Théorie des politiques publiques
Organisation de l’Etat et action publique
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En Allemagne, en Belgique, aux Etats-Unis, en France, aux Pays-Bas, le développement de formes d’action publique plus coopératives fait l’objet d’un intérêt croissant de la part des gouvernants et des chercheurs en sciences sociales [1]. Cet intérêt pour "la direction non autoritaire des conduites" [2] n’est ni nouveau ni spécifique à un secteur particulier : en matière de politiques de l’emploi [3], de fiscalité [4], de politiques urbaines [5], de développement local [6] et d’environnement [7]... les formes conventionnelles d’action publique ont été abondamment utilisées. L’air du temps est en effet à l’efficacité managériale dans les administrations publiques [8] soucieuses de proximité et d’ouverture à la société civile, d’économie des deniers publics et soucieuses aussi d’obtenir, par voie de consensus, des résultats rapides et visibles. Cette évolution conduit à valoriser dans l’action et l’organisation, l’efficacité plus que la légalité, la souplesse et le changement plus que la stabilité des structures, la négociation et l’incitation plus que les ordres unilatéraux assortis de sanctions. Dans cette logique managériale, les activités publiques conventionnelles (APC) - ensemble des négociations se concluant par un accord entre des autorités publiques et des personnes privées, sur le contenu d’actes finalisés à réaliser par l’une et/ou l’autre des parties engagées - sont très fortement valorisées.
Lascoumes Pierre, Valluy Jérôme. "Les activités publiques conventionnelles (APC) : un nouvel instrument de politique publique ? L’exemple de la protection de l’environnement industriel". In : Sociologie du travail, 38ᵉ année n°4, Octobre-décembre 1996. pp. 551-573. - Résumé : Les auteurs de cet article réunissent sous l’expression « activités publiques conventionnelles » (APC) les actes publics du type contrat, convention, partenariat, charte..., et proposent une typologie de ces APC distinguant les accords informels non publiés, les accords informels publiés et les accords formels publiés, ce qui revient à les classer selon leur degré d’opacité et de contrainte d’exécution. Puis, ils montrent qu ’affirmer que ces APC constituent de nouveaux instruments d’intervention publique repose sur l’hypothèse discutable selon laquelle les décideurs publics sont à même d’évaluer les formes possibles d’action publique et d’effectuer des choix parmi celles-ci. Pour leur part, ils arguent que la nouveauté des APC est moins imputable à ces actes eux-mêmes qu’à leur mise en visibilité à travers l’émergence d’une nouvelle rationalité de l’action administrative. |
Elles soulèvent pourtant un certain nombre de problèmes relatifs aux conditions de délibération politique entendue comme une confrontation de conceptions (représentations sociales, systèmes de valeurs, expressions d’intérêts individuels ou collectifs, particuliers ou généraux) exprimées par des acteurs publics et privés sur un thème donné, selon des enjeux en constante redéfinition et pouvant éventuellement déboucher sur des décisions collectives tendant à organiser et à diriger la vie en société. Quelles garanties de régularité et de lisibilité offrent les activités publiques conventionnelles en tant que processus de choix politique ? Dans quelle mesure est-il possible de connaître et de discuter la façon dont s’est construite l’orientation donnée à l’action publique dans ce cadre ? Plus généralement, qu’elles peuvent être les conséquences politiques et institutionnelles à long terme d’une multiplication et d’une systématisation du recours aux activités publiques conventionnelles ?
Le cas du projet d’implantation de décharges de déchets industriels dangereux en région Rhône-Alpes est particulièrement intéressant pour mettre en rapport les deux pôles de cette problèmatique [9]. En effet, dans cette région, durant les quinze années étudiées (1979-1994), les APC se sont multipliées associant l’Etat, certaines collectivités locales et les représentants d’industriels au sujet de la mise en décharge des déchets dits "spéciaux" (§ 1). Il est possible de montrer que cette multiplication des APC est à l’origine de la formation d’une coalition de projet [10] (§2) qui s’est progressivement cristalisée autour d’une société d’économie mixte - la Semeddira - associant dans son capital social la Région, les huits Départements de Rhône-Alpes, l’Agence Nationale pour la Récupération et l’Elimination des Déchets (l’ANRED, aujourd’hui intégrée dans l’ADEME), la Chambre Régionale de Commerce et d’Industrie et l’Association patronale pour l’environnement en Rhône-Alpes (APORA) représentative essentiellement des grandes industries de la chimie et de la mettalurgie. La coalition Semeddira est un modèle cité en exemple qui devait être généralisé à l’ensemble du pays [11] afin d’assurer l’implantation de décharges de déchets "spéciaux" dans chaque région française. Très structurée, cette coalition forme un système d’action concret aussi complexe qu’opaque et un cadre spécifique de délibérations politiques (§ 3). Or à deux reprises (1989 et 1994) le projet élaboré dans ce cadre a été interrompu par des controverses publiques qui ont entrainé en quelques mois la décomposition de la coalition et la remise en question du projet. On peut donc s’interroger sur l’existence d’un rapport éventuel entre les caractéristiques de ce système d’action impliquant les autorités publiques et l’emergence de ces controverses publiques (§ 4)
Les déchets industriels sont dits "spéciaux" lorsque, trop toxiques ou dangereux, ils ne peuvent être éliminés avec les autres déchets. Cette catégorie juridique renvoit à des nomenclatures légales de substances qui se présentent sous des formes variées : solides (scories de hauts fourneaux, résines d’échangeuses d’ïons...), poussières (cendres volantes, fines...) boues (d’épuration, de peinture, d’usinage, de forage, de lavage des gaz, hydroxydes...) et liquides (huiles, fluides d’usinage, bains de traitement de surface...). Ces déchets peuvent avoir une durée de vie illimitée dans le temps. La plus grande proportion est générée par quelques branches industrielles : chimie, métallurgie, électronique, tannerie, plasturgie... S’ils sont manipulés ou éliminés sans précautions, ces déchets peuvent menacer les personnes et les milieux naturels : contamination des ressources en eaux en cas de dispersion sauvage de polluants ou d’infiltration de polluants dans le sol (ex : sites de stockage non contrôlés) ; atteintes directes à la vie humaine (voisins, travailleurs...) ou animale sous l’effet de substances toxiques ; introduction dans le milieu naturel de substances stables ayant un effet toxique à long terme, certaines ayant la propriété de s’accumuler dans les organismes vivants ou de se concentrer le long des chaînes alimentaires...
Au début des années 1970 un ensemble de dispositifs législatifs et réglementaires relatifs à la protection de l’environnement industriel redéfinissent les conditions d’intervention de l’État en matière de déchets industriels spéciaux. Le service chargé des installations classées pour l’environnement est transféré du Ministère de l’Industrie au nouveau Secrétariat d’Etat chargé de l’Environnement. Au niveau local, les services extérieurs du Ministère de l’Industrie sont mis à disposition du Ministère de l’environnement. Coordonnés régionalement par les DRIRE [12], ces services font appliquer les dispositifs inscrits dans deux lois-mères (loi de1975 sur les déchets et loi de 1976 sur les installations classées) et assurent une "gestion technocratique des risques industriels" qui a été analysée par P. Lascoumes [13].
Lascoumes, Pierre. Action publique et environnement . Presses Universitaires de France, 2018 : https://www-cairn-info.ezpaarse.uni... - Résumé : Confrontés aux questions environnementales, les pays industrialisés ont dû repenser l’action publique pour tenter d’y répondre : que faire, en effet, au niveau national quand la plupart des enjeux écologiques sont autant régionaux que planétaires ? Comment prendre des décisions valides dans un contexte de forte incertitude, quand les informations manquent et que les expertises sont souvent partielles, voire contradictoires ? Comment intégrer à l’action publique des acteurs de la société civile (des acteurs économiques, des ONG et de plus en plus des citoyens) fortement mobilisés sur ces sujets, mais aux intérêts divergents ?En analysant les politiques publiques de l’environnement menées aujourd’hui, cet ouvrage montre qu’elles transforment peu à peu la manière d’agir en politique. Il pointe aussi les faiblesses de ces nouvelles régulations, depuis leur conception et jusqu’à leur application, au regard des enjeux écologiques si pressants de notre époque. |
C’est dans ce contexte sectoriel que s’est progressivement formée la coalition Semeddira et, simultanément l’argumentation politique qui justifie le projet. Mais le contexte à prendre en considération est aussi celui des mutations de la culture politique et administrative française qui voit s’affirmer, durant les deux dernières décennies, des valeurs et rationalités d’action nouvelles (rationalité managériale, gouvernement local...).Trois grandes étapes de constitution de la coalition et du projet peuvent être distinguées.
