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Esquisses

Recueil Alexandries

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mai 2024

Olivier Aïm

Surveillance, images numériques et persistances photographiques.

Champ, contre-champ et hors-champ de la capture.

auteur

Celsa Sorbonne Université

résumé

Cet article examine l’intersection entre la surveillance numérique et l’archivage photographique. Il argue que la surveillance moderne, intégrée dans les domaines médiatiques et politiques, trouve ses racines dans la reproductibilité photographique. L’étude montre comment la surveillance actuelle est vécue à travers des actes de capture et de contre-capture, tels que les captures d’écran. Bien que la relation entre surveillance et photographie soit évidente, cette dernière est sous-représentée dans les études sur la surveillance. L’article critique Michel Foucault pour avoir ignoré le rôle des médias, et souligne la nécessité de réconcilier surveillance et spectacle à l’ère numérique. L’auteur suggère que les origines photographiques de la surveillance résident dans les pratiques historiques de capture et de filature, qui ont évolué en méthodologies médico-légales. Il examine aussi l’importance culturelle contemporaine des captures d’écran, symbolisant l’acte de documenter les réalités numériques. L’article plaide pour une révision des études sur la surveillance afin d’inclure les dimensions culturelles et sémiotiques des pratiques médiatiques, affirmant que la surveillance est autant culturelle et expressive que technologique et disciplinaire.

citation

Olivier Aïm, "Surveillance, images numériques et persistances photographiques. ", Recueil Alexandries, Collections Esquisses, mai 2024, url de référence: http://www.reseau-terra.eu/article1482.html

Sommaire

Les surveillance studies : entre déterminisme et déni médiatiques
Antécédences photographiques
La visibilité au carrefour
Capture et contre-capture : les nouvelles "revendications" médiatiques
Le cas de la capture d’écran
A l’époque de la surveillabilité numérique
Les figures du renversement panoptique
La « contre-visualité » : du contre-champ au hors-champ de la capture


Le point commun entre les nouvelles approches numériques de la surveillance réside dans la réconciliation entre les enjeux médiatiques et les enjeux politiques de l’« économie de la visibilité » contemporaine. La piste suivie par Shoshana Zuboff sous le nom de « capitalisme surveillanciel » (2018), celle suivie par Bernard Harcourt sous le nom de « société de l’exposition » (2019) et celle, enfin, plus large encore, suivie par David Lyon sous le nom de « culture de la surveillance » (2018), convergent toutes les trois sur l’idée que les « représentations » et les « agentivités » de la surveillance ont fini par coloniser l’ensemble de la sémiosphère numérique : la surveillance est dorénavant « vécue » au sens où elle est tour à tour subie, agie, négociée ou performé [1]. A « l’époque de la surveillabilité numérique », les regards se doublent de gestes et de revendications scopiques, à commencer par les enjeux de capture (d’écran, notamment) et de contre-capture. Or, l’hypothèse de cet article est que ces rapports sont bien plus anciens que l’avènement des algorithmes et des plateformes, et renvoient à une « arché » photographique qui renvoie aux premiers temps de la « reproductibilité » comme enjeu d’« exposabilité » et donc de vulnérabilité médiatique.

Or, poser la question des liens entre surveillance et photographie conduit à une série de paradoxes autour d’un déséquilibre fondamental : si l’on constate, d’un côté, l’évidence de la relation entre les deux objets, à travers le questionnement sur la place de la vie privée dans l’espace public et à travers la réflexivité des œuvres et des théories visuelles portant sur l’emprise des nouvelles technologies de la surveillance, on doit bien prendre acte, d’un autre côté, de la place fort restreinte que cette dernière occupe dans le champ des surveillance studies. En réalité, cette distorsion est conforme à ce que l’on observe pour l’ensemble des médias : une omniprésence des discours autour des pratiques médiatiques doublée d’une prise en compte théorique et empirique très faible dans le champ d’étude consacré à la surveillance. A plus forte raison pour des médias plus traditionnels et fautivement considérés comme déjà bien connus et suffisamment étudiés, ainsi que peut le paraître la photographie. Si plusieurs éléments d’explication peuvent éclairer cette distorsion, il semble que le rôle de Michel Foucault, et surtout de Surveiller et punir, reste central. La lecture que fait Foucault de l’histoire de la surveillance est à la fois magistrale et claustrale. Elle absorbe dans un principe de coalescence le panoptique de Bentham pour le métaboliser en panoptisme (son "diagramme") et le faire miroiter comme le révélateur des sociétés "disciplinaires". Evidemment cette lecture est étayée, convaincante et saisissante. Mais elle se fait au prix d’un abandon, ou plutôt d’un multiple abandon : l’assimilation de la surveillance au régime du "tout voir" ; la réduction du panoptique à un dispositif d’espionnage ; la réduction du panoptisme à la discipline ; l’escamotage des enjeux du spectacle, c’est-à-dire des questions liées aux images, aux médias et, donc, aux écrans. A cet égard, on connaît la célèbre formule de Surveiller et punir qui est censée ramasser tout le périmètre de "l’économie de la visibilité" selon Foucault : "Notre société n’est pas celle du spectacle, mais de la surveillance.". Synthétique, cette sentence a formé une tradition contre-spectaculaire, a-médiatique et normative de la surveillance.

