentielles de novembre 2008, les candidats évitent de trop se montrer avec les membres de communauté arabe. Même Barak Obama, réputé proche de cette communauté à l’époque où il était encore travailleur social dans les quartiers déshérités de Chicago, commence à prendre ses distances. Le « H » de son deuxième prénom « Hussein » est devenu synonyme de Honte d’un prénom paria, alors que les accusations inquisitoires fusent de tout bord contre une supposée confession musulmane qu’il aurait savamment dissimulée [52]. Pour ce politique ambitieux issue d’une minorité raciale longtemps racisée et ostracisée, la transition du monde de la politique locale à l’échelle nationale passe par une distanciation physique et discursive de l’intrus politique. Il met ainsi en pratique la théorie Bourdieusienne qui veut que la condition de l’accès à l’universalité du discours réside dans le rejet du discours local qui n’obéit pas aux règles du discours légitime. Or, pour que la communauté arabe et les minorités différenciées en général puissent réellement accéder à l’universel ne faut-il pas qu’ils s’approprient le langage et soient présents dans le champ de la production idéologique afin qu’ils réussissent enfin à dénoncer ce « contrat tacite de l’adhésion à l’ordre établi » [53]qui ne fait que perpétuer les conditions de leur statu de paria politique ?

Trois exemples de la construction cinématographique de l’altérité

The Exorcist : L’Amérique menacée (1973)

Il est probable que le choix de ce film dans l’étude qui nous préoccupe puisse surprendre tellement l’idée de l’essentialisme et de l’exclusion de l’arabe peuvent sembler au premier abord étrangers au récit cinématographique de celui-ci. Plusieurs critiques de cinéma ont souligné le caractère spectral du récit et la commination exercée par ce film sur la psyché américaine. Les interprétations qui ont en été faites s’accordent à dire que ce film se fait l’écho du tempérament de la société américaine durant les années 70. Une décennie marquée par la perte de confiance du peuple américain dans les repères institutionnels, la structure morale et la défaite du rationalisme au profit d’une croyance accrue dans les phénomènes paranormaux ainsi que les attaques féministes contre les structures phallocentriques. Dans un contexte marqué par le scandale de Watergate, le bourbier du Vietnam et l’éclatement de la cellule familiale, les interprétations de l’Exorciste ont mis en exergue l’effondrement sociétal et la diabolisation de soi [54]. Or, si ces interprétations sont tout à fait légitimes, il n’en demeure pas moins qu’un autre aspect marginalisé peut être mis en avant en adoptant une autre grille de lecture, en l’occurrence celle que mettent à notre disposition les études post-coloniales et l’interprétation de l’altérité comme menace à l’identité nationale. Du reste, il y a lieu de préciser que les années soixante-dix ont été marquées par l’apparition des mouvements palestiniens armés, tels que le Front Populaire pour la Libération de la Palestine (FPLP) et Septembre Noir, qui avaient recours à des actions spectaculaires violentes notamment les détournements d’avions effectuant des vols commerciaux. De plus, la prise d’otages des athlètes israéliens aux jeux olympiques de Munich en 1972 avec son dénouement tragique avait profondément marqué la société américaine. En effet, les dix première minutes, supposées se dérouler en Mésopotamie/Irak, et qui constituent le prologue du film ont reçu moins d’attention que les scènes américaines, probablement du fait qu’elles étaient jugées impertinentes, ce qui explique les interprétations que nous évoquions précédemment. Ainsi Mark Kermode, tout en signalant que le prologue du film traçait la frontière temporelle entre un passé ancien et un présent moderne, souligne que celui-ci n’avait que peu de valeur narrative [55]. Or, la fonction du prologue mésopotamien est justement de délimiter le terrain de « l’Orient » ou de « l’Enfer » [56] comme étant le territoire de l’inconnu, de l’incompréhensible et des valeurs aux antipodes de celles incarnées par « l’Occident ». Les sons amphigouriques que l’on entend mêlés à l’appel du Muezzin sont autant d’instruments au service d’une géographie de l’extranéité. Le temps semble figé dans cette scène qui recourt au trope orientaliste de l’intemporalité. Le soleil dans cette scène semble inamovible et imperturbable alors même que la journée s’écoule. Plus loin dans le film, l’image d’une horloge aux chiffres à l’apparence désordonnée ne fera qu’intensifier cette abstraction temporelle. Le spectateur est alors mis en présence d’une Mésopotamie millénaire aux ruines colossales, au désert rocheux, poussiéreux et au teint monochrome ; une vision très proche des attributs fantasmés de l’enfer au moyen âge [57]. Aux côtés des fosses reliées par des labyrinthes déconcertantes, un berger avec ses troupeaux et une caravane de dromadaires traversent l’écran. Un attroupement amorphe de corps exténués aux visages drapés de Keffiehs [58] s’affaire à creuser le sol et à casser des pierres. La totalité de cette entreprise infernale se déroule sous un soleil de plomb est accompagnée par des chants et des cris abscons provenant de tous mais d’aucun en particulier, car dans ce coin du monde l’individualité du sujet est niée. La mise en scène nous met ainsi en présence des habitants de l’enfer. Le seul visage humain qui nous est permis de voir est celui d’un homme blanc, un prêtre au nom de Père Lankester Merrin. Il porte le costume d’un archéologue occidental et un chapeau de cow-boy [59]. Dans ce monde insu et irrévélé, la figure du cow-boy est un signifiant qui permet une identification presque immédiate avec le héros, qui tel un démiurge, apportera du sens dans un monde de chaos. Il sera l’exorciste. Grâce au regard du héros et de ses expériences, le spectateur est guidé dans ce monde inconnu et hostile ; une symbiose s’installe entre les deux expériences. Toutefois, le Père Merrin est un vieil homme, au mouvement lent. Il a du mal à se frayer un chemin parmi les fosses et son chapeau de cow-boy est constamment malmené par le vent du désert. C’est que le désert d’orient donne du fil à retordre à l’occident et représente une terreur lancinante qu’il va falloir exorciser désormais. Dans une scène ultérieure, le Père Merrin est au café en train de prendre ses médicaments pour traiter une faiblesse cardiaque, sous le regard panoptique des arabes attablés. Pour intensifier le sentiment de faiblesse devant cet orient menaçant, le spectateur est dépourvu du regard du voyeur [60] qui lui permet de voir sans être vu, de superviser en maître, [61] car le héros n’est plus celui qui contemple mais bel est bien celui qui est regardé par les autres clients du café et par le serveur également. En marchant à travers les ruelles du village, le Père Merrin côtoie une foule d’arabes s’activant frénétiquement à travailler le bois, le cuire ou le métal, tels des démons dans l’enfer médiéval. Le forgeron borgne fixe le héros de son regard alors q’une femme voilée le contemple d’en haut. De temps à autre, une femme drapée de noir envahit notre espace visuel puis disparaît tel un fantôme. En outre, le spectateur est dépourvu de langage par un jeu pernicieux qui tourne autour de la méconnaissance de celui-ci de cet « Orient » mystérieux et de la langue arabe. Seul la voix du Muezzin occupe l’espace auditif en même temps que le titre du film occupe le champ visuel. Dans son livre sur la perception occidentale de l’islam, Norman Daniel nous enseigne que l’appel à la prière réveille une crainte latente dans l’imaginaire collectif occidental est qu’il est souvent associé, à tort, avec une proclamation victorieuse d’une foi étrangère et hostile [62]. Ce prologue en Mésopotamie est instrumentalisé pour situer l’origine du mal en créant un monde maléfique [63]. Si cette terre d’Irak est décrite comme un lieu maléfique, ses habitants, les arabes, sont par voie de conséquence des démons. C’est pourquoi les mouvements soudains et rapides de la caméra nous empêchent de distinguer leurs visages pour empêcher toute association possible avec les humains et lorsqu’on arrive à voir un visage, celui-ci a souvent des traits rebutants. Lorsque le lieu du récit cinématographique se situera aux Etats-Unis quelques scènes plus tard, un parallélisme esthétique et sonore sera introduit pour souligner que le mal s’est déplacé de l’orient pour envahir l’occident. Ainsi, un deuxième personnage, le Père Karras, nous sera présenté marchant dans les dédales d’un ghetto new-yorkais, puis celui-ci sera assailli dans le rêve par un chien noir et un fantôme blanc qui transperce de temps à autre la noirceur de l’écran ; le spectateur est ainsi rappelé à se souvenir de la femme drapée d’un voile noir dans les premières scènes du film. La chambre où se dérouleront plus tard les scènes de l’exorcisme est un endroit à la température extrême, à l’atmosphère inhospitalière et aux couleurs monochromes à l’instar du désert mésopotamien. Le démon arabe a transformé la chambre de la jeune fille en un cercle de l’enfer. Les sons nous rappellent également les sons abscons (que le héros tente de dé-voiler) de la langue arabe au tout début du film et le démon qui hante la jeune fille parle l’anglais en prononçant les mots à l’envers, à l’instar des sons produits pour le Muezzin, les terrassiers arabes et l’écriture de l’arabe de droite vers la gauche du conservateur arabe. Maintenant que le lien est fait entre les deux parties du film, que le spectateur a identifié la source du mal et son origine, il ne reste plus que le héros entre en scène pour l’acte final de l’exorcisme ait lieu.