A la fin des années 1970, la gestion publique des déchets industriels spéciaux est nationale. Elle repose sur quelques textes législatifs et réglementaires encore peu nombreux et ne fait guère l’objet de débats publics. La mise en oeuvre de ces politiques est assurée dans le cadre d’un face à face entre les services territoriaux de l’Etat et les entreprises industrielles. Les organismes publics compétents se structurant au niveau régional (Préfectures, services interdepartementaux de l’industrie et des mines devenant "DRIR", ANRED, Agences de bassin), celui-ci est progressivement défini comme le "niveau approprié" pour la gestion déconcentrée des problèmes de déchets industriels.
Avec la mise en oeuvre des deux lois pré-citées (1975 et 1976), ces déchets deviennent plus visibles et les difficultés pour leur élimination aussi. Le problème est alors défini nationalement comme étant à la fois celui de la dissémination de ces déchets [14] et celui des décharges sauvages [15]. La solution retenue et avant tout celle de la "mise en décharge contrôlée" [16]. Ainsi l’accent est non seulement mis dès l’origine sur le problème de l’élimination, avant même que soit évoquée les questions de la réduction à la source des déchets et de leur recyclage, mais aussi sur un moyen d’élimination parmi d’autres (incinération, retraitement...). En outre, entre les deux formes techniquement possibles de stockage c’est celle de l’enfouissement - la moins onéreuse pour les utilisateurs et la plus risquée à long terme pour l’environnement [17] - qui est retenue sans que soit envisagée la possibilité - plus sûre mais beaucoup plus couteuse - de stockages hors-sols comme cela est fait actuellement pour les déchets nucléaires à La Hague [18].
Néanmoins, l’ouverture des décharges se heurte à de plus en plus de résistances de la part du public. Dès lors le problème central devient celui des difficultés d’ouverture de nouvelles décharges. Il est considéré comme un problème politique nécessitant une intervention de l’Etat [19]. Cette orientation est à la fois conforme aux souhaits des grandes industries productrices souhaitant réduire leurs coûts de transports des déchets et aux souhaits des éliminateurs de déchets (Lyonnaise des Eaux, Générale des Eaux, cimentiers) soucieux de développer leur outil de travail. Ainsi l’Etat opte pour une démarche "interventionniste" (de préférence à celle du "laissez-agir" l’initiative privée), mais celle-ci ne concerne que l’implantation et non pas l’exploitation des décharges. En particulier, la possibilité de créer un service public d’élimination des déchets industriels spéciaux sera écartée.
Dès 1980, le Secrétariat d’Etat à l’environnement construit les moyens de son intervention en mettant en place une "organisation administrative et professionnelle" régionale, partenariale (Etat + industriels), qui n’accorde qu’une place très limitée aux élus locaux. Des "groupes de travail" placés auprès des Préfets sont constitués à l’initiative du Secrétariat d’Etat à l’environnement mais ils restent relativement passifs et ne lui permettent pas de créer localement des relais comparables à ceux dont dispose le Ministère de l’Industrie. C’est en 1983 qu’apparaît alors, dans une note interne au Secrétariat à l’Environnement [20], l’idée de créer des sociétés d’économie mixte pour implanter régionalement ces décharges. L’idée est officialisée dans le cadre de la mission d’étude confiée par le gouvernement à un haut-fonctionnaire, ingénieur des mines, J. Servant ; le groupe de travail constitué à cette occasion réunit principalement les fonctionnaires des ministères et les représentants des industriels (ces délégations regroupent, à elles deux, 52 personnes sur 60).
En 1984, le "groupe Servant" entérine officiellement la décision déjà implicitement prise de ne pas créer un service public d’élimination des déchets industriels. Cette option "service public" est évoquée par le Secrétaire d’Etat à l’environnement, H. Bouchardeau, dans les questions qui orientent la mission d’étude confiée à J. Servan (lettre de mission du 01.06.1983) : "Faut-il prévoir la création d’un service public de traitement des déchets toxiques et dangereux ?". Mais dès 1983, la note pré-citée interne au Secrétariat d’Etat évacue implicitement (faute de l’étudier) cette option. De même le rapport Servan ne répond pas explicitement à la question mais maintient très clairement les principes du système en place fondé sur la responsabilité des acteurs économiques (libre entreprise) soumis aux contrôles des installations classées. La qualification d’une activité de service public dépendant moins de la volonté de la personne qui l’exerce que des conditions réelles dans lesquelles elle est exercée [21], une préoccupation majeur des décideurs a été de ne pas créer involontairement une telle activité au regard porté a posteriori par le juge administratif. Une étude est commandée en 1985 par le Secrétariat d’Etat a un cabinet de conseillers juridiques afin de préparer les statuts de la future société d’économie mixte en faisant en sorte de ne pas réunir les conditions jurisprudentielles d’un service public. C’est aussi une des raisons pour lesquelles la possibilité de recourir à une déclaration d’utilité publique du projet Semeddira ne sera jamais sérieusement envisagée. On ne peut manquer de relever que l’option "service public" aurait enlevé aux éliminateurs privés un outil de travail lucratif et pouvait faire craindre aux producteurs de déchets l’émergence à terme d’une obligation de recours à ce service public ; or on sait que cette obligation, lorsqu’elle alimente les caisses d’organismes publics, incite ces derniers à connaître précisément les flux de déchets spéciaux et à organiser un véritable suivi administratif de ces déchets. L’option "service public" était la plus contraignante et la plus onéreuse pour les industriels.
C’est dans le cadre de la mission Servant aussi que sont explicitement dissociées les phases du cycle de vie d’une décharge (implantation, exploitation, conservation) et que la prise en charge de la phase d’implantation est imputée à la responsabilité politique et financière des autorités publiques. La région Rhône-Alpes, dont le "groupe de travail" préfectoral est le plus actif en France grâce à une très forte implication des industriels de la chimie et de la mettalurgie, est alors désignée comme première région d’application.
La DRIR (future DRIRE) Rhône-Alpes est le principal relais régional du gouvernement dans ce domaine et assure le secrétariat du "groupe de travail" régional. Elle prend en charge le projet, le traduit en termes régionaux [22], le fait entériner par la Conférence Administrative Régionale (Préfectures, 22.10.84) et la Commission Régionale d’Harmonisation des Investissements (Préfectures + E.P.Régional + Départements, 10.12.84). Ayant ainsi donné un accord de principe sur ce qui n’est encore qu’une esquisse de projet, les collectivités territoriales commencent à demander des précisions. A cette étape, la DRIR passe le relais du suivi du dossier à la jeune Agence nationale pour la récupération et l’élimination des déchets (ANRED) mais reste toujours par la suite activement impliquée dans ce suivi. L’ANRED décide (au niveau national [23]) de prendre en charge ce projet grâce auquel elle parviendra à trouver sa place dans l’espace administratif régional et à s’autonomiser par rapport à la DRIR. L’agence s’engage dès 1985 en co-signant un Contrat de plan environnement [24] qui prévoit, en matière de gestion des déchets, un partage des responsabilités et des charges financières entre la Région, l’Etat (représenté par l’ANRED) et les industriels : une étude des flux des déchets spéciaux (quantités produites, origines de production, trajets parcourus, modes d’élimination...) lancée l’année précédente par les représentants des industriels (APORA) est co-financée, avec les industriels, par l’ANRED et la Région qui donnent ainsi une certaine légitimité aux statistiques qui seront produites par les industriels. L’ANRED et la Région s’engagent aussi à cofinancer la recherche des sites de décharges et des projets de récupération et valorisation des déchets.
Cependant l’ANRED comme le Secrétariat d’Etat à l’environnement se soucient de ne pas se voir imputer les charges financières correspondant à la troisième phase du cycle de vie des décharges : leur conservation à... l’infini ! [25] Leurs réticences sur ce point devaient conduire à transférer cette charge vers les collectivités territoriales, la possibilité de l’imputer aux industriels producteurs et éliminateurs n’étant jamais envisagée. La région, bien que favorable au projet, s’oppose à ce transfert ; elle menace de se retirer et obtient que la DRIR plaide sa cause auprès du Ministère de l’Environnement [26] ; finalement celui-ci cède et l’ANRED (sous double tutelle ministérielle, Industrie/Environnement) s’engage à racheter pour le franc symbolique la décharge en fin d’exploitation : il est ainsi admis que les coûts de conservation de ces décharges seront socialisés or la période de conservation étant a priori infinie les coûts le sont aussi... A ce stade, l’orientation politique déjà donnée au projet revient à socialiser les coûts d’implantation (Semeddira) et les coûts infinis de conservation (ANRED) tout en privatisant les bénéfices d’exploitation de la décharge au profit des grands éliminateurs privés (filiales de la Lyonnaise des Eaux, de la Générale des Eaux, etc).