On pourrait gloser sur les raisons qui ont poussé Foucault à "liquider" la question spectaculaire (et donc médiatique), mais ce qui importe de voir ici, c’est que nous assistons actuellement à un moment empirique où ce hiatus est devenu intenable, et à un moment épistémologique où s’impose le constat d’une réconciliation inévitable : d’abord parce que nous vivons plus que jamais dans une société où la surveillance est sans cesse mise en spectacle, et où le spectacle est mis – non moins obsessionnellement - sous surveillance.

Dans cette optique, l’enjeu de cet article consistera à montrer comment un point de vue analytique sur la photographie à la fois comme médiation visuelle fondatrice et comme arché des gestes numériques de la capture (à commencer par la capture d’écran) permet de comprendre les enjeux les plus actuels de la surveillance.

Les surveillance studies  : entre déterminisme et déni médiatiques

Si l’on adopte un point de vue général, on peut dire que le champ des surveillance studies n’est encore qu’émergent et s’est longtemps adossé à un seul objet de recherche : la "nouvelle surveillance". Cela signifie qu’il repose sur un déterminisme instrumental et une centralité technologique, à savoir celle des données et de la "datavaillance" (Clarke, 1986). Les médias n’y figurent comme objets d’étude qu’à partir du moment où ils correspondent à un "saut technologique" (Foucault, 1975) supposément franchi par rapport à un état et un environnement qui les précéderaient. On peut citer dans le désordre : les caméras, les capteurs, les puces, les GAFA, le Big Data, les algorithmes, les smart-technologies, la reconnaissance faciale, l’IA, etc. En attendant la prochaine panique médiatique.

Dans ces conditions, la dimension culturelle, sociale et sémiotique des productions et des pratiques médiatiques tend à être minorée, voire ignorée. Ce n’est que récemment qu’un processus de rattrapage semble s’être mis en place, sous l’hypothèse d’un double tournant ethnologique et social de la surveillance, qui favorise le retour sur les apports analytiques des médias en tant que pratiques culturelles dont l’archéologie constitue l’une des ressources empiriques les plus précieuses. C’est dans cette perspective qu’il nous semble heuristique de considérer la précellence de la photographie, du fait même qu’elle porte avec elle l’histoire de l’exposabilité des cadres de la représentation et de l’expérience, tout en l’engageant vers le domaine de la surveillance.

Antécédences photographiques

Du côté de ceux qui ont pensé les origines de la photographie, il s’impose, en effet, depuis les premiers discours et les premières réflexivités, un imaginaire fondateur de l’ordre photographique de la surveillance et de l’"observance" (Crary, 1990) : la pose, la prise et la filature. Et, à partir de là, une trajectoire vers les sciences de la preuve et vers la criminalistique (autour de la biométrie, du fichage, du triage, du profilage, etc.) que reprennent actuellement les démarches forensiques et les formes de renseignement en données ouvertes (ou OSINT) [2].

