Editoriaux
Par Jérôme Valluy, Directeur de publication du réseau TERRA-HN.
En 2003 il y avait environ un demi-milliard de personnes connectées à l’internet sur la planète. En 2023 cinq milliards d’êtres humains sur les huit que compte la planète sont connectés. Ce sont les vingt années d’un grand retournement numérique du monde et des visions du monde, depuis les rêves d’émancipation par le numérique en accès ouvert au service de la liberté, de la vérité, de l’égalité, de la justice, de la solidarité… jusqu’à la découverte du sinistre capitalisme de surveillance (policière et commerciale) et d’influence (culturelle et politique), enrôlant, subordonnant et dévoyant les multitudes au service de plus grosses capitalisations boursières mondiales et d’une nouvelle classe de capitalistes numériques ayant subordonné et subsumé les précédents via le marché des publicités individualisées gérées par « intelligences artificielles » [1]. Amorcé depuis le milieu des années 2010, pour les personnes les mieux informées, le « désenchantement de l’internet » [2] est à son comble.
En mai 2003, le réseau scientifique TERRA a été créé pour stimuler la production des connaissances en sciences humaines et sociales sur un domaine trop peu étudié par les chercheurs à cette époque, celui du rejet des exilés, de la xénophobie d’État, du droit d’asile et des persécutions dans le monde, des persécutions genrées des femmes, des maltraitances, exploitations et oppressions des pauvres, des migrations transsahariennes et transméditerranéennes, des camps d’étrangers en Europe et en Afrique… Les outils numériques ont joué un rôle fondamental dans le succès de cette démarche de mise sur agenda scientifique et universitaire. Le réseau par ses modalités de recherche et de publication a été très largement un réseau numérique, reflet d’une ère numérique radieuse et enchantée, aujourd’hui révolue.
En mai 2013, nous fêtions notre dixième anniversaire avec encore beaucoup d’enthousiasmes numériques : « Historique - Dixième anniversaire (2003-2013) ».
En mai 2023, les croyances et les illusions des deux premières décennies du 21ème siècle sont, depuis quelques années, glacialement rincées par les découvertes journalistiques et scientifiques des réalités jusque-là cachées et qui le demeurent aux yeux du plus grand nombre, par ignorance, incompétence, déni de réalités technologiques ou refus psychologique d’y faire face. Depuis le début des années 2010 pour certains pionniers et surtout depuis les révélations en 2013 d’Edward Snowden –héros de l’humanité – les investigations journalistiques professionnelles et les recherches en sciences sociales s’accumulent sur la face cachée du numérique : le passage du capitalisme industriel et serviciel des 19ème et 20ème siècles à « L’âge du capitalisme de surveillance » (Zuboff, 2018) et capitalisme d’influence [3], révélé plus récemment (2018-2023), en ce qui concerne les campagnes électorales et les cultures générationnelles à l’ère numérique. C’est aussi le premier paradigme mondial des sciences sociales du 21ème siècle, que nous nommerons « capitalisme de surveillance et d’influence » ; il ouvre une voie de recherches scientifiques collectives pour les années et décennies futures [4].
Sur le plan politique, la reconfiguration depuis 2001, d’un capitalisme plus sauvage que jamais, menace les droits humains fondamentaux reconnus en 1948 par l’ONU et dégrade les démocraties par intensification progressive des autoritarismes numériques conjointement policiers & marchands. Elle crée aussi de nouveaux risques de totalitarismes numériques, de génocides connectés et de persécutions amplifiées par les systèmes numériques. Les gauches démocratiques du monde entier, soucieuses du sort des prolétaires, des subalternes, des persécutés, des masses populaires, des plus larges parties de l’humanité se redéfinissent politiquement face à ces sociétés massivement numérisées. La protection des données personnelles et la défense de la vie privée – comme composante essentielle de la dignité humaine et des libertés citoyennes en démocratie et comme sphère d’intimité individuelle éventuellement à protéger du regard d’autrui – forment l’enjeu politique central de recomposition en cours des gauches progressistes et démocratiques pour le 21ème siècle. Les droites démocratiques, pour le rester, devront pour leur part apprendre à combattre le capitalisme autant qu’à se distancier des extrêmes droites proliférantes. La reprise de contrôle démocratique et social des États, acteurs numériques dominants, constitue le seul moyen d’une nouvelle émancipation à concevoir et de nouveaux espoirs contre les dominations et prédations, policières & commerciales.