L’implication de collectivités territoriales est recherchée très tôt par l’Etat et les industriels (Rapport Servan, 1983) ; elle ne sera pas acquise aisément. Rapidement la Région Rhône-Alpes soutient le projet [27] mais subordonne parfois son appui à l’assentiment préalable des Départements. Ceux-ci au contraire multiplient les revirements entre des "accords de principe" toujours donnés dans le cadre de la Commission Régionale d’Harmonisation des Investissements où ils sont fortement dépendants des volontés de l’Etat (pour leurs infrastructures notamment) [28] et des "oppositions de principe" qui s’expriment dans des réunions plus informelles par exemple sous forme de questions :
"- pourquoi les industriels ne prendraient-ils pas eux-mêmes en charge la création de la décharge ?
- pourquoi par la C.R.C.I ?
- pourquoi créer un SEM « a priori » au lieu de cherche un site ?
- pourquoi l’Etat cherche-t-il à « mouiller » les collectivités ? c’est de la décentralisation sans moyens !" [29]
Fin octobre 1986, après plusieurs retournements de situation, la négociation est au point mort et le dossier en passe d’être enterré ; comme le remarquera ultérieurement un fonctionnaire de l’Etat, "on a frisé l’échec total" [30]. Fin avril 1987, au contraire, tous les départements sont fermement ralliés au projet. Que s’est-il passé entre-temps ? Une option intermédiaire dite de la "SEM-étude" a été avancée et les représentants des industriels, jusque-là très discrets, ont lancé une vaste campagne de lobbying. L’option "SEM-étude" consiste à créer une société d’économie mixte uniquement pour rechercher le site de la décharge sans autres engagements pour le reste ce qui revient à différer les arbitrages les plus conflictuels (sept ans plus tard les statuts de la SEM seront modifiés). L’accord politique est encore très précaire (plusieurs département continuent de s’y opposer) ; les industriels se chargent alors de le stabiliser en mobilisant plusieurs répertoires d’action.
La campagne s’ouvre par une lettre du Président de la Chambre Régionale de Commerce et d’Industrie Rhône-Alpes aux Présidents des Conseils Généraux. Parlant au nom des différentes Chambres de Commerce et d’Industrie de la région, il lance un "appel à la solidarité régionale des milieux économiques et des collectivités publiques" et demande aux collectivités de donner leur accord au projet Semeddira [31]. A un deuxième niveau, plus discret, les Chambres de Commerce et d’Industrie de la région sont mobilisées pour prendre contact avec les Unions Patronales Locales afin que celles-ci motivent les principaux industriels producteurs de déchets et que ces derniers "puissent soutenir le projet de SEM auprès de leur conseil général respectif" [32]. A un troisième niveau encore plus discret, des contacts directs ont lieu entre les représentants patronaux et les responsables des Conseils Généraux. A titre d’illustration, on peut citer le cas pittoresque de ce Président d’un Conseil Général qui le 2 février 1987 transmet un courrier "pessimiste" quand au devenir du projet Semeddira et marque son opposition. Peu de temps après il reçoit la visite de représentants d’organisations patronales dont les arguments semblent avoir été extrêmement convaincants : il en ressort que le dit Président "est tout à fait favorable à la constitution de la SEM-Etude et qu’il ne doute pas que lors du passage du dossier en juin, son conseil adhérera à la SEM" [33].
Les résultats obtenus par le lobby industriel sont donc spectaculaires. Lorsque les représentants des industriels en rendent compte aux représentants de l’Etat le 21 avril 1987, la presque totalité des Départements sont fermement ralliés aux projet. Les statuts de la Société d’Economie Mixte pour l’Etude de Décharges pour Déchets Industriels en Rhône-Alpes sont signés le 23 novembre 1987 dans les locaux de la Chambre Régionale de Commerce et d’Industrie où est alors domiciliée la dite société. La capital social se répartit ainsi : chacun des huit Départements de la région en détient 7,5%, la Région 7,5 %, l’ANRED (représentant l’Etat) 10%, l’APORA (représentant notamment les grandes industries chimiques et mettalurgiques) 17%, la Chambre Régionale de Commerce et d’Industrie (dont le spectre de représentation est plus large que l’APORA notamment pour les PMI) 5,5%. Mais le rôle de l’APORA va au-delà de celui de simple actionnaire : le 29 janvier 1988 est conclu un Contrat de Maîtrise d’œuvre et de co-financement associant l’ANRED et l’APORA qui assurent conjointement la sélection des bureaux d’étude. L’APORA s’occupe, parallèlement au recensement du flux de déchets lancé en 1984, de définir un "barycentre idéal" visant à indiquer les zones économiquement adéquates pour l’implantation de la décharge.
Au stade de la mise en oeuvre du projet, l’influence des industriels continue de s’exercer notamment par l’intermédiaire de firmes dont l’activité peut bénéficier de la politique mise en oeuvre et qui déploient un activisme à la hauteur des bénéfices ultérieurs escomptés. Ainsi, la firme X, filiale d’une des deux grandes holding françaises de l’élimination des déchets, a contribué très substanciellement au recensement des sites "à priori favorables" (1988/1989) pour l’implantation d’une décharge de classe 1. L’essentiel des analyses qui guident ensuite le jugement du "Comité scientifique" de la Semeddira pour départager ces sites sont réalisées par les industriels eux-mêmes - il en est ainsi de "l’étude environnement-nature" réalisée par la firme X sur la commune Y en janvier 1989 - ou par un sous-traitant (établissement public) lui-même en position de prestataire de services à l’égard des industriels. Lors des négociations relatives aux compensations apportées aux collectivités d’accueil, la firme "X" est encore très présente. D’excellents contacts semblent, selon un tract diffusé par les opposants au projet, avoir été noués avec la première équipe municipale de la commune "Y" : le 20 janvier 1989, celle-ci est l’invitée de la firme "Z" (alliée à la firme "X" ) ; un cocktail à lieu pour fêter l’arrivée d’une nouvelle entreprise dans la commune. Lors des discussions avec la nouvelle équipe municipale, la firme "X" est toujours présente : lors de la réunion du 3 mai 1989 qui conclu ces négociations, deux ingénieurs de la firme "X" accompagnent les représentants de l’organisme public "A" chez le Maire de la commune. Autre forme de présence de la firme "X" dans la démarche Semeddira ? Les deux responsables locaux de l’organisme public "A" ayant assuré le suivi politique et technique du dossier ont été ultérieurement embauchés par la holding de la firme "X" lorsqu’ils ont quitté l’organisme publique "A" et ceci dès l’entrée en phase active du projet pour le premier responsable. Ces pratiques dites de "pantouflages" si courantes dans l’administration française et qui n’ont rien de spécifique à cet organisme public posent toujours la délicate question des "incidences du futur sur le présent" (les responsables d’organismes publics ont-ils pu orienté certains choix des services qu’ils dirigeaient en fonction de leurs perspectives personnelles de carrière ?) et des transferts d’informations susceptibles de s’opérer ainsi entre le secteur public et le secteur privé...
En 1989, la Semeddira, sur le point de fixer les emplacements de futures décharge, est alors confrontée à de très vives oppositions locales (riverains, élus...) qui l’obligent à interrompre ses activités. A la suite de cette controverse une convention-cadre relative aux déchets industriels est signée en 1990 entre l’État, la Région et la Semeddira (Convention E.R.S.) pour renforcer la légitimité, la crédibilité et les moyens de cette démarche. Dans ce cadre conventionnel l’élaboration d’un plan régional d’élimination des déchets industriels (PREDIRA, rédigé notamment par la DRIRE) est amorcée à titre pilote dans cette région, devançant ainsi des échéances européennes annoncées et resituant le projet Semeddira dans le cadre plus large et, pour certains, plus crédible d’une gestion globale des déchets industriels. A la suite de la Convention E.R.S., la Région et les représentants des industriels signent un accord-cadre de maîtrise des déchets industriels et l’activité de la Semeddira est relancée pour atteindre le même objectif avec des ressources accrues. Une nouvelle controverse d’une ampleur supérieure à celle de 1989 éclate en 1994. Le projet est encore actif aujourd’hui sans que l’on puisse savoir sur quoi il débouchera.
La coalition de projet ainsi constituée forme un système d’action concret dont on peut préciser certaines caractéristiques en le comparant au système de "gestion technocratique" qui s’est constitué antérieurement et se développe parallèment à la coalition Semeddira.
Critère n°1 : La fonction du système d’action dans la mise en oeuvre des objectifs et dispositifs nationaux : la plus grande partie des normes politiques et juridiques nationales, concernant la filière des déchets industriels spéciaux, sont mises en oeuvre dans le cadre du système de gestion technocratique qui assure une fonction de régulation d’ensemble . A partir de 1984, la coalition Semeddira prend en charge une mission spécifique : celle d’assurer l’implantation d’une décharge de classe 1 en Rhône-Alpes.