« Three Kings » : à la conquête de l’Orient (1999)

Contrairement à ‘l’Exorciste’ qui évoque une société américaine vulnérable assaillie par le démon arabe, le présent film représente les Etats-Unis au fait de leur puissance après avoir asséné une défaite cuisante à une armée arabe, en l’occurrence irakienne. Or si la scène du conflit s’est déplacée au Moyen-Orient, le thème récurant de la menace incarnée par l’Arabe demeure présent. Car la peur fantasmée du discours orientaliste trouve sa source en partie dans la capacité attribuée aux Arabes de mettre en péril les valeurs et le mode de vie américains [64]. Dès les premières scènes du film, on apprend que l’armée américaine a accompli sa mission en libérant une « nation amie » et « exorcisé le spectre du Vietnam avec un impératif moral clair », selon les mots de a journaliste de CNN, Andriana Cruz, dans le film. Nous sommes en présence d’une armée en train de célébrer sa victoire, les soldats dansent, boivent et participent à un combat de jets d’eau. C’est une ostentation masculine [65] de l’armée américaine qui est mise au devant de la scène par opposition à une armée arabe émasculée et féminisée [66]. Cette idée est davantage mise en exergue dans la scène où l’on voit les soldats uriner en groupe dans des tubes urinoirs installés en plein air qui s’enfoncent dans le sol irakien. Devant les caméras des journalistes, un soldat fait le signe « V » de la victoire. Les femmes soldats, bien que présentes, ne sont jamais mises en valeur par la caméra et les rôles féminins, comme celui de la journaliste, sont étroitement supervisés par les hommes. En fait, le métier de journaliste, féminisé dans ce film, est sous le contrôle des soldats [67], exactement comme c’était le cas pendant la guerre du Golfe et l’invasion de l’Irak une décennie plus tard, l’armée américaine ayant appris sa leçon du Vietnam : ne plus laisser la liberté de mouvement et d’accès aux journalistes. Toujours dans les premières scènes du film, nous assistons à l’ampleur du désastre environnemental causé par la destruction des puits de pétrole par l’armée irakienne. Une preuve de prime abord des actes barbares et sauvages dont les Arabes sont capable. Après avoir eu vent d’une grande quantité d’or volée aux Koweït et cachée par les Irakiens, cinq soldats américains, mené par un officier désabusé incarné par l’acteur George Clooney, trouvent la carte au trésor dans l’anus d’un soldat irakien (masculin/féminin) après la capitulation de sa compagnie. Ils décident alors de partir à la quête du trésor. Les motivations de cette aventure semblent dès le départ malhonnêtes et aux antipodes des valeurs vertueuses incarnées par les Américains face à l’ennemi sauvage et menaçant. Cette dichotomie nécessaire au déroulement du récit victorieux, n’est toujours pas en vue. Il est vrai que les premières scènes du film nous ont rappelé la propagande américaine qui a accompagné la guerre du Golfe. Saddam Hussein était présenté comme le mal personnifié, ayant violé les dispositions du droit international et la souveraineté d’une nation tierce. Il lança des missiles SCUD contre les civils israéliens et ses troupes jetèrent 300 nourrissons koweïtiens nés prématurés en-dehors des couveuses [68]. Le spectateur américain est de plus en plus perplexe lorsque Barlow, l’un des cinq soldats américains, tue un soldat irakien au début du film, et qu’on se rendra compte que ce dernier n’était pas armé et qu’il agitait tout simplement un mouchoir blanc en signe de capitulation. Le commentaire raciste de Vig, un autre soldat américain : « Félicitations, tu viens de te faire une tête chiffonnée [69] » ne fera que rendre le spectateur américain plus perplexe et mal à l’aise [70]. Or, ce n’est qu’un leurre. Quelques scènes plus tard, un revirement total s’opèrera dans le récit. Lorsque les cinq soldats atteindront sans grande difficulté le bunker où l’or est dissimulé, le spectateur est invitée à une visite guidée dans les dédales de la culture orientale. En plus des nombreux objets volés aux Koweitiens, ce qui évoque le penchant arabe pour le brigandage et le pillage, la caméra s’arrête sur un tableau de Saddam Hussein embrassant un petit enfant alors qu’un autre se tenait à ses côtés, ce qui insinue le côté dépravé et pédophile de Saddam Hussein et par extension de l’arabe en général. On retrouve ce trope orientaliste dans une multitude de création artistique et principalement dans la peinture orientaliste, tel que le célèbre tableau de Jean-Léon Jérôme « Le charmeur de Serpent » [71]. L’une des salles contient des équipements électroniques et électroménagers, que les soldats irakiens n’hésitent pas à offrir aux américains dans un style flagorneur ‘digne des marchands des souks et bazars d’orient’. La visite dantesque nous fait entrer dans la chambre des horreurs où des prisonniers subissent des séances de torture [72]. La dernière chambre se distingue des précédentes par sa blancheur et sa luminosité. Elle est remplie d’un amas de plateaux d’argent, de services à thé, de montres Rolex et de bijoux…Une vraie caverne d’Ali Baba. Lorsque l’un des soldats américains commence à se servir, Gates (G.Clooney) l’admoneste en lui rappelant qu’ils n’étaient pas de vulgaires chapardeurs. L’or embarqué sans aucune résistance de la part des soldats irakiens, les américains s’apprêtaient à partir lorsqu’une femme vient les supplier de ne pas les abandonner. Le commandant irakien ordonne son exécution, ce qu’un soldat fera sans hésitation et avec sans froid [73]. C’est la scène clé qui fera basculer le récit d’une simple aventure vénale, une sorte de ruée vers l’or à une mission salvatrice et humanitaire. Gates décide d’agir et de protéger les prisonniers civils en les emmenant avec lui, provoquant l’ire des Irakiens. La hache de guerre est désormais déterrée et il s’ensuit une course poursuite entre américains et irakiens. Un char irakien élimine un jeune enfant et les soldats recourent à des tirs de gaz, l’arme des lâches et des non-civilisés aux yeux des Américains. Obligés de choisir entre l’or et sauver des enfants pendant la bataille qui se déroule sous nos yeux, Gates opte pour les enfants et jette son sac remplit d’or. La vie d’un enfant vaut plus que de l’or pour un Américain alors que pour les Irakiens elle ne vaut pas grand-chose. Barlow, l’un des cinq soldats américains, est fait prisonnier par les Irakiens et emmené dans un bunker. Les tendances sadiques de l’oriental éclateront au grand jour pendant la séance de l’interrogatoire. Le soldat irakien s’acharne violement sur son prisonnier, justifiant ainsi pour le spectateur l’identification avec le prisonnier sans remise en question des motifs qui l’ont entraîné dans cette aventure au départ. Avant même que le spectateur n’ait le temps de s’interroger sur les motivations réelles de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient, il est mis en présence dans cette scène de torture, de l’Arabe type : violent, sadique, coléreux et cruel. Entre temps, les autres soldats américains discutent avec le chef des insurgés irakiens et l’on apprend que ce dernier avait fait ses études aux Etats-Unis. C’est un « sauvage » assimilé ; il est aimable, doux et civilisé. Il fait la morale aux soldats et les accuse d’avoir l’intention de les abandonner à leur sort face à Saddam Hussein [74]. Ensemble, ils concoctent un plan pour libérer leur camarade. Partant du principe que les soldats irakiens manquent de courage et craignent par-dessus tout Saddam Hussein, ils décident de simuler l’arrivée de celui-ci dans une limousine blanche avec un cortège officiel. Une scène surréaliste et burlesque à la fois qui démontre une fois de plus des arabes capons, couards, crétins et corniauds. Lorsqu’ils se rendent compte de la supercherie, ils rappliquent en tirant dans tous les sens. Le trope du mauvais tireur est souvent utilisé dans ce genre de film. Les Arabes en général, et les soldats irakiens dans ce cas, recourent à une puissance de feu démesurée en comparaison avec leur cible, qu’ils finissent par rater le plus souvent. A titre d’exemple, les Irakiens tirent à l’obus de char contre un enfant et utilisent un lance-fusées contre une petite voiture, alors qu’ils font s’abattre une pluie de balles d’un hélicoptère sans le moindre égard à la vie des civils en bas. Pis encore, même les rebelles à qui le spectateur américain peut s’identifier dans une certaine mesure ne font pas exception à cette règle. Gates décide de les désarmer. Désormais, seul les soldats américains, les maîtres « sont en droit de porter des armes et d’en faire usage ». Les Américains en revanche sont mesurés dans leur puissance de feux et précis dans leurs tirs. Déjà au début du film, l’un des soldats américains fait mouche d’une longue distance avec une seule balle. C’est le mythe des « frappes chirurgicales », décisives, rapides, mortelles, propres et intelligentes [75], qui est à l’œuvre dans ce genre de scènes. Lorsque une bataille rangée éclate dans le village, les soldats américains font preuve de retenue et de précision contrairement à leurs ennemis irakiens. Une fois dans le bunker pour sauver son camarade, Gates fait preuve d’un geste chevaleresque d’une grande clémence en accordant la vie sauve à un soldat irakien, plutôt occupé à amasser des jeans Levi’s qu’à combattre. La supériorité de l’âme américaine est encore souligné lorsque Barlow, libéré, a l’occasion de se venger en exécutant son tortionnaire. Lui aussi fait preuve de clémence et tire au-dessus de la tête du soldat irakien transi de peur. Décomposé, celui-ci fond en larme contrairement à Barlow qui n’a pas versé une seule larme et resté maître de lui-même au cours de la séance de torture. La scène de combat culmine en un geste héroïque qui n’est pas sans nous rappeler David armé de sa fronde contre Goliath. Elgin lance un ballon rempli d’explosifs contre l’hélicoptère et l’abat sur le champ. La précision du geste footballistique tranche l’issue du combat en faveur de l’Américain chevaleresque et établit une fois pour toute la supériorité de ses valeurs et de sa culture face aux orientaux. Les soldats à la motivation vénale au départ se sont rachetés par le dons de soi et la mort de l’un des leurs pour que la dichotomie classique Occident = Héros / Orient = Méchant se rétablisse enfin.

