Editoriaux
Par Jérôme Valluy, Directeur de publication du réseau TERRA-HN.
Le réseau Terra fondé en 2003, devenu Terra-HN en décembre 2016, a maintenu quelques activités éditoriales ces dernières années. La vie interne et l’audience du réseau ont néanmoins subi les tourments de la période covid19 :
en février 2020 il y a eu 42933 visiteurs uniques sur le site ; à partir de mars 2020 l’audience s’est effondrée continuellement. La moyenne de visites mensuelles qui était à un peu plus de 30000 en février 2020 se situe à la moitié aujourd’hui. Même l’audience des listes de diffusion, notamment Terra-Quotidien a fondu à moins de 10% de ce qu’elle fut. Il y avait deux solutions : soit fermer le réseau et gérer l’archivage pérenne du corpus déjà édité, soit relancer l’activité scientifique du réseau.
L’activité scientifique est relancée, sur une base actualisée à 2023, pour faire la même chose que ce que fait Terra-HN depuis vingt ans mais dans un monde qui, en vingt ans, a considérablement changé à proportion notamment du tournant numérique et du désenchantement de l’Internet. Le nouveau Terra-HN se spécialise sur les dimensions technologiques de son propre domaine historique de recherches, avec les mêmes valeurs humanistes, démocratiques et sociales, avec les mêmes préoccupations pour les segments les plus faibles des populations (persécutés, discriminés, racisés, exclus, prolétaires...), avec les mêmes méthodes de travail en sciences humaines et sociales et avec le même fonctionnement interne de type démocratique... mais dans un monde très différent lorsque 5 milliards d’êtres humains sur 8 sont connectés à l’Internet. Le domaine s’étendra donc au nouveau système économique et social apparu depuis vingt ans et à ses conséquences sur les situations des populations étudiées par Terra-HN.
Dans les thèmes historiques du réseau Terra-HN, la plupart des sujets que nous avons traités depuis vingt ans sont aujourd’hui impactés : continuer à publier des travaux sur les exilés, sur leurs parcours de mobilité internationale, sur les formes de surveillance, de maltraitance, de répression dont ils sont victimes sans analyser les nouvelles capacités de surveillances numériques de masse par « intelligence artificielle » serait professionnellement, scientifiquement et politiquement inacceptable. Tous les degrés de persécution étant envisageables celles-ci peuvent concerner des minorités religieuses, racialisées, genrées, politiques en situation d’opposition et donc tout mouvement d’opposition politique. Le concept même de « persécution », si important dans la définition du réfugié telle qu’inventée par la Convention de Genève sur les Réfugiés (1951) se transforme en incorporant les dynamiques numériques d’activation de climats de haine via les réseaux sociaux comme celles tirées par Facebook dans la persécution des Rohingyas [1].
Nous avions inauguré en 2007 la Collection SHS par des recherches sur les persécutions genrées des femmes : « Entre le 15 avril et le 14 juin 2023, en Iran rapporte Amnesty International, la police a envoyé près d’un million de SMS contenant des messages d’avertissement à des femmes photographiées sans voile dans leur voiture. 4 000 récidivistes ont été déférées devant la justice à travers le pays. ». Comment pourrait-on faire en 2023 une sociologie des persécutions genrées sans prendre en compte les nouveaux moyens numériques d’identification par I.A. que ce soit par reconnaissance faciale ou combinaisons de données personnelles ? Comment pourrait-on analyser les résistances iraniennes en ignorant, donc en occultant qu’une grande partie des arrestations de résistant.e.s est liée à la diffusion massive, sur le marché clandestin, par les gardiens de la révolution, de VPN à bas prix incorporant des portes dérobées ? [2]
Et de façon plus large encore : en 2023 les relations homosexuelles sont illégales dans 60 pays et passible de la peine de mort dans 12 pays [3]. Avec les nouveaux moyens de surveillance de masse par I.A. portant sur dizaines de milliers de données personnelles par individu, combien de temps faudra-t-il à des gouvernements pour identifier, géolocaliser et arrêter toute personne soupçonnée de relation homosexuelle ? Beaucoup de victimes de persécutions sont des journalistes et des avocats. Comment pourrait-on publier en sciences sociales des articles sur ces sujets en occultant la facilité avec laquelle des agences gouvernementales peuvent aujourd’hui surveiller individuellement des journalistes comme le fait le gouvernement mexicain – grâce au logiciel israélien « Pegasus » – depuis 2011 [4] ? Comment faire œuvre scientifique en masquant, faute de l’étudier, la facilité dont disposent ces agences pour déstructurer de l’intérieur des mouvements d’opposition, comme le fit le gouvernement nicaraguayen au moyen de « fermes à troll » [5] ?
