Théorie des politiques publiques
Organisation de l’Etat et action publique
Comme le note Daniel Gaxie (La démocratie représentative, 1996 [1]), la démocratie est l’universel et indépassable horizon de l’époque. Ses principes officiels sont abondamment commentés
. Ses principes ont bien été analysés, du point de vue de l’histoire des idées politiques, par Bernard Manin (Les principes du gouvernement représentatif, 1995 [2]). Il montre notamment que l’élection n’est pas le seul mode de désignation des gouvernants faisant intervenir la volonté du peuple en étudiant le fonctionnement concrète de la démocratie grecque antique (Cf. La désignation des gouvernants dans la démocratie athénienne). L’agora athénienne a souvent servi de référence durant les révolutions libérales du 18ème siècle - souvent en mythifiant la réalité historique de la cité grecque - et en particulier dans les usages politiques du "contrat social" de Jean-Jacques Rousseau : la forme de gouvernement représentatif institué par les révolutionnaires français est de type parlementaire, par équivalence et substitution de "l’assemblée nationale" à la "nation assemblée" (Cf. De la nation assemblée à l’assemblée nationale sous la révolution française). Le système du gouvernement représentatif se retrouve aujourd’hui dans de nombreux États démocratiques issus d’histoires et de cultures politiques variables. Bernard Manin montre que tout système de ce genre repose idéologiquement sur quatre grands principes : les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers ; les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance ; les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques ; les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion (Cf. Les quatre grands principes du gouvernement représentatif).
L’élection comme mode de désignation des gouvernants, n’a rien d’universel et correspond à une invention relativement récente dans l’histoire de l’humanité (quelques siècles). Cette invention est apparue essentiellement contre la désignation héréditaire des gouvernants de plus en plus perçue, notamment au XVIIIe siècle, comme une source de despotisme.
Cependant, il existe une autre modalité de désignation qui fait intervenir le peuple dans la sélection des dirigeants politiques : c’est le tirage au sort. La démocratie athénienne confiait à des citoyens tirés au sort la plupart des fonctions que n’exerçait pas l’Assemblée du peuple (Ekklésia). Il convient néanmoins de garder à l’esprit que la démocratie athénienne ne procède nullement d’une culture humaniste attachée à l’égalité des droits humains fondamentaux : être citoyen est un privilège (rare = 10% ! environ) qui définit une forme oligarchique de gouvernement politique et repose fondamentalement sur une sélection sociale des "citoyens" parmi les gouvernés.
Rappel : 10% seulement de citoyens !
Pour plus de précisions sur cette proportion, les définitions de la citoyenneté athénienne et la distribution des personnes selon leurs caractéristiques, au regard de ces définitions... ouvrir la fenêtre déroulante =>
Les citoyens ne sont qu’une minorité par rapport à la population totale de la cité. Obtenir la citoyenneté dépend des origines familiales et de la naissance sur le territoire de la cité d’Athènes.Depuis les réformes de Clisthène en -508/ -507 avant J.-C., pour être citoyen il faut :- être un homme libre ;- avoir un père athénien ;- être inscrit à l’âge de 18 ans sur les registres de son dème ;- avoir fait son éphébie (service militaire de deux ans que les Athéniens doivent faire à 18 ans).Périclès réduit encore le nombre de citoyens en 451 avant J.-C. : désormais, il faut aussi avoir une mère fille de citoyen pour obtenir la citoyenneté. Selon les estimations, sur les 380 000 habitants d’Athènes en -431 seuls 42 000 sont citoyens, c’est-à-dire seulement 11 % de la population. La majorité des habitants de la cité d’Athènes (presque 90 % !) est donc exclue de la citoyenneté :- les métèques (hommes libres, étrangers à la cité, protégés par des lois et pouvant résider et travailler à Athènes en échange du paiement d’une taxe) ;- les esclaves (hommes non libres, considérés dans l’Antiquité comme des objets) ;- les femmes (exclues de toute vie publique) ;- les garçons de moins de 18 ans…L’Ecclésia peut donner la citoyenneté à un métèque s’il a, par exemple, combattu avec bravoure pour Athènes (métèques et esclaves sont mobilisables dans l’armée), mais c’est exceptionnel. Périclès réduit encore le nombre de citoyens en 451 avant J.-C. : désormais, il faut aussi avoir une mère fille de citoyen pour obtenir la citoyenneté. L’assemblée peut également voter l’exil d’un citoyen pendant 10 ans s’il a menacé la sécurité de la cité : c’est l’ostracisme.
Sur près de 700 postes de magistrats (administrateurs), près de 600 étaient désignés par tirage au sort. Cela peut paraître bizarre : à première vue, le tirage au sort ne garantit ni de sélectionner les meilleurs ni de pouvoir choisir un programme politique.
En fait, cette vision est fausse : plusieurs dispositifs offraient aux citoyens de l’Ekklésia un réel pouvoir de contrôle sur les actions des gouvernants.
La combinaison de ces deux dispositifs entraînait une sélection spontanée des magistrats potentiels : en effet, chaque citoyen ayant connaissance des risques très importants encourus par les magistrats dans leurs fonctions, seuls ceux qui se sentaient suffisamment compétents, riches ou puissants pour exercer ces fonctions avec succès et sans risques présentaient leurs candidatures... à leurs risques et périls.
D’autres dispositifs furent introduits pour s’assurer que le tirage au sort ne désignerait pas de "mauvais" magistrats, notamment par examen préalable des candidatures au regard de divers critères [4].
Ce système athénien de désignation des gouvernants montre que ce qui nous paraît aujourd’hui évident — l’élection comme principal moyen de sélectionner efficacement des gouvernants selon leurs capacités et leurs projets — ne s’impose pas nécessairement. L’élection reflète une évolution historique des mentalités et l’apparition d’une idéologie politique : celle du gouvernement représentatif.
Le mythe de l’agora athénienne comme modèle de "démocratie directe" du peuple par le peuple se construit en Europe durant les 17e et 18e siècles et doit autant à l’ignorance relative des conditions concrète de fonctionnement du système athénien qu’aux usages politiques qui sont faits de la référence à l’agora pour construire des idéaux démocratiques et, aussi, aux critiques notamment rousseauistes de la représentation comme forme de délégation conduisant le peuple à abandonner toute pouvoir durant le temps du mandat représentatif.
Néanmoins, l’interprétation de l’œuvre de Rousseau est complexe et en apparence paradoxale : d’un côté, dans le "contrat social" Rousseau semble imaginer un système de "démocratie directe" tout en critiquant dans de nombreux textes l’idée de représentation telle qu’elle s’est construite en Angleterre notamment ; de l’autre côté ses projets constitutionnels pour la Corse et pour la Pologne, quelques années plus tard, intègrent cette dimension représentative tout en l’accompagnant d’une forme de séparation des pouvoirs.
Il faut distinguer, pour comprendre la cohérence de Rousseau, ses effort pour formuler un idéal théorique, celui du "contrat social" (idéal presque mathématique par exemple dans sa définition de la volonté générale comme somme des différences entre les volontés particulières des individus) d’une part et ses efforts pour penser les conditions de mise en œuvre concrète d’un tel idéal dans des contextes socio-historiques particuliers en tenant compte des multiples contraintes qui s’imposent alors à la conception d’institutions efficaces, notamment la taille des populations concernées. Rousseau sait, reconnaît et démontre par ses écrits que la démocratie directe n’est concevable que dans de très petites populations et qu’à l’échelle des grandes nations modernes de plusieurs millions d’individus seules des institutions représentatives sont pensables, ce pourquoi il en fait la proposition.
Mais cette représentation politique change alors, au 18ème siècle, de nature par rapport à ce qu’elle était alors en Europe dans les siècles précédents sous la forme de la représentation monarchique d’un royaume où le Roi représentait à lui seul le peuple (ou la "société civile") tout entier. A cet égard, la célèbre recherche de Ernst Kantorowicz [5], permet de mieux faire comprendre ce basculement du sens de la représentation politique et l’enjeu de la séparation entre l’État et la société civile.