Critère n°2 : Les acteurs impliqués à titre principal dans la conduite des interventions publiques : la gestion technocratique est étatique ; les acteurs conduisant l’action publique sont issus d’une déconcentration territoriale et fonctionnelle de l’Etat ; le Prefet a toujours le pouvoir de décision finale. Au contraire le système d’action de la coalition Semeddira est décentré [34] ; cette décentration associe trois formes de déplacement du pouvoir de décision : une déconcentration classique (le SGAR, l’ANRED et la DRIRE sont directement impliqués dans la prise de décision politique), une décentralisation implicite (les collectivités interviennent politiquement et financièrement sans qu’aucune loi ne leur transfert explicitement de compétences en matière de déchets industriels), une co-direction public/privé (les organisations patronales co-financent et co-décident au sein des structures formelles et informelles de management public).
Critère n°3 : Les modes d’intervention des autorités publiques dans la société civile : dans le système de gestion technocratique la DRIRE et l’inspection des installations classées exercent une "magistrature technique" [35] dont le principe d’action, définit empiriquement, est celui de la pression à la régularisation : un éventail gradué de moyens de persuasion, de pression, de menace et de sanction est mobilisé pour obtenir progressivement une mise en conformité avec les obligations juridiques.Les recours aux sanctions judiciaires sont rares étant interprétés par ces services comme le signe de leur propre échec. Dans le système d’action formé par la coalition Semeddira les rapports entre l’État et la société civile sont ceux définis ponctuellement par des activités publiques conventionnelles (cf : ci-dessous § 2 et § 3).
Critère n°4 : Les registres de justification des actions impliquant les autorités publiques : lorsqu’on interroge les fonctionnaires du système technocratique sur les critères et la validité de leurs décisions, ils invoquant des arguments juridico-techniques , soulignent leurs compétences techniques et revendiquent le "rôle apolitique" de l’évaluation des conditions particulières dans lesquelles vont s’appliquer les normes générales qu’on leur demande de faire respecter. Les parties du système d’action partenarial jouent sur deux autres registres : la justification méthodologique (adéquation du choix des partenaires aux objectifs poursuivis et pertinence de la démarche de négociation adoptée pour les atteindre) et politique (conformité des actions avec certaines orientations politiques nationales et régionales).
Critère n°5 : Quantité et nature des informations extériorisées par le système d’action : lorsque l’on se place du point de vue des acteurs extérieurs ou périphériques aux deux systèmes d’action concrets, et que l’on s’intéresse à la visibilité des activités dans l’un et l’autre système, on observe que le premier n’extériorise que très peu d’informations relatives à son fonctionnement interne et à ses actions. L’activité des services concernés n’est aisément connue que d’eux-mêmes, de leurs responsables et supérieurs hiérarchiques : il s’agit d’un système introverti . Au contraire, de nombreux articles se rapportent à la coalition Semeddira dans la presse régionale. Le système est médiatisé mais demeure opaque : les articles apportent peu d’informations pertinentes pour comprendre les enjeux sous-jacents du projet et le fonctionnement interne de la coalition. Tant qu’il n’y a pas de conflit majeur, les journalistes se contentent de résumer les argumentaires écrits ou oraux qui leur sont transmis par les chargés de communication publique.
La coalition de projet ainsi décrite est issue d’un processus dont on a montré les étapes et dans lequels les activités publiques conventionnelles jouent un rôle primordial, ce qu’il convient maintenant d’expliciter.
Il faut en effet souligner le rapport étroit qui existe entre le recours aux activités publiques conventionnelles (APC) et la formation de la coalition Semeddira : cette coalition de projet n’a pas été constituée par une loi ou par un décret, pas même par l’adoption du statut de la société d’économie mixte mais par la multiplication, durant plus d’une décennie, des négociations et conventions qui ont mobilisé et associé autour d’un projet commun un ensemble d’acteurs devenus ainsi interdépendants. Les APC exercent trois fonctions coalisantes.
Un acte public conventionnel produit l’essentiel de ses effets longtemps avant d’être adopté : à l’état de simple virtualité, le futur accord offre l’occasion d’un rapprochement entre certains acteurs. La négociation nécessite des contacts répétés qui permettent de mieux se connaître, d’ajuster les positions et les discours respectifs, de trouver les repères communs indispensables au dialogue [36]. Il s’agit donc, comme l’a montré la sociologie des organisations [37], d’un mécanisme d’intégration des comportements d’individus ou groupes poursuivant des objectifs divergents voire contradictoires. Mais l’intégration s’accompagne aussi d’un double mécanisme de discrimination des acteurs : l’effet mobilisateur d’une échance à venir ne concerne que ceux qui en sont informés assez tôt et qui peuvent accéder à l’espace de négociation. A cette discrimination externe, s’ajoute une discrimination interne : en l’abscence de règles préalables, le niveau des ressources propres (matérielles et symboliques) mobilisables par chaque partenaire en faveur de la coalition détermine sa position dans l’un des cercles de délibération décrit ci-dessous (§ 3.2). Au sein de ces cercles, s’opère une répartition des rôles, tâches et missions : la négociation des conventions porte, implicitement ou explicitement, sur la division du travail et les mécanismes de coordination entre les partenaires [38].
Les actes conventionnels transcrivent et explicitent le résultat de la négociation : un consensus s’établit entre les partenaires à une date donnée sur la conception des problèmes à résoudre et leurs modes de résolution. En 1987 ce consensus interne à la coalition Semeddira pouvait être formulé ainsi :
Les déchets industriels posent un problème d’élimination. Ce problème résulte essentiellement d’un manque de décharges satisfaisantes, particulièrement dans une région industrialisée comme Rhône-Alpes . Les industriels étant tentés, face aux coûts des retraitements, de se débarrasser de leurs déchets dans de mauvaises conditions il convient d’implanter de nouvelles décharges. Les difficultés d’implantation de ces nouvelles décharges sont liées aux oppositions des populations locales face aux initiatives privées. Une intervention publique est nécessaire pour résoudre le problème et permettre ces implantations. Cette intervention publique doit être conduite au niveau régional, être assurée par une coalition regroupant l’Etat, les industriels et les collectivités territoriales et prendre la forme d’une société d’économie mixte chargée de trouver les sites, d’étudier les conditions d’exploitation, et les compensations apportées aux collectivités d’accueil. L’exploitation de la décharge sera confiée à une société privée.
Cette formulation n’est pas une citation mais un modèle construit par l’observateur et qui aurait probablement reçu l’approbation publique des membres de la coalition à la date indiquée. Ce modèle correspond à la fois aux comptes-rendus fait par la presse de la création de la Semeddira [39], aux statuts de la dite société et aux propos des acteurs interrogés par voie d’entretiens.
On observe que ce modèle intègre des éléments cognitifs (perceptions des réalités sociales, conceptions des problèmes à résoudre), normatifs (valeurs morales et politiques, objectifs de transformations sociales) et instrumentaux (solutions concrètes pour réaliser ces transformations), c’est à dire les trois dimensions de ce que B. Jobert et P. Muller ont appelé un "référentiel" [40]. Néanmoins le consensus auquel nous nous référons n’a pas d’implications idéologiques telles que nous puissions prétendre avoir repérer une "vision du monde" particulière [41]. Le modèle construit semble plutôt rendre compte d’un discours officiel exprimé par de multiples acteurs, dans des termes parfois variables et dont la cohérence est reconstituée, selon une démarche idéal typique, par l’observateur qui se doit d’en donner une formulation claire et précise pouvant être discutée par les acteurs eux-mêmes et par d’autres chercheurs. Nous parlerons donc d’argumentaire de projet ainsi défini : un discours présentant la spécificité d’être perçu par certains acteurs sociaux comme suffisamment légitime pour être tenu publiquement et fournir ainsi le sens que ces acteurs souhaitent donner de leurs actions individuelles et collectives liées à un projet commun. L’argumentaire de projet ne reflète que le ou les motifs d’action explicites parce que perçus comme légitimes, parmi d’autres non explicités qu’ils soient rationnels ou irrationnels. Un relatif consensus a certes été trouvé entre les partenaires sur certains éléments cognitifs, normatifs et instrumentaux inscrits dans l’argumentaire, mais l’on ne peut manquer d’observer qu’il se fonde aussi sur une convergence d’intérêts bien compris, ceux des industriels, de l’ANRED, de la Région, etc. Or ces intérêts ne sont pas nécessairement exprimés publiquement puisqu’il suffit au partenaires publics et privés d’invoquer l’argumentaire de projet pour justifier leur engagement.
L’argumentaire de projet exprime des points de vue retenus (de préférence à d’autres) et des choix (entre des options alternatives) faits au terme de tensions politiques parfois assez fortes. Mais son usage social, notamment comme mode de justification de l’action collective, tend à gommer ultérieurement le caractère optionnel de l’orientation prise pour la présenter comme une évidence technique, rationnelle et indiscutable. "Une fois fixées les normes d’arbitrage entre les différents protagonistes, observe B. Jobert, le résultat de ces affrontements est présenté comme le seul résultat raisonnable" [42]. En outre, l’existence même de la coalition exige de minimiser le plus tôt possible les divergences internes et de limiter l’accès à d’éventuels opposants irréductibles. Les enjeux politiques qui sous-tendent, point par point, l’argumentaire sont donc toujours difficiles à repérer ; l’ignorance de la presse régionale à cet égard est très illustrative ce qui limite d’autant le débat public autour de ces enjeux.