« 300 » : Une lecture biaisée de l’histoire (2006)

Le film de Zack Snyder, au récit très politisé, raconte la célèbre bataille des Thermopyles (étroit passage sur la côte est de la Grèce centrale, également appelé Hot Gate en langue anglaise, sans doute en raison des sources thermales qui s’y trouvent) qui opposa Grecs et Perses. En 480 avant JC, au cours de la deuxième invasion perse de la Grèce, Léonidas, avec sous ses ordres un groupe relativement restreint de guerriers, se mit en tête de résister contre la titanesque armée de Xerxès. Le réalisateur qui fonde son scénario sur « 300 », la bande dessinée de Frank Miller, elle-même inspirée des écrits historiques d’Hérodote, et lui ajoute une touche politique prompte à susciter la polémique, a plutôt bien réussi à appliquer de manière subliminale les stéréotypes orientalistes aux Perses ; ces mêmes stéréotypes qui ont été utilisés pour décrire Arabes et Musulmans depuis la naissance de Hollywood.

Montesquieu (1689-1755) dans ses œuvres principales, De l’esprit des lois et les Lettres persanes, conçu l’expression ‘despotisme asiatique’ en référence aux états autoritaires comme les empires chinois et perse. Plus d’un siècle plus tard, s’adressant à la Chambre des Communes en 1910, Arthur James Balfour se fit l’écho de ces mêmes clichés lorsqu’il affirma que « Les Nations occidentales sont dotées ; dès leurs premiers pas dans l’histoire ; de dispositions à l’auto-gouvernance…avec leurs propres mérites…Vous pouvez chercher dans l’histoire toute entière des Orientaux ; ce que l’on appelle généralement l’Est ; sans trouver la moindre trace de telles dispositions. Ils ont vécu touts leurs siècles grandeur… sous le joug du despotisme et de l’absolutisme”. Cette interprétation de l’histoire est caractéristique de la pensée orientaliste. Le propre de cette vision c’est qu’elle attribue à « l’Autre », en l’occurrence à l’étranger non blanc, non occidental, des idiosyncrasies immuables et intemporelles. D’après cette interprétation de l’histoire, les régimes « orientaux » (il y a lieu de souligner, soit dit en passant, cette généralisation qui occulte les ipséités propres à chaque nation) sont intrinsèquement despotiques, férocement anti-institutionnels et opposés à toute forme de modération et aux structures politiques quelles qu’elles soient. Ils sont un véritable désert de servitude et incarnent par excellence le mal en politique. Aussi, Zack Snyder nous raconte-t-il que le souverain absolu Xerxès a le droit de vie ou de mort sur ses sujets et se languit de nouvelles conquêtes et d’un empire toujours plus vaste. Dans l’une des premières scènes du film, on voit le roi Spartiate Léonidas accorder une audience à l’émissaire de Xerxès. Ce dernier l’informe que le roi perse compte sur la soumission totale de Sparte et des Athéniens, soit la civilisation occidentale à son empire, c’est-à-dire à la civilisation orientale despotique. Léonidas, digne et intrinsèquement libre incarnant la vertu ancienne, la raison et l’honneur de la civilisation occidentale préfère mourir plutôt que de s’agenouiller devant le despote aux exigences scandaleuses. Et c’est là que pourtant réside le talon d’Achille de ce récit de l’histoire, dans le fait qu’il est myope ou pis encore sciemment tronqué. Car, loin d’être un phare de liberté et de démocratie, Sparte (vers 550 avant JC) était un état militariste et belliqueux où les femmes avaient pour seul devoir d’enfanter, de transmettre les valeurs de la phallocratie et de renoncer à l’éducation de leurs enfants en faveur de l’état qui appliquait un régime eugéniste implacable et impitoyable aux enfants anormaux. D’ailleurs il n’est pas étonnant que le troisième Reich s’inspira de Sparte et non d’Athènes pour former la jeunesse allemande à sa culture d’état. Ephialtès, le bossu qui trahit Léonidas dans le film, nous y est présenté comme le survivant de ce régime eugéniste. Cependant, le véritable Ephialtès, qui est mort vers 461 avant JC, était un Athénien démocrate à l’origine de la démocratie athénienne florissante. Il était fervent défenseur de la souveraineté populaire et ennemi acharné du régime spartiate autoritaire et élitiste que représentait le Général Cimon (c.510-451 avant JC), qui joua un rôle important dans la construction de l’empire athénien après la guerre contre la Perse et combattit les idées de Périclès (c.495-429 avant JC) et ses politiques démocratiques. Plus tard, son rôle dans l’annonce du changement démocratique coûtera la vie à Ephialtès. A cet égard, Zack Snyder s’aligne sur les attitudes néo-conservatrices et fascistes de Frank Miller et finit par se contredire. Si la liberté est l’ultime vertu aux yeux de Zack Snyder et de Frank Miller et si Sparte en est l’incarnation chenue, comment cela se fait-il que le seul véritable démocrate soit présenté sous les traits aussi peu avenants d’un bossu hideux ? Si Ephialtès est persona non grata à Sparte, la démocratie entendue en tant que volonté de l’assemblée populaire et le libre choix des gouverneurs par les gouvernés ne devrait-elle pas l’être tout autant ? Enfin, puisque Ephialtès, passé entre les mailles de l’eugénisme, finit tout de même par trahir son peuple, ne sommes-nous pas invités à penser que le film approuve le concept darwinien de sélection du plus fort parmi les membres de la société et de l’eugénisme prôné plus tard par le Troisième Reich ?

