L’ouvrage de Barbara Morovich, Miroirs anthropologiques et changement urbain. Qui participe à la transformation des quartiers populaires ? présente le fruit d’un travail de terrain réalisé dans le quartier de Hautepierre, à Strasbourg, pendant près de 10 ans. Portant un regard critique sur la rénovation urbaine, l’ouvrage se situe dans le champ de l’anthropologie urbaine, courant qui s’est développé en France dans les années 1980 (Raulin 2001).
L’ouvrage comporte quatre entrées pour traiter du sujet de l’anthropologie urbaine : une entrée théorique, une entrée méthodologique, une entrée militante et enfin une entrée ethnographique. L’auteure nous présente ainsi une approche anthropologique complète du sujet à travers ces multiples regards, en maitrisant avec aisance ces différents positionnements comme chercheur vis-à-vis de son objet de recherche.
A partir d’une analyse de la littérature, complétée et illustrée par deux entretiens réalisés avec Anne Raulin et Monique Sélim, anthropologues issues des deux courants « historiques » de l’anthropologie urbaine, l’auteure retrace dans un premier temps ces deux tendances et leurs différentes influences. La première, celle du « Laboratoire d’anthropologie urbaine » (LAU), fondé par Jacques Gurwirth et Colette Pétonnet en 1984, revendique la création d’une branche urbaine de l’anthropologie, tandis que la seconde, incarnée par l’ « Equipe de recherche d’anthropologie urbaine et industrielle » (ERAUI) et représentée par Gérard Althabe, s’inspire d’une approche contemporaine, plus éloignée de l’anthropologie classique et « exotisante ». L’auteure revendique quant à elle une approche plus globale, plus interdisciplinaire de l’anthropologie urbaine et moins sensible aux découpages disciplinaires.
Un double positionnement méthodologique : le chercheur et l’acteur de terrain
Enseignante-chercheure à l’Ecole d’Architecture de Strasbourg, mais également membre co-fondateur du collectif strasbourgeois Horizome, Barbara Morovich nous dévoile ensuite une réflexion poussée sur la position du chercheur, sa subjectivité, mais aussi son influence sur le terrain, prouvant ainsi la réflexivité et la démarche scientifique de l’anthropologie.
Cette réflexivité introduit le second positionnement du chercheur, celui de l’anthropologue engagée. Cet engagement se traduit d’une part avec la volonté de valoriser des portraits d’habitants, recueillis dans une démarche d’ethnographie participante, d’autre part par la dénonciation de l’exclusion des habitants du projet de rénovation urbaine qui a concerné le quartier de Hautepierre. L’auteure se positionne ainsi comme témoin de la vitalité locale, tout en questionnant l’équilibre de ce double positionnement (chercheur et acteur) tout au long de l’ouvrage : « sans vouloir nier le ‘pole négatif’, je vise à éclairer le ‘pole positif’ des socialisations dans la situation de terrain choisi. Cette volonté découle du constat que dans les quartiers populaires, aux inégalités persistantes s’ajoute une stigmatisation sociale toujours accrue. Comment lutter contre cette dernière ? Le chercheur peut-il/elle s’engager dans cette lutte toute en respectant la scientificité de sa recherche ? » (page 80).
Quelle participation des habitants aux projets de rénovation urbaine ?
La participation des habitants et le principe de concertation sur le projet de rénovation urbaine sont fortement encouragés par les politiques de la ville, qui réactivent ce concept dans les années 2000, ainsi que par les acteurs de terrain (Allen 2014 ; Bacqué et Mechmache 2013 ; Bresson 2014).
L’auteure et d’autres membres du collectif Horizome se saisissent de cette injonction, matérialisée localement par un appel d’offre proposant un travail sur la mémoire du quartier, auquel ils répondent en proposant un travail croisant démarche anthropologique et démarche artistique. Le travail proposé par l’association, réalisé volontairement et en grande partie bénévolement, n’est finalement pas ou très peu valorisé dans le projet de rénovation urbaine, alors qu’il est largement mobilisé et diffusé localement, mais aussi plus largement à travers un travail de publications porté par l’association Horizome. Cette expérience, comme bien d’autres, reflète l’absence de prise en compte des initiatives locales, dont certaines, notamment via les réseaux associatifs, se positionnent comme force de propositions.