Les financements croisés des actions collectives sont la règle et permettent, notamment dans les domaines de compétences qui ne sont pas clairement attribués, de réunir des budgets bien supérieurs à ce que chaque partie agissant isolément aurait pu affecter au même projet. Les ressources réunies dans le "pot commun" peuvent aussi être techniques (industriels, fonctionnaires, élus...chacun apporte le savoir-faire spécialisé de son personnel) et juridiques : une autorité publique peut s’engager de manière informelle à user de ses prérogatives régaliennes dans un sens convenu (dans le cas de la convention E.R.S., l’Etat s’engage vis à vis d’une Région et d’une Société d’économie mixte à édicter des normes de droit). La négociation des actes publics conventionnels fournit aussi des arguments de justification des actions individuelles et collectives liées au projet : la négociation devient, y compris pour les autorités publiques, ce que P.Bourdieu nomme un "principe légitime de légitimation" [43]. De ce point de vue, l’action entreprise est connotée positivement, quel que soit son contenu, simplement parce qu’elle a été négociée entre les "bons"partenaires (légitimité politique des collectivités territoriales, compétences administratives des services, savoir-faire des industriels, "science" des experts, etc) et/ou entre un "grand nombre" de partenaires. Le rappel du caractère négocié des décisions constitue donc l’argument général de leur justification.
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Les activités publiques conventionnelles ont ainsi exercé une fonction d’intégration de certains acteurs dans la coalition, une fonction d’énonciation de son argumentaire de projet et une fonction de dotation en ressources matériels et symboliques pour réaliser le projet. Ces trois fonctions coalisantes ont rendu possible l’existence de la coalition Semeddira dont il importe maintenant de présenter la structure interne, le mode de fonctionnement et l’évolution au cours du temps.
Ainsi constituée par les activités publiques conventionnelles, la coalition de projet forme le cadre d’interactions structurées entre les acteurs. Les échanges d’informations, de savoirs et d’argumentations, les confrontations de valeurs et de conceptions sont apparus tout à fait essentiels mais ils s’accompagnent aussi d’échanges beaucoup plus matériels notamment financiers.
La coalition de projet agrège plusieurs réseaux socio-politiques ; elle relie ainsi des organisations entre lesquelles, de manière privilégiée, s’effectuent ces échanges. Le terme de réseau désigne ici un ensemble d’institutions, d’organisations et de services interdépendants ; il se présente à la fois comme un canal de circulation de l’information, un moyen d’accès aux ressources et un vecteur de décision politique.
Cinq réseaux socio-politiques - désignés par les symboles [R1] à [R5] - peuvent être distingués : [R1] les services et agences de l’État central au niveau régional [44] et au niveau départemental sont subordonnés aux Préfets ; le ministère de l’environnement [45] y intervient directement à partir de 1990 ; [R2] les collectivités territoriales [46] sont reliées par des structures associatives [47] et partisanes ; [R3] le réseau des industriels comprend des syndicats de branches [48], leurs fédérations [49] (CNPF), les organismes consulaires [50] et des structures spécialisées [51] ; [R4] le réseau des experts comprend outre de nombreux consultants privés, des instituts de recherche et un réseau universitaire développé à partir d’une association [52] adossée à une grande école d’ingénieurs [53] ; cette association (RECORD) sous-traite des activités de recherche à d’autres laboratoires et joue ainsi un rôle fédérateur ; [R5] le réseau des associations de protection de l’environnement est structuré par une fédérations régionale d’entités départementales reliants des associations locales ou thématiques ; de nombreux liens existent avec les partis écologistes.
Ces cinq réseaux socio-politiques sont reliés entre eux par des organismes-pivots : ainsi les organismes patronaux [R3] et étatiques [54] [R1] sont membres de l’organisation reliant les collectivités locales [R2] ; l’Etat [55] [R1] ainsi que dix groupes industriels [R3] sont membres du réseau universitaire [R4] ; les associations de protection de l’environnement [R5] et les organismes patronaux [R3] sont représentés dans les structures étatiques [56] [R1] ; etc. Les réseaux sont reliés en outre par un organisme-carrefour , la société d’économie mixte (Semeddira), qui présente la particularité de les réunir tous dans ces instances décisionnelles (Conseil d’administration) [R1]+[R2]+[R3], et consultatives (Comité scientifique) [R1]+[R2]+[R3]+[R4]+[R5].
Si l’on voulait représenter graphiquement ce système d’action concret en indiquant l’ensemble des relations institutionnelles - hierarchiques (x -> est le supérieur de -> y) et organiques (x -> fait partie de -> y) - des relations informelles et des relations contractuelles qui se sont tissées entre les différentes organisations publiques et privées impliquées dans le système, on obtiendrait un schéma d’une rare complexité montrant l’opacité du système et le caractère illisible des processus de délibération pour les acteurs qui ne se situent pas au coeur de ce système.
Selon son accès aux informations et son influence sur les décisions, chaque personne se rattache à un des cinq cercles concentriques de la délibération politique régionale telle qu’elle est conduite par la coalition de projet. L’inscription dans tel ou tel cercle traduit la facilité d’accès d’une personne à l’information pertinente, aux confrontations politiques et sa capacité d’influence sur la décision finale.
- Le premier cercle réunit le Préfet de Région [R1], le Président du Conseil Régional [R2], les dirigeants des organismes patronaux (UPRA,CRCI) [R3] et les plus proches collaborateurs de chacun d’eux ; le Ministre de l’environnement y apparaît à partir de 1990. Ce cercle n’intervient que ponctuellement à l’occasion de difficultés particulières (ex : controverses publiques), d’arbitrages politiques importants et d’actes officiels (ex : signature de la Convention E.R.S.). Ces personnes occupent pourtant une position centrale dans le système d’action ; cela ne signifie pas qu’elles sont omniscientes mais qu’elles sont en mesure, lorsqu’elles le veulent, d’obtenir les informations nécessaires (ex : consultation politiques en 1990/1991, commande d’un audit sur la Semeddira et son activité en 1994, consultations de spécialistes en 1995) pour prendre des décisions fondamentales (relance ou interruption du projet Semeddira, intervention sur ces conditions de réalisation...) en usant de leurs prérogatives hierarchiques, politiques et financières. La notion de "dirigeants" est adaptée à la désignation de ces acteurs même si les décisions prises dépendent aussi des informations qui leur sont transmises et des orientations qui sont adoptées par le second cercle.
Le second cercle (acteurs-clefs) regroupe des représentants subalternes de l’Etat [57] [R1], de la Région [R2] et du patronat [R3]. Ce cercle restreint (moins d’une dizaine de personnes) joue un rôle primordial tant en amont qu’en aval des décisions politiques. A la fois carrefour des trois principaux réseaux socio-politiques et interface entre le premier et les autres cercles, ce second cercle capte ou est susceptible de capter toutes les informations techniques, juridiques et politiques relatives aux dossiers concernés. Ces acteurs conseillent et préparent les décisions prises par le premier cercle. Ils diposent de leurs propres correspondants au niveau national (sièges nationaux de l’ADEME, du CNPF, service de l’environnement industriel au Ministère, cabinets ministériels...) et au niveau local (inspecteurs d’installations classées, élus locaux, chefs d’entreprises...).Ils assurent la gestion des affaires courantes et le suivi quotidien des négociations entre les trois réseaux ; ils sélectionnent de facto les autres acteurs autorisés à intervenir dans les délibérations (bureaux d’étude, experts ponctuels, interlocuteurs associatifs, journalistes "informés", etc) et peuvent rétribuer/sanctionner ces acteurs (subventions publiques, commandes d’études, facilités administratives, accès aux informations...). En dehors des périodes de controverse, ces acteurs ont une maîtrise réelle des informations disponibles dans les cercles inférieurs .
Le troisième cercle réunit plusieurs dizaines de personnes impliquées dans les cinq réseaux d’organismes ([R1] à [R5]) ; ce cercle a des dimensions variables suivant les situations (colloques environnement de la Région, journées d’études de l’APORA, Comité scientifique de la Semeddira, etc.) ; ces personnes reçoivent une information privilégiée (par rapport à celles du 4ème cercle) bien que partielle et superficielle en provenance du second cercle ; elles ont aussi la possibilité d’établir des contacts personnels directs avec celles du 2ème cercle.
Le quatrième cercle , très hétérogène ([R1] à [R5]), rassemble des personnes impliquées ponctuellement dans le système d’action : les acteurs des controverses, les agents de certains services concernés indirectement par le sujet ainsi que les observateurs (journalistes, sociologues...) dont le niveau d’information dépend des investigations qu’ils sont en mesure de conduire dans les trois premiers cercles. Les journalistes (et donc leurs lecteurs) sont beaucoup mieux informés des enjeux et des positions durant les controverses que durant les périodes "normales" où ils dépendent étroitement des activités de communication publique pilotées par le second cercle.