Le point de départ culturel des analyses qui suivent, est celui d’une indifférenciation subtilement conceptualisée dès le XVIe siècle et involontairement subvertie par les légistes de la monarchie. La formule de gouvernement, médiévale, distinguait le « corps charnel » (la personne physique) et le « corps mystique » (forme embryonnaire du futur concept juridique de « personnalité morale » des associations, entreprises...). Comment le remarque Louis Dumont :
Il est clair que la doctrine de la théologie et du droit canon, qui enseigne que l’Église et la société chrétienne en général sont un corpus mysticum, dont la tête est le Christ, a été transposée par les juristes de la sphère théologique à celle de l’État, dont la tête est le roi.
Pendant près de cinq siècles, la formule de gouvernement, et les croyances intériorisées par beaucoup, conçoivent un roi qui incarne l’unité de l’État et de la société :
Le Roi a deux capacités, car il a deux Corps dont l’un est un corps naturel consistant de membre naturels, comme en ont tous les autres hommes, et en cela il est sujet aux passions et à la mort, comme les autres hommes ; l’autre est un corps politique, dont les membres sont ses sujets, et lui et ses sujets forment ensemble la Corporation, comme l’a dit Southcote, et il est incorporé à eux et eux à lui, et il est la tête et ils sont les membres, et il détient seul le pouvoir de les gouverner, et ce corps n’est sujet ni aux passions comme l’est l’autre corps, ni à la mort, car, quant à ce corps, le Roi ne meurt jamais, et sa mort naturelle n’est pas appelée dans notre droit (comme l’a dit Harper) la Mort du Roi, mais la Démise du Roi ; ce mot (Démise) ne signifie pas que le Corps politique du Roi est mort, mais qu’il y a une séparation des deux corps, et que le Corps politique est transféré et transmis du corps naturel maintenant mort, ou maintenant arraché à la dignité royale, à un autre corps naturel.
La célèbre phrase « Le roi est mort, vive le roi ! », popularisée par la filmographie contemporaine sur la période médiévale de l’Europe est souvent mal comprise : elle ne signifiait pas « le (vieux ou ancien) roi est mort... vive le (jeune ou nouveau) roi » mais signifiait que le roi ne peut pas mourir : le corps physique (temporaire) du roi est mort sans que puisse mourir son corps mystique (c’est-à-dire l’ensemble des sujets du roi et le principe qui les lie à la dynastie), donc sans que la monarchie héréditaire ne soit en péril (« Vive le roi ! »). Dans cette théologie très politique, le corps physique forme la « tête » (le roi = l’État) d’un tout (le royaume) dont le « corps » (l’ensemble des sujets), le peuple, correspond à que l’on appellera plus tard la « société civile » ou la « nation ». Dans ce dogme théologico-politique, il y a fusion de l’État et de la société civile dans le corps global du royaume, mais, observe Kantorowicz, l’effort même d’articulation de la tête (roi) et du corps (sujets) dans cette globalité (royaume), produit involontairement, par la distinction conceptuelle des deux éléments, les conditions de leur future séparation culturelle et politique !
La dissociation culturelle entre l’État et la société civile est analysée dans l’œuvre de Reinhart Koselleck [8]. Le premier évènement moteur pris en compte tient à la perte de légitimité des impôts qu’entraîne le ralentissement des guerres européennes à partir du XVIIIe siècle. Jusqu’alors, la fiscalité trouvait sa justification dans la fonction de défense militaire et de protection des frontières face aux agressions extérieures. Les guerres devenant plus rares, les citoyens et surtout les notables des villes commencent à demander des comptes sur l’utilisation des deniers publics : à quoi sert l’argent de l’impôt s’il ne sert plus de manière évidente au financement de la protection militaire et des guerres ? Cette situation favorise l’émergence culturelle d’un droit de regard sur les finances publiques, la prise de conscience d’une dualité d’intérêt entre l’État et la société et la préfiguration des formes modernes de participation à la gestion de l’État.
Pour bien comprendre la tradition française de conception de la représentation politique, il faut relier deux auteurs majeurs Rousseau et Sieyès, alors qu’ils sont souvent présentés en opposition, l’un tenant de la démocratie directe, l’autre de la démocratie représentative. Cependant, pour bien comprendre l’œuvre de Sieyès il faut discuter et dépasser cette interprétation fréquente de son œuvre aux XIXe et XXe siècle — encore aujourd’hui dans la plupart des manuels de droit constitutionnel — comme antinomique à celle de Rousseau... ce qui, en fait, est assez aisé pour peu que l’on cesse d’ignorer les régimes représentatifs conçus par Rousseau sur la Corse et la Pologne quelques années seulement après la publication du Contrat social et que l’on suive l’analyse de Philonenko sur la perception lucide qu’à Rousseau de l’écart entre l’idéal philosophique, l’horizon de sens, du « contrat social » et sa traduction institutionnelle éventuelle selon les contextes, les lieux et les époques.
L’auteur du Contrat social [9] (1762) distingue selon le nombre de gouvernants (comme chez Aristote), trois formes de gouvernements :
tout le peuple ou la plus grande partie du peupleexerce la souveraineté ;
dans les mains d’un magistrat unique dont tous les autres tiennent leur pouvoir.
Pour Rousseau, chaque forme de gouvernement est la meilleure en certains cas et la pire en d’autres
. Mais il croit pouvoir poser la règle selon laquelle « en général » la démocratie convient aux États petits et pauvres, l’aristocratie aux médiocres en grandeur et en richesse, la monarchie aux grands États riches.
La démocratie, dans cette typologie, est un régime où le peuple adopte les lois et les fait exécuter (on parle de « démocratie directe » pour évoquer cette conception fortement inspirée du système Athénien de l’Agora). Mais Rousseau considère que la démocratie n’a jamais existé et n’existera jamais
. Il s’agit en fait d’un idéal politique, ce que l’on peut appeler aussi une utopie, celle-ci permettant essentiellement d’indiquer un horizon politique vers lequel il faudrait tendre.
L’aristocratie désigne un régime dirigé par un petit nombre de personnes. Mais contrairement à nous, Rousseau désigne ainsi deux types d’aristocratie : l’aristocratie héréditaire et l’aristocratie élective. La première implique l’existence d’une noblesse ; ce régime est jugé très négativement par Rousseau. La seconde implique l’existence d’élections (on est alors très proche de ce que l’on nomme aujourd’hui le « gouvernement représentatif ») et — contrairement à certaines idées reçues (fausses) sur Rousseau — celui-ci a un jugement nuancé : il considère que le gouvernement est confié ainsi aux plus sages
et à ceux qui peuvent mieux y donner tout leur temps
. Rousseau est bien conscient des nécessités pratiques qui conduisent à la démocratie représentative (qu’il appelle aristocratie élective) sur les territoires vastes incluant de vastes populations et c’est ce type de régime qu’il propose lorsqu’il est sollicité pour concevoir des Constitutions notamment pour la Corse et la Pologne.
La monarchie est un régime où le pouvoir de gouverner est formellement concentré entre les mains d’un homme, le monarque. Rousseau est très critique à l’égard de ce régime où l’intérêt général passe constamment d’après lui au second plan derrière les intérêts du monarque et les intérêts de ses proches. En ce sens, Rousseau est sur une position partagée par de nombreux penseurs de son temps qui luttent contre le pouvoir monarchique et notamment contre le système de monarchie absolue observable en France.