Par ailleurs, l’attitude cinématographique [76] du film établit une distinction très claire entre les deux races. Contrairement à la bande dessinée de Frank Miller, où les Athéniens sont tout aussi hâlés par le soleil, Zack Snyder choisit de représenter ses héros, les Spartiates, comme des Blancs opposés aux Perses anti-héros au teint bistré. L’armée de Xerxès est faite de soldats scélérats basanés et enturbannés, ce qui rappelle de manière subliminale les Arabes ou les Musulmans, qui incarnent la catégorie imaginaire des « Orientaux », selon un récit historique chimérique institué qui place l’Occident au centre de toute chose et en particulier de la modernité ; comme représentation à la fois unique et inique de la réalité. C’est une guerre froide très esthétique qui s’enflamme entre deux civilisations ennemies que dépeint le récit cinématographique de Zack Snyder. En outre, dans la scène où Xerxès, efféminé et mièvre par opposition à Léonidas le viril, essaie de corrompre Ephialtès, nous assistons tels des voyeurs à une scène d’orgie, foire d’empoigne de la luxure et du stupre, qui rappelle ce stéréotype qui de tout temps à frapper Orientaux, Musulmans, Arabes et apparentés que l’on disait lascifs et hédonistes. Raphael Patai, dans son « étude » intitulée « The Arab Mind » (l’Esprit Arabe) écrit que « l’hospitalité sexuelle ainsi que d’autres manifestations de laxisme sexuel ont été constatés au cours du 19ème siècle au sein de plusieurs tribus au sud de l’Arabie…Cette permissivité est certainement due à un résidu de rituels de fertilité, qui avaient pour but d’assurer la reproduction humaine, animale et végétale » [77]. Raphael Patai avance qu’une étude menée sur des campus universitaires américains a montré que « …l’activité sexuelle est plus intense chez les étudiants d’origine arabe que leurs homologues américains. » [78] D’après un témoignage d’Edward William Lane repris dans l’ouvrage de Patai, le goût pour la chose sexuelle est si répandu parmi les Arabes que « …les choses (de nature sexuelle) sont nommées et les sujets sont abordés par les dames les plus distinguées sans qu’elles aient la moindre idée de l’inconvenance d’un tel comportement aux regards des hommes, que même des femmes de mauvaises vertus chez nous (i.e. l’Angleterre) n’oseraient probablement pas abordés » [79]. Il rapporte encore le témoignage d’un « observateur » qui affirme que « …même les petites filles qui jouent à la poupée reproduisent des scènes (à caractère sexuelle) d’un réalisme parfait. Il reste que cette impudence bestiale n’a rien d’alarmant ni d’obscène » [80].

Le penseur italien Benedetto Croce avait dit un jour que toute histoire est contemporaine et le récit, voulu historique, de « 300 » l’est sans aucun doute. Avec pour toile de fond une politique étrangère américaine de plus en plus belliqueuse, le spectateur est amené à faire le parallèle avec les « croisades » récemment lancées contre les « islamo-fascistes » par les néo-conservateurs, avec qui Frank Miller se reconnaît une certaine parenté, sauf que c’est l’Iran qui est la cible cette fois-ci [81]. Cependant, Miller et Snyder font une lecture particulièrement biaisée de la politique contemporaine i.e. une lecture où les victimes sont blâmées et où les agresseurs sont épargnés ou pis encore présentés comme des opprimés. La « guerre contre le terrorisme » récemment lancée par l’administration américaine a laissé les coudées franches à ceux qui dans leurs publications, articles de presse, émissions télé ou radio ont essayé par leurs attitudes textuelles d’expliquer et de justifier les politiques américaines en réduisant les « Orientaux » à des fanatiques obsédés par la terreur et l’effusion de sang. Pour donner à ce récit un semblant de vérité, les centres de pouvoir utilisent entre autres choses les travaux fallacieux de soi-disant érudits ou « experts », qui sévissent sur les chaînes américaines, comme le faisaient par le passé les puissances coloniales d’antan pour justifier l’occupation et soulager « le fardeau de l’homme blanc » menant sa mission civilisatrice auprès du « sauvage ». Certains auteurs comme Joseph Wheelan dans son livre Jefferson’s War sont caractéristiques de cette tendance à donner un nouveau tour à l’histoire. D’après lui, « Il était de notoriété publique chez les Américains cultivés que Tripoli, Tunis, Alger, et le Maroc étaient des Etats musulmans et qu’ils extorquaient des tributs des Européens par la terreur…Les Etats de Barbarie…représentaient une menace sérieuse et solide à l’Europe chrétienne et à l’Amérique [82]. On se contentera d’en retenir que l’auteur utilise des noms géographiques lorsqu’il se réfère à des entités politiques ou géographiques comme l’Europe et l’Amérique mais use d’un adjectif pour le moins très peu mélioratif lorsqu’il s’agit de désigner l’autre, celui qui n’est pas occidental, dans le cas présent, les Musulmans. Ainsi, « barbarie », terme au charme désuet, est remis au goût du jour pour servir essentiellement à désigner la zone géographique qui s’étend de l’Egypte au Maroc et que les Européens connaissaient sous le nom de « Côte barbare » [83]. ‘Séparés par 200 ans, les deux conflits peuvent sembler au premier regard ne pas avoir de points communs, à l’exception que des ennemis musulmans attaquent des civils américains. Les Etats de Barbarie exerçaient la terreur au nom de l’islam à des fins mercantiles, et non pas politiques, à l’inverse d’Al-Qaida et ses acolytes. Leurs déprédations n’ont pas eu lieu à New York ou Washington mais plutôt en Méditerranée et à l’est de l’atlantique à l’encontre de contractuels civils « infidèles » transportant des marchandises à bord de navires. Il n’en demeure pas moins qu’il s’agissait de terreur perpétrée cyniquement au nom du « Jihad » islamique ; qui est le prétexte invoqué par Al-Qaida pour justifier le détournement d’avions pour les faire s’écraser dans les symboles les plus visibles de la puissance américaine. La réaction des Etats-Unis en 1801 étaient similaire à celle d’aujourd’hui : ‘dents pour dents” comme le résume Jefferson succinctement” [84].