Cette redéfinition du champ de recherche et de publication du réseau Terra-HN ne réduit en rien pour l’avenir le pluralisme intellectuel qui caractérise le corpus de nos publications depuis vingt ans, en ce qui concerne les disciplines, les paradigmes, les théories. Ce pluralisme s’élargi en outre à des contributions en provenance des sciences de la technique et de la matière dès lors que ces contributions viseraient à compenser les faiblesses de ces sciences quant à leur capacité à intégrer dans les raisonnements des formes de compréhension de la société et de ses évolutions. Toutes les thématiques précédemment prises en charge et que nous évoquions lors du dixième anniversaire de Terra en 2013 demeurent prioritaires en 2023 mais elles ne pourront plus être traitées dans les publications de Terra-HN en ignorant l’ampleur des transformations technologiques et/ou numériques des deux dernières décennies et leurs impacts sur les objets d’étude. L’Encyclopédie TERRA-HN va être relancée ; son index de rubriques décrit correctement le champ thématique du réseau à partir de 2023 mais va être étendu.
Cette spécialisation éditoriale de Terra-HN 2023 nous permettra non seulement d’être à jour en termes d’actualisation des recherches mais aussi de combler un certain nombre de lacunes dans notre corpus historique sur cette dimension technologique des populations et processus sociaux que nous avons étudiés en particulier en matière de surveillance numérique par IA, policière ou militaire, des populations les moins informées et les plus exposées. Naturellement la prise en considération de l’importance des variables technologiques ne réduit pas l’exigence d’analyser correctement les autres variables, économiques, sociales, culturelles, institutionnelles des configurations sociales étudiées. L’idéal est la double compétence. Mais elle est rare au niveau individuel. Nous la construirons collectivement.
Nous aurons donc besoin dans le nouveau comité scientifique de deux types de compétences : 1) les compétences classiques de sciences sociales telles qu’elles étaient brillamment représentées dans l’ancien comité scientifique de Terra-HN, dont les membres sont tous les bienvenus dans le nouveau comité scientifique ; 2) des compétences nouvelles de chercheurs en sciences sociales capables d’examiner la dimension technologique des projets de publications mises en relecture. Le présent appel public à participation concerne les deux types de compétences et s’adresse aux chercheurs en sciences sociales, y compris doctorant.e.s, intéressés par le projet scientifique de Terra-HN. Il s’adresse donc autant aux chercheurs travaillant sur ce domaine et souhaitant davantage analyser les dimensions technologiques de leurs objets d’étude qu’aux chercheurs travaillant sur les technologies et souhaitant aider à l’analyse des situations dans ce ce domaine.
La participation au comité scientifique n’implique pas de charge ou d’engagement lourd : cela implique seulement de recevoir une liste de diffusion de plus (facile à filtrer) où sont envoyés les projets de textes soumis à relectures, chacun pouvant choisir de faire une relecture critique ou pas. La règle d’or du réseau demeure la même : "chacun fait ce qu’il veut/peux quand il veut/peut". En contrepartie, le comité scientifique sera "surdimensionné" (plusieurs centaines de collègues) pour que le réseau bénéficie d’un taux de réponse tendanciel satisfaisant sur les propositions de relectures. Et naturellement, la reconstitution des équipes éditoriales de chaque collection se fera à partir d’appels à manifestation d’intérêt dans le périmètre du comité scientifique. Une fois ces équipes reconstituées, probablement en janvier 2024, elles élaboreront leurs propres règlements intérieurs, contributions à une nouvelle charte de fonctionnement démocratique du réseau.
Le nouveau comité scientifique de Terra-HN en cours de reconstitution est ici : http://www.reseau-terra.eu/article1464.html Nous sommes déjà trente mais nous avons besoin d’être beaucoup plus ! Rejoignez-nous en écrivant à : jerome.valluy@univ-paris1.fr
Notes :
1 SIX Nicolas, « Massacre des Rohingya : « Facebook a joué un rôle central dans la montée du climat de haine » en Birmanie – Dans un long rapport publié jeudi, Amnesty International analyse les massacres de 2017 à la lumière de nouveaux témoignages et de documents récents, questionnant la responsabilité juridique du réseau social. - Propos recueillis par Nicolas Six », Le Monde, 29 sept. 2022 : https://www.lemonde.fr/pixels/artic... 2 OGNAI Mehdi, « Comment le régime iranien a transformé la censure de l’Internet en un commerce lucratif », Conseil National de la Résistance Iranienne, Comme des Affaires Etrangères, Actualités, 28 juillet 2023 : https://fr.ncr-iran.org/actualites/... 3 Valentine Fourreau, « Droits LGBTQ+ - Où l’homosexualité est toujours un crime », Statista.fr, 18 sept. 2023 : https://fr.statista.com/infographie... 4 Dana PRIEST, Craig TIMBERG, Souad MEKHENNET, “Private Israeli Spyware used to hack cellphones of journalists, activists, worldwide”, The Washington Post, July 18, 2021 : https://www.washingtonpost.com/inve... ; Amnesty International, « Forensic Methodology Report : How to catch NSO Group’s Pegasus », Report, July 18, 2021 : https://www.amnesty.org/en/latest/r... 5 AFP / Radio-Canada, « Facebook élimine une « usine à trolls » du gouvernement du Nicaragua », Radio-Canada, 2 novembre 2021 : https://ici.radio-canada.ca/nouvell...