De même, l’histoire de la privacy est directement indexée à celle des évolutions techniques de la captation photographique, lorsque les nouveaux appareils mobiles et légers, tels que les dispositifs Kodak, ont rendu la prise d’images beaucoup plus alerte et, par conséquent, infiniment plus inquiétante pour les formes instituées du pouvoir scopique de l’époque, au point de constituer la première « panique » de la visibilité sociale comme perte de la garantie de vie privée (Solove, 2004).
Il existe même des approches radicales du lien entre surveillance et photographie. Allan Sekula, par exemple, estime que " la photographie a servi à introduire le principe panoptique dans notre vie de tous les jours" (Sekula, 1986). La formule est forte, mais elle n’est pas loin de l’idée benjaminienne d’une forme d’"accoutumance", voire de « dressage des corps » (Foucault, 1975) propre aux diverses médiations audiovisuelles du 20ème siècle, qui n’ont cessé de s’installer à travers le temps jusqu’aux nouvelles formes et aux nouvelles disciplines des pratiques et des gestes optiques (Aïm, 2023). Il est même plusieurs chercheurs qui évoquent l’esthétique de la surveillance au sein de laquelle la photo et le cinéma tiendraient une place éminente, au point de constituer un "surveilant gaze". Dans ces conditions, l’hypothèse du "cinéma surveillanciel" (Zimmer, 2015) ne peut trouver dans le dispositif photographique qu’un substrat très fort notamment avec la notion d’"insu photographique" (Barthes, 1980), qui rejoue de manière appareillée la disjonction première du panoptisme de Foucault entre "voir sans être vu" et "être vu sans voir".

A ce titre, la notion de « captation » en tant qu’« arché de la photographie » (Schaeffer, 1987) est centrale pour comprendre comment le champ de la surveillance se situe à la croisée des visées documentaires, artistiques, politiques et de plus en plus « expressivistes » (Allard, 2003) et « conversationnelles » (Gunthert, 2014) de la photographie contemporaine.

Au fond, ce que l’approche historique de la photographie relève jusqu’aux formes actuelles les plus politisées en termes d’autonomie, d’agentivité et d’empowerment, c’est le passage de ce que Foucault appelle l’économie de la visibilité à ce que nous pourrions appeler la pragmatique de la visibilité, qui repose à la fois sur des performances et des imaginaires sociaux de la captation d’images et de leur partage.

La visibilité au carrefour

Le fait est que la formule foucaldienne, qui sonne comme une sentence, vise bien évidemment une autre tradition de la visibilité que celle du panoptisme, c’est-à-dire de la surveillance couplée à la discipline : en l’occurrence, le paradigme du spectacle. Or, le situationnisme relève bien lui aussi d’une « économie de la visibilité » qui s’impose au moment où le concept d’industrie culturelle de l’école de Francfort se voit lui-même rattrapé par les nouvelles industries de la publicité, du marketing et du design. Le design est, en effet, au cœur des analyses de Jean Baudrillard dans la Société de consommation et plus encore dans Pour une économie politique du signe. Finalement, on pourrait même dire que la théorie du spectacle est plus littéralement économique que celle de la surveillance.
Au fond, ce que refuse de prendre en considération Foucault, participe d’une double orientation descriptive : la part de surveillance et de discipline qu’il existe dans les espaces culturels et de divertissement au sens très large (du concert au musée en passant par le festival ou la salle de cinéma) ; la place que les écrans vont prendre dans les médiations du pouvoir, de l’information, des messages, mais aussi des pratiques culturelles et de consommation des populations et des individus. Et par renversement, ce qui n’était sans doute prévisible par personne au mitan des années 1970, c’est que la surveillance allait devenir quelques décennies plus tard une véritable « culture » elle-même, ainsi qu’en prend acte l’un des fondateurs des surveillance studies David Lyon en 2018 :
« Regarder les autres, dans une démarche de surveillance, est une pratique ancienne. Pendant la plus grande partie de l’histoire de l’humanité, la surveillance a été une activité minoritaire, réalisée par des personnes ou des organisations spécifiques. Aujourd’hui, une grande partie de la surveillance est encore une activité spécialisée, exercée par la police et les agences de renseignement et, bien sûr, par les entreprises. Mais c’est aussi quelque chose qui se fait au niveau domestique dans la vie quotidienne. ». (Lyon, 2018)

Or, la mise au jour de la culture de la surveillance a partie liée avec la prise en compte des évolutions médiatiques. Et plus précisément des nouvelles "agentivités" (Gary T. Marx, 2015) que les dispositifs mobiles et notamment les nouvelles caméras et cellules photographiques embarquées permet de développer. Le "regard surveillanciel" implique tout autant une "pensée de l’écran" que l’on agit, qu’une pensée de l’écran dont on refuse d’être l’objet. Ce n’est pas étonnant si la visibilité rassemble, tous les enjeux, tous les débats autour de la surveillance comme logique de capture et de contre-capture ! Pour le dire encore autrement, les évolutions de dispositifs portent et sont portées par de nouvelles "revendications" au sens de Walter Benjamin qui sont d’ordre à la fois médiatique, expressif et culturel.