En 2016, le « HN » a été ajouté à l’acronyme du réseau TERRA sans être précisément défini, au moment où le réseau réduisait provisoirement ses activités à l’édition de livres, devenant TERRA-HN éditions. La création, la même année, de la Collection « HNP » en suggérait un sens néanmoins provisoire. En 2017 et 2018, des réflexions collectives sur les « humanités numériques plurielles » furent ouvertes et permirent d’en donner un sens plus précis [5]. En 2021 la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication (SFSIC) et la Conférence Permanente des Directeur·trices d’unités de recherche en Sciences de l’Information et de la Communication (CPdirsic) publièrent un ouvrage collectif, fruit de plusieurs années d’un vaste travail collectif, qui reprenait cette définition pluraliste des humanités numériques [6]. En 2023 cependant, l’état des connaissances scientifiques change la vision du monde et le « HN » signifie beaucoup plus aujourd’hui et de façon plus précise : ce « HN » pour « Humanité et Numérique(s) » désigne les recherches en sciences humaines et sociales sur les sociétés massivement numérisées du 21ème siècle qui subissent, depuis 2001 sans le savoir, la naissance du capitalisme de surveillance et d’influence et qui cherchent, depuis quelques années, les solutions politiques de résistance et de reprise de contrôle démocratique de ces sociétés humaines massivement numérisées.
« Il appartient donc aux sciences sociales, note Patrice Flichy, de critiquer les nombreuses illusions qui ont accompagné le développement du numérique en réalisant des enquêtes de terrain, de montrer ce qu’est vraiment la « révolution internet ». Il est incontestable que le numérique a fait émerger une nouvelle forme de capitalisme mondialisé encore plus puissante que la précédente qui laisse de côté des entreprises et bien des individus. On peut, à juste titre, considérer qu’internet est avant tout une nouvelle génération d’instruments de communication qui, selon le modèle de la destruction créatrice, a entraîné un renouvellement des acteurs dominants, sans modifier vraiment les pratiques sociales existantes, sans transformer en profondeur la situation des dominés. Dans cette hypothèse, il n’est pas nécessaire de faire une sociologie spécifique de l’internet (ou du numérique), il convient seulement d’intégrer la question du numérique dans les différents domaines des sciences sociales . » [7] Cinq milliards de personnes sur huit connectées participant à un système économique et social sans précédent historique posent de nouveaux problèmes : aucun paradigme ni aucune théorie des sciences sociales issues des siècles passés ne nous offre une image globale de ce monde massivement numérisé. La complexité de cette matière numérique nouvelle est liée notamment à la vitesse de changement des sociétés connaissant une informatisation massive de leurs interactions sociales à la fin du 20ème siècle et au début du 21ème. Ce phénomène imbrique les relations classiques et les relations numériques au point de les rendre indissociables dans l’analyse et de mettre en difficulté les chercheurs confrontés à ces dimensions nouvelles de leurs objets d’étude respectifs. Or, note pour sa part Shoshana Zuboff , « une explication des nombreux triomphes du capitalisme de surveillance domine : le sans-précédent . Ce qui est sans précédent n’est pas reconnaissable. Quand on est confronté à du jamais vu, on l’interprète automatiquement à travers le prisme de catégories familières, rendant ainsi invisible précisément ce qui est sans précédent . » [8]. C’est tout le problème des sciences sociales dont les catégories d’analyse, les paradigmes et les théories, issues des siècles précédents, n’intègrent pas cette dimension numérique. Cela ne veut pas dire que ces paradigmes ou théories soient devenus inutiles, mais qu’un nouveau tri parmi les concepts est à faire au regard de la matière empirique de ce monde massivement numérisé. Il faut reconstruire une image globale du monde en repartant de peu, sur le plan empirique, et en faisant le tri dans l’héritage théorique.
2023 marquera donc le début d’une nouvelle période éditoriale du réseau Terra-HN : nous ne publierons plus aucun texte de sciences humaines et sociales de chercheurs qui n’intègreraient pas dans la construction de leur objet d’étude la dimension technologique et/ou numérique des processus historiques et configurations sociales étudiés. Toutes les grilles théoriques permettant cette intégration seront les bienvenues. L’impensé technologique qui a caractérisé les cultures intellectuelles et politiques du 20ème siècle, au point d’occulter pendant quarante ans (1944-1984) l’informatisation du nazisme et de la Shoah [9] et d’occulter pendant dix ans environ (2001-2011/2013) la naissance du capitalisme de surveillance et d’influence [10], n’est plus tenable au 21ème siècle. Cet impensé technologique devient une forme d’incompétence collective des sciences humaines et sociales tant dans la recherche scientifique que dans l’enseignement universitaire. Pire, cet impensé technologique dans les sciences humaines et sociales, en prolongeant la diffusion de publications, livres et articles, qui ignorent les variables technologiques interférant avec les variables économiques et sociales, devient une source de diffusions idéologiques aveuglantes pour l’humanité victime de ce premier tournant numérique de la planète, conduisant au capitalisme de surveillance et d’influence.