Dans ce cas, l’essence précède l’existence ; à l’époque déjà, les « Orientaux » pouvaient être réduits à des terroristes. Ce n’est pas l’essence qui a changé mais bien les objectifs de ces derniers. Si auparavant le terrorisme était utilisé avec tant d’ardeur, c’était pour l’intérêt financier que l’on pouvait en tirer. Aujourd’hui, il s’agit de pouvoir réaliser des objectifs politiques. Assiégé, l’ « Occident » vertueux et immaculé n’a d’autre choix que de se défendre coûte que coûte. Dans cette même veine, Zack Snyder fait des Perses des fanatiques, conquérants violents et impitoyables. Ce choix pose le principe d’un « Orient » qui serait un tout stabile et constant, intrinsèquement et intemporellement différencié de l’« Occident ». Si les raisons de leur utilisation varient d’une époque à l’autre, les stéréotypes sont de toutes façons recyclés ad nauseam. Ainsi, la sensualité et le caractère belliqueux utilisés par le passé pour se référer à d’autres populations orientales sont-ils devenus traits indéracinables des Musulmans. Cette essence, telle qu’elle est perçue au travers du prisme orientaliste est telle qu’elle est parfois interprétée en termes métaphysiques est tant historique, en ce qu’elle remonte à des temps immémoriaux, qu’anhistorique puisqu’elle enferme son objet dans une « spécificité non-évolutive » [85] plutôt que de le replacer dans son contexte historique comme cela se fait pour d’autres nations ou cultures. Il s’ensuit que des catégories essentielles de peuples sont créées de manière pseudo scientifique et que l’on se retrouve face à des ensembles typologiques putatifs comme homo africanus, homo arabicus, homo judaicus, homo persianus... etc. Ces catégories de peuples considérés comme des étrangers non occidentaux sont incapables de rivaliser avec l’« Occidental ». D’après Hegel, ils sont pré-politiques et pré-historiques puisque sur l’échelle de l’évolution humaine, les échelons inférieurs sont occupés par les Orientaux et les échelons supérieurs par les Allemands, alors qu’Emmanuel Kant pense que les Orientaux ne sont pas faits pour produire ou apprécier le beau et le sublime [86]. « Un oriental vit en orient ; il mène une vie orientale aisée dans un état de despotisme et de sensualité orientaux ; profondément teinté d’un sentiment fataliste » [87].

Autre thème avec lequel le film prend des libertés : la dialectique entre raison et mysticisme. Alors que les Spartiates sont décrits comme des individus doués de raison, les Perses s’en voient complètement dépourvus. L’homo persianus est « prêt à écraser la Grèce, îlot de raison et de liberté dans une mer de mysticisme et de tyrannie », comme l’écrivait Frank Miller. En ce qui concerne une sous-catégorie d’Orientaux, c’est-à-dire les Arabes, H.A.R. Gibb est d’avis que les grands philosophes arabes et musulmans n’étaient que des exceptions dues à une forme d’accident de l’histoire puisque ‘ l’esprit arabe ; qu’il s’agisse de sa relation avec le monde extérieur ou lorsqu’il est engagé dans un processus intellectuel ; ne peut se défaire de ce sentiment intense pour l’individualité et la démarcation des événements concrets…C’est là... la raison qui explique l’aversion que les musulmans ressentent envers la rationalité ... le rejet du mode de pensée rationnel flanqué d’une éthique utilitariste indélébile provient, par conséquent, non pas de ce que l’on appelle l’« obscurantisme » des théologiens musulmans mais plutôt de l’atomisme et la dissemblance qui caractérisent l’imagination arabe » [88].

Ces perceptions différentialistes ont été utilisées sans relâche pour fournir explications pseudo-rationelles et exégèses ad hominem au fait que les Orientaux avaient manqué le train de la Modernité. Faisant un usage fallacieux de l’historiographie, des « experts » autoproclamés ergotent sur les insuffisances inhérentes à l’esprit oriental et se livrent à un anthropocentrisme mêlé d’occidocentrisme pour justifier leurs convictions suprématistes. Ce faisant, ils ignorent sciemment le fait que la Modernité, engendrée par ce que l’on a appelé les valeurs et les idées des Lumières, a été imposée aux autres non blancs par la force du canon. Ces ‘endroits vierges sur la carte’ [89] que l’on appelait Afrique et Orient étaient devenus ‘un lieu ténébreux’ à qui les apôtres blancs ont eu pour devoir suprême d’apporter la lumière.

Agitant l’épouvantail d’une altérité essentiellement menaçante à l’instar des films précédents ; « 300 » met des moyens esthétiques à la disposition d’une politique étrangère américaine aux visées de plus en plus impérialistes. “…Les empires se sont toujours souciés d’extraire les richesses des provinces en faveur du centre sans le moindre égard aux droits des peuples assujettis. Ces richesses ne sont sans doute pas destinées à toutes les classes sociales de la nation impériale – En fait, certains parmi les couches sociales inférieures doivent combattre et payer de leurs vies pour sauvegarder l’empire- il n’en demeure pas moins qu’elles bénéficient toujours l’élite. ” [90] Dans le droit fil d’une longue tradition d’attitudes suprématistes, de stéréotypes et de pratiques différentialistes élaborées et utilisés par les Orientalistes, Franck Miller et Zach Snyder ont recyclé de vieux clichés pour les apposer à l’ennemi du jour. De ce point de vue-là, « 300 » avec sa skiagraphie esthétisée et intellectuellement fallacieuse, n’est qu’un non-événement de plus.

NOTES

[1] Extrait du hérem contre Spinoza qui fut exclu de la communauté juive d’Amsterdam le 27 juillet 1656 Spinoza. Le texte intégral du hérem dans : Méchoulan, Henry, Etre Juif à Amsterdam au temps de Spinoza. Albin Michel, 1991, pp.140-141.

[2] Withaker, Ben, “Japan’s Outcast : The Problem of the Burakumin”, in Ben Whitaker (éd.), The Fourth World : Victims of Group Oppression, Londres, Sidwick and Jackson, 1972, p.337, cité dans Elias, Norbert et Scotson, L. John. Logiques d’Exclusion. Fayard, 1997.

[3] Rancière J, La Mésentente. Paris, Galilée, 1995. p.45.

[4] Arendt, Hannah. « Imperialism », The Origins of Totalitarianism. Harvest Book. New York, 1997.

[5] “Established and Outsiders” Elias, Norbert et Scotson, L. John. Logiques d’Exclusion. Fayard, 1997.

[6] Bourdieu, Pierre. La Domination Masculine. Paris. Le Seuil. 1998 ; Langage et Pouvoir Symbolique. Paris. Le Seuil. 2001.

[7] Allen, V.L., & Wilder, D.A.. Categorization, belief similarity, and group discrimination. Journal of Personality and Social Psychology, 32, 971-977. 1975 ; Brewer, M.B. In group bias in the minimal intergroup situation : A cognitive-motivational analysis. Psychological Bulletin, 86, 307-324. 1979 ; Tsui, A.S., Egan, T.D., & O’Reilly, C.A. Being Different : Relational demography and organizational attachement. Administrative Science Quarterly, 37, 549-579. 1992.