Remarques sur la typologie de Rousseau :
L’influence des théories constitutionnelles de Sieyès durant la Révolution et ultérieurement, l’importance de sa production intellectuelle sur l’idée de nation, sa position historique dans l’histoire des idées à la charnière de la philosophie jusnaturaliste, notamment du XVIIIe siècle, et de la philosophie libérale du XIXe siècle, notamment de Benjamin Constant, en faisait un penseur particulièrement intéressant à cet égard.
Pour bien comprendre l’œuvre de Sieyès, il importe au préalable de dépasser une interprétation fréquente de son œuvre aux XIXe et XXe siècle — encore aujourd’hui dans la plupart des manuels de droit constitutionnel — comme antinomique à celle de Rousseau... ce qui, en fait, est assez aisé pour peu que l’on cesse d’ignorer les régimes représentatifs conçus par Rousseau sur la Corse et la Pologne quelques années seulement après la publication du Contrat social et que l’on suive l’analyse de Philonenko sur la perception lucide qu’à Rousseau de l’écart entre l’idéal philosophique, l’horizon de sens, du « contrat social » et sa traduction institutionnelle éventuelle selon les contextes, les lieux et les époques.
L’étude approfondie du système de pensée de Sieyès montre qu’il s’inscrit dans le prolongement direct de Rousseau et que sa théorie de la nation, véritable nation-de-droit, entend mettre en œuvre la philosophie rousseauiste du contrat par traduction en une théorie constitutionnelle brillante et très cohérente, durant la période de production intellectuelle allant de l’été 1788 à juin 1793.
La Terreur introduit en revanche une rupture dans la vie et l’œuvre de Sieyès qui cesse d’écrire (29 textes avant, 3 après) et dont les deux principaux discours à l’Assemblée, en 1795, sur un « jury constitutionnaire » devant contrôler la constitutionnalité des lois (préfigurant, en réaction à l’expérience thermidorienne, les juridictions constitutionnelles du XXe siècle) contredisent sur des points fondamentaux son système pré-thermidorien, amorçant le tournant d’une pensée libérale qui se développera d’abord dans l’œuvre de Constant puis dans le libéralisme doctrinal, anti-étatiste, du XIXe siècle.
La contradiction concerne la souveraineté absolue de l’Assemblée nationale, comme substitut à la nation assemblée conçue selon le modèle mythifié de l’agora athénienne. Cette souveraineté absolue de l’Assemblée nationale exprimant, par la loi, la volonté générale à laquelle, pour Sieyès, rien n’était opposable (pas même, le 7 septembre 1789, un véto royal en défense de la Constitution), pas plus que n’était imposable une constitution rigide aux générations futures, était cohérente avec la théorie du « contrat social » pour peu que l’on accepte la substitution symbolique de l’Assemblée nationale à la nation assemblée — ce que Rousseau a fait pour la Corse et la Pologne — mais reposait néanmoins, dans la théorie constitutionnelle de Sieyès, sur une aporie fondamentale, celle de la « première constituante » dont la légitimité ne pouvait être que révolutionnairement proclamée et non déduite de règles de rang supérieur comme la cohérence d’ensemble du système l’exigeait... Aporie dont Sieyès avait conscience qu’elle constituait la principale faille de son système philosophique et constitutionnel, avec le risque d’une (re)prise du pouvoir par la force, sans contrôle de constitutionnalité comme garde-fou. Son échappatoire conjoncturelle, peu convaincante, dans la période 1788/1793 — la nation ne saurait se tyranniser elle-même
— se trouva réfutée, dans le sang, au cours des années 1793 et 1794. La philosophie du désespoir de Rousseau, quant à l’écart inéluctable entre l’idéal et sa transcription concrète, semble se transformer en désespoir de la philosophie chez Sieyès qui, au lendemain de la Terreur, déclare renoncer aux grandes idées
et entame la piètre carrière politique et la fin de vie que l’on sait.
2. La nation et le gouvernement représentatif par Simone Goyard-Fabre
Dans cet extrait, Simone Goyard-Fabre analyse la conception philosophiquement nouvelle de la nation, comme entité juridique, dans l’œuvre de Sieyes, l’égalité formelle qu’elle implique tant des citoyens entre eux que de leurs représentants élus entre eux et l’articulation de cette idée juridique de la nation - une "nation-de-droit" pourrait-on dire - à une conception du gouvernement représentatif qui substitue l’assemblée nationale à ce que serait la nation assemblée pour exercer le pouvoir législatif ordinaire ou le pouvoir constituant ainsi distingués.
"Lorsqu’en 1789 les Etats généraux se transforment en Assemblée nationale, ils affirment, par leur acte même, qu’ils sont l’organe représentatif de la nation française souveraine.
En cette attitude se déchiffre l’opposition des hommes de 89 à la conception de la représentation-mandat, caractéristique d’un régime dont ils estiment qu’il doit être dépassé. L’abbé Sieyès, tout particulièrement, est, sur ce point, des plus catégorique : ce ne sont pas seulement les abus de pouvoir de la monarchie qui l’ont pervertie, mais c’est sa conception juridique de la représentation qui est par essence vicieuse : il faut donc la transformer.
Sieyès ne se demande pas si, dans l’État, des représentants sont nécessaires ou non. Pour lui, la « démocratie brute » — c’est-à-dire directe — fait partie, naturellement, des impossibilités de la modernité. Le problème à examiner est celui de sa théorisation juridico-constitutionnelle.
Depuis 1787, Sieyès était sensible à l’agitation qui secouait les assemblées provinciales et les parlements. En novembre 1788, il publia un Essai sur les privilèges, dans lequel il déclarait la guerre aux nobles. Quelques mois plus tard, son libelle Qu’est-ce que le Tiers État ? abordait de front la question politique en affirmant : « le Tiers État est une nation complète31 ». Dès lors, aux « faux députés » qui siégeaient aux États généraux et qui étaient en fait, pour la plupart, des nobles nantis « de certaines charges ou offices » généralement acquis à prix d’argent32 », il oppose l’exigence d’une véritable représentation politique « du grand corps des citoyens », autrement dit, de « la nation33 ».
Deux leitmotive puissants ponctuent donc le célèbre factum dont on retrouve l’écho dans les débats recueillis par les Archives parlementaires : le premier est l’émergence du concept philosophique de nation ; le second correspond à la technique du suffrage dans une assemblée représentative. Les deux thèmes sont franchement « révolutionnaires ».
A. Le mot de nation n’est pas une invention de Sieyès, mais il lui donne une définition riche de sous-entendus nouveaux. Une nation, dit-il, est « un corps d’associés vivant sous une loi commune et représenté par la même législature34 ».
La genèse théorique de la nation requiert, dit-il, trois étapes. En un premier moment, l’association nationale résulte — ce n’est pas douteux : sur ce point, Rousseau est son maître — d’un contrat social dont le consensus implique à la fois un acte rationnel et un engagement volontaire : « le jeu des volontés individuelles », dont « l’association est l’ouvrage », est en effet « l’origine de tout pouvoir35 ». Le second moment se caractérise par l’action de la volonté commune ainsi forgée : en elle, que l’on peut appeler aussi « volonté générale » comme l’a dit Rousseau, réside la souveraineté de la nation, et « la loi commune » ne peut naître que de l’exercice des droits des citoyens. « Le pouvoir appartient au public36 », déclare Sieyès, ce qui signifie que le concept de nation, arraché au contexte sociogéographique dans lequel on l’avait jusqu’alors situé, devient un concept juridique, spécifiquement de droit public : à la communauté nationale, il faut « l’unité de volonté ». Hobbes et Rousseau, déjà, l’avaient compris. Mais, en une troisième période, que le flux de l’histoire a rendue nécessaire — « franchissons, dit Sieyès, les intervalles du temps37 » — , ce n’est plus la volonté réelle commune à la nation qui agit, « c’est une volonté commune représentative38 ».