En hommage aux investigations des journalistes professionnels qui ont, les premiers, révélé au monde le soubassement occulté de ce tournant numérique, nous leur ouvrons toutes nos collections pour publier les résultats d’investigations approfondies qui ne trouveraient pas place dans leurs propres supports de presse professionnelle. Sans ces investigations journalistiques, à l’échelle planétaire du tournant numérique, les sciences humaines et sociales seraient très largement démunies et stériles.
Le réseau TERRA-HN demeurera inscrit dans l’espace francophone international des 300 millions de francophones environ dans le monde, tendanciellement sous-informés sur ce domaine en comparaison des anglophones, tout en souhaitant le plus souvent possible des publications en plusieurs langues, ce qui peut être favorisé par un usage raisonné et prudent des traducteurs automatiques. Sur le plan éditorial encore, le réseau TERRA-HN continuera sur sa ligne historique de publication en accès ouvert, mais en ouvrant des réflexions sur ce qu’est devenu le concept d’accès ouvert en contexte de capitalisme de surveillance et d’influence et en recherchant de nouvelles voies de collaborations favorables à l’indépendance scientifique des auteurs autant qu’à l’audience de leurs publications. Un contrat a été signé avec CAIRN (Cairn.info) qui va rendre accessible l’ensemble des livres de TERRA-HN éditions et des articles de la revue Asylon(s).Digitale sur sa plateforme. Ce portail web francophone concentre aujourd’hui la meilleure qualité scientifique de publications et son statut de société privé le rend moins dépendant de tel ou tel gouvernement ainsi que des évolutions politiques gouvernementales futures aujourd’hui très incertaines face à la montée en puissance de forces antidémocratiques. Quant au réseau scientifique de recherche et de publication TERRA-HN, en cette nouvelle année zéro de 2023, comme en 2003, il appelle les chercheurs de sciences humaines et sociales à redéfinir leurs agendas scientifiques, à concentrer leurs efforts sur la dimension numérique de leurs spécialités scientifiques respectives (disciplines, domaines, objets…), notamment sur la face cachée du numérique et à rejoindre le réseau soit en participant aux nouveaux comités éditoriaux qui seront tous recréés dans les collections du Recueil Alexandries, de la revue Asylon(s).Digitales et de TERRA-HN éditions soit en nous proposant des textes à publier dans les multiples formats numériques, courts et longs, qui caractérisent nos collections. Adresse de contact : jerome.valluy@univ-paris1.fr
Notes :
1. Voire la bibliographie francophone sélectionnée pour la plateforme Cairn sous l’intitulé : « I.A. et publicité - "Intelligences artificielles" : des publicités collectives (20e siècle) aux publicités individualisées (21e siècle) - marchés commerciaux & marchés électoraux. », (12.06.2023) : https://www.cairn.info/liste-21127299
2. Romain Badouard, Le désenchantement de l’internet. Désinformation, rumeur et propagande, Limoges, FYP éditions, 2017, 180 p.
3. Jérôme Valluy, "Sur « L’âge du capitalisme de surveillance » (2019) de Shoshana Zuboff et sa difficile réception", 24 novembre 2022, Cahiers COSTECH n°6 : http://www.costech.utc.fr/CahiersCO...
4. Voire la bibliographie francophone sélectionnée pour la plateforme Cairn sous l’intitulé : « Capitalisme de surveillance - Concept théorisé par Shoshana Zuboff et renvoyant à ce qui est probablement le premier paradigme des sciences sociales du 21ème siècle relatives aux sociétés massivement numérisées. » (12.06.2023) : https://www.cairn.info/liste-00065336
5. Jérôme Valluy, « Bénéficier des critiques et controverses relatives aux Humanités Numériques pour en construire une définition pluraliste », Revue française des sciences de l’information et de la communication, 10, 2017 : http://journals.openedition.org/rfs...
6. SFSIC, CPDirSIC, Questionner les humanités numériques – Positions et propositions des Sic, (coord. : N.Pélissier, F.Paquienséguy), SFSIC et CPdirsic, 2021, p.52-53 : https://www.sfsic.org/wp-inside/upl...
7. Patrice Flichy, « Postface. « Une sociologie de l’hybridité » », dans : Olivier Martin éd., Les liens sociaux numériques. Paris, Armand Colin, « Sociologia », 2021, p. 287-299.
8. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance (2018), Zulma 2020 et 2022, p.30.
9. Götz Ali et Karl Heinz Roth, Die restlose Erfassung - Volkszählen, Identifizieren, Aussondern im Nationalsozialismus - Rotbuch Verlag, 1984, 157 p. ; BLACK Edwin, IBM et l’holocauste – L’alliance stratégique entre l’Allemagne nazie et la plus puissante multinationale américaine, Robert Laffont, 2001, 610 p.
10. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance (2018), Zulma 2020 et 2022, 843 p.