[8] Adorno, T.W., Frenkel-Brunswik, E., Levinson, D.J., & Sanford. The Authoritarian Personality. New York. Harper. 1950 ; Allport, G.W. The Nature of Prejudice. Cambridge, MA : Addison-Wesley. 1954 ; Pettigrew, T. Prejudice. Cambridge, MA : Harvard University Press. 1982.

[9] Bobo, L. Group Conflict, prejudice and the paradox of contemporary racial attitudes. In P.A. Katz & D.A. Taylor (Eds.), Eliminating Racism : Profiles in Controversy. New York : Plenum. pp. 85-116 ; Sherif, M. Group Conflict and Co-operation. London. Routledge & Kegan Paul. 1967 ; Sidanius, J., & Pratto, F. Social Dominance : An intergroup theory of social hierarchy and oppression. New York : Cambridge University Press. 1999.

[10] Brewer, M.B., & Campbell, D.T. Ethnocentrism and Intergroup Attitudes. New Yok : Wiley. 1976 ; Brewer, M.B., & Miller, N. Intergroup Relations. Buckingham, UK : Open University Press. 1996 ; Sumner W.G. Folkways. New York : Ginn. 1906 ; Tajfel, H., & Turner, J.C. The Social Identity Theory of Intergroup Behavior. In Worche & W.G. Austin (Eds.), The Psychology of Intergroup Relations. Chicago : Nelson-Hall. 1986. pp. 7-24.

[11] Sidanius, J., & Pratto, F. The Inevitabilty of oppression and the dynamics of social dominance. In P. Sniderman, P.E. Tetlock, & E.G. Carmines (Eds.), Prejudice, Politics, and the American Dilemma. Stanford, CA : Stanford University Press. 1993. pp. 173-211.

[12] Fiske, S.T, Controlling other people. American Psychologist, 48, 621-628. 1993 ; Bourdieu, Pierre. La Domination Masculine. Paris. Le Seuil. 1998 ; Langage et Pouvoir Symbolique. Paris. Le Seuil. 2001 ; Ibid., Sidanius, J., & Pratto, F. 1999.

[13] Ibid., Norbert et Scotson, L. John. 1997.

[14] Dayan-Herzbrun, Sonia. Du Paria à l’Elu : autour de Thomas Mann. Dans Le paria, une figure de la modernité. Revue Tumultes, n°21-22, novembre 2003. Paris, Editions Kimé, p.201.

[15] [Dans la civilisation traditionnelle des Indes] Individu n’appartenant à aucune caste, considéré comme un être impur dont le contact est une souillure et rejeté de ce fait par l’ensemble de la société. Synon. intouchable. Les castes inférieures [dans l’Inde], les parias, sont des êtres vils par nature ; ils sont la chose des castes supérieures, dont les membres ont seuls conscience de la dignité de la personne (COUSIN, Hist. philos. mod., t.3, 1847, p.321). Brahmes affinés et superbes, dédaigneux des costumes et des parures, vont moins vêtus encore que les hommes de moyenne caste ou que les parias (LOTI, Inde sans Angl., 1903, p.65). Cf. Paria dans le Dictionnaire le Trésor de la Langue Française.

[16] « …Pareas vient de Duarte Barbosa (1516) qui a servi le roi du Portugal en Inde de 1500 à 1517. Cf. Duarte Barbosa, The Book of Duarte Barbosa, An Account of the Countries Bordering on the Indian Ocean and their Inhabitants…Completed around the year 1518, tr.Mansel Longworth Dames, New Delhi, Asian Educational Services, 1989, vol. 1, pp.53-58 in Varikas, Eleni “La Figure du Paria : Une Exception qui Eclaire la Règle”, Revue Tumultes, n°21-22, novembre 2003. Paris, Editions Kimé, p.88-89.

[17] « Pariah States » ou « Rogue States » sont des expressions souvent utilisées dans les médias américains pour désigner des Etats (l’Irak, l’Iran, Cuba et la Libye, cette dernière a été retirée de cette liste après l’amélioration des rapports avec l’administration de G. Bush) perçus par les Etats-Unis comme ennemis ou « indisciplinés ». L’idée de discipline fait penser à l’expression « Pariah Dogs » ou chien errant ou sans maître et partant l’idée que les Etats-Unis incarnent le rôle du maître qui est en droit de discipliner et punir les individus dont il a la charge et qui ne se comportent pas conformément à ses dictats.

[18] Zinn, Howard. A People’s History of The United States : 1492-Present. Harper Collins, New York, 1980. Voire également : Brandon, William. The Last Americans : The Indian in American Culture. New York : McGraw-Hill, 1974 ; Jennings, Francis. The Invasion of America : Indians, Colonialism, and the Cant of Conquest. Chapel Hill : University of North Carolina Press, 1975 ; de las Casas, Bartolomé. History of the Indies. New York : Harper and Row, 1971 ; Nash, Gary B. Red, White, and Black : The Peoples of Early America. Englewood Cliffs : Prentice-Hall, 1970.

[19] Etant donné qu’ils partageaient initialement la même condition de servitude, les serviteurs blancs et noires s’identifiaient à la même cause et se reconnaissaient dans cette même expérience ou histoire « lacrymale » (Benbassa. E). Ils arrivait souvent que les deux fuyaient ensemble jusqu’à ce que des lois différentialistes furent promulguées dans les colonies pour rompre cette solidarité naissante. Takaki Ronald. A Different Mirror : A History of Multicultural America. Back Bay Books ; New York. 1993

[20] . Ils allaient importer dans le nouveau monde la division raciale qu’ils avaient imposée aux peuples colonisés. Ainsi, les Irlandais étaient perçus comme indolents et naturellement paresseux. Vivant comme des bêtes sauvages, ils étaient également considérés criminels et souvent enclins à dérober l’Anglais de ses possessions. Les colonisateurs anglais se considéraient responsables par une injonction divine de civiliser les Irlandais en habitant leur terre barbare. Ils mirent en place une structure sociale différenciée qui prohibait aux irlandais le port d’habits anglais ou d’armes. « …aucun irlandais né de la race irlandaise et éduqué en tant qu’irlandais n’est en droit d’acquérir un lopin de terre, être éligible, faire partie d’un jury ou faire office de témoin dans un procès »Muldoon, James, « The Indian as Irishman, » Essex Institute Historical Collections, vol. III. Octobre 1975. p 284. En outre, il était interdit aux Irlandais de contracter mariage avec les Anglais. L’état de sauvagerie était défini initialement en relation avec les Irlandais, désormais il allait être appliqué aux indiens d’Amérique. Voir également : Nicholas P. Canny, « The Ideology of English Colonization : From Ireland to America, William and Mary Quarterly, 3rd series, vol. 30, n°4. Octobre 1973 ; Jennings, Francis. The Invasion of America : Indians, Colonialism, and the Cant of Conquest. New York, 1976. In White Supremacy : A Comparative Study in American and Southern African History. New York, 1971 ; Quinn David B. The Elizabethans and the Irish. Ithaca, New York, 1966.

[21] L’état plébéien dans l’antiquité romaine désigne celui qui est privé de parole publique. « Un homme sans inscription symbolique et muet ». J. Borreil, « Le combat des « muets du mutisme civil », in J. Borreil (sous la dir. de), Les Sauvages dans la Cité : auto-émancipation et instruction des prolétaires au XIXe siècle, Seyssel, Champs Vallon, 1985, p. 22.

[22] « Caliban » serait une anagramme de « Canibal ».