L’auteure dénonce également le discours institutionnel de non engagement des habitants des quartiers populaires dans leur lieu de vie, dont l’une des causes est la mise à distance des habitants des lieux de décision. Cette mise à l’écart se mesure par exemple par la prédominance du langage technique de la rénovation urbaine, qualifié d’anrusien et qui « (ré)établit une forme de hiérarchie entre les détenteurs de ces savoirs et ceux qui en sont exclus » (page 111), ou encore par l’injonction participative aux instances de concertation, parfois contradictoire : les habitants sont généralement soit accusés de ne pas assez ou au contraire de trop s’exprimer.
Le difficile pari de la rénovation urbaine : créer de la mixité sociale par l’amélioration du bâti
La rénovation du quartier de Hautepierre, comme de nombreux autres quartiers populaires, fait partie des vagues de rénovation lancées par l’Agence nationale de rénovation urbaine (ANRU) à partir de 2004. L’un des principaux objectifs de l’ANRU est de travailler à la réduction des inégalités sociales territoriales en (re)créant de la mixité sociale dans les quartiers concernés. Quelques années après les premières vagues de réhabilitation, les évaluations sont globalement positives sur les projets urbains, mais moins sur la réduction des inégalités territoriales et l’amélioration des conditions de vie des habitants (Allen 2014 ; Epstein 2012).
Ce manque notable de résultats s’explique par le fait que l’amélioration du bâti ne peut transformer à elle seule le fonctionnement social d’un quartier. A Hautepierre, Barbara Morovich relève également d’autres causes à l’échec social du projet de rénovation urbaine, à savoir la survalorisation des discours sur les classes moyennes, souvent au détriment des classes populaires : « A travers l’analyse des discours et des images à Hautepierre, je démontre que le changement urbain rapide n’a pas comme effet de diminuer la stigmatisation ni les inégalités, mais de déplacer le problème et parfois de le renforcer. Ceci notamment par des discours d’élus qui vantent les bienfaits de la mixité sociale, qui se résume à son interprétation la plus simpliste, celle de ‘faire revenir les classes moyennes’ dans ces quartiers. On prête donc un surcroit de valeur à ces populations au détriment des classes populaires qui y habitent actuellement. L’élan participatif se solde encore une fois par l’idée (fausse) que ceux qui participent ne sont pas ‘les habitants’ mais ‘les forces vives’, ce qui amplifie le clivage entre les deux. » (page 273).
Cette analyse critique de l’échec relatif d’un projet de rénovation urbaine apporte ainsi de nouvelles données, de nombreuses pistes de réflexions voire de préconisations sur le rôle des habitants vis-à-vis du changement urbain. Nous ne pouvons qu’espérer que ces travaux pourront, à leur échelle, apporter de nouvelles pistes aux futures politiques de la ville.
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Il s’agit donc d’un ouvrage complet sur l’anthropologie urbaine, à la fois théorique et empirique, pour s’initier à la discipline et ses champs d’application, ou approfondir ses connaissances. Accessible pour des étudiants, des chercheurs ou des praticiens, l’ouvrage participe à la démocratisation des Sciences Humaines et Sociales, et plus particulièrement de l’anthropologie, sur les projets urbains et les projets de rénovation urbaine. Quelques regrets cependant, particulièrement sur la mise en page brute et peu aérée de la collection Anthropologie critique, qui gâche un peu la lecture de l’ouvrage, ainsi que le manque d’illustrations, celles-ci étant reléguées à la fin de l’ouvrage, et en noir et blanc.
Bibliographie
Allen, Barbara. 2014. « A quoi sert l’évaluation de la rénovation urbaine ? », in Regards croisés sur l’évaluation de la rénovation urbaine, La documentation Française, Paris : Allen, Barbara et Fabrice Peigney, p. 21‑76.
Bacqué, Marie-Hélène et Mechmache, Mohamed. 2013. « Pour une réforme radicale de la politique de la ville. Ca ne se fera plus sans nous. Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires. Rapport au Ministre délégué chargé de la Ville. »
Bresson, Maryse. 2014. « La participation : un concept constamment réinventé. Analyse sociologique des enjeux de son usage et de ses variations », Socio-logos Revue de l’association française de sociologie, vol. 9.
Epstein, Renaud. 2012. « ANRU : mission accomplie ? », in À quoi sert la rénovation urbaine ? Presses Universitaires de France, p. 43‑97.
Morovich, Barbara et Payot, Daniel. 2011. Mobilités les mouvements de la ville de demain, Strasbourg : Horizome.
Raulin, Anne. 2001. Anthropologie urbaine, Paris : Armand Colin.