Capture et contre-capture : les nouvelles "revendications" médiatiques

Pour présenter ce que nous entendons par "revendication médiatique", nous convoquerons cette citation décisive de Walter Benjamin : "Jeder heutige Mensch kann einen Anspruch vorbringen, gefilmt zu werden." (Benjamin, 1935). Cette formule matricielle arrive bien avant celle mieux connue de Warhol, mais va peut-être plus loin. Elle traduit un double déplacement fondamental : celui de la diffusion et de l’appropriation des performances médiatiques à l’ensemble de la population, en fonction de l’essor des machines et des appareils audiovisuels, d’une part ; celui de l’évolution de l’expérience humaine en désir et en revendication d’expressivité, d’autre part. Le droit à s’exprimer ou le droit d’opinion se reproduit en droit à être filmé et à être l’objet d’une médiation audiovisuelle. Il ne s’agit pas seulement d’une revendication à être photographié dans un cadre privé, mais encore d’être « reproduit » dans une intention de diffusion publique et de circulation sociale.

Pour l’analyse des médias contemporains, il est possible de mettre à jour le modèle des revendications pour tenter de décrire l’époque que nous habitons. A la lumière des liens entre culture des écrans et culture de la surveillance, les revendications se sont renouvelées et remédiées en termes d’agentivité : il s’agit dorénavant non seulement d’« être filmé », mais encore d’être l’opérateur de la saisie et d’en être le filtre. Plus précisément encore, il s’agit à la fois d’une revendication à être filmé, mais, de plus en plus, à filmer, selon une nouvelle logique de renversement qui est d’ordre diathétique. Ce que l’on nomme l’empowerment consiste à devenir l’agent des opérations de captation des visibilités à la fois intimes et publiques. De sorte que cette logique de renversement se lit également dans un droit conjoint revendiqué dans de multiples situations à ne pas être filmé.

La capture et la contre-capture relèvent ainsi d’une pratique et d’une pragmatique. Contre l’idée d’une surveillance forcément verticale et descendante qui serait subie, l’empirire des gestes et des performances d’écran atteste d’une nouvelle conception de la surveillance et de la contre-surveillance qui s’appuient sur des détournements et des contournements, et qui est dorénavant tout autant négociée, agie ou performée.

De sorte qu’en affirmant le contrôle des outils et des gestes, les revendications prennent un sens "surveillanciel" : revendication à surveiller, revendication à contre-surveiller, revendication à documenter, à enregistrer, à archiver et à capter les écrans. De sorte que les revendications se précisent en termes de capture et de contre-capture et s’incarnent dans « des performances devant l’appareil » (Benjamin) qui sont aussi des performances avec l’appareil. A commencer par capter le réel par l’écran. Là aussi selon des gestes qui se sont inscrits dans nos corps, dans nos manipulations techniques et dans notre vie la plus quotidienne.

Le cas de la capture d’écran

Archéologique, l’analyse de la surveillance est éclairante pour suivre les évolutions du champ de la captation, y compris en vue d’élucider les formes expressives et médiatiques les plus actuelles. A commencer par la capture d’écran qui renouvelle les formes pragmatiques de la prise et de la preuve.

La capture induit une prégnance, une persistance ou un substrat photographique, au cœur même des nouveaux enjeux de la visibilité. De même que la photographie s’impose non seulement comme l’enjeu et la métaphore profonde d’une visibilité au-delà du visuel (la trace, le visibilité logicielle et l’algorithme), mais encore au-delà du visage (le profil, l’avatar) et même au-delà du flux (la capture, précisément).

La notion de capture d’écran est relativement ancienne dans l’histoire informatique et apparaît dès les premières interfaces graphiques. Elle permet de garder la trace d’une réalité empirique repliée sur son apparition à la surface d’un écran. Elle permet de saisir d’un seul geste (un clic, une pression sur une touche de clavier) ou par une combinaison de gestes, une « copie » à un moment donné des informations qui occupent la totalité de l’écran.