La nation se caractérise donc par l’unité de sa volonté. Elle n’est pas constituée par la superposition des ordres ou par la juxtaposition des « états » ; le pluralisme des partis et des factions n’est pas inhérent à sa nature ; le foisonnement des intérêts particuliers est extrinsèque à son essence. Cette « nationÉtat » est une entité juridique à laquelle la volonté générale donne son unité39.
B. Avec une rigoureuse logique, Sieyès articule à la connotation philosophique du concept de nation une nouvelle compréhension juridique de la représentation.
Comme le tiers Etat « se confond toujours, déclare-t-il, avec l’idée d’une nation40 », c’est à lui, c’est-à-dire au corps du peuple, de déléguer ses représentants à l’Assemblée que l’on peut justement alors appeler « nationale ». Sieyès se fait militant : il faut que le Tiers Etat ait une représentation égale, quant au nombre de ses députés, à celle des deux autres ordres ensemble41. Surtout, il faut, afin d’éviter que la représentation ne soit « parfaitement illusoire42 », que « les votes soient pris par têtes et non par ordres43 ». Mais sous le militantisme du libelliste, c’est le théoricien du gouvernement représentatif qui perce. Le sens du suffrage par lequel sont élus les représentants et la nature du vote par lequel ils sont appelés à s’exprimer déterminent un droit constitutionnel nouveau dont la Constitution de 1791 tirera amplement parti.
Le concept de nation entraîne en effet, selon Sieyès, deux corollaires : d’une part, l’égalité de tous les citoyens, ce qui implique la suppression d’élections par « ordres » ; d’autre part, l’égalité des représentants, ce qui implique, au sein de l’Assemblée, un vote par têtes et non par ordres. Sur le plan des « principes », où Sieyès dit explicitement vouloir se placer, ces deux corollaires se rejoignent pour définir le statut juridique de la représentation : elle n’est plus un mandat ; le représentant n’est plus un délégataire ; son pouvoir cesse donc d’être un pouvoir lié attaché à la volonté expresse et particulière de ceux qui lui auraient donné commission ou procuration. Il est un élu de la nation tout entière et, en sa capacité politique de légiférer qu’il est désormais appelé à exercer au sein de l’Assemblée nationale, il est libre de tout engagement : aucun mandat impératif ne pèse sur son vote ; sa volonté législatrice, autonome, est censée exprimer la volonté générale d’un peuple dont la souveraineté demeure une et indivisible44.
Ainsi comprise, l’Assemblée des représentants constitue le lieu et le symbole de la souveraineté nationale. C’est pourquoi Sieyès considère que la théorie de Montesquieu n’est qu’un palliatif utile contre les désordres politiques45, mais non point le modèle d’une représentation susceptible d’exprimer et de garantir la liberté des citoyens : « Dans une nation libre, et toute nation doit être libre [...], ce n’est pas à des notables qu’il faut avoir recours, c’est à la nation elle-même46. »
Deux problèmes surgissent en ce point, l’un, de théorie politico-philosophique, l’autre, de pratique juridique.
D’une part, si la thèse de Sieyès ne situe plus la souveraineté, forme ou essence de l’État, dans les seules mains du prince, mais l’attribue en droit au peuple, ne risque-t-elle pas de la donner en fait à l’assemblée des représentants ? Non seulement alors la souveraineté nationale risquerait-elle de perdre son unité, mais les craintes qu’exprimait Rousseau sur la corruption toujours possible des députés pourraient alors se réaliser.
D’autre part, la première tâche d’un régime représentatif est de s’organiser, c’est-à-dire de se doter d’une constitution : « Tout gouvernement commis doit avoir sa Constitution47 » et l’établissement de celle-ci doit s’entourer d’« une multitude de précautions politiques48 », règles essentielles au gouvernement et « sans lesquelles l’exercice du Pouvoir deviendrait illégal49 ». Pour faire face à ces deux difficultés, Sieyès n’invoque qu’un principe : « La Constitution n’est pas l’ouvrage du pouvoir constitué, mais du pouvoir constituant50. » Comprenons que la nation, formée « par le seul droit naturel », et le gouvernement, qui appartient au droit positif », doivent se prêter un mutuel appui. Ce qui, alors, est fondamental et donne valeur au dispositif constitutionnel, c’est que la nation, qui est « tout ce qu’elle peut être, par cela seul qu’elle est », fasse de la volonté générale, qui « n’a besoin que de sa réalité pour être toujours légale », « l’origine de toute légalité »51. En effet, « de quelque manière qu’une nation veuille, il suffit qu’elle veuille ; toutes les formes sont bonnes et sa volonté est toujours la loi suprême52 ».
Les députés qui siègent à l’Assemblée sont la voix de la nation-État. La représentation est donc le principe de la constitution tatique d’où il suit, d’une part, que « l’avis de la pluralité53 » est décisif pour tout vote et s’impose à la nation et que, d’autre part, les représentants du Tiers État, évidemment plus nombreux que ceux de la Noblesse et du Clergé, « sont les vrais dépositaires de la volonté nationale54 ». En outre, si un différend surgit « entre les parties de la Constitution », le « juge suprême » est « l’ensemble » de la nation parce qu’elle existe « indépendamment de toute règle et de toute forme constitutionnelle55 », c’est-à-dire parce qu’elle est un principe antérieur et supérieur à toute constitution positive. Concrètement, en cas de litige constitutionnel, on distinguera donc les représentants « ordinaires » du peuple, qui ont charge des affaires du gouvernement « dans les formes constitutionnelles », et les représentants « extraordinaires56 », qui, dans « des cas rares », sont investis d’un « pouvoir spécial » par lequel leur corps « remplace la nation dans son indépendance de toutes formes constitutionnelles ». "
Notes : 29. C’est ce que souligne pertinemment Hannah Pitkin dans son ouvrage The Concept of Representation, Berkeley, 1967. 30. Encyclopédie, t. XV, p. 143-146. 31. Sieyès, Qu’est-ce que le Tiers État, rééd. PUF, 1982, chap. I, p. 28, 30. 32. La vénalité des charges avait été combattue par Maupeou, mais son projet de réforme avait avorté. 33. Qu ’est-ce que le Tiers État ?, chap. II, p. 33. 34. Ibid., chap. I, p. 31. 35. Ibid., chap. V, p. 65. 36. Ibid., chap. V, p. 66. 37. Ibid., chap. V, p. 66. 38. Ibid., chap. V, p. 66. 39. Sur cet aspect de la nation qe nous appelons « nation-État », cf. Cahiers de philosophie politique et juridique, n° XIV, Caen, 1988, État et Nation ; en particulier A. Renaut, « Les deux logiques de l’idée de Nation » ; S. Goyard- Fabre, « Corps politique et âme des peuples ». 40. Qu’est-ce que le Tiers État, chap. II, p. 34. 41. Ibid., chap. Ill, p. 37, p. 43 et ss. 42. Ibid., chap. Ill, p. 37. 43. Ibid., chap. Ill, p. 37, 44. « Le peuple ne peut avoir qu’une voix, celle de la législature nationale ; les commettants ne peuvent se faire entendre que par les députés nationaux ; le peuple ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants », Archives parlementaires, Ve série, t. VIII, p. 595, séance du 7 septembre 1789. 45. Qu’est-ce que le Tiers État, chap. IV, § 6 et 7, en particulier, p. 62. 46. Ibid., chap. V, p. 64. 47. « Le corps des représentants à qui est confié le pouvoir législatif ou l’exercice de la volonté commune n’existe qu’avec la manière d’être que la nation a voulu lui donner. Il n’est rien sans ses formes constitutives ; il n’agit, il ne se dirige, il ne se commande que par elles. » Ibid., chap. V, p. 67. 48. Ibid., chap. V, p. 67. 49. Ibid., chap. V, p. 67. 50. Ibid., chap. V, p. 67. 51. Ibid., chap. V, p. 68. 52. Md., chap. V, p. 69. 53. Ibid., chap. V, p. 74. 54. Ibid., chap. VI, p. 82. 55. Ibid., chap. V, p. 70. 56. Ibid., chap. V, p. 71. Il est assez remarquable qu’en la circonstance, il ne s’agit pas, selon Sieyès, de faire retour au pouvoir constitutant originaire de la nation, mais de mettre en oeuvre les clauses mêmes de la constitution.