Enfin le cinquième cercle , le plus périphérique, est celui de la population régionale dans son ensemble informée par les médias régionaux. Elle ne pèse sur les choix politiques sectoriels que dans quelques cas particuliers et davantage aux niveaux communal et départemental qu’au niveau régional (ex : élections municipales et cantonales dans les circonscriptions directement concernées par les sélections de sites "favorables" pour l’implantation de décharges).
* Cette coalition de projet structurée en réseaux socio-politiques et cercles de délibération est régie par quatre règles sociologiques :
Règle n°1 : L’information circule plus massivement et plus vite au sein de chaque cercle - malgré des rétentions pour raisons juridiques et/ou tactiques - que d’un cercle à l’autre.
Règle n°2 : D’un cercle à l’autre l’information circule principalement par la voie des cinq réseaux socio-politiques.
Règle n°3 : Toute information connue du cercle "n", l’est aussi ou peut l’être du cercle "n - 1" mais la relation inverse ne se vérifie pas : l’information circule mieux dans un sens que dans l’autre.
Règle n°4 : Les personnes du second cercle captent ou peuvent capter en continu la plus grosse partie des informations significatives relatives au secteur. Pour cette raison notamment on les qualifie d’ acteurs-clefs .
Cette coalition de projet se désagrège rapidement dès que les décisions politiques sont soumises à des confrontations publiques. En 1988, la démarche de la coalition se déploie sur deux axes : 1) la sélection des sites et des exploitants de décharges est censée être réalisée dans la transparence et être fondée sur des considérations scientifiques. L’analyse fine du processus met en évidence un mode de sélection opaque et déterminé très largement par les opportunités économiques et financières [58]. ; 2) une activité dite de "lobbying local" est déployée pour obtenir l’acceptation de la décharge par les populations locales et leurs élus. L’environnement humain du futur site est envisagé sous l’angle de la communication publique, instrumentalisée au profit de l’objectif général (implanter une décharge) et considérée comme un mode de traitement préventif des "véritables psychoses collectives" [59] susceptibles de se développer. Entre la transparence administrative et le marketing thérapeutique, les pouvoirs publics optent clairement pour le second.
L’objectif de la coalition est d’obtenir un acquiescement local. Cette approbation est recherchée auprès des Maires et autres élus locaux. La démarche repose implicitement sur une théorie de tutelle inversée entre les électeurs et les élus : les élus seraient en mesure, s’ils le voulaient, de faire accepter le projet à leur électorat. Cette théorie n’est cependant censée valoir qu’en dehors des périodes électorales : à l’approche d’élections locales, les activités de la coalition sont mises en sommeil ("trêves électorales"). Pour obtenir l’approbation des élus locaux, une méthode assez classique est utilisée : d’un côté la menace (politiquement illusoire) d’une déclaration d’utilité publique est brandie sans grandes convictions [60], de l’autre des compensations pour la commune d’accueil sont mises en avant auprès des élus avec une certaine retenue [61].
Le Maire d’une petite commune rurale joue le jeu et négocie très discrètement des compensations substantielles. L’affaire semble conclue et l’on prépare déjà les procédures administratives nécessaires pour valider l’accord. Mais des habitants de la commune s’inquiètent et commencent à rechercher des informations sur ce projet. Ce faisant ils alertent plus largement la population concernée de la commune et des communes avoisinantes (association de défense, tracts, réunions publiques...). En moins de deux mois les futurs riverains mettent en échec un projet mûri par la coalition depuis plusieurs années. Or, leur principale action aura été d’élargir le cercle de délibération en impliquant un nombre croissant d’acteurs sociaux et un nombre croissant de catégories d’acteurs : par lettres, pétitions, manifestations et médias interposés ils interpellent les "grands élus" (conseillers généraux et régionaux, députés, sénateurs...), les représentants de l’Etat (Préfets, Ministres...), les municipalités voisines, mobilisent les professions médicales et para-médicales et participent à une coordination nationale de défense de l’environnement. Plus la controverse prend de l’ampleur, plus les élus locaux et les fonctionnaires de l’Etat adoptent individuellement des positions prudentes voire réservées. Le réseau patronal reste muet. Des nuances apparaissent entre la Préfecture de région et les Préfectures de départements ; le Secrétaire d’Etat à l’environnement se fait discret. Un clivage profond apparaît entre la fédération régionale des associations de protection de l’environnement (FRAPNA-région) engagée dans la coalition et la fédération départementale concernée qui s’oppose au projet. Les sources d’information des journalistes se multipliant, la médiatisation n’est plus orientée seulement par la communication publique de la coalition. Incidemment, un reportage télévisé, diffusé à heure de grande audience, relatant les déboires d’une "décharge modèle" (Montchanin) très problèmatique dans une autre région, renforce la démarche des opposants et affecte les membres de la coalition. Les positions et les formes d’action collective se radicalisent (manifestations, démonstrations de force, menaces...). La municipalité concernée est contrainte alors de retourner sa position pour suivre son électorat. Tardivement, certains "grands élus" deviennent d’ardants adversaires d’un projet déjà moribond. Finalement le Secrétaire d’Etat à l’environnement suggère de tout arrêter.
Selon des modalités légèrement différentes, cette décomposition et mise en échec de la coalition de projet se répétera en 1994 lors de la deuxième tentative pour implanter une décharge. La comparaison des deux controverses fait ressortir des similitudes et des différences :
similitudes : la controverse est déclenchée par des acteurs non-invités qui sont ceux du niveau communal ; une bonne partie des élus locaux s’opposent au projet ; "grands élus" et fonctionnaires de l’Etat adoptent rapidement et individuellement des positions prudentes ; le coup d’arrêt à la crise est donné sous l’impulsion du Ministre de l’Environnement ; les diagnostiques de la crise mettent en cause deux boucs-émissaires toujours disponibles : le "trop faible engagement de l’Etat" et les "erreurs de communication publique" ; après chaque controverse, la coalition de projet s’est, jusqu’à présent, reconstituée avec quelques variations dans sa composition et sa démarche.
différences : en 1993/1994 le processus de sélection des sites est beaucoup plus transparent et rigoureux malgré quelques imprécisions ; tous les acteurs sont préparés à une nouvelle controverse ; l’amplitude de celle-ci est nettement supérieure à celle de 1989 au regard du nombre de communes impliquées, de la détermination des élus locaux opposés au projet et de l’étalement dans le temps de la crise. Le Ministère de l’Environnement intervient directement tout au long du processus et les industriels jouent y un rôle plus modeste que par le passé ; la crise s’achève par un audit de la Semeddira, audit issu d’une mise en cause du travail des "techniciens" par les élus qui peuvent ainsi réaliser la difficile conciliation de leur soutien au projet et de leur opposition à ses résultats tout en faisant l’économie d’un débat public sur le fond c’est à dire, inéluctablement, sur l’ensemble des enjeux politiques relatifs aux déchets industriels spéciaux.
* * *
L’étude de cette coalition de projet permet maintenant d’en préciser les caractéristiques : il s’agit d’un système d’action concret relativement opaque (bien que médiatisé), structurés en réseaux socio-politiques ([R1] à [R5]) et cercles de délibération politique, orienté par une action définie pour une période de temps limitée devant s’achever avec la réalisation du ou des objectifs collectifs. Ce système est constitué par la succession d’activités publiques conventionnelles qui institutionnalisent des liens d’interdépendance entre des autorités publiques et des personnes privés rattachables à plusieurs niveaux territoriaux de gouvernement [62]. Celles-ci rendent compte de leurs actes en exprimant un même argumentaire de projet et mobilisent des ressources juridiques, matérielles et symboliques afin d’atteindre les objectifs du projet commun.
Ce système, à deux reprises, s’est constitué et stabilisé en quelques années puis décomposé en quelques mois sous l’impact de controverses publiques. C’est ce constat qui nous a amené à étudier les processus de délibération politique : pourquoi ce projet d’action publique est mis en échec lorsqu’il est discuté en public ?
Nous nous sommes interrogés sur les formes que prend la délibération politique en ce qui concerne les activités de la coalition Semeddira. Où ont lieu les confrontations d’idées et d’arguments ? Qui peut y participer et qui ne le peut pas ? Selon quelles règles se déroulent-elles ? Quelle publicité est donnée aux diverses propositions exprimées ? Comment sont rendus les arbitrages décisionnels entre des positions alternatives ou contradictoires ? Comment peuvent être amendées les décisions prises ? etc. Outre les éléments déjà présentés, l’étude permet de montrer que le débat politique régional verse alternativement soit sur la pente de délibérations confinées aux deux ou trois premiers cercles de la coalition (1984-1989 et 1990-1993), soit sur celle des controverses ponctuelles impliquant un nombre beaucoup plus important d’acteurs (automne 1989 et hivers 1993-1994).