[23] En proclamant que « …nous sommes honteusement devenus indianisés », le révérend Matter faisaient référence aux dangers qui guettaient la société puritaine de l’intérieur et qui menaçaient de la transformer en société dégénérée comme celle des indiens d’Amérique ; une société pleine de vices et encline à l’indolence et la luxure. Etre « indianisé » signifiait être au service du diable. Matter Colon, On Witchcraft : Being, The Wonders of the Invisible World. (New York, originally published in 1692), p.53 in Takaki Ronald. A Different Mirror : A History of Multicultural America. Back Bay Books ; New York. 1993, p. 41 ; Simpson William, “Cultural Bias in the New England Puritans’ Perception of Indians,” William and Mary Quarterly, 3rd series, vol. 38. Janvier 1981. pp. 62, 70.

[24] Thomas Jefferson écrivant au Frère John Baptist de Coigne, chef de Kaskaskia, juin 1781 et à John Page, août 1776, in Andrew A. Lipscomb and Albert E. Bergh (eds.), Writings of Thomas Jefferson, 20 vols. Washington D.C., 1904. vol.16, p. 372 ; vol.4, pp.270-271.

[25] « Benjamin Franklin : Un Américain à Paris », exposition du 5 décembre 2007 au 9 mars 2008 au musée Carnavalet.

[26] Labaree & Wilcox, The Papers of Benjamin Franklin, 4:231.

[27] Hunt H. Michael. Ideology and U.S. Foreign Policy. Yale University, 1987, pp.53-54.

[28] Weinberg Albert K., Manifest Destiny : A Study of Nationalist Expansionism in American History. Baltimore, 1935, p. 83.

[29] Cité dans : Andrist Ralph K. The Long Death : The Last Days of the Plains Indians. New York, 1964, p. 154.

[30] Saïd Edward. “The Clash of Definitions” Reflections on Exile and Other Essays. Cambridge, MA : Harvard University Press. 2000 ; p. 574.

[31] Saïd Edward, Orientalism. Vintage Books. New York, 1979. p. 43.

[32] Pour une généalogie du vocable “barbare” voir : Droit Roger-Pol. Généalogie des Barbares. Odile Jacob, Paris. 2007.

[33] Waltz James Calvin. “Western European Attitudes Toward the Muslims Before the Crusades”. Thèse de Doctorat, Michigan State University, 1963 in Suleiman W. Michael. Arabs in the Mind of America. Amana Books. 1988. p.8.

[34] Daniel Norman. Islam and the West : The Making of an Image ; Islam, Europe and Empire. Edinburgh University Press, 1966 ; Southern R.W. Western Views of Islam in the Middle Ages. Cambridge, Harvard University Press, 1962.

[35] Cromer, « Modern Egypt » in Saïd, Orientalism. p. 38

[36] Ibid.

[37] Nasir J. Sari. The Arabs and the English. Longman, London. 1979.

[38] Montgomery James A. Arabia and the Bible. Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1934.

[39] Balibar Etienne et Wallerstein Immanuel, Race, Nation, Classe : Les identités ambiguës. La Découverte, Paris 1988. p. 34.

[40] J’emprunte ce terme à Jack Shaheen dans son anthologie des films hollywoodiens anti-arabes : Reel Bad Arabs : How Hollywood Vilifies a People. Olive Branch Press. New York. 2001.

[41] L’acteur américain Richard Dreyfuss déclara dans une entrevue que les films d’Holywood ont eu plus d’impact sur lui que les manuels scolaires, les instituteurs ou même ses propres parents. « This Morning » sur CBS, le 10 juillet 1999.

[42] Henry Kissinger, « Stone’s Nixon », Washington Post, le 24 janvier 1996.

[43] Entre 1870 et 1924 de lois drastiques furent promulguées pour limiter le flux migratoires principalement en provenance d’Asie. Ayant encore des passeports ottomans, les Arabes étaient considérés asiatiques.

[44] Weiss Ken et Goodgold Ed. To Be Continued…New York. Crown. 1972. pp. 335-36.

[45] Le 16 mars 1968, les soldats américains massacrèrent plus de 500 civils vietnamiens en majorité femmes et enfants à My Lai, un village de la République du Vietnam.

[46] Une mitraillette très légère et compacte de fabrication israélienne développée par Uziel Gal durant les années 1940.

[47] Sweet Mathew. “Movie Targets : Arabs Are the Latest People to Suffer the Racial Stereotyping of Hollywood,” The Independent. Le 30 juillet 2000.

[48] BBC News, 26 octobre 2000.

[49] Ibid.

[50] New York Times, 26 octobre 2000.

[51] The Daily News, 25 octobre 2000.

[52] Dans un article du magazine Israelinsider paru le 27 mars 2008, on peut lire le titre suivant : “Barack Obama est-il un Loup Musulman dans une Laine Chrétienne ? » ; New York Times, le 9 mars 2008 « Obama and the Bigots ».

[53] Bourdieu, Pierre “Ce que Parler Veut Dire, Paris, Fayard 1982. p. 150.

[54] Voir à titre d’exemple : Frentz S. Thomas et Farell B. Thomas, « Conversion of America’s Consciousness : The Rethoric of the Exorcist,” Quarterly Journal of Speech 61 (février 1975) ; Gans J. Herbert ; “The Exorcist : A Devilish Attack on Women,” Social Policy 5 (1) ; Kermode Mark, The Exorcist, 2nd ed. ; Kinder Marsha et Houston Beverle, “Seeing Is Believing : The Exorcist and Don’t Look Now,’ in American Horror : Essays on The Modern American Horror Film, ed. Waller A. Gregory ; Williams Tony, Hearths of Darkness : The Family in The American Horror Film.

[55] Kermode, The Exorcist, pp.23-28.

[56] Comporesi Pierro, The Fear of Hell : Images of Damnation and Salvation in Early Medieval Europe. Pennsylvania State University Press, 1991. p. 75.

[57] Cette mise en scène de l’orient nous fait penser à la description faite par Dante Alighieri dans la Divine Comédie. Il y a lieu de signaler à cet égard qu’au cours de son parcours dans les cercles de L’Enfer ; et plus précisément dans le cercle le plus bas, Dante trouve le prophète Mahomet et son neveu Ali subissant le châtiment éternel qui consiste à sectionner leurs corps en deux pour avoir semé la discorde et les schismes dans la communauté religieuse de l’humanité. Dante Alighieri. La Divine Comédie. Ed. Flammarion (édition bilingue français - italien). 2006.

[58] Une image subliminale qui renvoie aux groupes palestiniens tels le FPLP, Septembre Noir ou le FDLP, les années 70 étant le début des actions à l’échelle internationale des groupes armés palestiniens qui se sont fait connaître par les détournements d’avions ou les attentats comme l’enlèvement des athlètes israéliens pendant les jeux olympiques de Munich.

[59] Il n’est pas inhabituel que le discours orientaliste au cinéma recourt également au trope du cow-boy avec son regard colonialiste, son raisonnement scientifique et cartésien, sa civilisation et son sex-appeal dominant les individus aux antipodes de la vertu qu’il représente. Aussi, la culture orientale est-elle pour lui antithétique avec la sienne et un rapport masculin/féminin est ainsi institué par le récit cinématographique qui dote le héros occidental d’une puissance phallique qui lui permet de pénétrer le corps féminisé de l’Orient pour en déceler tous les mystères et le révéler nu au regard du spectateur qui s’identifie ainsi au héros. Indiana Jones, Robinson Crusoe, Phileas Fogg et Laurence d’Arabie sont autant d’exemples de ce rapport dominant/dominé. Voir : Shohat Ella, “Gender and Culture of Empire : Toward a Feminist Ethnography of the Cinema” in Bernstein Matthew et Studlar Gaylyn (eds.).Visions of The East. Rutgers University Press. 1997.