Bernard Manin montre que cette forme de gouvernement repose, idéologiquement, sur les quatre principes suivants :
Les gouvernants sont désignés par élection à intervalles réguliers : ce qui importe, c’est le fait que les élections se répètent régulièrement. En effet, le système électif ne garantit jamais aux électeurs que les élus feront ce qu’ils ont annoncé durant leur campagne électorale. En revanche, les électeurs peuvent toujours décider de leur vote en fonction de ce que les élus ont antérieurement réalisés. Dans le premier cas, l’électeur fait un vote-prospectif dans l’autre cas l’électeur fait un vote-sanction. Dans la logique du gouvernement représentatif, affirme Manin, les électeurs devraient préférer le vote-sanction. Cela correspondant à une opinion personnelle de l’auteur et elle n’est pas indiscutable. Sociologiquement, il n’est pas démontré que les électeurs choisissent le vote-sanction plutôt que le vote-prospectif, c’est-à-dire un vote qui ne tienne pas compte des promesses électorales ou n’est pas influencé par elles. Politiquement, la préférence pour le vote-sanction n’est pas neutre quant au choix des équipes dirigeantes puisqu’elle ne peut s’exprimer que pour des partis ayant déjà gouverné... donc pour des « partis de gouvernement », généralement au centre de l’espace politique, ce qui exclut de la préférence, réputée plus rationnelle, les partis critiques, décalés sur les extrêmes.
Les gouvernants conservent, dans leurs décisions, une certaine indépendance vis-à-vis de la volonté des électeurs ; cela signifie qu’il n’y a ni mandat impératif, ni possibilité de révocation permanente des élus (comme dans le système athénien). En effet, aucun des systèmes de gouvernement représentatif mis en place depuis la fin du XVIIIe siècle n’a introduit à grande échelle ces deux dispositifs d’encadrement des élus par les électeurs (on peut en trouver dans des dispositifs institutionnels territorialement ou sectoriellement limités). En outre, l’élu dispose d’une très importante marge de manœuvre dans le choix de ses actions politiques :
Les gouvernés peuvent exprimer leurs opinions et leurs volontés politiques sans que celles-ci ne soient soumises au contrôle des gouvernants. Cette liberté d’opinion transforme le sens de la représentation par rapport à ce qu’elle était dans les idéologies des monarchies absolues ou dans les régimes créant un culte de la personnalité : le roi ou le « chef suprême » représentent aussi le peuple tout entier mais sans laisser apparaître d’éventuels désaccords entre les représentés et les représentants. La liberté d’expression publique et politique (pluralisme partisan autorisé) rend possible l’expression de tels désaccords et leurs sanctions lors des élections. Cependant ce principe implique qu’une condition soit réalisée :
Pour que les gouvernés puissent se former des opinions sur les sujets politiques, il faut qu’ils puissent avoir accès à l’information politique, cela suppose donc une certaine publicité des décisions gouvernementales. Si les gouvernants décident en secret, les gouvernés n’ont que de très faibles moyens de se forger des opinions en matière politique.
Les décisions publiques sont soumises à l’épreuve de la discussion : ce principe ne peut se concrétiser que s’il existe une assemblée, c’est-à-dire une réunion d’individus échangeant des arguments et des points de vue jusqu’à arriver à un consensus relatif emportant au moins la majorité des voix. Le concept de gouvernement représentatif est donc étroitement lié à l’idée d’assemblée délibérante. En outre, cette discussion a été conçue à l’origine (ex. : les révolutionnaires français de 1789) comme un moyen de faire émerger la vérité ou de prendre des décisions justes : la discussion est perçue comme un moyen de produire des décisions politiques sages. Cependant cette image de la discussion ouverte entre des individus ne pouvant imposer leur point qu’en arrivant à convaincre les autres de sa justesse ignore qu’en réalité certains acteurs (leaders politiques, groupes de pression...) disposent de multiples moyens pour imposer leurs choix indépendamment de toute discussion publique.
On le voit, les principes du gouvernement représentatif qui fondent effectivement nos institutions telles qu’elles apparaissent dans le droit public décrivent bien ces institutions au regard de la doctrine qui les inspire et des textes juridiques eux-mêmes mais très mal au regard du fonctionnement concret de ces mêmes institutions considérées d’un point de vue sociologique. Il en va de même pour les principes de l’État de droit.
La représentation politique a été historiquement, et est toujours aujourd’hui, l’une des dimensions centrales de la démocratie mais elle connaît des limites, obstacles, faiblesses comme les autres dimensions (État-de-droit, séparations des pouvoirs & pluralisme, État-providence... ). Outre les limites précédemment signalées, en discussion du modèle de Bernard Manin, deux autres sont importantes : 1) les biais de représentation politique analysés ci-dessous par Daniel Gaxie au regard du principe d’égalité des citoyens électeurs (une personne = une voix) ; 2) la technocratisation du pouvoir politique durant les 19e et 20e siècle au fur et à mesure de l’augmentation quantitative de l’appareil d’État (croissance du nombre de fonctionnaires en valeur absolue et en valeur relative, croissance des finances publiques en masse et en proportion des richesses crées, croissance des volumes de normes juridiques...).
Questionner la représentation politique par Daniel Gaxie "À quel degré la représentation politique est-elle une représentation « miroir » ? À quel degré les diverses catégories qui composent la population d’un pays sont-elles « représentées » dans les rangs de la représentation, par exemple parlementaire, de ce pays ?"
Les systèmes politiques occidentaux sont représentatifs. Des individus – les représentants – agissent au nom et à la place d’autres – les représentés. On touche d’emblée à une limite de toute représentation. Elle suppose une division du travail entre des agents actifs en politique et des agents nécessairement plus passifs et à distance des affaires de la cité, c’est-à-dire aussi de leurs propres affaires. Cette division du travail est une forme de dépossession consentie, puisque les représentés sont contraints de laisser les représentants agir à leur place, avec l’espoir que ce sera pour leur propre compte. Cette dépossession est toutefois socialement inégale. Les représentés sont en effet plus ou moins informés et équipés pour examiner, surveiller et évaluer l’action de leurs gouvernants. Pour certains la délégation de pouvoir aux représentants est retenue, c’est-à-dire qu’elle est conditionnelle et susceptible d’être reprise. D’autres s’estiment personnellement incompétents et préfèrent se tenir à l’écart, par exemple en s’abstenant au moment des élections. Ces inégalités de compétence cognitive et d’auto-habilitation (ou d’auto-disqualification) subjective sont sociales. Elles sont liées à la position occupée dans diverses divisions du monde social (entre les positions sociales, les genres, les générations et les positions sociales). Elles sont principalement liées au capital culturel individuel ou, par approximation, au niveau d’éducation. Si la délégation est une réalité qui s’impose à tous les citoyens « ordinaires », la capacité à faire jouer les rapports de représentation en sa faveur est un privilège social des nantis.