Ces deux modèles de débat politique peuvent être distingués à l’aide de cinq variables :
1/ le nombre et les catégories d’acteurs impliqués dans les débats : Un nombre limité d’acteurs, choisis par les "acteurs-clefs", interviennent dans les délibérations confinées tandit que la controverse se traduit par l’irruption massive de nouveaux venus.
2/ les types de forums où ont lieu les débats : D’un côté les informations circulent par des réseaux d’organismes dans des cercles restreints, de l’autre ont lieu des confrontations publiques par voie de presse.
3/ les modèles de conduite des débats. Dans un cas chacun privilégie la formation d’un consensus sur l’expression ouverte des différences et des positions dissidentes (l’ajustement mutuel) dans l’autre les prises de positions publiques radicales sont courantes (la polémique).
4/ les enjeux objets de débats. Une fois définis (au tout début des années 1980 par des instances ministérielles et des représentants d’industries), les principes centraux de l’argumentaire de projet ne sont jamais remis en question dans la délibération confinée tandit que la controverse remet en cause l’ensemble de l’argumentaire y compris, et parfois surtout, dans ses éléments les plus fondamentaux.
5/ les conclusions des débats. Une forme de débat débouche sur des décisions collectives traduisibles immédiatement en actes concrets ou sur des non-décisions ; l’autre forme est essentiellement destructive et ne débouche, dans l’immédiat, sur aucun projet alternatif.
Nos analyses rejoignent celle de J.P.Gaudin : "les forums constitués par les réseaux de politique apparaissent comme étant les lieux moins d’un débat public que d’une mise en négociation très spécialisée et filtrée. A l’opposé d’une démocratie de représentation, il s’agirait d’une tendance à la délégation fonctionnelle du débat vers ceux qui sont réputés avoir les compétences et les savoirs modernes" [63].Cette démocratie de représentation a été analysée avec précision par B.Manin : la publicité des débats, la liberté d’expression politique et l’épreuve de la discussion publique sont des principes constitutifs du gouvernement représentatif [64].L’étude de l’Etat au concret, et notamment de ses politiques publiques, fait ressortir l’écart considérable (qui n’a probablement rien de nouveau ni d’exceptionnel) entre ces principes et les réalités. Dans la coalition Semeddira, les délibérations sont confinées à des cercles restreints de participants.
*Les fondements conventionnels et partenariaux de la coalition de projet permettent aux acteurs-clefs (deuxième cercle) de contrôler étroitement les accès aux espaces de délibération. Les forums élargis au troisième cercle sont des comités et commissions ad hoc , composés "sur mesure" par les acteurs-clefs qui détiennent en outre le pouvoir de gestion courante des budgets alloués : ils co-optent ainsi à la fois les participants aux délibérations internes de la coalition et les bénéficiaires des commandes d’études (souvent issus du troisième cercle), les deux actes n’étant pas forcément indépendants. Dans ces forums, le consensus politique et l’enregistrement de décisions préparées sont les deux principaux modes de décision. L’essentiel ne se joue pas dans ces "grandes messes" (expression rapportée) mais dans les relations informelles du second cercle. Les contacts personnels directs, officieux et informels sont la règle non-écrite de ces délibérations dont les citoyens ordinaires, voire certains élus concernés, ne peuvent aisément connaître que les résultats ou plus exactement certains d’entre eux.
* Les assemblées délibératives des collectivités territoriales impliquées dans la coalition ne se saisissent que rarement du fond des dossiers et se contentent le plus souvent d’entériner l’attribution de crédits aux programmes ainsi conduits. Du fait de l’absence de compétences légales pour intervenir en la matière, du fait aussi des stratégies politiques des divers élus concernés, l’implication des collectivités se résume essentiellement à celle de leurs instances exécutives et de quelques notables (présidents, vice-présidents et quelques élus des majorités politiques). Parce qu’ils ne peuvent pas ou parce qu’ils ne veulent pas agir autrement, la plupart des élus locaux n’interviennent dans ces délibérations que ponctuellement, tardivement et à l’occasion d’événements médiatiques c’est à dire des controverses. Lors de celle de 1989, ce n’est qu’en novembre et décembre, lorsque le projet est déjà abandonné, que des conseillers régionaux et généraux se mobilisent... contre lui. En 1993, après plus d’un an de communication publique de la Semeddira sur ses objectifs et sa démarche, après des mois de concertations sur les critères de sélection des sites, certains Conseils Généraux, actionnaires de la société, s’opposent aux résultats ainsi obtenus en dénonçant le manque d’information.
* Contrairement aux industriels, les associations de protection de l’environnement ne sont pas représentées dans le second cercle mais dans le troisième. La FRAPNA, une des plus grosses fédérations régionales en France, détient de facto le monopole de cette représentation. Craignant la dissémination volontaire des déchets industriels spéciaux en l’absence de décharge de classe 1, elle s’est engagée dès l’origine en faveur du projet Semeddira. En 1988, le Président de la FRAPNA - qui deviendra tête de liste de Génération Ecologie au Conseil Régional - indique intervenir dans les délibérations en tant que naturaliste. Ainsi lors de l’examen, en juin 1988, par le comité scientifique de la Semeddira de deux projets de décharges proposés par des filiales de la Société Lyonnaise des Eaux et de la Compagnie Générale des Eaux, il limite son intervention à la défense de certaines zones humides en carrières et à la présence de mouettes et de nids de vanneaux à proximité d’un site. Lors des controverses de 1989 et de 1993, la fédération connaîtra des clivages importants entre la direction régionale et des correspondants locaux plus préoccupés par l’environnement humain de la décharge. Ainsi, en novembre 1989, le président de la FRAPNA fait-il état de difficultés internes en ironisant sur ceux qui confondent les "éco-systèmes" et les "égo-systèmes" ; il annonce implicitement une reprise en main des correspondants locaux.
Les controverses du type de celle qui a mis en échec et décomposé la coalition Semeddira sont devenues extrêmement fréquentes pour ne pas dire routinières en matière d’implantation d’équipements collectifs (installations électriques, aéroports, voies de chemin de fer, décharges, autoroutes, prisons, incinérateurs, maisons d’handicapés, barrages...). Pour les désigner, l’américanisme "NIMBY" [65] est couramment utilisé comme un concept sociologique par les promoteurs d’équipements collectifs et par certains hommes politiques ou journalistes. En fait d’analyse sociologique, le recours à cette expression permet essentiellement de disqualifier les opposants en dénonçant le caractère particulariste-égoïste (lobby local, intérêts particuliers) et pathologique-irrationnel (syndrome NIMBY, psychoses collectives) de leurs protestations. Notre étude amène à remettre en question ces deux attributs accolés à de telles controverses et permet de montrer qu’elles constituent des formes d’opposition politique conduites, au nom de certaines conceptions de l’intérêt général, par des intérêts particuliers estimant avoir été lésés, au profit d’autres intérêts particuliers, par les arbitrages politiques.
[1= particulariste-égoïste] On ne peut pas considérer tout argument "contre" un projet d’implantation, quel que soit le contenu et la pertinence de cet argument, comme la simple expression stratégique d’un intérêt particulier, et tout argument "pour", parce qu’il émane d’un organisme public ou para-public, comme l’expression d’une recherche de l’intérêt général. Le fait qu’elle mobilise ou implique des autorités publiques ne garantit pas qu’une action collective soit guidée uniquement par la recherche de l’intérêt général (sauf à considérer qu’il suffit de manier des fonds publics ou de travailler dans un organisme public pour agir en faveur de l’intérêt général). Inversement, le simple fait que tel ou tel intérêt particulier ait été fortement voire exclusivement représenté dans la phase d’élaboration des orientations politiques données aux actions publiques ne suffit pas non plus à disqualifier celles-ci au nom de l’intérêt général. Cependant l’observation de ce dernier cas amène, pour le moins, à relativiser la critique du particularisme et de l’égoïsme des défenseurs d’intérêts n’ayant pas été associés ex-ante aux décisions.
Une des justification de la création de l’organisme-carrefour (Semeddira) de la coalition était la suivante : il faut une structure représentative des principaux intérêts concernés, donc regroupant à la fois les intervenants privés tels que les utilisateurs et publics tels que les collectivités locales. Si l’on reprend, dans cette perspective, l’histoire de l’organisme depuis le début des années 1980 (cf : ci-dessus § 1), il apparaît comme une table ronde de négociation visant à concilier des intérêts contradictoires. Or cette histoire montre aussi que certains intérêts (riverains, communes) ont été longtemps exclus de cette table ronde tandis que d’autres y ont joué dès le début un rôle prépondérant : les industriels producteurs et éliminateurs de déchets spéciaux. Ceux-ci sont à l’initiative du projet et impliqués dès la fin des années 1970 dans son élaboration tant au niveau national que régional ; ils ont pu ainsi obtenir que toutes les options contraires à leurs intérêts soient écartées ; le lobbying local leur permet de sauver le projet des antagonismes qu’il génère dans sa phase de gestation. Il participent comme co-financeurs et co-administrateurs des organismes paritaires mixtes mis en place "par les pouvoirs publics" et interviennent collectivement (fédérations syndicales) et individuellement (entreprises particulières) dans la conduites des affaires courantes liées au projet.