C’est aussi en cela que la capture d’écran s’avère intéressante à rapporter à l’histoire de la photographie. A ceci près qu’elle assimile la réalité saisie à celle qui figure sur l’écran. La capture est par excellence le geste d’écran de type synoptique : saisir, archiver, documenter, mobiliser et dominer du regard. Appliqué à la vidéo, le principe de la capture d’écran a pris des noms vernaculaires devenus constitutifs de l’expressivité et de la culture numérique : sousveillance, lifecasting, lifelogging, livestreaming, etc. On notera l’importance de la notion de "life" dans ces performances d’écran, comme remédiation du "live". Ces régimes de visibilité se formalisent comme un répertoire de pratiques de capture qui mettent en œuvre et en réflexivité la part de surveillance dans nos vies de tous les jours. Qu’elle soit agie, subie, performée ou partagée, il s’agit toujours d’une surveillance "vécue" en somme et qui engage notamment la question de la vie privée. En ce sens, cet acte d’écran est peut-être le plus puissant dans la pratique et dans l’imaginaire de la surveillance sociale, dans la mesure où il associe à la logique synoptique une autre logique de traçage, d’archivage, voire de preuve. Car capturer le réel, c’est aussi capturer l’autre. La capture constitue ainsi une arché de nos performances sociales, qui atteste bien du fait que capter le réel se fait à travers des écrans en tant qu’ils constituent eux-mêmes de futurs objets potentiels d’examen. Il en ressort que la capture d’écran subsume alors toute une gamme de gestes et de performances d’écran (Aïm, 2023), typique de notre époque de surveillabilité numérique.

A l’époque de la surveillabilité numérique

Une transition là encore rapide s’impose avec la question de la reproductibilité. Chez Benjamin, la reproductibilité n’est pas seulement la capacité de reproduction des œuvres originales sous la forme démultipliée des copies. La reproductibilité est avant tout le régime médiatique qui inscrit les individus dans un nouvel environnement d’images, de représentations, de productions sémiotiques faites pour être reproduites, c’est-à-dire au sens fort du terme : faites pour circuler et pour être consommées. Ce nouveau mode de vie des images est régi par une valeur dominante - la valeur d’exposition - et par un régime médiatique supérieur, l’exposabilité. Or, ce que révèle le modèle de l’exposabilité, c’est l’importance de la temporalité qui se manifeste avec les appareils d’enregistrement qui constituent un nouvel écosystème médiatique, celui des performances. Les performances contractent et condensent toujours plus le temps entre habitude (accoutumance) et anticipation. De ce point de vue, toute l’évolution du monitoring comme inspection d’écran conduit à une relation de plus en plus proche entre la capture et l’examen des images, des données, des informations à disposition sur un écran. De sorte que c’est l’écran, ou plutôt la pensée de l’écran, qui rend opératoire cette jonction plus ou moins proche entre produire des signes et les examiner.

Depuis Benjamin, l’évolution serait la suivante : performer "devant l’appareil", puis performer avec l’appareil, puis performer l’appareil, tout court. Cette transitivité directe est peut-être le témoin direct du passage de l’économie de la visibilité à la pragmatique. A l’époque de la surveillabilité, la performance est une "anticipation du regarder dans le filmer". Si l’on devait prêter l’oreille aux résonances conceptuelles, il serait ainsi possible d’entendre la rime d’époques qui relie la "surveillabilité" et la "reproductibilité" avec l’ensemble des normes actuelles de la "visibilité" efficace qui a pris le nom d’"instagrammabilité", soit la production de "contenus" idéalement calibrés pour être partagés en masse sur les plateformes d’images comme l’incarne de manière emblématique Instagram [3].