[60] Ellis John. Visible Fictions : Cinema, Television, Video. Routledge. London, 1992. pp.45-47

[61] Dans sans étude sur les représentations des arabes dans la revue National Geographic, Linda Steet établit la relation normative dans les fouilles archéologiques dans laquelle l’archéologue occidental se tient debout supervisant à partir d’un point surélevé les terrassiers arabes creusant le sol. Steet Linda. Veils and Daggers. Temple University Press. Philadelphia. pp.103-104.

[62] Daniel Norman. Islam and the West. Oneworld Publications. 2000. P.17.

[63] Paul Oppenheimer identifie six signifiants du « mal » dans les discours artistiques : un paysage exotique et temporellement différencié, un mélange surréaliste de naturalisme et du fantastique, un sentiment d’impuissance et de vulnérabilité, l’effondrement du langage, la représentation du mal dans son degré le plus extrême (opulence somptueuse/misère absolue), mouvements ou actions répétitives, les êtres maléfiques étant condamnés à une incessante activité et à un appétit insatiable. Oppenheimer Paul. Evil and the Demonic : A New Theory of Monstrous Behavior. NYU Press. 1999. p.6.

[64] « Ils nous détestent », « Ils détestent notre mode de vie »…etc sont des phrases très récurrentes dans les discours de George Bush II notamment depuis les événements du 11 septembre, qui ont été largement capitalisés pour dédouaner et naturaliser ce discours d’exclusion.

[65] Sur les rapports entre armée et genre, voir : Jeffords Susan. The Remasculinization of America : Gender and the Vietnam War. Indiana University Press. 1989.

[66] Sur ce thème du masculin/féminin dans le rapport dominant/dominé, colonisateur/colonisé, voir Edward Saïd, « L’Orientalisme » ; Shohat Ella, “Gender and Culture of Empire : Toward a Feminist Ethnography of the Cinema” in Bernstein Matthew et Studlar Gaylyn (eds.).Visions of The East.

[67] Schiller Herbert I. « Manipulating Hearts and Minds », in Triumph of the Image : The Media’s War in the Persian Gulf, a Global Perspective, ed. Hamid Mawlana, George Gerbner, Herbert I. Schiller. Westview Press. 1992.

[68] Cette histoire a été largement diffusée dans les médias américains alors même qu’elle était totalement fausse. Quelques années plus tard, on apprendra sans trop de tapage médiatique que la jeune fille qui avait témoigné devant le congrès et dont on avait caché le nom de famille pour « protéger sa famille des représailles irakiennes », n’était en fait autre que la fille d’un émir koweïtien, qui a effectué un témoignage monté de toute pièce par la firme américaine de relations publiques Hill & Knowlton.

[69] « Congratulations. You just shot yourself a rag-head ». “rag-head”, “towel-head”, “Camel Jockey”, “Sand nigger”…etc sont autant d’appellations péjoratives courantes dans la société américaine pour designer les Arabes. Voir le roman sur la vie d’une Arabe-Américaine dans un lycée américain pendant la guerre du Golfe : Erian Alicia : Towel Head. Simon & Schuster. New York 2005.

[70] Ces scènes ont induit la fausse perception chez certains critiques de cinéma, Jack Shaheen par exemple, que « Les Trois Rois » était un film anti-guerre qui rompait avec les stéréotypes anti-arabes.

[71] Dans ce tableau intitulé « Le Charmeur de Serpent », Jean-Léon Gérôme dépeint un jeun enfant nu debout avec un serpent autour du coup. Un groupe d’hommes, avec au centre un vieux notable à la barbe blanche, regarde le spectacle. Sterling and Francine Clark. Art Institute, Williamstown, Massachusetts.

[72] La question de la tortue se voit accorder un traitement différent dans le cinéma américain depuis le scandale d’Abou Ghraib. La série télévisée « 24 », produite par Twentieth Century Fox, montre par exemple le héros recourant à la tortue pour « un motif noble », qui consiste à obtenir des informations rapidement afin d’éviter la mort de civils innocents. Un long débat concernant l’opportunité de recourir à la torture et comment définir un acte de tortue ne finit pas d’agiter la société américaine.

[73] Cette scène est une reproduction d’une célèbre image gravée dans l’inconscient collectif de la génération du Vietnam : Le Général Nguyen Ngoc Loan qui exécute à bout portant un prisonnier menotté du Front de Libération Nationale à Saigon en 1968. Franklin H. Bruce. Vietnam and Other American Fantasies. University of Massachusetts Press. 2001. p.14.

[74] Cette scène s’appuie sur le fait que l’administration américaine sous Bush père avait incité les Chiites irakiens à se soulever pendant la guerre du Golfe et a fini par les abandonner à leur sort.

[75] Ce mythe a été utilisé ad nauseam dans les films sur la guerre du Vietnam. Askoy Asu et Robins Kevin, « Extermination Angels : Morality, Violence and Technology in the Gulf War » in Triumph of the Image : The Media’s War in the Persian Gulf, a Global Perspective, ed. Hamid Mawlana, George Gerbner, Herbert I. Schiller. Westview Press. 1992.

[76] Terme adapté du concept littéraire “attitude textuelle” décrit par Edward Saïd. Il fait référence à la tendance humaine qui consiste à préférer l’autorité d’un texte ; souvent simpliste voire viciée, à l’expérience directe de la réalité telle qu’elle est produite par des personnes physiques et réelles et les diverses cultures. Voltaire dans Candide ainsi que Cervantès dans son œuvre Don Quichotte se sont tous deux moqués de cette perception myope de la réalité telle qu’elle est présentée par le support textuel ; le cas échéant médiatique et cinématographique. Aux yeux de ces deux écrivains, la complexité de l’expérience humaine ne saurait être saisie dans sa totalité simplement par un texte.

[77] See Raphael Patai’s The Arab Mind (Long Island, NY ; Hatherleigh Press, 1973) p. 133.

[78] Ibid, p. 136.

[79] Ibid, p. 136.

[80] Ibid, p. 137.

[81] Les Américains ont beaucoup de mal à faire la distinction entre les populations du Moyen-Orient : Arabes, Turcs, Iraniens…etc. Lorsque la révolution iranienne eut lieu et la crise des otages américains éclata, le stigmate social a touché la communauté arabe aux Etats-Unis, qui plus est chrétienne en majorité.

[82] Joseph Wheelan’s Jefferson’s War : America’s First War on Terror 1801-1805 (Carroll & Graff Publishers, NY 2003), pp. 33-35.

[83] C’est ce même terme qui a donné lieu par la suite au vocable « berbère » ; terme récusé par les populations qu’il est supposé désigner, en l’occurrence les populations d’Afrique du nord, ces derniers lui préférant le terme « Amazigh ».

[84] See Joseph Wheelan’s Jefferson’s War : America’s First War on Terror 1801-1805 (Carroll & Graff Publishers, NY 2003) p. XXII.

[85] Anwar Abdel Malek, ‘Orientalism in Crisis’, Diogenes 44, Winter 1963 : 107-108.

[86] See Hegel’s Philosophy of History (New York : Dover Publications, 1956) and I. Kant’s Observations on the Feeling of the Beautiful and the Sublime (Berkeley : University of California Press, 1960).

[87] Edward W. Said, Orientalism : Vintage Books, October 1979. p. 102

[88] H.A.R. Gibb, Modern Trends in Islam (Chicago, University of Chicago Press, 1947) p. 7.

[89] Joseph Conrad, Heart of Darkness. (Wordsworth Classics, Hertfordshire, 1995) p. 35-40.

[90] Rahul Mahjan. The New Crusade : America’s War on Terrorism. New York : Monthly Review, 2002. p. 102-103.