[2= pathologique-irrationnel] Critiquer la notion de NIMBY sous cet angle soulève un problème de méthode : peut-on remettre en question le procès en irrationalité (syndrome NIMBY, psychoses collectives, incompétences techniques) dont font globalement l’objet les discours d’opposition sans ériger l’observateur en juge suprême des argumentations ? Cela semble possible en rapprochant les discours d’opposition fournis par la presse régionale [66] (texte en italique, controverse de 1989) de l’argumentaire de projet (texte souligné, argumentaire de 1987) : il apparaît ainsi que les discours d’opposition expriment une contre-argumentation qui remet en question les représentations sociales et systèmes de valeurs qui fondent l’action publique. Autrement dit les nouveaux participants au débat politique reviennent simplement sur la discussion des options qui avaient été écartées alors même que leurs intérêts n’étaient pas représentés dans le processus de négociation.
ARGUMENTAIRE DE PROJET : Les déchets industriels posent un problème d’élimination OPPOSITION : "quel est le chiffre d’affaires correspondant des produits finis dont la fabrication a généré cette quantité de déchets ? La connaissance de ce chiffre permettrait de situer l’impact du coût de traitement et de l’élimination sur le coût final du produit commercialisé." "Que les producteurs de déchets toxiques dangereux en assurent la neutralisation effective"
ARGUMENTAIRE DE PROJET :Ce problème résulte essentiellement d’un manque de décharges satisfaisantes, particulièrement dans une zone industrialisée comme Rhône-Alpes. Les industriels étant tentés, face aux coûts des retraitements, de se débarrasser de leurs déchets dans de mauvaises conditions il faut implanter de nouvelles décharges OPPOSITION :"Tant qu’il aura des décharges offertes aux industriels, ils les rempliront et on ne pourra pas espérer avoir des produits non polluants". "La meilleure solution serait de faire ce qu’on fait à la Hague avec les déchets nucléaires de longue durée" ."Reste à savoir si en enfouissant ces déchets, on ne va pas se trouver d’ici quelques années avec un problème qui coûtera encore beaucoup plus cher" ."Que les producteurs de déchets toxiques dangereux [en assument la responsabilité] juridique et financière sans limitation dans le temps"
ARGUMENTAIRE DE PROJET :Les difficultés d’implantation de nouvelles décharges sont liées aux oppositions des populations locales faces aux initiatives privées. Une intervention publique est nécessaire pour résoudre le problème et permettre ces implantations OPPOSITION : "La rareté des informations justifie pleinement les interrogations et les irritations" "Malgré toutes les garanties administratives données au départ (...) Montchanin est aujourd’hui en face d’un énorme problème" "Le système est ainsi fait que c’est le patronat producteur de déchets qui s’auto-contrôle""Impossibilité d’obtenir une nomenclature précise des déchets déposés"
ARGUMENTAIRE DE PROJET :Cette intervention publique doit être conduite au niveau régional. et être assurée par une coalition regroupant l’Etat, les industriels et les collectivités territoriales OPPOSITION : "Le problème fondamental est de savoir si ceux qui vivent dans le lieu où doivent être mis ces déjections ont voix au chapitre." "L’intervention du Maire ou de toute personne déléguée par ses soins doit être légalisée, intervention pouvant aller jusqu’à l’arrêt général de l’installation" "Le Maire [de notre commune] nous dit : je négocie. Eh bien, nous [habitants] voulons être un élément clé de cette négociation"
ARGUMENTAIRE DE PROJET :...et prendre la forme d’une Société d’économie mixte chargée de trouver les sites, d’étudier les conditions d’exploitation, et les compensations apportées aux collectivités d’accueil OPPOSITION : "risques d’augmentation de certaines maladies en particulier de type respiratoire, allergique et cutané""Pensez-vous acceptable qu’une population assume les risques d’altération de sa santé et de sa sécurité pour un prix énoncé en termes de bretelles d’autoroute à édifier ou en termes d’aléatoires ressources financières pour la collectivité ?" "On veut faire de [notre commune] une ville propre, fleurie, bien éclairée, en jouant la carte du tourisme, alors qu’une telle décharge va ternir pour des années l’image de la cité. (...) Quant aux emplois, le C.E.T. n’a jamais employé que cinq personnes et sept intérimaires"
ARGUMENTAIRE DE PROJET :L’exploitation de la décharge sera confiée à une société privée, OPPOSITION : "...le site (...) allait devoir réceptionner 90000 tonnes par an de déchets industriels dangereux. Et cela dans le cadre d’une exploitation privée dont on sait que les critères de rentabilité arrivent loin devant ceux de la protection des hommes et de la vie en général."
Le recours répété, en rapport avec un même objectif de politique publique, aux activités publiques conventionnelles a entrainé, dans le cas étudié, la constitution d’une coalition de projet et un dédoublement du système d’intervention publique (gestion technocratique / coalition de projet). Le recours intensif aux activités publiques conventionnelles a eu pour effet d’instituer entre les partenaires de la coalition des liens d’interdépendance particulièrement complexes et d’impulser des processus de décision indéchiffrables pour les acteurs périphériques : ce faisant elles ont rendu extrêmement difficile l’imputation de responsabilités et donc la sanction politique des décisions prises. De surcroît, en intégrant de manière sélective certains acteurs sociaux, publics et privés, dans une coalition de projet les activités publiques conventionnelles ont instituté un nouveau cadre de délibération politique fortement discriminant et, par la suite, fortement contesté. Ce cadre de délibération politique n’a pas permis de pacifier les rapports sociaux ; il n’a pas permis de réduire par la discussion les conflits de valeurs et d’intérêts : la discussion alterne entre des délibérations confinées, réservées à quelques initiés et des controverses publiques aussi ponctuelles que polémiques. Dès que le projet d’action collective impliquant les autorités publiques et élaboré dans ce cadre de délibération politique est discuté publiquement, il se trouve contesté et les controverses se répètent.
En cherchant à réfracter dans le champ politique les contradictions et tensions de la société civile, nos institutions politiques ont depuis longtemps visé à réduire ces tensions en intégrant la diversité des points de vue dans des décisions collectives s’imposant légititimement à tous, selon les principes fondamentaux du gouvernement représentatif, parce qu’adoptées conformément à des procédures sur lesquels la collectivité s’est accordée. A l’inverse les activités publiques conventionnelles déterminent elles-mêmes et selon des modalités a priori imprévisibles - lorsqu’elles ne sont pas définies par le droit positif ou la jurisprudence - les procédures de délibération politique et les acteurs sociaux pouvant participer à ces délibérations. Il convient donc, nous semble-t-il, de s’interroger sur les risques sociaux et politiques liées à de telles expériences qui apparaissent comme des improvisations au regard de l’histoire de nos institutions politiques telle qu’elle est évoquée par G. Majone :
"La délibération est tellement essentielle aux moeurs politiques démocratiques qu’on a pu définir la démocratie comme un système de gouvernement par la discussion. (...) Les théoriciens libéraux ont compris que, si elle n’est pas réglementée, la discussion cède facilement la place à des querelles incessantes et même à la violence. Un corps délibératif dépourvu d’organisation peut être victime de différentes formes de désordre, comme l’obstructionnisme. Pour éviter ou au moins réduire ce danger, la délibération publique a été soigneusement institutionnalisée par toutes les démocraties modernes. Les codes de procédure parlementaire, électorale, administrative et juridique actuels sont le fruit de siècles d’expérience pendant lesquels les hommes ont dû affronter le problème concret de la délibération publique. L’objectif général de ces procédures est de garantir que de nombreuses opinions seront entendues sans compromettre la nécessité de parvenir à une conclusion. Leur importance est telle que l’histoire du gouvernement démocratique peut être assimilée à celle des diverses procédures élaborées pour institutionnaliser et réglementer la délibération publique" [67].
Le rappel de G.Majone sur l’importance du problème de la délibération dans la constitution de nos systèmes politiques sonne aussi comme un appel au développement de recherches en sciences politiques. Il est peut-être nécessaire d’approfondir davantage encore nos connaissances sociologiques de la délibération politique "au concret", non pas telle que l’ont souhaitée des philosophes ou théoriciens du droit constitutionnel mais telle qu’elle se pratique effectivement dans les innombrables forums restreints et élargis, institutionnalisés et informels, parlementaires et administratifs où sont définies les politiques publiques.