La représentation est une réalité institutionnelle. Le président de la République, les députés, les sénateurs, les maires, les conseillers municipaux, départementaux et régionaux, les députés européens, sont officiellement des représentants élus du peuple et de la Nation. D’un point de vue plus sociologique, les partis et les mouvements sociaux, politiques et syndicaux peuvent également être analysés comme « représentants » des intérêts sociaux. Cette représentation est officiellement considérée comme « démocratique ». Son caractère « démocratique » résulte d’un principe officiel d’égalité. Tous les citoyens sont censés disposer de droits politiques égaux qui leur permettent notamment de voter et d’être éventuellement candidats. La composante « démocratique » réside également dans l’élection de la plupart des représentants. Ceux d’entre eux qui ne sont pas directement élus, par exemple les membres du gouvernement, sont supposés bénéficier de la confiance des élus, à commencer par celle des députés de l’Assemblée nationale. La Constitution de la République française se réfère à la célèbre formule d’Abraham Lincoln : le principe de la République est « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ». En ce sens, le peuple est assurément gouverné. Mais il est rare qu’il le soit directement par lui-même. Il existe toutefois des dispositifs constitutionnels qui permettent, dans un nombre limité de cas, à l’ensemble des citoyens de décider directement par référendum. On se souvient du précédent de 2005 quand une majorité d’électeurs avait repoussé le projet de traité constitutionnel européen. Deux ans après, un autre traité comportant à peu près les mêmes dispositions avait été adopté par les députés et sénateurs réunis en Congrès. Reste enfin le critère du gouvernement pour le peuple, qui présuppose que tous ses membres auraient, et n’auraient que, des intérêts communs, ce qui ne va pas de soi dans une société hiérarchisée.
La question de l’égalité politique, notamment de l’égalité dans la représentation, est un principe politique officiel qui peut être mobilisé pour interroger la réalité du caractère « démocratique » de la représentation. Si les partis et les acteurs politiques sont des représentants d’intérêts sociaux distincts (plutôt que de ceux du peuple tout entier), tous les intérêts sont-ils représentés au même degré ? Comment alors observer de telles « représentations » ? Dans le passé, des partis se sont officiellement présentés comme entièrement dévoués à la défense des intérêts d’une classe ou d’une catégorie sociale, par exemple des partis ouvriers ou agrariens. Ils se sont beaucoup affaiblis et ont le plus souvent renoncé à se définir comme tels. Ce constat n’implique pas que les liens entre organisations politiques et catégories sociales aient disparu. Toutes choses égales par ailleurs, les partis libéraux et conservateurs sont plus proches des milieux d’affaires, du secteur privé, des professions indépendantes, des gros contribuables, des propriétaires de logement, ou des religions établies que leurs concurrents socialistes, sociaux-démocrates ou travaillistes.
De telles proximités peuvent être observées à l’aide de deux indicateurs principaux. Le premier est l’origine sociale et professionnelle, familiale et personnelle, du personnel politique. Relativement à leurs concurrents sur leur gauche, les députés de droite sont par exemple plus souvent liés au secteur privé, aux professions indépendantes, aux responsables d’entreprises et aux milieux patronaux organisés par leurs parents, leur conjoint et/ou leur propre expérience professionnelle avant leur entrée en politique. Un second indicateur réside dans les structures sociales du vote. Les enquêtes réalisées auprès des électeurs confirment dans le même sens que les membres des milieux d’affaires, des professions libérales et indépendantes et les cadres supérieurs du secteur privé présentent, de manière récurrente, des probabilités plus élevées de voter à droite qu’à gauche. De telles structures statistiques sont à la fois stables dans le temps, mais sujettes parfois à variation. Ainsi, les transformations des catégories ouvrières, le chômage de masse, la précarisation et la paupérisation d’une partie de la population, le développement de sentiments de défiance envers les politiques en général, la montée de l’abstention électorale et le renforcement de partis de droite radicale ont affaibli, dans beaucoup de pays européens, les liens traditionnels entre les catégories ouvrières et les partis socialistes et assimilés.
Il ne faut évidemment pas chercher un lien mécanique entre tel parti et tel groupe social. On mesure tout au plus des systèmes de différences. Il y a, par exemple, des membres ou des anciens membres des professions libérales dans tous les groupes parlementaires, mais il y en a davantage parmi ceux qui se situent à droite. Il n’y a pas non plus de lien mécanique entre l’accès d’un parti ou d’une coalition « au pouvoir » et la prise de décisions favorables aux groupes dont ils sont plus ou moins proches.
L’action pour le compte d’intérêts sociaux ne dépend évidemment pas seulement des intentions et des dispositions sociales et idéologiques des acteurs politiques. D’autres facteurs, très nombreux et complexes, interfèrent. Il faut, par exemple, prendre en compte l’état de la situation économique, les marges de manœuvre budgétaires, les contraintes multiples qui pèsent sur les décisions, les rapports de forces politiques et le contexte idéologique.
Ainsi, l’hégémonie libérale qui s’est imposée depuis plusieurs décennies a contribué au déplacement du système des différences politiques vers la droite. La position relative (à « gauche ») des partis « de gauche » par rapport à leurs adversaires libéraux et conservateurs n’a pas changé, mais leurs positions « substantielles » (i. e. leurs orientations idéologiques, politiques et programmatiques) se sont déplacées vers la « droite ».
Les contraintes de l’action publique se sont également multipliées. Les gouvernements européens doivent composer avec un nombre croissant de considérations internationales, européennes et nationales. Leurs pouvoirs ont été réduits du fait d’un grand nombre de facteurs, dont les effets s’additionnent et convergent : intégration européenne, décentralisation, développement d’une jurisprudence constitutionnelle, privatisation, multiplication « d’agences » et d’autorités administratives plus ou moins « indépendantes », mobilité accrue du capital et d’autres actifs imposables… Il y a toujours eu un écart entre les positions d’un parti dans l’opposition ou en campagne électorale et celles qu’il adopte ou qu’il est contraint d’adopter au gouvernement. Ainsi, un parti socialiste est plus socialiste et un parti libéral est plus libéral dans l’opposition qu’au gouvernement. L’observation est récurrente, mais elle s’impose plus nettement du fait des transformations recensées précédemment. Il ne s’agit pas d’une proposition cynique, mais plutôt du constat qu’un parti n’ayant pas les mêmes interlocuteurs, n’est pas amené aux mêmes positions et concessions, selon qu’il est « au pouvoir » ou dans l’opposition.
Toutefois, même si les liens établis entre partis et catégories sociales ne sont qu’un facteur parmi d’autres de l’action politique, c’est une entrée pertinente pour analyser les réalités et les limites de la représentation.
À quel degré la représentation politique est-elle une représentation « miroir » ? À quel degré les diverses catégories qui composent la population d’un pays sont-elles « représentées » dans les rangs de la représentation, par exemple parlementaire, de ce pays ?
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Le régime politique de la Ve République - I. L’ère des technocrates par Bastien François"On ne peut comprendre en effet ce qui se joue dans l’établissement de la Ve République qu’au regard d’une histoire longue et très conflictuelle, celle des tentatives de transformation des modes de légitimation de l’action publique et, plus largement encore, des conceptions de la représentation politique, qui accompagnent le lent basculement du centre du pouvoir dans l’État du législatif vers l’exécutif depuis le début du XXe siècle."
"Quelques mois après la mise en place de la Ve République en octobre 1958, un politologue propose d’y voir une restauration du « pouvoir d’État ». « Le trait essentiel de la Constitution de 1958, écrit-il, réside dans le rétablissement de l’État au rang des forces animatrices de la vie politique. Cet État qu’un demi-siècle d’hégémonie parlementaire avait relégué parmi les abstractions [...], nous le voyons soudain reparaître, non plus comme un symbole ou une allégorie, mais comme une puissance armée pour l’action. [...] En même temps qu’elle aménage les institutions pour y introduire le pouvoir étatique, la Constitution maintient le pouvoir populaire. [...] Entre le pouvoir d’État et le pouvoir du Peuple, elle ne choisit pas : elle les consacre l’un et l’autre. Elle tend à réconcilier l’autorité avec la démocratie » [Burdeau, 1959]. L’analyse reste imprécise et imprégnée de l’idéologie antiparlementaire qui anime les soutiens du général de Gaulle. Mais elle révèle, en creux, l’enjeu fondamental de ce changement constitutionnel : l’imposition d’une conception technocratique du pouvoir et de l’action publique [Dulong, 1997].