Sans avoir toujours les moyens d’avancer « cryptés », les individus sont enjoints à anticiper les effets de leur exposition en menant une série de calculs : quelles traces je laisse ? Qui me verra ? Ou plutôt quelle partie de ma « communauté » verra quelle partie de mon exposition ? Pour autant, il ne s’agit pas de renverser, à nouveaux frais, les attendus de la surveillabilité dans une vision trop romantique de l’ingéniosité des nouvelles pratiques médiatiques. Il s’agit de rappeler l’autre formule géniale de Benjamin sur la reproductibilité, qui s’applique particulièrement bien ici au nouveau champ des surveillables : « C’est là un fait dont l’acteur de cinéma reste toujours conscient. Devant l’appareil enregistreur, l’interprète sait qu’en dernier ressort c’est au public qu’il a affaire : au public des acheteurs qui forment le marché." A l’époque de la surveillabilité et non plus seulement de la reproductibilité, c’est tout un chacun qui anticipe le regard ultime de surveillance que la totalité des entités regardantes peuvent lui adresser : l’état, les entreprises, les GAFA, les algorithmes des plateformes utilisées ; mais aussi les amis, les conjoints, les collègues, les parents, les recruteurs ; ou encore les élèves, les recrutés, les employés, les parties prenantes de tout acteur économique ou politique. Et bien sûr les mauvais regardeurs : les malveillants, les jaloux, les « haters », les badauds, les passants, les voyeurs. Telle une dernière instance : par anticipation, le public est démultiplié et chacun doit se convertir au principe du dernier regard... Du reste, danah boyd et Alice Marwick avaient vu juste, en lien peut-être inconscient avec Benjamin, lorsqu’elles décrivaient l’attitude de la population connectée dans un monde inter-numérique : « users monitor their digital actions with an audience in mind » (Marwick, 2012).

De sorte que la transparence prend dans ce contexte un autre sens possible. Pragmatique, la transparence se présente comme un discours et une matrice rhétorique typique de l’anticipation : la « prolepse ». Être transparent, c’est agir par prévoyance, autrement dit par « pré-veillance » : il s’agit de pré-voir la manière dont je vais être vu, et potentiellement surveillé. C’est-à-dire anticiper le scanning, le checking, le watching, et tous les autres gestes de surveillances présentés tout à l’heure.

A son tour, la notion de performance évolue. A l’ère de l’exposabilité audiovisuelle classique, c’est-à-dire pré-numérique, mes performances étaient exclusivement corporelles. A l’ère de l’exposabilité audiovisuelle et numérique, mes expressions sont également des performances de traces. Je m’exprime en sachant que je laisse des traces, qui pourront toujours être actualisés un jour. Et je me sers des dispositifs pour enregistrer – tout ou partie – des traces de l’autre, pour les consulter, pour les partager ou pour les recevoir.Il ne s’agit plus de prédire (ou de pré-lire), tel que les fictions de Philip K. Dick nous l’ont enseigné ; il s’agit d’anticiper les lectures ultérieures.

Une nouvelle comptabilité sociale se met en place. Objets potentiels de requêtes (searchables), nos performances sont repérables, recoupables, vérifiables (checkables). Nos expositions font trace et deviennent mobilisables par les machines et re-mobilisables par les enquêteurs potentiels qui reviendraient plus tard sur ces preuves, archivées automatiquement ou mises sous archives par autrui.

Les figures du renversement panoptique

Contre-surveillance, contre-capture et contre-panoptisme : l’époque médiatique est au renversement. Sous de multiples formes et selon de multiples enjeux, le renversement devient le principe directeur de la pragmatique de la visibilité, au sens où celle-ci se présente comme une course-poursuite entre les instances et les dispositifs de la prise, d’un côté, et les appareils et les tactiques de la déprise, de l’autre. Le renversement est indissociable des modèles surveillanciels, depuis qu’ils sont été travaillés par les textes, les œuvres et les théories. A commencer par le panoptisme. Il ne faut pas oublier, en effet, que le renversement panoptique constitue le point de départ des travaux si influents de Michel de Certeau sur le "braconnage", les énonciations nomades et la ville, de même qu’il continue à inspirer certaines approches beaucoup plus récentes comme celle de Bruno Latour sur les "oligoptiques".

En réalité, on pourrait identifier quatre figures principales du renversement surveillanciel :

L’inversion : au sens où, inversé, le panoptique contemporain relève tout autant de logiques spectaculaires et médiatiques (Mathiesen, 1997) que de techniques de brouillage, de neutralisation et d’"obfuscation" (Brunton et Nissenbaum, 2019). En ce sens, la pragmatique de la visibilité relève tout autant d’un mouvement vers la transparence que vers l’obscurité (Aïm, 2020) [4] ;