Une redéfinition de la démocratie
On ne peut comprendre en effet ce qui se joue dans l’établissement de la Ve République qu’au regard d’une histoire longue et très conflictuelle, celle des tentatives de transformation des modes de légitimation de l’action publique et, plus largement encore, des conceptions de la représentation politique, qui accompagnent le lent basculement du centre du pouvoir dans l’État du législatif vers l’exécutif depuis le début du XXe siècle.
L’État souverain contre la souveraineté parlementaire
Tandis que la démocratie parlementaire s’installe définitivement au tournant du siècle, alors même que la société « industrielle » paraît de plus en plus divisée entre groupes sociaux antagonistes, les critiques se multiplient à l’encontre des « perversions » du système politique liées à l’introduction, cinquante ans plus tôt, du suffrage universel masculin. Si l’universalité du suffrage n’est généralement pas remise en cause, les nouveaux professionnels de la politique qui s’imposent sur la scène électorale sont accusés de confisquer la souveraineté du peuple à leur profit, de confondre intérêts partisans et soucis de carrière avec la définition de l’intérêt général, enfin de favoriser la division et, en particulier, le conflit de classes.
Avec l’appui d’une haute fonction publique en forte croissance mais écartée du cœur du pouvoir politique (ce sont les professions libérales, et notamment les avocats, qui monopolisent la représentation parlementaire), certains spécialistes de droit public proposent de remplacer la théorie de la souveraineté nationale, héritée de la Révolution française, par une théorie juridique de l’État souverain. L’État est alors défini comme la personnification de la nation, son véritable représentant ; le corps électoral n’est qu’un organe de l’État, tout comme le corps législatif qu’il est chargé de désigner. Le Parlement ne saurait donc accaparer la souveraineté nationale et définir à lui seul la volonté générale. Parallèlement, pour faire contrepoids au suffrage universel et aux passions partisanes qu’il attise, l’idée se diffuse de la nécessité d’une autre forme de représentation politique, d’une démocratie fondée sur la représentation de groupes socioprofessionnels organisés, gage de paix sociale et d’efficacité gouvernementale.
La compétence technique comme principe d’action
Le mouvement prend de l’ampleur à la suite du traumatisme de la guerre de 1914-1918. Il connaît également une très nette inflexion. Ce ne sont plus tant les modalités de la compétition politique ou encore les différentes formulations de l’idéal démocratique qui sont en cause que les qualités nécessaires pour exercer des responsabilités politiques et les principes directeurs de la décision dans l’espace public. Les maîtres mots des différents courants réformateurs, à gauche comme à droite, sont alors « compétence », « rationalité », « efficacité », « prévision ». L’action publique doit devenir « scientifique » pour être plus efficace mais aussi pour permettre que se réalise une véritable union nationale transcendant les clivages sociaux. La politique doit être ainsi l’affaire de techniciens et, en particulier, des experts des questions économiques qui prennent alors une importance inédite sur la scène publique. L’utilisation par les dirigeants des instruments de la science économique, encore balbutiante, est considérée comme la condition première de la mise en place d’une politique de prospérité matérielle profitable à tous les groupes sociaux, et seule en mesure de mettre fin à l’antagonisme délétère des classes sociales. Le langage de la régularité juridique, jugé conservateur, comme le « magistère de la parole » (celui des avocats, dont le déclin parlementaire s’amorce dans les années 1920) doivent céder le pas devant l’expertise technique des savants de la chose publique, seule capable de propulser la nation vers la « modernité » d’une démocratie apaisée.
L’autonomie de l’exécutif
Cette capacité d’expertise ne saurait résider dans le Parlement. Elle doit être l’affaire du gouvernement et des « forces vives » de la nation, c’est-à-dire des représentants des groupes socioprofessionnels réunis dans une assemblée ad hoc (un « Conseil économique »). Il ne s’agit pas de remettre en cause le principe parlementaire de la responsabilité politique du gouvernement devant le Parlement, mais de transformer la place de ce dernier dans l’architecture institutionnelle. Dans les projets réformateurs, le Parlement n’est plus le lieu d’impulsion des politiques publiques, il n’est qu’un arbitre ultime au cas où la recherche de l’intérêt général et la conciliation des intérêts sociaux réalisées par les experts gouvernementaux échoueraient. Un tel schéma suppose une véritable autonomie de l’exécutif et, en particulier, un renforcement de la séparation des pouvoirs sur le modèle du présidentialisme américain [Pinon, 2003]. Le président de la République doit voir ses pouvoirs accrus. Il ne doit plus dépendre du Parlement, d’où le projet de son élection par un collège électoral élargi. C’est lui qui choisit alors un Premier ministre, déchargé de tout portefeuille ministériel et véritable animateur du gouvernement, considéré comme une instance collégiale et solidaire. Les ministres peuvent être recrutés hors du Parlement, sur des critères de compétence technique, et sont d’abord responsables devant le président de la République. C’est un renforcement de l’autorité gouvernementale qui est recherché ici, mais aussi toute une mystique du chef qui s’exprime : il faut un chef à la tête de l’État, un chef au-dessus des contingences de la compétition politique. Et ce chef ne peut être que le président de la République, arbitre et guide à la fois.
La Seconde Guerre mondiale n’interrompt pas, bien au contraire, ces réflexions. À Vichy d’abord, même si l’« État français » se pense comme une alternative radicale à la démocratie parlementaire. Le régime de Vichy est un étonnant laboratoire où s’expérimente sur une grande échelle, hors de tout contrôle démocratique – et pour cause ! –, le rêve technocratique. C’est cependant au sein du Comité général d’études de la Résistance, instance composée d’intellectuels et de hauts fonctionnaires, proches du général de Gaulle, que la réflexion institutionnelle est la plus poussée. Le projet de Constitution qu’il élabore condense tous les programmes réformateurs d’avant-guerre et préfigure en tous points la future Ve République : cantonnement du Parlement, renforcement de l’autorité gouvernementale, prééminence présidentielle au sein de l’exécutif [Wahl, 1959].
L’idéologie de la fin des idéologies
L’adoption de la Constitution de la IVe République, en 1946, semble sonner le glas de ces ambitions réformatrices. Ce n’est toutefois que partie remise. Dans l’euphorie de la « reconstruction » d’après guerre, on assiste à un vaste mouvement de mobilisation conduit par des hauts fonctionnaires mais aussi par des dirigeants syndicaux, des spécialistes de sciences sociales et quelques rares hommes politiques qui cherchent à imposer une nouvelle conception du pouvoir et de l’action publique, faisant la part belle à leurs savoir-faire spécifiques et « dont la particularité majeure est de valoriser le plan au détriment de la loi, l’économie au détriment du droit, l’exécutif au détriment du législatif et, plus encore, la compétence au détriment de la représentativité politique » [Dulong, 1997, p. 11 ; les développements qui suivent sont directement inspirés de cet ouvrage].
Différents facteurs expliquent le succès de cette mobilisation. Tout d’abord, les progrès de la science économique qui, grâce à la diffusion de nouveaux instruments statistiques et de modélisation macroéconomique (comme la comptabilité nationale) [Fourquet, 1980], peut se présenter désormais comme une véritable science de l’action publique, un instrument majeur de « rationalisation » de l’État. L’économie devient véritablement politique. Sa visée prospective lui permet de surcroît de se présenter comme une science de l’avenir, tournée vers la réalisation d’une « modernité ». Les réformateurs vont ainsi trouver chez les économistes des alliés précieux, leur permettant à la fois de condamner l’archaïsme du système politico-institutionnel et de donner une réalité à leur idéal de politique scientifique.
Le mouvement réformateur fait ensuite écho à un puissant courant importé des États-Unis, impulsé de tous horizons en France, qui proclame la « fin des idéologies » [Birnbaum, 1975]. À la vision d’une société divisée en deux classes antagonistes s’oppose celle d’une « société de masses » harmonieuse et consensuelle, aspirant avant tout au bien-être matériel – on commence alors à parler d’une « société de consommation » – et peu intéressée par la compétition politique ; une société où les gouvernants agissent par la persuasion au nom d’une compétence professionnelle à définir le bien commun, où les conflits qui subsistent sont essentiellement techniques et doivent trouver une solution de même nature. Les transformations contemporaines de la société française, jusqu’aux plus infimes comme la diffusion des appareils électroménagers dans les foyers [Delaunay, 1994], semblent accréditer un tel diagnostic, celui d’une entrée dans la « modernité ». Le développement d’un groupe intermédiaire – les « cadres » – entre la classe ouvrière et le patronat [Boltanski, 1982], dont l’existence est officialisée par la nomenclature des catégories socioprofessionnelles élaborée par l’INSEE dans les années 1950, vient fortement conforter cette vision du monde social. Définis d’abord par leur compétence – leur niveau d’instruction –, directement intéressés par les questions économiques, les « cadres » réalisent par leur existence même cet idéal. Bref, aux yeux de très nombreux observateurs, tout se passe comme si la France des années cinquante réalisait la prophétie du professeur américain James Burnham de l’avènement de l’« ère des organisateurs ».
L’idéal planificateur
C’est au sein du Commissariat général au plan, créé en 1945, que va s’expérimenter véritablement le projet politique des réformateurs, l’alliance des « forces vives » et des hauts fonctionnaires, pensé comme une alternative institutionnelle à un parlementarisme inadapté à la gestion de l’économie moderne. L’idéal planificateur est à la fois une ambition économique – conduire la modernisation de la France – et une tentative de rénovation de la démocratie par la participation des groupes socioprofessionnels à la définition de l’intérêt général. En effet, pour la première fois en France, du moins à cette échelle, s’institutionnalise une véritable collaboration entre des représentants de l’État et des représentants socioprofessionnels. Présenté comme un lieu « neutre », marque d’un idéal scientifique, le Plan est conçu comme devant être un instrument d’« universalisation symbolique d’intérêts particuliers » [Nizard, 1972], c’est-à-dire le lieu où différents intérêts catégoriels peuvent être « transformés en intérêts interdépendants devant contribuer à des équilibres globaux présentés comme l’expression même du bien commun » [Dulong, 1997, p. 14]. La révolution planiste
« Nous sommes en train de passer à l’ère transformatrice et évolutionniste de la politique. Le but de l’activité politique sera de moins en moins d’établir des lois ; elle vise de plus en plus à élaborer des plans [...]. L’institution statique, le fonctionnement d’un système de rapports constituant par le déroulement régulier de ses mouvements intérieurs un ensemble immobile, tel se présentait, dans la vision qui domine encore l’esprit de la plupart de nos hommes politiques et de beaucoup de nos hauts fonctionnaires, l’objet même de la politique. La loi qui stabilise, fixe et fige l’évolution a dominé la pensée et la réalité de notre vie politique qu’il s’agit à présent de rénover. Autour de nous et en nous s’opère lentement une rupture avec cette ancienne façon de voir. La démocratisation de la planification est déjà, dans un certain sens, au moins aussi importante que la démocraticité de la législation et le sera sans cesse davantage. Le Parlement qui vote des lois, le gouvernement qui les exécute [...] jouent souvent, face aux instances qui élaborent les plans, des rôles de frein et de perturbation parce que ces institutions anciennes avaient été conçues en fonction des besoins et des possibilités d’une société non planificatrice. L’intégration de la représentation populaire, du pouvoir d’exécution et d’administration avec les instances de planification, et la démocratisation de la planification sont des exigences nouvelles et de plus en plus actuelles de la vie politique. Une révolution d’une portée incalculable remplace de nos jours, sous nos yeux, en nous, une perspective immobiliste par une perspective prévisionnelle, la loi par le plan » [Rovan, 1961, p. 113].
Surtout, le Plan est un lieu de rencontre, de confluence et d’intégration d’univers sociaux généralement étrangers. La planification forme ainsi un réseau de consolidation et d’accréditation circulaire d’une vision du monde social ; réseau constitué d’acteurs divers, aux aspirations hétérogènes, mais qui cherchent tous, pour leur propre compte, à transformer les modes de direction et de représentation des intérêts dans la société. On y retrouve bien sûr des hauts fonctionnaires, au profil généralement atypique (jeunes et, pour beaucoup, issus de la Résistance) mais qui occupent des positions clés dans l’administration ou à sa périphérie – on parlera à leur propos de « marginaux-sécants » [Jamous, 1968] –, qui visent à transformer en profondeur le fonctionnement de l’État. On y retrouve des fractions « modernisatrices » du syndicalisme ouvrier chrétien, regroupées dans le courant « Reconstruction » de la CFTC, ainsi que quelques responsables de la CGT, qui cherchent à promouvoir un syndicalisme « responsable », gestionnaire et non plus seulement contestataire. On y retrouve des dirigeants d’entreprise, souvent issus du Centre des jeunes patrons, qui cherchent à imposer l’image d’un patron compétent, animateur d’une entreprise au service du bien commun, en opposition à l’image du patron propriétaire incarnée, selon eux, par le CNPF. On y retrouve des leaders du syndicalisme agricole, généralement issus du Centre national des jeunes agriculteurs, qui cherchent à transformer le paysan en entrepreneur agricole. On y retrouve également des spécialistes de sciences sociales : des sociologues qui cherchent à se libérer d’une tradition philosophique en imposant une conception résolument empirique et scientifique de leur travail ; des économistes universitaires bien sûr, qui tentent d’échapper à l’emprise des juristes sur leur discipline et qui reçoivent, sur ce point, l’appui des politologues. Tous trouvent dans la planification un relais à leurs préoccupations et un soutien logistique et intellectuel pour mener à bien leurs entreprises de rénovation. Tous vont se retrouver dans un projet de « démocratie économique » alternatif à la démocratie parlementaire, qui va éclore au grand jour au début de la Ve République.
Réseau de consolidation, le Plan est aussi un lieu de formation, de diffusion de nouveaux principes d’action. Les « commissions de modernisation » qui réunissent dirigeants d’entreprises, syndicalistes et universitaires sous la houlette de hauts fonctionnaires constituent ainsi, comme l’a écrit l’un d’entre eux (Simon Nora), « une sorte d’école saint-simonienne » pour cette partie de l’élite qui va s’imposer sous la Ve République dans différents secteurs sociaux. Toutefois, l’influence des planificateurs va se faire sentir bien au-delà du Plan. Ils investissent massivement les écoles de formation des élites politico-administratives comme les Instituts d’études politiques et l’École nationale d’administration où ils deviennent les maîtres à penser d’une nouvelle élite avide d’action et de réformes, qui se pense comme une nouvelle « noblesse d’État ». Ils montent également des systèmes de formation ad hoc. C’est le cas, par exemple, du Centre d’étude des programmes économiques qui, rattaché à l’INSEE et financé par la Caisse des dépôts et consignations, sert de lieu de formation continue à des anciens élèves des grandes écoles d’ingénieurs mais aussi de commerce ainsi qu’à des anciens élèves de l’ENA. Ce sont ainsi les cadres de l’État, du secteur public ou parapublic mais aussi des grandes entreprises privées ou des organisations syndicales qui vont être, peu à peu, convertis à l’idéal planificateur. Enfin, les planificateurs reçoivent le soutien d’organes de presse où ils collaborent souvent, comme L’Express et Entreprise – magazines explicitement destinés aux « cadres » – ou encore Le Monde, qui contribuent fortement à la diffusion de cet idéal en dehors de la sphère administrative." (...)
Références bibliographiques :
=> Voir aussi : le phénomène technocratique : http://www.hnp.terra-hn-editions.or...