La réversion : au sens où en se retournant les objectifs et les caméras permettent d’ouvrir à toute une série de captations à la charge des individus et des populations, que cela porte sur leurs propres expériences ou leurs propres vies (lifelogging, quantified self) aussi bien que sur celles des autres, selon les modèles de l’entre-surveillance ou "surveillance latérale" (Andrejevic, 2007) ;

La conversion : au sens où l’appel à la transparence, au partage et plus massivement encore à la "vigilance" (Foessel, 2016) déborde les logiques de contre-surveillance en redoublant la surveillance des espaces privés, commerciaux, institutionnels et publics. Cette logique d’extension et de délégation du travail de surveillance a pris le nom de "shareveillance" (Birchall, 2017) pour condenser toutes les postulations multiples (signalement, QRcode, checking) qui ont converti la contre-surveillance en un au-delà de la surveillance partagée ;

La subversion : il s’agit de la modalité historiquement la plus affirmée et la plus investie en termes de résistance, de contournement et de détournement des technologies surveillancielles. Elle est souvent associée à la notion de "sousveillance".

On doit ce dernier terme à Steve Mann, chercheur en informatique et lui-même concepteur de dispositifs portables et "mettables", qui envisage, dès 2002, l’apport que les technologies mobiles et personnelles peuvent fournir pour renverser l’orientation verticale de la surveillance au sein de l’espace public et des espaces privatisés. Sous le concept de "réflectionnisme", il s’agit d’envisager de nouvelles formes de surveillance qui ne soient plus seulement descendantes (top-down) mais également ascendantes (bottom-up), et d’équiper les individus afin qu’ils disposent en retour d’une capacité de captation et d’archivage de la réalité qu’ils peuvent eux-mêmes filmer.

Cette approche cherche, en outre, à mêler des initiatives politiques et artistiques en réalisant des performances de sousveillance aptes à révéler et à déjouer les formes dominantes de la société de surveillance. Dans un ouvrage récent, Jean-Paul Fourmentraux analyse les travaux de huit artistes contemporains sur le rôle des technologies de captation des images et des données au sein des espaces numériques aussi bien que dans les espaces publics traditionnels. Intitulé Sousveillance, cet ouvrage traduit bien le fait que la mise au jour du contre-champ de la capture trouve dans la pratique esthétique un site tout à fait spécifique et privilégié. On pourrait même considérer qu’avec la littérature, l’art contemporain constitue le champ principal de la réflexion, voire de la théorie surveillancielle (Aïm, 2020), avant même que les premières réflexions ne fussent publiées et bien avant qu’un champ appelé surveillance studies n’émerge [5].

La « contre-visualité » : du contre-champ au hors-champ de la capture

La sousveillance est très proche du geste politique majeur de nos sociétés de la surveillabilité médiatique, à savoir le "rendre visible" (Aïm, 2022). Celui-ci renvoie aux pratiques du "watching" qui au sens large propose de renverser le régime de la visibilité en capturant, en signalant et en révélant par les images les mauvaises pratiques du pouvoir, que ce soit celui des autorités, des entreprises, des instances et des institutions, comme la police par exemple ("copwatching") ou les traitements des animaux pour prendre un exemple qui a souvent recours à la médiatisation d’images d’ordinaire invisibles ou invisibilisées (Bourgatte, 2022).

Mais la sousveillance s’inscrit également dans des pratiques plus larges : le témoignage, la documentation, l’enregistrement ou la constitution de dossiers en vue d’apporter un point de vue autre sur les événements, les situations, les comportements ou les discours officiels. Moyennant quoi, une autre logique affleure de plus en plus dans la pragmatique croisée de la surveillance et de la visibilité, consistant à remettre dans le champ de la visibilité ce qui a été occulté, oublié et donc invisibilisé. L’imaginaire photographique y trouve une place décisive dans une pragmatique non plus seulement du contre-champ, mais encore du hors-champ. En tant que mise en ordre et mise en rang, la surveillance se présente comme une opération de contrôle du champ des visibilités publiques, mais aussi de ce qui hors de leur champ. Le contrôle du hors-champ renvoie alors à l’occultation de ce que l’on désire soustraire aux pouvoirs de l’image. Le rétablissement de ce qui a été occulté, minoré ou invisibilisé doit alors déboucher sur une nouvelle revendication politique sous la forme de ce que Nicholas Mirzoeff appelle un "droit de regard" (Mirzoeff, 2011), au double sens d’un droit d’inspection et d’une autorisation à voir et à faire voir, ce qui n’a pas été vu, montré ou rendu visible. Cet enjeu de la contre-surveillance, Mirzoeff lui donne plus largement le nom de "contre-visualité". En vertu de quoi, une nouvelle praxis s’engage, directement liée aux nouvelles images et aux nouveaux dispositifs de leur captation et de leur diffusion.

Entre nouvelles conceptions de la gouvernementalité et nouveaux modèles du renversement possible, la visibilité au sens large devient centrale pour de nombreuses approches pragmatiques du pouvoir. A l’heure des nouvelles technologies et des nouveaux médias, le pouvoir est plus que jamais considéré en fonction des répartitions et des partages possibles du contrôle et de ses rhétoriques. Ce n’est pas un hasard si toutes les politiques de confidentialité et de respect de la vie privée prennent, sur les réseaux socio-numériques, l’argument du « contrôle de la visibilité ». Comme si les individus connectés pouvaient – et devaient – dorénavant dessiner les contours de leur apparaître sur les appareils. Il reste que, au regard de sa pragmatique, la visibilité ne peut plus se réduire au seul contenu visuel, mais se doit de dessiner les contours d’un nouvel environnement autour des notions du "traçable", du "filmable", du "capturable" et du "diffusable". La surveillabilité désigne, en cela, un au-delà de l’image qui, par la prégnance du motif de la prise, remotive la photographie comme geste et comme accès. Parce qu’elle n’en a pas fini avec la capture, la surveillance n’en a pas fini non plus avec la photographie comme pratique, comme médiation et comme imaginaire.

Bibliographie

Aïm, O. (2020). Les théories de la surveillance. Du panoptique aux surveillance studies. Armand Colin.
Aïm, O. (dir.). (2022). Surveillance et contre-surveillance. Quardeni. Editions de la MSH.
Aïm, O. (dir.). (2023). Captures, gestes, interfaces. La surveillance comme performance d’écran. Etudes digitales. Editions Garnier.
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NOTES

[1] Sur l’hypothèse de la « surveillance vécue » et de « l’époque de la surveillabilité numérique », voir Olivier Aïm, Les théories de la surveillance. Du panopticon aux surveillance studies, Armand Colin, 2020.

[2] Sur la question de l’OSINT, nous renvoyons au numéro 89 de la revue Multitudes, « Contre-enquêtes en open source ».

[3] O. Aïm, "Instagrammabilité", https://rheic.hypotheses.org/150

[4] On est face à des performances de la transparence, aussi bien que face à des performances de l’obscur, qui s’inscrivent dans un désir et une revendication à ne pas être capturé. Nous pouvons ainsi signaler ici les notions de "stéganographie sociale", de "design de l’obscurité" ou d’"obfuscation" parmi bien d’autres logiques opacifiantes et autres pratiques de camouflage numérique notamment en contexte d’intensification des dispositifs de contrôle biométrique et de reconnaissance faciale. Ce qui frappe alors l’observateur de ces logiques opacifiantes, c’est l’aspect extrêmement concret des "tactiques" de détournement et d’opposition aux écrans. Au plus près des appareils et de manière beaucoup plus triviale, on pourrait ainsi penser à des gestes très simples comme cacher son interface ou baisser la luminosité de son terminal face aux regards tiers au sein de l’espace public (la rue ou le métro par exemple) ou de l’espace public numérique : le cas de la gestion individuelle de son écran sur les plateformes de visioconférence est devenu banal depuis la crise sanitaire, où les performances "distancielles" se sont également traduites dans des gestes typiques de la pragmatique de l’in-visibilité comme éteindre sa vidéo, se mettre en écran noir, etc.

[5] Il conviendrait, à cet égard, de mentionner ici ce qu’on appelle parfois Art surveillance ou "artveillance" au sein même des Surveillance Studies. On considère même que l’art surveillanciel trouve son origine dans les capsules ou les vidéos plus longues qu’Andy Wharol avaient tournées au sein de la Factory, dont les plus connues sont Sleep par exemple. Le fait que Wharol soit connu pour avoir accolé l’hypothèse du spectacle à celle de la célébrité, dans la fameuse théorie du « quart d’heure », semble particulièrement heuristique dans une perspective métathéorique pour comprendre que doit s’opérer la réhabilitation des différentes approches théoriques de la visibilité.